Actes du colloque étudiant féministe
Comité d’édition des Actes du colloque : Isabelle Auclair Marie-Laurence B. Beaumier Marilyne Brisebois Hélène Charron Carol-Anne Gauthier Sarah Jacob-Wagner Caroline Roy-Blais Joëlle Steben-Chabot |
Comité organisateur du Colloque étudiant féministe : Hawo Ann Isabelle Auclair Marie-Laurence B. Beaumier Marilyne Brisebois Catherine Charron Hélène Charron Fatoumata Diallo Carol-Anne Gauthier Sarah Jacob-Wagner Marie-Andrée Lefebvre Moore Caroline Roy Blais Joëlle Steben-Chabot |
Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, Savoirs et Sociétés, 2013
1030 Avenue des sciences humaines, Bureau 1475
Université Laval
Québec (Québec) G1V 0A6
CANADA
ISBN : 978-2-921806-24-4
Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013
Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, 2013
La conception graphique de la page couverture est une réalisation de Marie-Christine Lampron | designer graphique
La publication des Actes du colloque étudiant féministe a été rendue possible grâce au soutien financier du Réseau québécois en études féministes
Table des matières
Une lettre pour Rosi Braidotti, à lire entre queers et féministes 15
Expo-photo « Femmes de Sambalpur » 25
Travail salarié et travail domestique : regards sociohistoriques 29
Jeunes femmes : comportements et conceptions des rapports sociaux de sexe 57
Perspectives féministes et LGBT 77
La violence conjugale chez les couples d’hommes gais : apports et défis de l’analyse féministe 89
Prise et emprise des violences 97
Genre et violence politique – quelques enjeux 99
Arts, littérature et normes de genre 115
Le bioterrorisme de genre chez Beatriz Preciado 127
Des débats chez les féministes 133
Voile et divisions féministes au Québec 135
Le débat sur le féminisme « à la française » dans le contexte de l’affaire DSK 143
Sortir de la prostitution : les obstacles à l’accès des femmes aux ressources d’aide 151
Conclusion 161
Transmission des savoirs et des études féministes : réflexions personnelles 161
Introduction
Les études féministes existent depuis quelques décennies déjà et leur apport scientifique et politique est indéniable. Ce champ de recherche a notamment permis de remettre en question les conceptions dominantes et sexistes du travail, du politique et de la science, définies à partir de perspectives masculines particulières.
Depuis le début des années 1970, des groupes et des chaires de recherche, des réseaux, des programmes de formation ont été mis sur pied dans l’ensemble des universités québécoises par des chercheures et des militantes féministes voulant transformer en profondeur les savoirs et les institutions sociales. D’emblée interdisciplinaires, les études féministes québécoises sont composées à la fois de professeures et d’étudiantes travaillant conjointement au changement social. Contrairement aux autres provinces canadiennes et aux États-Unis où de nombreux départements d’études des femmes ou d’études féministes voient le jour (Robbins, Luxton, Eichler et Descarries 2008), les féministes universitaires québécoises décident plutôt de se rassembler en groupes de recherche tout en poursuivant les luttes au sein de chacune des disciplines pour y transformer les savoirs et les pratiques. Dès les années 1970, le Groupe interdisciplinaire d’études et de recherches féministes (qui devient en 1990 l’Institut de recherches et d’études féministes) à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et l’Institut Simone-de-Beauvoir à l’Université Concordia regroupent des chercheures féministes qui développent des enseignements et des projets de recherches. Durant la décennie suivante, le Groupe de recherche multidisciplinaire féministe (GREMF) et la Chaire Claire-Bonenfant voient le jour à l’Université Laval, tandis que McGill assiste à la naissance du Centre d’études et de recherches sur les femmes (Descarries 2005).
Le fruit de ces initiatives a permis l’approfondissement des premières hypothèses et des constats formulés par les militantes féministes tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’institution universitaire. Les connaissances théoriques et empiriques produites par les chercheures féministes ont contribué de manière évidente à la légitimité des revendications féministes dans la société québécoise. Ensemble, les militantes et les chercheures féministes ont joué un rôle actif et déterminant dans les nombreuses transformations sociales que le Québec a connues depuis les années 1960. Bien que la distance se soit peu à peu accrue entre les universitaires féministes et les militantes des groupes féministes communautaires, comme ailleurs en Occident (Lagrave 1990), certaines structures de collaboration ont été mises en place pour assurer le maintien de ce lien essentiel au renouvellement des savoirs féministes. À l’UQAM, le protocole Relais-Femmes/UQAM joue ce rôle tandis qu’une partie du mandat de la Chaire Claire-Bonenfant est d’entretenir des liens de collaboration avec les groupes de femmes de la région de Québec.
Malgré la puissance – généralement sous-estimée – de l’impact social et scientifique des études féministes au Québec, celles-ci demeurent fragiles et leur survie n’est pas du tout assurée, surtout dans un contexte de marchandisation de l’éducation où les savoirs non utilitaires et surtout subversifs ont de moins en moins leur place dans l’institution. La reconnaissance scientifique et institutionnelle de la perspective féministe est encore partielle, marginale et menacée (Dagenais 1996-1997). Le renouvellement des corps professoraux dans les universités pourrait, d’autre part, être l’occasion de reculs importants, car les groupes, chaires et instituts existants n’ont pas de pouvoir d’embauche et la mémoire des luttes inachevées qui ont été nécessaires à la mise sur pied des études féministes est peu transmise aux nouvelles professeures susceptibles de se définir comme féministes (Lamoureux 2005).
Le Réseau québécois en études féministes (RéQEF), nouvellement fondé en 2012, a d’ailleurs placé la question de la relève et du renouvellement féministe en milieu universitaire parmi les enjeux majeurs des prochaines années. C’est dans cet esprit que les membres du Réseau liées à l’Université Laval ont décidé d’encourager l’organisation d’un colloque étudiant féministe qui a eu lieu le 27 et 28 avril 2012 et dont le présent ouvrage livre quelques-unes des excellentes contributions qui y ont été présentées.
Le comité organisateur, composé d’étudiantes féministes de l’Université Laval1, a été surpris de l’enthousiasme soulevé par l’appel de communications lancé à la grandeur du Québec. Toutes les propositions de communications reçues ont été retenues, dans un esprit d’ouverture et de valorisation des recherches féministes étudiantes. Les 35 communications scientifiques présentées se sont tenues sur deux journées et se sont réparties entre les ateliers suivants : travail salarié et travail domestique : regards sociohistoriques ; violences ; militance, colère et révolte féministes ; femmes et mécanismes de régulation institutionnels des inégalités ; santé et subsistance des femmes dans les communautés ; avortement et éducation à la sexualité ; identités sexuelles et transformations des normes de genre ; séduction, sexualités et (non)consentement ; arts et normes de genre ; expériences de la migration des femmes vers le Québec. Un deuxième appel de contributions invitait les étudiantes féministes à soumettre des propositions de créations ou de performances artistiques. Marie-Claude Gingras-Olivier nous a offert un slam féministe intitulé « Une lettre pour Rosi Braidotti, à lire entre queers et féministes », et Caroline Moisan a exposé et présenté des photographies prises lors d’un terrain de recherche anthropologique avec des femmes hébergées dans un centre pour femmes en détresse en Inde. Ces deux œuvres sont intégrées dans le présent ouvrage.
À travers l’ensemble du processus d’organisation de l’événement, une attention particulière a été donnée à la mise en valeur des étudiantes et des chercheures de la relève ainsi que des recherches et des enseignements féministes extérieurs à l’institution universitaire. Le colloque a réussi à mettre en dialogue et à donner la parole à des féministes du milieu universitaire, mais aussi des milieux collégial et communautaire. Dans cet esprit, une table ronde réunissant une professeure-chercheure au département d’histoire de l’Université Laval, Johanne Daigle, une enseignante féministe en milieu collégial, Hélène Nazon, une militante et travailleuse féministe dans le milieu communautaire, Évelyne Dubuc-Dumas et une chargée de cours, professionnelle de recherche et chercheure indépendante en études féministes, Hélène Charron, a permis d’élargir les réflexions sur la transmission des savoirs féministes dans l’enseignement post-secondaire et au-delà. Pendant que cette table-ronde se déroulait, une manifestation féministe dans la ville de Québec, en appui au mouvement de grève étudiante qui en était à son troisième mois de mobilisation, a été l’objet d’abusives arrestations policières. Toutes les personnes présentes au colloque, profondément interpellées par cette situation, se sont alors concertées pour émettre un communiqué de dénonciation, envoyé dans les principaux médias, qui se retrouve également à la fin de cet ouvrage. Le lien entre l’action et la pensée féministe, qui a rendu possibles l’émergence et la pertinence intellectuelle et sociale des études féministes, demeure toujours au cœur du projet des jeunes et moins jeunes féministes présentes ce jour-là.
L’organisation du colloque a également été marquée par d’autres préoccupations visant l’intégration de toutes les personnes, notamment des enfants, l’achat local et la production du moins de déchets possible, ainsi que la mise en valeur des professionnelles de la région de Québec. Un hébergement local chez des féministes de la région a également été organisé pour les participantes venant de l’extérieur de la ville afin de faciliter les rencontres et le réseautage entre militantes et étudiantes féministes et de limiter au maximum les contraintes économiques pesant sur la participation au colloque.
Les communications présentées lors de ce colloque n’étaient pas organisées autour d’une problématique ou d’une perspective féministe particulière. Elles offraient plutôt un bel aperçu de la diversité des réflexions théoriques et empiriques actuelles du champ des études féministes. Le présent volume est organisé de manière thématique, mais certaines postures théoriques se dégagent des différents textes. Nous en dégagerons quatre : la prise en compte de l’agentivité des femmes qui sont objets de recherche et de réflexion, de l’articulation des différentes formes d’inégalités sociales dans la transformation des rapports sociaux de sexe, du caractère situé et partiel des connaissances sur le social et, finalement, la mise en lumière du travail et des expériences des femmes dans les différents espaces sociaux, encore trop souvent invisibilisés.
Un premier ensemble de textes porte précisément sur le travail des femmes, notamment le travail invisible et gratuit de celles-ci, dans une perspective sociohistorique qui articule les rapports de classe, d’âge et de genre. Catherine Charron, d’abord, présente une analyse des circonstances dans lesquelles les femmes s’occupent de la prise en charge des enfants dans la deuxième moitié du XXe siècle, tirée de ses recherches doctorales en histoire qui utilisent la méthode de l’enquête orale. L’auteure montre que les formes rémunérées et nonrémunérées de la garde d’enfants se situent sur un continuum, que l’économie informelle du travail domestique est formée d’échanges inégaux entre les femmes de différents statuts socioéconomiques, et que les hommes continuent à être exonérés de responsabilités domestiques alors que le travail domestique continue d’être coordonné par des femmes et de constituer le cœur de la division sexuelle du travail. Dans tous les cas, elle remarque que le mariage et la maternité sont vus par les participantes interrogées comme étant des moments charnières, car c’est à ce moment que la « norme de la bonne mère », ou le fait de devoir rester disponible en tout temps pour les enfants se concrétise et marque la suite de leurs parcours professionnels.
Le texte d’Éliane Trottier explore certains modes de construction de ces normes de la bonne « féminité » à travers les discours véhiculés dans la page féminine de l’Action catholique concernant le rôle des femmes dans l’effort de guerre lors de la Deuxième Guerre mondiale. Elle dégage deux thèmes récurrents, soit la valorisation du modèle familial traditionnel canadien-français et la critique de la modernité. À l’intérieur de ces thèmes, les positions sont polarisées, surtout entre les âges. En effet, si certaines femmes plus âgées craignent que le travail à l’extérieur du foyer compromette les capacités maternelles et domestiques des jeunes femmes, les femmes plus jeunes y voient des avantages tels que la liberté et le confort. Si certains voient la migration des jeunes femmes venant de la campagne vers la ville pour travailler comme un « sacrifice » en temps de guerre, les jeunes femmes elles-mêmes le voient plutôt comme une quête d’expérience nouvelle, de stabilité financière et d’évitement de l’ennui. Ce texte permet de démontrer l’évolution des identités des femmes lors de la Deuxième Guerre mondiale, et les conflits intergénérationnels s’y rattachant.
Marilyne Brisebois étudie, pour sa part, le lien entre l’essor de la consommation de masse et le travail domestique féminin au XXe siècle, notamment sur le plan du vêtement et de la couture. Elle soutient que l’impact de l’augmentation de la consommation de masse sur le travail domestique est peu documenté, notamment en ce qui concerne le passage de la conception de la couture comme un travail domestique gratuit essentiel en une activité facultative ou de loisir. Ce texte permet de mettre en lumière l’invisibilité du travail domestique tel que la couture, associé à la famille et à la reproduction, ainsi que sa charge symbolique associée au devoir conjugal et à l’amour maternel. Le fait que cette charge symbolique se modifie et s’associe au loisir pour certaines – c’est à dire les mieux nanties – permet de mettre en évidence les clivages sociaux qui remettent en question l’étude de « la femme » comme groupe homogène.
Deux textes composent la deuxième section du livre qui porte sur les jeunes femmes, leurs comportements et leurs conceptions des rapports sociaux de sexe. Le premier texte, de Sophie Dubé, Marie-Ève Thibodeau et Francine Lavoie, propose un regard analytique sur la question des comportements sexuels non intimes à l’adolescence. En s’intéressant à la notion de consentement dans le contexte des comportements sexuels non intimes à l’adolescence, les auteures soulèvent deux éléments qui participent à l’approfondissement de la réflexion féministe. D’une part, les motivations qui poussent à adopter des comportements sexuels non intimes à l’adolescence ne seraient pas les mêmes chez les filles et les garçons (bien qu’on retrouve aussi des motivations communes aux deux sexes). D’autre part, les auteures mettent en lumière l’existence d’un « double standard » en ce qui a trait à ce type de comportements. En effet, si les garçons qui ont une aventure sans lendemain (ASL) ou qui prennent part à une activité sociale sexualisée (Acsosex) sont habituellement valorisés, les filles qui adoptent ces comportements sont souvent critiquées, voire méprisées.
De son côté, Catherine Plouffe-Jetté nous plonge dans le monde de la littérature jeunesse destinée aux adolescentes. Son étude des dicos pour filles lui permet de poser un regard critique sur les rapports sociaux de sexe véhiculés par la littérature jeunesse, mais également sur la perception réelle qu’en ont les adolescentes auxquelles elle est destinée. Désireuse de rompre avec la conception d’une « influence directe », Catherine Plouffe-Jetté souligne l’importance de s’intéresser à la manière dont les messages véhiculés dans les dicos pour filles sont encodés puis décodés par les adolescentes elles-mêmes pour tenir compte de l’agentivité des filles et mieux évaluer la marge de manœuvre dont elles disposent devant les normes sexistes qui sont encore très nombreuses.
Une troisième section aborde la question du rapport entre le féminisme et la communauté LGBT. En premier lieu, le texte d’Amélie Charbonneau nous permet de faire une incursion dans la réflexion de la chercheure sur la place qui est donnée aux lesbiennes dans la presse gaie, mais également de partager ses questionnements face aux représentations sociales qui, d’une part, influencent et, d’autre part, découlent de cette presse. Au cœur de cette réflexion et du projet de recherche : les principales concernées. En effet, l’auteure qui se campe dans un positionnement féministe, propose une méthodologie axée sur la théorie de la connaissance située qui, finalement, innove dans la place qu’elle donne aux lesbiennes qui, comme nous le démontre l’auteure, tendent à être marginalisées dans la communauté LGBT. Kevin Lavoie, pour sa part, après avoir réfuté quelques mythes sur la violence conjugale chez les couples d’hommes gais, ouvre une réflexion sur les apports des théories féministes en matière de violence conjugale dans les couples masculins homosexuels. Ce dernier souligne des apports tant en ce qui a trait aux réflexions sur la déconstruction de l’idéologie de complémentarité des sexes que de compréhension des cycles de la violence. Il voit également un potentiel d’affinement des théories féministes concernant la violence conjugale par une meilleure prise en compte des concepts d’hétérosexisme, d’homophobie et de lesbophobie dans une perspective intersectionnelle.
Les violences, exercées ou subies, constituent l’objet de la section suivante de cet ouvrage. Évelyne Dubuc-Dumas dresse un bilan historiographique de la question des violences politiques articulées à celle du genre et dégage trois enjeux particuliers. Tout d’abord, elle observe certaines limites à considérer les histoires personnelles des combattantes dans la mesure où elles cachent les rapports sociaux, structurels et historiques inhérents à cette violence. Ensuite, elle souligne le piège de la reproduction des stéréotypes et des attentes genrées – ou même « racialisées » – biaisant l’analyse. Puis, elle rappelle l’importance de réfléchir à l’agentivité limitée ou définie par le genre de ces femmes. De ces enjeux, elle tente de tirer des conclusions permettant de penser la violence politique telle qu’on peut la retrouver – par exemple – dans « une manifestation près de chez vous ». Le texte d’Isabelle Auclair, pour sa part, présente le contexte dans lequel s’insèrent ses recherches doctorales en anthropologie, c’est-à-dire du continuum des violences subies par les femmes en processus de migration de la Colombie vers l’Équateur. Son texte montre la complexité du phénomène de la violence faite aux femmes en contexte de migration qui s’exerce souvent avant le départ, durant le déplacement et même dans le pays d’arrivée. Auclair montre bien comment les différentes formes d’inégalités sociales interagissent dans la production et la transformation de ces violences et comment celles-ci s’inscrivent dans un contexte global.
De leur côté, les textes présentés dans la section intitulée Art, littérature et normes de genre mettent en lumière le double rôle de l’art et de la littérature comme lieux de production ou de remise en question des normes de genre et des rapports sociaux sexués. Dans cette perspective, Geneviève Lafleur critique l’androcentrisme des notions de canon et de génie masculin utilisées en histoire de l’art et ayant contribué à occulter l’importance et la valeur de la production artistique féminine. En s’intéressant à l’apport des femmes à la modernité des arts visuels au Québec, l’auteure nous présente ses réflexions quant aux solutions à mettre de l’avant pour favoriser l’intégration des femmes à l’histoire de l’art. Il ne s’agit pas uniquement d’ajouter leurs œuvres à la trame historique de la discipline artistique au Québec, mais plutôt de démontrer, dans une perspective féministe, que les femmes ont été des agentes actives dans le développement de la modernité artistique québécoise. De leur côté, Jessica Hamel Ackré et Vincent Landry, en analysant respectivement les œuvres de Dorothy Allison et de Béatriz Preciado, soulignent l’importance du processus de création littéraire comme outil pour façonner ou pour transformer son existence en remettant en question les normes sociales (genre, classe, orientation sexuelle, etc.) qui la structurent. Véritable prise de parole publique, les œuvres autobiographiques et autofictionnelles d’Allison et de Preciado deviennent ainsi, pour ces auteures, des lieux de réappropriation de leur corps, d’affirmation de leur vécu et de leur histoire, mais également de contestation du monde patriarcal qui les oppresse. Les analyses de Lafleur, Hamel Ackré et Landry mettent ainsi de l’avant le rôle actif des femmes dans la production artistique et littéraire et la puissance de ces outils de création comme leviers de remise en question des rapports sociaux sexués. Enrichies par l’approche intersectionnelle, leurs analyses, loin de se cantonner à une compréhension binaire des catégories de sexe ou de genre, leur permettent également de voir comment la classe ou encore l’orientation sexuelle structurent l’œuvre et les revendications des artistes étudiées.
Le champ des études féministes, comme les autres champs sociaux, n’est pas homogène. Des tensions et des divisions épistémologiques et politiques le caractérisent et contribuent à la complexité de la pensée féministe actuelle. Certains enjeux suscitent, plus que d’autres, des débats fondamentaux, notamment la question de la laïcité, des marqueurs de la féminité hégémonique et de la prostitution. Les textes abordant ces questions sont l’objet de la dernière section de cet ouvrage. Joëlle Steben-Chabot explore les différents positionnements féministes sur la question de la laïcité et l’organisation du débat autour du symbole du voile islamique. Elle met en évidence le véritable enjeu soulevé par cette question : la nécessité pour les féministes de répondre au sexisme résultant des doctrines religieuses tout en évitant une dénonciation versant dans le racisme et déniant aux femmes portant le voile la même capacité réflexive que celles qui ne le portent pas. Analysant les mémoires envoyés à l’occasion de la consultation publique sur le projet de loi 94 devant encadrer les pratiques d’accommodements raisonnables, et plus particulièrement le port du voile intégral dans les services publics, elle observe deux ensembles de discours féministes. Au-delà de la commune dénonciation du sexisme des grandes religions, certains groupes féministes soutiennent, d’un côté, le projet de loi comme étant une initiative positive en faveur de l’égalité entre les sexes alors que, d’un autre côté, certaines avancent plutôt qu’il s’agit là d’une instrumentalisation de l’idée d’égalité qui se trompe de cible et qui alimente l’idée d’égalité-déjà-là au Québec. Mettant l’accent sur l’importance de contextualiser et de raffiner le regard porté sur les voiles islamiques, Steben-Chabot plaide pour une approche postcoloniale et intersectionnelle de la question qui accorde aux femmes musulmanes une meilleure place dans cette discussion les concernant au premier chef.
Sarah Jacob-Wagner analyse de son côté les débats, à la suite de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn, accusé d’avoir agressé sexuellement Nafissatou Diallo, autour de l’opposition entre le « féminisme à la française » et le « féminisme américain ». À travers l’analyse des textes échangés dans les périodiques français, québécois et américains sur cette question entre des défenseures de la « théorie française de la séduction » et des chercheures et des chercheurs importants en études féministes, Jacob-Wagner montre que le débat n’est pas entre la France et les États-Unis, mais entre des visions opposées de l’égalité et du féminisme. Un premier féminisme représenté par Mona Ozouf, Claude Habib, Philippe Raynaud et Irène Théry insiste sur la complémentarité, la galanterie et défend l’existence d’un « doux commerce » harmonieux entre les sexes en France. Une seconde définition du féminisme défendue notamment par Joan Scott, Elsa Dorlin, Christine Delphy, Geneviève Fraisse et Éric Fassin met de l’avant la structure inégalitaire de genre qui rend les modes stéréotypés de la séduction hétérosexuelle en France empreints de violence et de domination. La prostitution est également un objet de débat houleux dans le féminisme occidental. Ariane Vinet-Bonin adopte une posture abolitionniste sur la question et propose une revue de littérature des principaux obstacles qui se dressent sur la route des femmes qui veulent quitter le milieu de la prostitution. Elle défend que les ressources d’aide qui leur sont spécifiquement destinées sont peu accessibles et peu adaptées à leur situation. Le processus de sortie de la prostitution est un parcours complexe et qui concerne des femmes parmi les plus vulnérabilisées de notre société.
En conclusion, Hélène Charron reprend les réflexions formulées lors de la table-ronde sur les enjeux de la transmission des savoirs et des études féministes. Elle soulève trois éléments centraux : la relégation des recherches féministes au particulier en raison de la faible reconnaissance de leur caractère général et fondamental, le lien nécessaire entre les études féministes et le mouvement féministe hors de l’institution et, enfin, la question de la solidarité entre les féministes universitaires et les autres femmes moins privilégiées qu’elles.
Références
DAGENAIS, Huguette, « L’institutionnalisation des études féministes au Québec », Cahiers du CEDREF, n°6, 1996-1997, p. 35-58.
DESCARRIES, Francine, « Émergence et développement des études féministes au Québec », Labrys/Études féministes, janvier-juillet 2005.
LAGRAVE, Rose-Marie, « Recherches féministes ou recherches sur les femmes ? », Actes de la recherche en sciences sociales, no. 83, p. 27-39.
LAMOUREUX, Diane, « Les Études féministes au Québec : les limites de la transmission institutionnelle », Cahiers du CEDREF, 13, 2005, p. 53-72.
ROBBINS, Wendy et Meg LUXTON, Margrit EICHLER et Francine DESCARRIES, Minds of Our Own. Inventing Feministe Scholarship and Women’s Studies in Canada and Québec, 1966-1976, Waterloo (Ont.), Wilfrid Laurier University Press, 2008.
Une lettre pour Rosi Braidotti, à lire entre queers et féministes
Marie-Claude Gingras-Olivier
Cette poésie librement slamée lors du Colloque étudiant féministe est inspirée d’un premier texte intitulé «Une lettre pour Rosi Braidotti, à lire entre queers». Ce premier texte apparaît dans le fanzine Cyprine, un fanzine de «sécrétions féministes» qui a pour thématique : «sexe, désir et capitalisme». Le fanzine fut lancé en mars 2012 lors de la Radical Queer Semaine (RQS) (www.radicalqueersemaine.com). J’ai écrit cette poésie théorique en m’appuyant sur le texte Nomadic Subjects. Embodiment and Sexual difference in Contemporary Feminist Theory, écrit en 1994 par Rosi Braidotti. Le but avoué est de donner envie de lire cet ouvrage qui, bien que théorique, possède une sensibilité certaine.
Québec, le 27 avril 2012 – le temps
Une date pour marquage politique, un geste atypique, et non un acte de classement
Un geste qui s’accomplit dans le temps, pour longtemps
Ainsi j’épouse tes codes, j’encode ma poésie pour qu’on décode demain ces lignes sybillines
Ode à la témérité mère de l’adrénaline
Certes théorique, non pas rhétorique, mais bien poétique, une idée-ologie nomade s’exprime
Libre de toute honte-ologie, chère Rosi
La poésie parcourt les fantasmes fantasques de mon esprit
Tel que tu l’entends, toutes les nomades ne sont pas des voyageures
Autour du monde
Sans même changer physiquement d’endroit, sans choisir l’ailleurs
Certes immobile, je vagabonde
Je défie les lois de la physique, de la culture physique
Ce nomadisme évoque mille images, et la poursuite de mes désirs épiques
Maintenant fragmentés dans le temps, une sorte d’intellection orgasmique
Qui remue tous mes sens et rend mon esprit critique
Mon corps est un territoire marqué, imprégné et jamais terminé
qui se construit chaque minute
De l’intérieur, j’aime le regarder, constater sa liberté
Là où l’intime s’égare dans tous les azimuts
Je suis féministe, antiessentialiste
Parfois plus artiste qu’historienne non pas que ça coule dans mes veines
Seulement parce que je m’en donne la peine
Mon corps
Mon corps est une carte du monde imbibée de passé, déplacée et retournée
(Re)construite dans le présent pour les beaux jours émancipés
Mon corps, comme le tien, est un terrain de jeu rétrospectif
Qui raconte mes expériences, toujours remodelées par l’affectif
Mon identité subjective est malléable et poreuse
C’est un site de résistance à la norme sociale ulcéreuse
Résistance! dans le pouvoir d’agentivité des mots, dans les miens comme dans ceux de Braidotti
En questionnant mes privilèges, je cherche les pièges
À l’affut des écueils où se recueillent ces dynamiques qui t’assiègent
Un pouvoir oppressif trop souvent ignoré dans le «circuit intégré»
Qui court-circuite ton coeur au gré de mes gloires qui, rassures-toi sont bien illusoires
Je demeure le prolongement de ce qui me préexiste sur le territoire
Mon corps-territoire porte des charges cachées, enfouies quelque part dans les terres du Nord
Je suis une colonisateurE colonisée, pour le reconnaître il n’est jamais trop tard
À toi, l’étrangère
Je suis responsable de l’éclatement de ta culture et des injustices qui te transpercent
Je suis le père d’une fausse égalité proclamée, torture immanente et diffuse qui s’exerce
Dans le cauchemar de la norme occidentale
Là où je suis-je plus humaine parmi les «autres»
Je t’ai violé, je t’ai volé, je t’ai faite curiosité, ton corps «autre»
est une arme de guerre crucifuge que je laisse mourir dans le vidoir du monde
Mais qu’est-ce donc qui nous pousse à jouir de cette aliénation inféconde?
Tu es l’ennemie irrévérencieuse et ma victime bondieusarde
Sublimation gueularde servant les riches intérêts
Qui de près ou de loin ne se justifiraient
C’est ainsi que je t’écris dans cette langue maternelle qui n’en est pas une
je cherche la catharsis, une sensation abjecte qui me fait vomir
Je refuse la négation qui a pour fantasme de t’effacer
Voudras-tu au printemps m’embrasser?
Corps-désir-capitalisme
Mon corps est une métaphore de l’économie capitaliste
Il est l’ennemi personnifié qui se soumet aux desiderata de la vengeance
Mon sexe a été possédé, pénétré, exploité et déserté
par une norme sociale qui affaiblit la vigilance -individuelle et collective
Comme toi, il m’incombe de proposer des formes de subjectivités alternatives
J’ai besoin de désirer, je veux consentir et offrir dans l’impunité
Je dois pervertir, subvertir, désapprendre et (re)construire
J’ai trouvé une zone de paix dans sa chevelure éparse,
mais toujours je chercherai une sensibilité affective et politique
qui transcende les frontières ethniques
la classe, la classique sexualité et les catégories de genre
Cette conscience nomade, comme tu l’as nommée
reconnaît nos engagements communs enfin capturés
pour plus de liberté tissée à même les liens de solidarité
Liberté
Trois formes de violences assemblées par ces mercenaires
Violence systémique de l’état qui masse nos esprits grégaires
Violence de celles et ceux qui se défendent contre ce système austère
Violence policière qui se réapproprie la légitime défense
Puissantes chimères violence rance je te haïs de tout mon corps
Corps policier qui ne saurait raisonner, non seulement tu as tord
Tu n’as aucun pouvoir sur l’esprit des gens qui pensent
Détermin-action dans les festifs éclats de résistance des êtres fièr.e.s
Colère joyeuse, joyeuse force! des indigné.e.s solidaires
Étudiantes lesbiennes, autochtones et migrantes
Travailleuses du sexe et trans vous, qui aurez la reconnaissance
Itinérantes handicapisées, queers et autres nomades
Véritables forces de nos communautés sans barricades
Aux barricades! Activistes tristes assoiffés de changement et d’amour
Ma mère disait que l’amour est plus fort que la police
Plus fort encore que les dirigeants vides dont le coeur n’envoie aucun signal à la tête
Heureux sont les ébats cérébraux dans le choc de nos doutes pensifs
Une incertitude bonne à vivre pour autant qu’il y a consentement de l’être
Endorphines excitées qui faites trembler le monde sensible
Continuez de danser, la paix sociale est terminée!
Nous n’avons rien à attendre, mais tout à créer, dans l’antre de la liberté
Expo-photo « Femmes de Sambalpur »
Caroline Moisan
Mise en contexte :
Cette exposition s’inspire de mon mémoire de maîtrise en anthropologie portant sur le programme de santé Swadhar qui vient en aide aux femmes en détresse à Sambalpur dans l’État d’Orissa en Inde. Afin de réaliser ce mémoire, j’ai été amenée à me rendre sur place pour effectuer ma collecte de données.
Le programme Swadhar est comparable à une maison d’hébergement pour les femmes victimes de violence telle que l’on connaît ici au Québec. Toutefois, il est possible de remarquer des différences choquantes, par exemple : de nombreuses techniques d’intervention psychosociale qui n’encouragent pas l’empowerment des femmes, le peu de suivi, l’utilisation de la violence, la relation inégalitaire entre les intervenantes et les femmes hébergées, l’encouragement de stéréotypes et de tabous, le confinement des femmes dans la maison, etc.
Ce terrain ethnographique m’a permis de me pencher sur le statut des femmes à Sambalpur et sur les circonstances sociales et culturelles qui l’expliquent. Par conséquent, je vous présente aujourd’hui les femmes, les citations et les photos les plus marquantes de mon terrain d’un point de vue féministe.
Peut-être serez-vous choqué par certaines photos ou certains faits, mais l’objectif est plutôt de vous présenter la condition de ces femmes avec un regard d’observatrice extérieure transportant son propre bagage interprétatif sur les inégalités de sexe, afin d’illustrer entre autres les besoins des femmes en Inde. J’attire votre attention sur les descriptions associées à chaque photo afin de vous aider à comprendre plus précisément la situation en cause.
« We have locked it, so they will stay and there is no chance of escaping » (Employee of Swadhar) |
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Le vécu des intervenantes sur les problèmes des femmes hébergées de Swadhar (troubles de santé mentale mineurs et sévères, prostitution, trafic humain, etc.) les amènent à enfermer les femmes dans la maison. Les intervenantes justifient leurs actions avec des raisons logiques, qui font du sens : les femmes hébergées sont enfermées « pour leur propre protection » et « pour ne pas qu’elles s’enfuient ». Un environnement strict, contrôlé par une autorité, privant les femmes de leur liberté, nous rappelle le fonctionnement d’une prison. En effet, sans être nommée ainsi, Swadhar se rapproche davantage d’une prison que d’une maison d’hébergement. |
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« The first to drop out is the girl because they feel that it is not necessary for a girl to go to school » (Woman from Sambalpur) |
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Encore aujourd’hui dans l’État de l’Orissa, plusieurs femmes mariées demeurent au foyer (à moins de circonstances financières précaires). Étant consciente de ce fonctionnement social, la famille de la jeune fille priorisera l’enseignement des tâches de la maisonnée et découragera un avenir académique, faisant des jeunes filles les premières à décrocher de l’école dès la fin du primaire. |
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« Stop female foeticide, save the girl child » « Stop sex determination » (Rally’s female foeticide’s quotes) |
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Le système de la dot, étant pratiqué encore aujourd’hui par certains orissiens à Sambalpur, s’avère être une des causes des foeticides féminins chez les jeunes filles. La dot consiste à la donation de biens à la nouvelle famille de la mariée lors du mariage. Cette pratique coûteuse pour la famille de la mariée amène les individus à désirer davantage la naissance de garçons. Notamment en essayant 1) de contrôler le sexe de l’enfant, 2) d’avorter ou 3) de tuer les bébés-filles, cette coutume freine ainsi le taux de naissance féminin. Cette pratique illégale est de moins en moins commune, mais demeure présente dans certaines communautés. |
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« Any types of marriage, any casts and any types of class, women are lower » (Man of Sambalpur)
Peu importe la caste, le statut marital, le prestige familial ou la religion, les femmes possèdent un statut social plus faible que celui des hommes. De ce statut subordonné découlent plusieurs difficultés vécues par les femmes pour obtenir un emploi convenable, une indépendance financière, un niveau d’éducation académique suffisant, une sécurité physique, une crédibilité sociale, etc. |
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« The woman knows that if she leaves her husband, her parents will not give her shelter. The in-laws are torturing her and she has no other option. This is how many women stay with their husband » (Man of Sambalpur) |
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Lorsqu’une femme mariée vit de la violence, elle sait qu’elle n’a pas beaucoup d’options : soit elle accepte de rester dans le milieu violent ou elle fait le pas vers la rue ou vers des organismes. Peu d’aide lui sera offerte en général. De nombreuses raisons expliquent le manque d’aide informelle. |
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« They are treated as objects apart of Swadhar. Their voices are not heard. » (Man of Sambalpur)
Cette femme photographiée voulait sortir de Swadhar depuis quelques mois (après 3 ans d’hébergement). Cette demande fut refusée par les intervenantes qui considéraient qu’elles retourneraient « se prostituer ». Cette femme a préalablement fait partie de mon étude, jusqu’à ce qu’elle s’enlève la vie suite à ce refus. |
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« These women need to be self-independent. And the community women also need to be self-independent » (Employee of Swadhar) |
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Les femmes photographiées sont des femmes âgées entre 23 et 30 ans, célibataires, qui ont un emploi. De plus en plus, l’indépendance et l’autonomie financière chez les femmes sont des idées importantes et appropriées par les familles. Manifestant pour différentes causes, les femmes font tranquillement leur place dans la communauté de Sambalpur. |
Travail salarié et travail domestique : regards sociohistoriques
Réseaux féminins et économie informelle de la garde d’enfants dans la deuxième moitié du XXe siècle à Québec
Catherine Charron
Ce texte fait suite à une enquête portant sur les trajectoires professionnelles des femmes dans le secteur des emplois domestiques au cours de la deuxième moitié du XXe siècle (entretien ménager chez des particuliers, soins à domicile et garde d’enfants). De cette enquête s’est dégagé un constat : la plupart des femmes rencontrées (et particulièrement les mères) se sont occupées d’enfants – les leurs et ceux des autres – à plusieurs moments de leur vie, et à différents titres : gardienne, voisine, grand-mère, aide-familiale, etc.
Le continuum de cette prise en charge des enfants dans la vie des femmes illustre particulièrement bien, à l’échelle biographique, l’imbrication des trajectoires familiales et professionnelles, du travail domestique/salarié, du privé/public. L’idée qui a émergé de ces entretiens – idée en rupture avec une représentation atomisée de la famille – est celle d’une prise en charge collective féminine des enfants, dans un système coordonné par la mère mais qui fait intervenir (à différents niveaux d’implication et de responsabilité) des femmes du réseau familial et de la communauté. Les quelques études réalisées au Québec sur la prise en charge des enfants laissent entrevoir la complexité de ce système (Québec, 1978; Canada, 1985) et reconnaissent la multiplicité des « formules de garde » sans pour autant tenter de cartographier cet espace et d’en comprendre les implications socio-historiques (notamment en regard des rapports sociaux de sexe, des politiques familiales et des politiques d’emploi, etc.). Nous avons affaire à une réalité difficile à quantifier. Il s’agit de pratiques souvent informelles, invisibles parce souvent non monétarisées, basées sur des liens familiaux ou affectifs, qui se fondent dans la prise en charge générale du quotidien par les femmes. En d’autres termes, la responsabilité des enfants n’est qu’un aspect de la division sexuelle du travail, qui n’est isolé ni dans les pratiques, ni d’ailleurs dans le récit que les femmes en font.
Cette enquête repose sur trente entretiens, réalisés auprès de femmes dont un tiers est né avant 1940, et les deux tiers dans les années 1940 et 1950. Ces femmes, originaires de milieu populaire, rural pour la majorité, ont en commun d’avoir exercé différentes activités domestiques rémunérées au cours de leur vie. Deux ensembles de questions servent de fils conducteurs à l’analyse
- À quels moments de leurs parcours, dans quelles circonstances, dans quels contextes, se sont-elles occupées d’enfants (les leurs et ceux des autres)?
- Qui est impliqué directement ou indirectement dans ces échanges et quels types de liens unissent ces personnes (dépendance? réciprocité?)? Quelle est la place du rapport salarial dans ce procès? Bref, dans quels rapports sociaux ces activités/responsabilités se sont-elles inscrites?
Ces deux axes seront abordés simultanément, par des allers-retours entre la description des parcours documentés et des incursions plus interprétatives à partir de cette base empirique.
L’analyse proposée dans ce texte est centrée sur deux contextes biographiques spécifiques que sont la jeunesse et la maternité – c’est-à-dire sur les formes de prise en charge des enfants associées à la période qui précède l’entrée dans «l’âge adulte»2, et celles liées au fait d’avoir soi-même des enfants à charge. Bien entendu, il ne s’agit modestement que de deux occurrences biographiques, qu’avec plus de temps il aurait été pertinent d’élargir à l’ensemble du cycle de vie des femmes, en mettant en relief la diversité de leurs parcours biographiques (notamment pour celles qui n’ont pas eu d’enfants), afin d’inscrire ces activités à la fois dans un ensemble plus vaste de « petits boulots » -archipel des petits boulots féminins- et au cœur de solidarités féminines familiales. Néanmoins, l’examen de ces deux moments clés dans les cycles de vie (la jeunesse et la maternité) – moments fortement normés et contraints sur le plan des assignations de genre – nous amène au cœur des mécanismes ordinaires de la division sexuée du travail. Avant cependant de plonger dans cette nébuleuse de pratiques informelles, il convient de tracer un bref portrait historique de la face la plus visible (parce qu’institutionnalisée) de ce système multidimensionnel de prise en charge des enfants que sont les garderies.
Quelques jalons historiques du développement des garderies au Québec
Jusqu’à la fin du XXe siècle, une minorité d’enfants fréquentent la garderie au Québec. Du XIXe siècle à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, quelques initiatives privées sont le fait essentiellement de communautés religieuses dans des quartiers populaires. Dans les années 1940, pour faciliter le travail des femmes mariées dans les industries de guerre, l’État met en place quelques garderies à Montréal; condamnées par l’épiscopat et les élites nationalistes, elles sont peu fréquentées par les enfants canadiens-français, que leurs mères confient plutôt à des parentes ou des voisines (Auger et Lamothe, 1981 : 127). Ce n’est qu’à la fin des années 1950, avec la hausse du taux d’activité des femmes mariées, que la question de la garde des enfants devient un enjeu politique. À la Commission Royale d’enquête sur la situation de la femme en 1970, la mise en place de garderies publiques est une revendication de nombreux groupes de femmes qui déposent des mémoires, et les commissaires en font l’objet d’une recommandation importante (Mahon, 2002). À l’époque de la Commission, moins de 5% des enfants d’âge préscolaire au Canada, dont la mère occupe un emploi, fréquentent une garderie ou une maternelle. Ce sont les « autres modes de garde » (par une personne de la famille ou une étrangère, à la maison ou à l’extérieur) qui sont les plus couramment utilisés (Canada, 1970 : 41). Les modes de garde sont variés et le plus souvent non marchands. Au milieu des années 1980, une étude montre que seulement 5,4% des familles canadiennes « comptent exclusivement sur la mère pour exercer la garde des enfants », cependant que moins du quart des enfants fréquentent un centre de garde (Canada, 1985 : 62-68). C’est donc dire qu’une vaste part des pratiques de prise en charge des enfants est peu connue.
Les garderies n’ont pas été une ressource disponible pour les femmes les plus âgées de mon échantillon, et tout au plus marginale pour les autres. Le réseau public de services de garde au Québec s’est développé rapidement à partir du milieu des années 1990, alors que mes plus jeunes participantes ont eu leurs enfants dans les années 1980. Nous pourrions faire l’hypothèse que le développement des garderies ces dernières décennies renforce la place de l’acteur institutionnel dans ce système social de répartition de la prise en charge de l’enfance. Les pères sont aussi, en quelque sorte, un nouvel acteur dans ce domaine, mais les femmes demeurent individuellement et collectivement assignées à la coordination de ce système, à des degrés divers et de façon différenciée selon les lignes de classe.
Une mise au service précoce dans la famille et la communauté
L’assignation des femmes au service domestique prend dans un premier temps la forme d’une aide à la mère, qui commence très tôt en tant que dimension intégrante de la socialisation des filles en milieu populaire. Les responsabilités qu’elles assument dans la famille sont plus ou moins contraignantes selon le niveau socio-économique de la famille, le nombre de frères et sœurs, la position dans la fratrie, l’origine rurale ou urbaine. À ce chapitre, des transformations considérables se sont opérées entre les femmes les plus âgées et le plus jeunes de mon échantillon. Bien qu’elle soit généralement différente pour les aînées ou les cadettes, il y a toujours une fonction domestique attribuée aux filles dans la famille : seconder sa mère, s’occuper de ses frères et sœurs, garder les enfants de ses sœurs, etc. Pour plusieurs des femmes plus âgées rencontrées, la mise au service dans la famille a été en lien direct avec leur retrait de l’école. Chez les femmes plus jeunes, le travail domestique est moins lié à la fin précoce de la scolarité, mais la disponibilité des filles (par exemple pour garder les enfants de sa sœur) demeure une dimension fondamentale de leur rapport à la famille.
J’ai fait jusqu’à 7e […] Oui, il a fallu que j’arrête, parce que ma mère était très très malade, puis les autres plus vieilles que moi étaient parties pour travailler. (Mme Rinfret (1934))
Garder des enfants? J’ai gardé tous les enfants de mes sœurs. Moi là à 12 ans… j’ai déjà gardé une fin de semaine de trois jours, 4 enfants dont un bébé, qui avait 3 mois. Système D là…
[CC : Est-ce que vous étiez rémunérée pour ça?]
Non non non non. C’était ma mère… Ma mère elle menait. […] C’était: « TU vas garder l’enfant à Denise, Denise en peut pus » C’était pas: « Ça te tente-tu? » (Mme Gosselin (1948)).
Aux formes familiales et non rémunérées s’ajoutent des formes salariales de prise en charge des enfants, ou à mi-chemin entre les deux. La garde d’enfants est la première forme de travail rémunéré chez l’ensemble des femmes interviewées, à quelques exceptions près. Leur initiation au travail salarié se fait sur un mode domestique, c’est-à-dire dans un cadre familial, où domine la logique du don (dont témoignent les salaires dérisoires), la personnalisation très forte du rapport salarial, qui associe corvéabilité et polyvalence dans un « rôle » naturalisé et donc non pensé en termes professionnels.
Chez les plus âgées, le service domestique résident est une forme d’emploi généralisée. La mère est très souvent l’intermédiaire dans l’embauche, dans un contexte où les sœurs aînées partent ensemble, ou initient les plus jeunes. Avant de quitter leur patelin pour travailler en ville dans des « maisons privées », les femmes nées en milieu rural avant 1940 ont généralement connu diverses formes de travail domestique rémunéré : chez une tante, dans le voisinage, ou pour « relever » une femme venant à peine d’accoucher.
Quand une femme accouchait, elle avait besoin de quelqu’un là… puis on allait 3 semaines, un mois… […] Je devais avoir 14-15 ans quand j’ai commencé comme ça. […] Aider des femmes qui avaient personne, qui étaient là avec 3-4 enfants […]. Je me rappelle une fois… je devais avoir pas plus que 15 ans certain… quelqu’un était arrivé chez nous puis avait demandé ça. Sa femme était malade, puis il avait… quelques enfants… […] Je sais pas qui l’avait renseigné pour venir chez nous… Chez nous il y avait des filles, ça fait que… une chance à prendre (Mme Laforce (1914)).
Lorsque l’embauche se fait dans un marché local (famille élargie et communauté), la différence de classe sociale est généralement moins prononcée, et une logique de relative réciprocité entre femmes ressort. Mais ce type d’arrangements n’est pas complètement exempt de hiérarchie, comme en témoigne Mme Thivierge (1952), qui garde de cette époque le souvenir amer d’avoir été perçue comme le « parent pauvre » de la famille. Dans tous les cas, ce sont des femmes qui organisent ces échanges ponctuels ou réguliers, et les jeunes filles n’ont pas voix au chapitre. Les mères mettent leurs filles en service, parce que c’est ce qu’elles connaissent (ayant elles-mêmes connu ce type de placement dans leur jeunesse) et parce que c’est le mode par lequel elles entretiennent les liens familiaux et communautaires.
Ma mère était sage-femme, quand y’avait des… quelqu’un qui accouchait là… dans c’temps là, y’avait moins d’médecins… pis elle elle aidait au médecin. […] Moi j’avais 17 ans… pis là elle y avait été. La madame… dans c’temps là [les femmes] restaient au lit… ben là ça prenait quelqu’un pour faire la ménagère, pis c’est moi qui a fait la ménagère dans l’temps qu’elle était au lit. […] Moman elle allait là, pis là elle disait « elle va y aller, là, elle a rien à faire… elle va t’rendre service » (Mme Garneau (1931)).
Ce mode d’initiation au service domestique perdure au Québec en milieu rural dans les années 1960. Parmi les vingt-et-une femmes rencontrées nées dans les années 1940 et 1950, quatre ont travaillé dans leur jeunesse dans la famille ou chez des étrangers comme domestiques résidentes. Elles venaient de familles rurales de huit enfants en moyenne. La forme d’emploi la plus généralisée (particulièrement en ville) dans la génération des baby-boomers est cependant le gardiennage. Ici aussi, la mère joue un rôle central dans le placement de ses filles, et toutes les sœurs dans la famille suivent le même chemin.
Mais moi j’ai arrêté en 10e année. Un moment donné j’ai commencé à travailler en maison privée pour aider une tante [qui] avait perdu un bébé. […] [C’est] moi qui m’occupais de la maison, ma tante avait 7 enfants […] Je me suis occupée de mes cousins pendant que ma tante était à l’hôpital, puis quand elle est ressortie, le temps que ça a pris, l’école était déjà commencée à ce moment là (Mme Charest (1945)).
À 12 ans j’ai commencé à garder des enfants, j’étais autonome à 12 ans. Je gardais des enfants. […] Dans le voisinage, dans ma famille. J’ai commencé dans ma famille. 25 cennes de l’heure, 50 cennes de l’heure, quelque chose comme ça. Puis… bon ben… je me suis mise à faire le ménage dans ces familles… dans ma famille, mais payée. Après ça j’ai été dans le voisinage. Ça fait que j’étais rendue la gardienne du quartier (Mme Brunet (1958)).
Les témoignages des femmes des deux générations, mais particulièrement des plus âgées, font ressortir l’absence de choix en ce qui concerne les premières expériences de service domestique. En cette matière, elles ont fait ce qui était attendu d’elles, à l’image de ce que les autres filles de leur entourage ou de leur famille faisaient.
Mariage et maternité intensive
En termes d’opportunités professionnelles avant le mariage, une grande différence sépare les femmes des deux générations. Celles nées après la Deuxième Guerre mondiale ont commencé en gardant des enfants, mais la plupart a occupé une diversité d’emplois après la fin de leur scolarité, des emplois pour l’essentiel dans les domaines très féminisés des services et du travail subalterne de bureau. Toutefois le mariage ou la maternité demeure pour l’ensemble des femmes de mon échantillon un moment charnière sur le plan professionnel. La « norme de la bonne mère » (Bloch et Buisson, 1998), centrée sur la disponibilité permanente à l’enfant, reste très prégnante tout au long de la période étudiée. Cette norme, socio-historiquement construite, est intériorisée par les femmes en articulation avec le modèle de leur propre mère (toutes les femmes rencontrées ont déclaré que leur mère était « au foyer »). Cette « norme de la bonne mère » se révèle entre autres par une contrainte forte au retrait du marché de l’emploi au moment de la maternité.
Les femmes plus âgées ont intégré cette norme comme une évidence, qui s’est imposée au moment du mariage pour plusieurs, au moment de la première grossesse pour d’autres. Aucune n’a eu l’impression d’avoir le choix de continuer à travailler contre un salaire, bien que certaines aient exprimé un certain dépit face à cette situation. Huit femmes sur les neuf nées avant 1940 ont eu des enfants, 5 en moyenne. Les femmes plus jeunes ont elles aussi intégré cette norme, mais l’ont partiellement interprétée comme un choix personnel.
Nous autres quand on se mariait, dans notre temps… on allait pas retourner travailler. On aurait dû. Parce que… ça nous aurait fait du bien, ça nous aurait fait sortir de la maison, puis ça nous aurait… ça aurait donné un peu plus d’argent au ménage. […] Si t’étais pas capable de faire vivre une fille, tu la mariais pas. Ce que le beau-père disait tout le temps (Mme Lajoie (1934)).
J’y pensais même quand j’étais jeune… « Moi si un jour j’ai un enfant, j’aimerais ça… l’élever. » Les personnes me disent souvent: « t’as lâché une belle job de même… », c’est vrai, j’aurais un beau fond de pension… Mais si c’était à recommencer je le referais (Mme Gauthier (1951)).
Du récit des femmes qui ont « choisi » de se retirer du marché de l’emploi, on dégage les effets de deux discours contradictoires : d’une part celui qui, de plus en plus présent au tournant des années 1970, affirme la liberté des femmes de continuer à travailler et, d’autre part, celui qui reconduit la norme de la « bonne mère » (notamment dans la presse populaire) (Sangster, 2010 : 16-52). Comme l’explique bien Maruani (2003 : 68), « pour les hommes, le droit à l’emploi est évident, pour les femmes il est contingent. Cette contingence repose sur l’idéologie du « libre choix » des femmes – celui de ne pas travailler– […] ». Dans ce discours du « libre-choix » encore très actuel, le retrait des femmes est expliqué par leur propre intériorisation de la norme, et les pressions matérielles et symboliques exercées sur elles (par le mari, l’entourage, le marché de l’emploi, les politiques publiques, les médias) pour qu’elles se conforment à cette norme sont invisibilisées. Sur les quatorze mères rencontrées nées entre 1940 et 1958, quatre seulement n’ont pas suspendu complètement leur parcours professionnel pour s’occuper de leurs enfants pendant au moins quelques années; de ce nombre une a été durant cette période bénéficiaire d’aide sociale (elle était célibataire), et une autre a continué ses activités de gardienne d’enfants. Ce qui les distingue toutefois ces femmes de celles de la génération de leurs mères, c’est leur expérience du divorce et de ses conséquences, notamment un retour rapide sur le marché de l’emploi qui prend la forme d’un refoulement vers des boulots précaires et mal rémunérés. Plus d’une femme sur trois, mariée au Québec dans les années 1970, a connu le divorce dans les décennies suivantes; dans mon échantillon, elles sont onze sur quatorze parmi celles mariées dans les années 1960, 1970 ou 1980.
Chez les femmes plus âgées, le retour au marché de l’emploi a lieu au plus tôt lorsque tous les enfants atteignent l’âge scolaire, et il implique alors une soumission totale de l’horaire de la mère à celui des enfants ou du mari. Les femmes de la génération des baby-boomers retournent quant à elles à l’emploi plus rapidement après la naissance de leurs enfants (Le Bourdais et Desrosiers, 1990), mais la plupart le fait à temps partiel. L’idéologie du temps partiel commence à se faire un chemin dès les années 1950 au moment où, après la baisse de l’après-guerre, le taux d’activité des femmes recommence à monter, et alors que la norme est encore celle du travail à plein temps. L’idée que le temps partiel est une forme d’emploi souhaitable pour les femmes apparaît dans les études produites à l’époque sur la question du travail salarié féminin, notamment par le gouvernement fédéral:
Il n’existe aucun doute quant au désir général des mères qui travaillent de passer plus de temps avec leurs enfants. Il est probable que les femmes exprimeraient ce désir en réduisant leurs heures de travail, si elles pouvaient le faire. […] Il n’y a aucun doute qu’à mesure que les obligations familiales augmentent, il existe un désir et un besoin croissants d’alléger le fardeau au bureau ou à l’usine. Il est intéressant de noter, cependant, que bien que les femmes ayant trois enfants ou plus constituent une très faible partie de cet échantillon, près de 60 p. 100 d’entre elles semblent trouver nécessaire de travailler à plein temps. Naturellement, un très petit nombre de mères de trois enfants travaillent à l’extérieur. Les femmes ayant des responsabilités aussi lourdes ne travailleraient probablement pas, à moins qu’elles ne subissent d’énormes pressions financières (Canada, 1958 : 38) (je souligne).
Le discours de promotion du temps partiel, qui atteint son apogée dans les années 1980, mise sur la « norme de la bonne mère » tout en s’appuyant sur la contingence du droit au travail des femmes, au service à la fois des nouvelles exigences d’un marché du travail de plus en plus précaire, et d’une ré-assignation continuelle des femmes au travail domestique et de prise en charge des enfants (Fudge et Vosko, 2003).
S’occuper de ses enfants… et de ceux des autres
Les récits de vie des femmes qui ont été « mères au foyer » révèlent des pratiques dont je ne soupçonnais pas la prégnance : non seulement elles s’occupent durant cette période de leurs propres enfants, mais plusieurs d’entre elles s’occupent aussi, de diverses façons, des enfants des autres. Cette réalité est particulièrement présente chez les femmes qui ont eu leurs enfants dans les années 1970-1980, dans un contexte où plus de mères sont sur le marché de l’emploi. S’établit alors, localement, toute une petite économie de la garde d’enfants qui repose sur la disponibilité de ces mères au foyer.
Dans ce temps là d’abord il n’y avait même pas de garderie. Mais par contre c’était facile de trouver des gardiennes. […] Dans notre quartier à nous autres, les mères étaient presque toutes à la maison. Puis elles avaient toutes 2-3 enfants. Puis quand j’avais besoin d’une gardienne, c’était très facile… (Mme Rochette (1944))
Niché dans le quotidien, un échange de services plus ou moins inégal s’installe entre femmes de milieu social comparable (populaire), dont le lien d’emploi est pour certaines suspendu, pour d’autres intermittent ou contraignant. Ces arrangements peuvent prendre des formes très diversifiées : de ponctuels à réguliers, plus ou moins rémunérés, plus ou moins formalisés, ils sont directement reliés à la situation des mères au foyer. Garderie communautaire, garde de jour à domicile, service de dîners pour les enfants de l’école, accueil des enfants lors des journées pédagogiques, gardiennage occasionnel, chambre et pension pour les enfants qui demeurent loin de l’école, aide aux devoirs, implication très active dans les activités parascolaires ou de loisir (transport, campagnes de financement, etc.), implication à l’école (comités de parents, accompagnement à des sorties, bénévolat divers), sont les principales formes de prise en charge des enfants spécifiques à cette phase de vie documentées lors de cette enquête.
Je gardais [des enfants] du primaire qui venaient dîner. J’en avais 11 à la table qui venaient dîner. […] Puis après ça ils partaient pour le primaire, puis j’en avais du secondaire qui arrivaient, les plus vieux du secondaire. […] Bien là j’étais connue, tout le monde disait… « bon, elle garde pour dîner », ou… « elle garde après l’école ». Puis après ça […] j’en ai gardé qui venaient rester à la maison. Des pensionnaires (Mme Poulin (1958)).
Ça fait que là je me suis complètement retirée du marché [du travail]… Mais un moment donné tu t’écœures […] Ça fait que tant qu’à avoir des enfants à la maison, ben… J’me suis mise à garder d’autres enfants. Ça fait que là… pis ma fille est née en travers de tout ça. Ça fait que me voilà avec trois enfants. Retirée du marché du travail. On est en plein milieu des coupures gouvernementales, ça fait que pas moyen d’y retourner [dans la fonction publique], oublie ça (Mme Samson (1951)) !
En conclusion, j’aimerais insister sur trois aspects qui me semblent être au cœur de ce processus socio-historique d’assignation des femmes à la prise en charge des enfants en milieu populaire, et qui ressortent de mon analyse. Premièrement, les formes rémunérées et non rémunérées de garde d’enfants se situent sur un continuum, et à l’échelle biographique le passage d’une forme à l’autre se fait de façon fluide. Cela est vrai pour l’ensemble des services domestiques, mais plus encore me semble-t-il en ce qui concerne les soins aux enfants, qui sont si fortement chargés par la symbolique du care. Mme Brunet (1958), si elle accepte d’être rémunérée lorsqu’elle fait l’entretien ménager chez son fils, refuse catégoriquement une compensation financière lorsqu’elle garde son petit-fils, même si cela l’occupe presque à plein temps. C’est « le rôle de la grand-mère », dit-elle. Rémunérées, ces activités s’inscrivent dans « l’archipel » des petits boulots domestiques féminins; mais elles en sont peut-être la dimension la plus invisible lorsqu’elles revêtent les habits de l’entraide, en raison de cette contradiction vécue entre le care et l’économie marchande. Deuxièmement, cette économie informelle de la garde d’enfants implique toujours des échanges inégaux entre femmes. Garder des enfants et faire le ménage sont un mode de survie pour des femmes pauvres, divorcées, avec un lien d’emploi précaire, dans un monde professionnel qui depuis 1960 se féminise, se polarise et se précarise. Pour d’autres, pouvoir déléguer une partie de ces charges quotidiennes sur d’autres femmes est une condition de leur autonomie financière, voire de leur mobilité sociale en tant que femmes. Troisièmement, et j’insiste sur cet aspect trop souvent occulté, les hommes continuent d’être exonérés collectivement de la responsabilité de la prise en charge concrète des enfants. Davantage impliqués auprès de leurs propres enfants depuis quelques décennies (du moins pour une part d’entre eux), ils sont devenus un acteur de plus, tout comme les garderies d’ailleurs, dans un système qui demeure coordonné et principalement animé par des femmes. Nous touchons ici au noyau dur de la division sexuelle du travail, et c’est notamment ce qui fait de cette question un enjeu féministe de premier ordre.
Références
AUGER, Geneviève et Raymonde LAMOTHE. De la poêle à frire à la ligne de feu : La vie quotidienne des Québécoises pendant la Guerre ’39-’45. Montréal, Boréal, 1981.
BLOCH, Françoise et Monique BUISSON. La garde des enfants une histoire de femmes : entre don, équité et rémunération. Paris, L’Harmattan, 1998.
CANADA. Les femmes mariées en emploi rémunéré dans huit villes du Canada. Ottawa, Ministère du travail, 1958.
CANADA. Les mères au travail et les modes de garde de leurs enfants. Ottawa, Bureau de la main-d’œuvre féminine, Ministère du travail, 1970.
CANADA. La garde des enfants : besoins des parents et des familles. Ottawa, Condition féminine Canada, 1985.
FUDGE, Judy et Leah F. VOSKO. « Gender Paradoxes and the Rise of Contingent Work : Towards a Transformative Political Economy of the Labour Market », dans CLEMENT, Wallace et Leah F. VOSKO (dir.), Changing Canada. Political Economy as Transformation. Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2003 : 183-209.
LE BOURDAIS, Céline et Hélène DESROSIERS. « Les femmes et l’emploi : une analyse de la discontinuité des trajectoires féminines », Recherches féministes, vol. 3, no.1 (1990) : 119-134.
MARUANI, Margaret. Travail et emploi des femmes. Paris, La Découverte, 2003.
MAHON, Rianne. « Une histoire sans fin : l’implantation des services de garde pour enfants au Canada durant les années 1970 », Lien social et politiques, vol. 47 (2002) : 17-28.
QUÉBEC, Rapport du Comité interministériel sur les services d’accueil à la petite enfance. Québec, Éditeur officiel, 1978.
SANGSTER, Joan. Transforming Labour. Women and Work in Postwar Canada. Toronto, University of Toronto Press, 2010.
Qu’est-ce qu’une femme et comment devrait-elle le devenir ? Conflits intergénérationnels sur les modèles féminins durant la Seconde Guerre mondiale au Québec, 1939-1945
Éliane Trottier
Au Québec, comme dans plusieurs sociétés ayant été touchées de près ou de loin par la Seconde Guerre mondiale, ce conflit a été un vecteur de mutations sociales, notamment chez les femmes. En effet, plusieurs études ont déjà démontré l’impact de la guerre – et en particulier de l’effort de guerre – chez des citoyennes qui, en partie, ont vu leur place au sein de la société ou du foyer familial se modifier.
Des études qui font maintenant figure de classiques dans cette historiographie, comme celles de Pierson (1986) ou d’Auger et Lamothe (1981), ont bien analysé l’articulation entre guerre et genre au Québec. À partir des éléments désormais bien documentés, on peut se questionner sur l’impact de ces transformations sur l’identité féminine : comment perçoit-on, dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale au Québec, l’évolution de cette identité ? Dans ce contexte, que croit-on être une femme et comment s’imagine-t-on qu’elle devrait le devenir ?
Au fil de la participation canadienne au conflit, plusieurs revues et journaux participent aux débats entourant l’épineuse question des activités féminines de guerre, mais aussi, de façon plus large, au rôle des femmes dans la société canadienne-française. Ces réflexions viennent régulièrement justifier une position particulière en regard de l’effort de guerre. Dans le journal L’Action catholique3, le courrier des lecteurs et des lectrices de la page féminine fait place à de nombreuses discussions, notamment à partir de 1942, alors que l’effort de guerre s’intensifie au point d’exiger explicitement des femmes une plus grande participation. La responsable de la page, Françoise Michel, invite ses lecteurs et ses lectrices, à quelques reprises pendant la guerre, à se prononcer sur des questions comme le rôle des Canadiennes françaises en temps de guerre, le travail féminin ou même sur ce que seront les grands-mères de demain. Bien qu’ils n’échappent à pas à la sélection de l’équipe éditoriale du journal, les textes qui y sont publiés expriment des opinions assez variées en ce qui concerne l’identité féminine pendant le conflit. Si une bonne partie des positions est extrêmement campée et témoigne d’une forte bipolarisation des idées, d’autres lecteurs et lectrices interviennent, au contraire, de façon à nuancer l’argumentaire sur le sujet.
L’Action catholique demeure néanmoins un organisme géré par l’Église catholique, qui promeut, à travers ses diverses ramifications, une certaine vision de l’organisation sociale. Par exemple, certaines branches spécialisées de l’action catholique adoptent, à partir des années 1930, une approche visant à regrouper les fidèles selon des groupes sociaux relativement homogènes, en fonction de l’âge, du sexe, du milieu socioéconomique, etc. (Bienvenue, 2003 : 71). Naissent ainsi la Jeunesse ouvrière catholique et la Jeunesse étudiante catholique, entre autres, et leurs pendants féminins. Le journal L’Action catholique, qui cherche à atteindre un public plus large, s’inscrit aussi dans un esprit de mission sociale et morale, sans toutefois se présenter comme une publication religieuse, mais plutôt comme un journal d’information. Il valorise un point de vue assez conservateur à propos de l’effort de guerre. Si, à la fin des années 1930, le journal ne censure plus les nouvelles issues des agences de presse, on s’efforce tout de même de les commenter de façon à perpétuer les principes moraux de L’Action catholique, qui consistent à répandre le Bien et la Vérité catholiques (Marquis, 2004 : 132). Les positions qui y sont donc prises, que ce soit à travers les éditoriaux ou les articles, témoignent d’une certaine réticence face à plusieurs mesures de guerre qui risquent de bouleverser les mœurs catholiques, voire d’entrer en contradiction avec certains aspects de la société canadienne-française de l’époque.
La plupart des études sur l’effort de guerre québécois font une analyse du discours véhiculé par La Presse, qui était alors un des organes officiels de la propagande au Québec (Auger et Lamothe, 1986 : 9). L’Action catholique, très peu étudiée pour la période de la Seconde Guerre mondiale, propose une tout autre vision des choses : la propagande y est minimale et on encourage peu la participation aux nombreuses mesures d’effort de guerre, dont plusieurs ne sont même pas mentionnées. Pourtant, malgré la ligne éditoriale du journal, ses rédacteurs n’échappent pas au contexte social dans lequel ils baignent. Le contexte de la guerre constitue une période propice à la contestation des modèles, notamment des modèles féminins, et, dans l’Action catholique, un véritable débat a cours sur le sujet, particulièrement à partir de l’intensification de l’effort de guerre féminin en 1942. On peut penser que sans la guerre, ce débat n’aurait pas lieu.
En outre, la période du conflit a un effet mobilisateur et solidarisant qui contribue à forger l’identité de la jeunesse d’alors, dont la quête identitaire se structure aussi en termes générationnels (Bienvenue, 2003 : 73). Ainsi, la question de la définition de ce qu’est une femme, mais également de la manière dont elle devrait le devenir, se pose aussi selon ces critères inter et intra générationnels.
Les discours publiés dans le quotidien s’inscrivent fréquemment dans une valorisation du « modèle » familial traditionnel canadien-français ou encore dans une critique de la modernité4. Conséquemment, ce sont ces deux thèmes que j’ai retenus dans ce texte pour analyser les débats sur l’identité féminine dans L’Action catholique pendant la Seconde Guerre mondiale, dans une perspective qui croise les dimensions de genre et d’âges de la vie.
La Seconde Guerre mondiale : un conflit qui n’épargne pas les foyers et les futures familles de la province
Au début du conflit, l’effort de guerre n’est pas soutenu et, pour bien des femmes, il s’agit là d’un sujet politique – donc masculin – ayant bien peu d’impact sur leur vie personnelle. Dans L’Action catholique, l’image de la « Canadienne sans histoire »5 s’accomplissant au sein du foyer chrétien est alors valorisée. En 1940, Françoise Michel sollicite ses lectrices de tout âge et de toutes situations afin qu’elles se prononcent à leur tour sur « le rôle de la canadienne-française [sic] en temps de guerre, au triple point de vue individuel, familial et social » (AC, 15 juin 1940 : 6). Pour la grande majorité des répondantes, le rôle des citoyennes doit être passif et est surtout orienté vers leur rôle maternel, qui consisterait principalement à apprendre aux enfants les vertus chrétiennes et la charité. Les femmes doivent s’efforcer de conserver la vie la plus habituelle possible du foyer et cette forme de patriotisme doit passer par le respect de l’autorité, par le soutien des hommes dans cette épreuve qu’est la guerre ainsi que par la prière. Comme le résumait Françoise Michel elle-même en août 1940 : « Faisons donc d’abord, de chacun de nos foyers de petites forteresses religieuses et sociales » (AC, 10 août 1940 : 6).
Par contre, alors que la guerre perdure et qu’on demande une participation accrue de tous et chacune, le discours change légèrement pour devenir plus protecteur, voire paternaliste. À partir de 1942, on sollicite directement les femmes, pour le travail en usine entre autres. Bien que le travail salarié féminin ne représente absolument pas une nouveauté dans la province, les appels au travail industriel des femmes par l’État créent des remous. En effet, ce changement de cap contribue à modifier le ton éditorial de L’Action catholique : désormais, on émet directement des inquiétudes sur l’avenir des familles chrétiennes du Québec. Selon Gonzalve Poulin (1942 : 4)6, un éditorialiste du journal, ce sont les arts domestiques et l’éducation morale qui constituent les meilleures preuves de l’influence féminine sur la société canadienne-française. Or, tout cela serait menacé par le contexte qui écarte les femmes du foyer et qui leur permettrait difficilement d’accomplir leur préparation familiale.
La perception du « danger » que peut représenter le travail féminin à l’extérieur du foyer est toutefois différente selon l’âge des participantes aux consultations populaires : les mères de famille ou les femmes plus âgées ont beaucoup plus tendance à craindre pour la déchéance des jeunes filles que les femmes plus jeunes, qu’elles soient célibataires, nouvelles épouses ou nouvelles mamans, qui sont plus enclines à y voir des avantages. On souligne une plus grande liberté, mais également un confort, un affranchissement et un impact sur l’effort de guerre accrus. Conséquemment, ces jeunes femmes ont moins tendance à associer le fait de sortir du foyer et la compromission de leurs capacités maternelles. En 1943, un participant à la page féminine apporte une autre nuance, en rapportant les propos de son confesseur à propos de son amie qui travaille à l’arsenal : « Dès lors, avec le peu d’argent qu’elle va économiser, j’en suis sûr, elle va acquérir une certaine expérience du travail et plus tard l’argent que vous gagnerez, elle y pensera mieux avant de le dépenser » (AC, 27 mars 1943 : 6). Ainsi, le travail rémunéré pourrait être bénéfique pour une jeune fille responsable qui reconnaitrait ensuite mieux la valeur de l’argent gagné par l’époux. Par contre, d’autres affirment plutôt que la salariée devient une femme plus indépendante, égoïste, qu’elle développe un goût du luxe, tend à gaspiller et saisit moins bien les grands principes d’économie familiale. Le curé Albert Tessier, cinéaste et visiteur provincial des écoles ménagères supérieures, s’implique dans ce débat et déclare, en 1944, que « la femme évolue avec une rapidité peu rassurante » (AC, 1er février 1944 : 3), ce qui l’éloigne de sa nature : le foyer et la maternité. À son avis, les Canadiennes françaises devraient plutôt se retourner vers les « vrais » modèles féminins, telles Marguerite Vienne ou Marie Rollet, les deux premières femmes colonisatrices du pays. Elles seraient de véritables exemples, contrairement à Madeleine de Verchères à qui il reproche l’esprit guerrier et chicanier, caractéristiques qu’il associe au modèle masculin. Au contraire, Marguerite Vienne et Marie Rollet « furent nos véritables héroïnes, d’abord pour avoir bravé la traversée, ensuite pour avoir fait tout leur devoir de mère dans une vie simple et obscure. Ce sont des mères comme ça qui nous ont donné notre peuple ».
Certains commentaires émis dans la page féminine signalent même une modification du rapport au mariage chez les jeunes filles, dont le travail en usine serait responsable. En avril 1943, une certaine Liliane rédige tout un plaidoyer en faveur de l’éducation ménagère :
Et nous jeunes filles, qui rêvons de foyer à nous, savons-nous nous y préparer ? Malgré notre simili-bagage de connaissances et tout le bon vouloir que nous croyons apporter à l’horizon nouveau, ne l’oublions pas, on ne s’improvise pas ménagère encore moins maman du jour au lendemain. […] Soyons assez diplomates pour mater notre esprit et fixer notre volonté dans la préparation de notre bonheur futur. Tâchons d’acquérir des habitudes d’ordre, d’économie, familiarisons-nous aux principes d’art culinaire tout en ne négligeant pas les premiers éléments de la couture ce qui sera tout à l’avantage de notre petite personnalité. La voie de l’usine ne peut donc nullement nous initier à notre rôle (AC, 10 avril 1943).
Cet exemple souligne les difficultés techniques reliées à la vie de femme au foyer, mais sous-entend également l’importance d’un savoir-être à acquérir.
En effet, au-delà de la question des aptitudes des femmes à tenir une maison ou à élever des enfants, c’est aussi la personnalité même des femmes qui est perçue comme étant en transition pendant cette période. Cette transformation apparaît comme pouvant avoir un impact majeur sur la vie familiale de demain. Cette idée s’inscrit tout à fait dans la philosophie des écoles ménagères, dont le programme est profondément repensé à la fin des années 1930. Plutôt que d’insister uniquement sur la formation technique des jeunes filles, le programme se concentre dorénavant davantage sur leur formation morale et intellectuelle (Thivierge, 1982 : 215). La question morale préoccupe plusieurs participants et participantes de la page féminine, comme en fait foi le témoignage d’Adda, publié dans le cadre d’une consultation populaire sur ce que seront les grands-mères du futur. Elle y condamne la perte de sens moral des jeunes filles, de même que la disparition de la prudence, de la dignité, de la pudeur et de la retenue; disparitions qui seraient difficilement conciliables avec les responsabilités « augustes et si sérieuses » de la vie familiale (AC, 17 juin 1944 : 6). Elle craint aussi que la maternité ne devienne pour les jeunes filles une servitude, marquée par le dégoût, la révolte et la haine, plutôt que la douceur, le respect, la soumission et l’amour dont devrait faire preuve une mère.
Pour une grande majorité des répondants et répondantes, l’identité féminine doit être directement liée au foyer, où le rôle des femmes est de rayonner, d’instruire, d’aimer et de prier. Or, la guerre contribuerait à la destruction de ce foyer, non seulement en faisant couler le sang des pères et des fils, mais en éloignant de surcroît les mères et les jeunes filles qui se retrouvent à l’usine. Ce phénomène aurait de graves conséquences :
La participation des femmes aux œuvres stratégiques, la pénurie des berceaux, la violation du devoir pédagogique : trois monstres hideux qui, progressivement, transportent nos belles traditions ancestrales vers le plus sombre des dénouements (AC, 15 juillet 1944 : 6).
Malgré des propos assez durs, ce lecteur résume assez bien ce que prétendent penser une bonne partie des répondants et répondantes de la page féminine, mais aussi des éditorialistes de L’Action catholique : les femmes constitueraient le cœur, seraient les gardiennes du foyer chrétien et canadien-français qui est mis en danger par le détournement des femmes de la maison, de l’enfantement et de l’instruction des enfants. Plusieurs sont d’avis qu’il s’agit là de l’unique rôle féminin dans la société, au point que dans les réponses à la consultation d’opinions menée en 1944 à propos des futures grands-mères, plusieurs en viennent à affirmer qu’il n’y a finalement pas lieu de s’inquiéter, car celles qui travaillent et suivent les modes modernes, ne fonderont probablement jamais de famille, ce qui laissera aux autres jeunes femmes, respectant les traditions, la voie libre pour suivre les traces de leurs aïeules7.
Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, les propos se durcissent dans la page féminine de L’Action catholique et, plutôt que de vouloir seulement protéger une certaine tradition canadienne-française chez les jeunes filles, on observe des condamnations directes des nouvelles attitudes, un petit nombre qualifiant même la jeunesse féminine de désaxée. L’explication donnée à cette déviation est récurrente : la modernité.
La modernité : chamboulement des mœurs et maux divers
Dans l’imaginaire de bien des femmes de l’époque étudiée, la question de la modernité est intimement liée au travail salarié. Au début du conflit, les discours sur l’emploi féminin étaient relativement marginaux dans L’Action catholique. On désapprouvait considérablement le travail des mères, jusqu’à la fin de la guerre, mais lorsque les jeunes filles se mettent à quitter les campagnes pour venir profiter des emplois en ville, on s’inquiète rapidement de leurs conditions de logement, principalement à partir de 1942, quand les chambres et les refuges affichent complet. On souligne l’importance de loger les jeunes filles dans ce qui s’apparente le plus possible au foyer, en évitant à tout prix les baraques militaires, afin de préserver au maximum la moralité des travailleuses (Roy, 1942 : 4). Elles pourraient, de cette façon, accomplir leur « sacrifice » de guerre d’une manière plus acceptable.
Pour plusieurs jeunes femmes en quête d’emploi, il s’est avéré qu’il ne s’agissait pas là d’un sacrifice, mais bien d’une chance de vivre une expérience différente. Au-delà du contexte politique patriotique qui stimule alors l’emploi féminin, le contexte socioéconomique est encore plus significatif. Les femmes ne souhaitent pas mettre en péril leur stabilité financière par l’absence des hommes et veulent éviter l’ennui (Keshen, 2002 : 253). Comme le précise dans la page féminine Pierrette, en 1943, « […] en général, les jeunes filles quittent leur village, attirées par l’appât du gain et les charmes de la liberté que leur promet la grande ville » (AC, 3 avril 1943 : 6). Secondées par leurs consœurs de la ville, elles formeraient une nouvelle génération, qu’on qualifie de plus émancipée, mais aussi à demi-païenne (AC, 23 juin 1944 : 6). Dans les dernières années de guerre, la page féminine de L’Action catholique devient pratiquement un tribunal de la jeunesse féminine. Si certains et certaines pensent que les jeunes filles sont vaillantes et que la modernité les rendra plus fortes, la majorité observe plutôt une véritable coupure entre les âges, un nouveau mode de vie des jeunes, les mettant moins en contact avec les autres groupes d’âge. La rupture générationnelle se fait de plus en plus sentir et, en 1944, une personne anonyme se disant d’« âge moyen » déclare : « Il faut plus que jamais non pas « énoncer » mais « inculquer » des principes, à la jeunesse » (AC, 30 juin 1944 : 6). Plus loin, elle déclare qu’il y a une véritable révolution chez la jeunesse féminine et que celle-ci a besoin d’un véritable redressement. À la lecture des divers témoignages publiés dans la page féminine, il est possible de présumer qu’il s’agit surtout d’une perception de la nouvelle génération comme radicalement différente des précédentes, plus atypique, au point où ces dernières se confondent toutes dans les esprits, ce qui a pour effet d’accroître l’impression de distance entre la jeunesse et toutes les générations qui l’ont précédée.
La façon de vivre, dont le nouvel esthétisme des jeunes femmes, crée scandale et contribuent à les dissocier de leurs aînées. Le vernis à ongles rouge, les jupes plus courtes, les chaussures ouvertes, les jambes nues et les chapeaux plus discrets – voire absents – qui sont en vogue font jaser jusque dans L’Action catholique. Dans la page féminine, plusieurs considèrent qu’une jeune fille adoptant ces tendances ne peut assurément pas espérer devenir un jour une vraie femme ou, du moins, une bonne femme. L’apparence de la jeune génération devient un sujet de discorde de plus en plus important, au fur et à mesure que le phénomène se généralise. On exerce un sévère jugement sur les jeunes filles et jeunes femmes en fonction de leur tenue et on considère même que cela s’inscrit dans un manque de préparation à leur futur rôle de mère et d’épouse et qu’elles ne peuvent, forcément, qu’« arriver femme avec pas grand chose » (AC, 10 juin 1944 : 6). On les considère même sans conviction religieuse, grivoises et vulgaires (AC, 15 juillet 1944 : 6). Ne pensant qu’à s’amuser, les jeunes femmes – et on pointe particulièrement du doigt les salariées qui ont les moyens du divertissement – s’accorderaient une trop grande liberté personnelle, que ce soit dans leur langage ou dans les relations hommes-femmes : quelques jeunes filles accepteraient les fréquentations légères, par simple envie de se marier (AC, 12 août 1944 : 6). À l’époque, la sexualité des filles est jugée plus sévèrement que celle des garçons qui ne risquent pas de compromettre leurs futures citoyenneté et paternité par une aventure de jeunesse, alors que pour une jeune fille « une sexualité corrompue menaçait […] la procréation du groupe canadien-français et donc, au moins ultimement, la survivance de la nation » (Vacante, 2012 : 92). Ce type d’accusations consolide la perception de distance entre la jeunesse féminine et les générations précédentes, dont les mœurs apparaissent soudainement moralement idéales, dans le contexte de l’apparition de la youth culture dont les fréquentations ou les flirts sans conséquence seraient caractéristiques (Deschavanne et Tavaillot, 2007 : 52). Certaines femmes, qui se sentent visiblement concernées par les reproches, nuancent les critiques ou apportent des justifications. On dit, par exemple, que le coût des bas de nylon est très élevé par rapport au salaire des ouvrières, que le costume imposé dans les couvents est rétrograde et trop sévère, ce qui expliquerait la rébellion de couleurs ou encore que le rythme de vie s’est trop accéléré et que, dans une véritable course au mariage, tout devient précipité (AC, 30 juin 1944 : 6).
Une partie du courrier des lecteurs soutient qu’une partie de la jeunesse féminine peut sembler dépravée sans que la génération entière soit perdue pour autant. Une lectrice anonyme souligne, en 1944, que malgré la mode et la frénésie de la jeunesse, elle observe une belle générosité et une belle solidarité chez les jeunes (AC, 29 juillet 1944 : 6). Mieux encore, une autre lectrice en arrive à la conclusion suivante : « La jeune fille moderne, la vraie, non pas la tête de linotte qui a été de tous les temps, sait s’adapter aux circonstances lorsqu’il le faut » (AC, 22 juillet 1944 : 6). Une autre abonde dans le même sens, en déclarant que cette jeunesse féminine saura, en vieillissant, être davantage au diapason avec les générations subséquentes.
Elles comprendront, à merveille, les problèmes de la petite génération montante, parce qu’elles-mêmes auront vécu la vraie vie. Elles auront développé et affirmé leur personnalité au contraire de la vieille génération qui a été étouffée, comprimée, mal orientée, dirigée vers le mariage à tâtons, ou poussée vers le cloître sans trop savoir pourquoi (AC, 29 juillet 1944 : 6).
Ainsi, malgré les critiques très sévères, plusieurs considèrent néanmoins qu’une bonne partie des jeunes femmes savent conserver les caractéristiques faisant d’elles des femmes respectables, soit leur dignité, leur âme sereine ou leur foi chrétienne (AC, 8 juillet 1944 : 6).
Parallèlement aux discours des femmes sur la modernité, L’Action catholique publie des réactions masculines sur le même phénomène. Un nombre considérable de lettres publiées dans le cadre des consultations d’opinion menées par Françoise Michel sont effectivement rédigées par des lecteurs. Certes, certaines lectrices ont pu avoir préféré signer avec un prénom masculin pour assurer leur anonymat, mais, dans la plupart des cas, les récits confirment que les auteurs sont des hommes. La page féminine n’intéresse donc pas exclusivement les femmes, contrairement à ce qu’on pourrait croire, et ne constitue pas un espace qui leur est spécifiquement réservé.
Les lecteurs qui participent aux consultations se montrent généralement très critiques envers la modernité et expriment une crainte pour leur propre foyer futur, croyant risquer d’épouser des femmes mal préparées pour leur métier de mère et d’épouse. En 1943, un jeune homme s’inquiète même pour l’avenir de la société tout entière : « Le travail de guerre à l’usine, finit toujours par tuer un peu et même beaucoup l’âme féminine et par elle de l’âme canadienne-française » (AC 27 mars 1943 : 6). D’un autre côté, plusieurs lectrices rejettent le blâme sur les hommes, qu’elles accusent d’apprécier la frivolité des jeunes femmes modernes. L’une d’entre elles affirme que, malgré leurs discours affirmant convoiter la sagesse et la distinction chez une future épouse, c’est avant tout la coquetterie qui les attire (AC, 15 juillet 1944 : 6). Une autre invoque même la responsabilité des hommes en demandant :
Mais si les jeunes gens qui désirent de bonnes filles pour être leur compagne de demain et aussi d’après-demain, pourquoi ne [les] aideraient-ils pas à rester bonne ou à le devenir ? Car l’homme n’a-t-il pas été nommé par la Providence le gardien de la femme ? Combien y en [a-t-il] qui restent dignes de ce titre qui leur a été assigné ? Combien plutôt ne cherchent qu’à les pervertir ? (AC, 29 juillet 1944 : 6)
Que les jeunes femmes y soient perçues comme victimes ou complices de la modernité, tous les discours colligés dans l’Action catholique laissent transparaître le sentiment que la société est en train de changer et que l’apprentissage de vie d’une femme risque d’être désormais bien différent.
Conclusion
Somme toute, les lettres publiées dans la page féminine de L’Action catholique pendant la Seconde Guerre mondiale reflètent toute l’importance de la notion du foyer et de la vie familiale dans l’identité féminine de l’époque. Nul ne remet cette idée en question et, même pour les partisans et partisanes de l’effort de guerre féminin, l’expérience de vie des femmes doit contribuer à la construction d’une identité s’articulant autour des rôles matrimoniaux. Bien que la plupart des volontaires s’étant prêté au jeu des consultations d’opinions de Françoise Michel reconnaissent le caractère exceptionnel du conflit dans lequel ils sont plongés, la majorité d’entre eux considère que le détournement des femmes de leur rôle établi n’est pas légitime. Ainsi, la définition d’une femme modèle comprend sans aucun doute le sens du devoir, du patriotisme et de l’abnégation, afin d’accepter avec héroïsme les épreuves de la guerre, mais, pour plusieurs, c’est exclusivement au sein du foyer que ces qualités doivent être mises à profit. En d’autres mots, le modèle familial canadien-français doit demeurer intact malgré la nouvelle situation économique et politique. Les lecteurs et les lectrices vont même jusqu’à dire, devant les changements dans le comportement des jeunes filles, qu’il vaudrait mieux se sauver soi-même comme nation avant de penser à sauver les autres. Une partie du lectorat de la page féminine de L’Action catholique semble aussi penser que l’apprentissage de la vie féminine doit se faire à la maison paternelle, sous la tutelle d’autres modèles féminins, comme la mère ou la grand-mère, et, par conséquent, à l’abri des conséquences néfastes de la modernité. Pour plusieurs participants et participantes, les nouvelles mœurs modernes pourraient définitivement compromettre l’avenir des jeunes filles, en les préparant mal à la vie familiale qui les attend.
Malgré la relative partialité des sources utilisées pour cette analyse, compte tenu de la ligne éditoriale de L’Action catholique, qui continue de se présenter comme un journal d’information catholique (Marquis, 2004 : 135), on y observe néanmoins des nuances face aux critiques prônant une trajectoire de vie plus traditionnelle pour les jeunes femmes. En effet, certaines sont d’avis que le contexte de guerre pourrait contribuer à les rendre plus fortes, ou encore que le travail salarié pourrait les sensibiliser à la gestion financière. De façon générale, toutefois, on croit que l’accroissement de la liberté féminine n’est pas une conséquence positive de la guerre, mais plutôt un changement concourant à détourner les femmes de leur véritable rôle. Il ressort d’ailleurs des témoignages publiés dans la page féminine que ce dernier n’est pas inné et que les conditions doivent favoriser son apprentissage. De façon pratiquement unanime, on souligne qu’il faut apprendre à devenir une femme – on parle parfois même directement de formation féminine – et que c’est précisément cette initiation que la Seconde Guerre mondiale vient compromettre.
Références
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De l’utilité de l’étude de la couture domestique dans les milieux populaires québécois de la première moitié du XXe siècle pour la théorie féministe
Marilyne Brisebois
Pourquoi étudier la couture domestique dans une perspective historique? Comment l’examen de cette pratique nous renseigne-t-il sur les spécificités d’une époque et d’un lieu? Quelle lumière fait-elle sur les mœurs, le niveau de vie et les débats politiques présents dans une société?
Si quelques auteures américaines ont récemment publié sur la question (Burman, 1999 ; Gordon, 2009), très peu de chercheures québécoises s’y sont intéressées. Ce constat, issu de l’examen de l’historiographie du travail domestique, constitue le germe d’une réflexion sur cette piste de recherche prometteuse. Je mène donc des études doctorales dans le but de comprendre comment la couture domestique, de travail féminin gratuit nécessaire à l’équilibre du budget familial, devient une forme de loisir ou encore une tâche plutôt facultative lorsque la consommation de masse prend son essor et que le prêt-à-porter se généralise au Québec au cours du XXe siècle. Plus précisément, je m’intéresse à la production domestique du vêtement au Québec, dans les milieux populaires, de la fondation de la première école d’enseignement ménager en 1882, institution dans laquelle les filles sont initiées aux travaux « de leur sexe » pour en faire des épouses compétentes (Thivierge, 1982 : 45), à la formation du Front de libération des femmes du Québec en 1969, qui lance un débat féministe public sur le travail gratuit des femmes dans la sphère privée (Dumont et Toupin, 2003 : 32). Pour bien situer cette recherche, les travaux qui abordent tant la consommation de masse que le travail domestique féminin, les deux courants historiographiques dans lesquels s’inscrit la thématique de la couture, seront présentés. Je discuterai ensuite des convergences entre ces deux courants, en abordant l’exemple du développement des technologies et des sciences domestiques. À cette réflexion historiographique, se grefferont enfin quelques pistes de réflexion sur l’articulation de catégories d’analyse utiles pour mener à bien ce projet, le genre, la classe sociale et l’âge.
Expériences féminines de la consommation de masse
À l’échelle internationale, le développement actuel des études en histoire de la consommation de masse est indéniable. De part et d’autre de l’Atlantique, les historiographies nationales sont différenciées : alors que les recherches menées en France au cours de la dernière décennie ont surtout mis l’accent sur le rôle politique de la consommation, par l’étude des organisations ou des responsables politiques qui encouragent, orientent et éduquent les consommateurs et consommatrices (Chauveau, 2006), dans les pays anglo-saxons, ce sont davantage les lieux de consommation, notamment les grands magasins, et l’intersectionnalité genre-classe-race qui ont attiré l’attention des chercheures (Belisle, 2003). Aujourd’hui, la plupart des historiens et des historiennes s’entendent pour déterminer une première phase de la consommation de masse dans la seconde moitié du XIXe siècle, à la faveur de la révolution industrielle8 (Belisle, 2003 : 181-182). Cette consommation se caractérise par l’accès à de nombreux produits manufacturés, dont des vêtements. Ainsi, certaines études ont signalé une première étape dans le développement du prêt-à-porter dès le tournant du XXe siècle (Green, 1997 : 21-26; Srigley, 2007 : 94). La seconde phase, qui s’ouvre après la Deuxième Guerre mondiale, est mieux connue et documentée, alors que l’étendue géographique de son essor fait l’objet de débats (Chauveau, 2006 : 3-5; De Grazia, 1996a : 4-6). En effet, certains travaux laissent croire que le Canada et le Québec n’auraient pas connu un développement de la consommation de masse aussi rapide que les États-Unis, par exemple (Parr, 1999; Fahrni, 2005).
L’historiographie de la consommation de masse aborde bien le rôle des femmes dans le développement de l’industrie vestimentaire, en tant que travailleuses et acheteuses. La fabrication rémunérée de vêtements à domicile pour des industries, appelée sweating-system, est documentée par l’historiographie (Baillargeon, 1991; Bradbury, 1995; Hobbs et Sangster, 1999; Morton, 1995; Boris, 1994), et des auteures ont noté la dépendance de ces industries à la main-d’œuvre féminine bon marché (Harden Chenut, 2007 : 125-141; Collectif Clio, 1992 : 205-208). La production scientifique à ce sujet documente principalement les conditions particulièrement pénibles de travail de ces femmes (McIntosh, 1993; Steedman, 1998; Leroux, 2003), et leurs expériences sont noyées dans des problématiques plus globales liées au travail salarié féminin dans l’industrie textile (Du Berger et Mathieu, 1993; Steedman, 1997; Turbin, 1992).
Si plusieurs études ont démontré que l’industrie vestimentaire emploie une main-d’œuvre féminine, d’autres ont souligné que la clientèle était tout aussi féminine (Fahrni, 2002; Parr, 1999; Belisle, 2007 : 58-81). L’historienne Lorraine O’Donnell présente ainsi le magasinage à la fois comme un loisir et une tâche essentiellement féminine, qui fait partie intégrante du travail domestique (O’Donnell, 2005 : 545-546). Cette historiographie, plutôt abondante sur les lieux de consommation comme les grands magasins, se révèle toutefois largement lacunaire au sujet des catalogues de vente par correspondance et des patrons de couture qui y étaient vendus. Pourtant, certains magasins, comme Eaton, offrent dès la fin du XIXe siècle un service de vente par correspondance qui permet aux femmes d’horizons divers d’avoir accès à la mode. En effet, le catalogue Eaton était très populaire auprès de la population féminine québécoise francophone, même s’il faut attendre 1928 pour qu’il soit publié en français. La production et la diffusion de tels catalogues représentent une tendance occidentale qui dépasse largement le cas de Eaton. Selon Françoise Dulac (2003 : 157), les catalogues de vente par correspondance auraient permis à un bon nombre de femmes de suivre la mode à peu de frais et, surtout, d’y ajouter une touche personnelle. C’est aussi le cas de l’industrie des patrons de couture, qui se développe à la même époque en étroite relation avec l’essor des magasins de commerce au détail et des catalogues de vente par correspondance. Cette industrie, qui représente une innovation technique importante pour la couture domestique, est très peu documentée (Burman, 1999).
Certains travaux en histoire du vêtement soulignent que cette consommation pouvait parfois permettre aux femmes de modifier une dimension de leur identité, en changeant leur apparence (Hermann, 2002). Cette historiographie se concentre donc surtout sur le vêtement porté, sur l’importance de l’apparence comme vecteur identitaire, et n’aborde pas ce que Christine Bard appelle, dans un article récent consacré aux apparences dans les classes populaires françaises du début du XXe siècle, la « culture couturière ». Dans cette expression, Bard (2007) inclut les savoirs et savoir-faire féminins liés au vêtement issus, par exemple, des cours de coupe et de couture, mais aussi tout ce qui concerne l’expérience du vêtement, soit son achat et son entretien, qui étaient tout aussi féminins.
De récents travaux en histoire canadienne démontrent que dans la première moitié du XXe siècle, l’acquisition de biens manufacturés par les familles ouvrières s’intègre peu à peu à la définition de la respectabilité (Morton, 1995). Le cœur de ces nouvelles habitudes de consommation est la sphère domestique, et la possession de ces biens vient soutenir la réputation de la famille. À cette consommation de masse est généralement associé le déclin de la production domestique. Or certaines formes de production domestique perdurent. Toutefois, celles-ci sont très peu documentées. C’est le cas de la couture, qui continue d’être une tâche nécessaire pour certaines femmes exclues de la consommation de masse (Gordon, 2007; Bard 2007). Par ailleurs, la possession de ces savoir-faire devient, à la faveur du discours sur la mystique féminine, un impératif (Collectif Clio, 1992 : 414).
Regards portés sur le travail domestique
Si certaines chercheures féministes ont récemment remis en question le potentiel émancipateur de la consommation (De Grazia, 1996c : 275-286), peu d’études abordent directement son impact sur le travail domestique féminin, forme spécifique que prend pour les femmes la division sexuelle du travail (Delphy, 1998). Dans le Dictionnaire critique du féminisme, ce travail est défini comme « l’ensemble des tâches liées aux soins aux personnes accomplies dans le cadre de la famille –foyer conjugal et parentèle– travail gratuit effectué essentiellement par les femmes » (Fougeyrollas-Schwebel, 2004 : 249). Ces tâches ont longtemps été « non assimilées à du “travail”, non en raison de leur nature, mais bien du statut de la personne qui les exécute, de son lien de parenté avec ceux qui en bénéficient et de la gratuité des services qu’elle rend » (Piette et Gubin, 2001 : 646). De plus, selon Danielle Kergoat (1998 : 324-325), le « terme [de travail domestique] est utilisable à partir du moment où se met en place une séparation spatiotemporelle entre un lieu et un temps pour produire et gagner son salaire, et un autre lieu et un autre temps pour se reproduire (reproduire sa force de travail et reproduire la famille) ».
Depuis la publication d’ouvrages fondateurs au cours des années 1980 (Michel, 1978; Fenstermaker Berk, 1980; Vandelac, 1985; Boydston, 1990; Baillargeon, 1991), la question du travail domestique féminin est aujourd’hui quelque peu délaissée. Au Québec, alors que l’histoire de l’alimentation est en plein essor (Coulombe, 2005; Durant, 2011), peu de recherches se concentrent sur l’autre composante majeure du travail domestique que représente la « gestion du vêtement », et en particulier, la couture. À cet égard, c’est davantage la dimension économique de la couture qui a retenu l’attention. Certaines auteures y consacrent quelques pages dans des ouvrages portant sur la survie des familles ouvrières pendant l’industrialisation ou la Crise économique, et la présentent comme une activité essentielle pour boucler le budget familial (Strasser, 1989; Baillargeon, 1991; Bradbury, 1995; Liverant, 1999-2000). D’autres encore signalent que, dans ce but, les femmes des classes populaires déployaient imagination et savoir-faire pour donner une seconde vie à des vêtements usagés (Srigley, 2007; Porter-Benson, 2007; Gilbert, 2011 : 129-130, 133-134 et 144). Beaucoup de femmes auraient ainsi participé à la sphère informelle de l’économie, en réalisant divers travaux rémunérés à domicile, comme la couture (Collectif Clio, 1992 : 341; Baillargeon, 1991 : 136), insuffisamment documentée. Des études contribuent notamment à redéfinir l’espace domestique comme un lieu de production rémunéré, et à comprendre la perméabilité des frontières entre sphères privée et publique, soulignant que l’espace domestique reste, du moins jusqu’aux années 1950, davantage un lieu de production qu’un lieu de consommation (De Grazia 1996b : 151-152). Néanmoins, ces auteures évoquent brièvement qu’aussitôt qu’une relative prospérité s’installe, l’achat de prêt-à-porter devient plus courant et associé à la modernité, alors que la couture est délaissée (Srigley, 2007).
La publication récente de l’ouvrage de Sarah A Gordon sur la couture domestique représente, en quelque sorte, un tournant dans l’historiographie (Gordon, 2009). En plus de se consacrer uniquement à la couture et d’en faire un objet d’histoire à part entière, ce qui est en soi assez novateur, l’auteure y conçoit la couture comme un baromètre des changements socioéconomiques, et développe une conception de cette tâche domestique plutôt inédite, l’associant à un espace de liberté féminin. Dans cette histoire de la couture domestique, fabriquer ses vêtements revêt des accents de possibilités infinies. Cette conception de la couture reflète une certaine marge de manœuvre féminine au niveau des normes sociales, un espace de création et d’auto-identification (Gordon, 2009 : 28-29). En associant ainsi le plaisir au travail domestique, l’auteure conteste une certaine vision de ce travail, jusqu’alors surtout présenté comme une nécessité économique.
Une telle perspective ouvre des pistes de réflexion sur le travail domestique, non en terme d’heures qui y sont consacrées par les femmes, comme il est fait dans certains travaux français qui parlent alors de budget-temps (Caire, 2004 : 200), mais en termes d’évolution de la charge symbolique qui y est associée. Aussi, le travail domestique féminin produit non seulement du bien-être pour les membres de la famille, la mère cousant pour elle-même et pour ses enfants surtout, mais il produit aussi dans l’ordre du symbolique, car il est le garant de l’identité familiale, le véritable cœur de la culture familiale (Dussuet, 1997 : 148). Sara Gordon a ainsi souligné que la couture correspond notamment à une représentation du devoir conjugal et de l’amour maternel (Gordon, 2009 : 43).
L’ouvrage de Sara Gordon permet également d’entamer une réflexion sur le temps domestique et la place que les loisirs féminins y occupent. L’avènement des loisirs modernes est généralement associé à la culture de la consommation de masse (De Grazia, 1996b :157). L’historienne Michèle Dagenais souligne ainsi que dans la première moitié du XXe siècle, se divertir devient un enjeu culturel et social central, ce qui donne lieu au développement d’un ensemble de discours et à l’élaboration de normes destinées à encadrer cette nouvelle réalité sociale (Dagenais, 2006 : 12). La pratique des loisirs est surtout associée au temps passé hors du travail marchand (Salman Rizavi et Sofer, 2008 : 183; Caire, 2004 : 193) et la notion même de loisir ne prendrait tout son sens que dans une temporalité organisée de façon duale autour du travail salarié (Dussuet, 1997 : 50). Or, ces réflexions ne considèrent pas le travail domestique.
Le travail féminin a longtemps posé des problèmes de définition et de mesure (Thistle, 2006), et son revers, le loisir domestique féminin, reste encore à explorer. Dans son ouvrage, Sarah Gordon (2009) indique que les concours artisanaux et la mode ont contribué à en faire un passe-temps féminin, et ce, malgré les clivages sociaux. Les femmes des milieux populaires avaient peu de temps à consacrer aux loisirs qui prenaient essentiellement la forme de travaux d’aiguille réalisés en soirée, quand les tâches quotidiennes étaient terminées (Bowden et Offer, 1996 : 261). À ce sujet, la sociologue Annie Dussuet souligne que « le temps de loisirs des femmes est, plus encore que le temps domestique, défini par soustraction : c’est le temps qui reste… éventuellement. La part de ce temps est structurellement faible puisque la femme doit être toujours disponible pour les membres de sa famille […] » (1997 : 245). À cela s’ajoute le « flou » de certaines tâches, dont la couture, qui répondent à des impératifs de production ou à ceux de la moralité, tout comme éventuellement à des considérations liées au plaisir de faire. La couture domestique comme production et loisir est donc un objet d’étude heuristique pour réfléchir aux rapports entre les temps de vie et le travail domestique, ainsi que sur les frontières de ce dernier.
Convergences entre consommation de masse et travail domestique: l’exemple du développement des technologies domestiques
À la croisée de l’histoire de la consommation de masse et du travail domestique, l’historiographie s’aventure peu. Pourtant, des liens existent entre les deux phénomènes. Ainsi, depuis le XIXe siècle, le travail domestique s’est transformé : la nature des tâches a changé, ainsi que les outils consacrés à leur réalisation. Il existe une abondante historiographie sur les nouveaux appareils qui ont modifié de manière inexorable le travail gratuit des femmes à l’intérieur de la famille, notamment sur la machine à laver (French-Fuller, 2006; Pulju, 2009). La sociologue Sylvette Denèfle, par exemple, s’est intéressée à l’évolution des techniques et pratiques d’entretien du vêtement, en particulier du lavage, et souligne que les femmes, au cours du XXe siècle, ont été investies du rôle, plus moral que pratique, de maintien de la propreté (Denèfle, 1995 : 58). De récentes études en histoire et en anthropologie féministe sur l’industrialisation s’interrogent sur le rapport des femmes à la technologie, défendant l’idée que les innovations techniques ne sont pas neutres socialement (Chabaud-Rychter et Gardey, 2002). Judith A. McGaw (2003 : 54) parle même de « technologie féminine » au sujet de produits destinés à l’usage des femmes en vertu d’une conception essentialiste de leur rôle. Étudier cette technologie dans une perspective féministe permet, selon elle, de révéler des dimensions qui ne sont généralement pas prises en compte dans l’histoire ou l’archéologie de la technologie, comme l’importance des savoirs liés aux usages de ces innovations.
La plupart des appareils ménagers modernes ont été inventés dès le XIXe siècle, commercialisés au début du XXe et rendus accessibles à une large partie de la population, au cours de la seconde moitié du XXe siècle (Pulju 2009; De Grazia, 1996b; Leymonerie, 2006). Ainsi, le progrès technique ne s’applique pas seulement au travail industriel, mais il pénètre l’intérieur des foyers. La diffusion massive de ces évolutions techniques a été plus rapide aux États-Unis qu’en Europe ou au Québec (Baillargeon, 1991 : 28-29; Collectif Clio, 1992 : 323). L’innovation technique qui marque le plus le rapport des femmes à la couture domestique est sans conteste la machine à coudre : pendant longtemps, elle a été la seule que les familles ouvrières pouvaient s’offrir (Roberts, 1986 : 232). Ceci étant dit, la machine à coudre fait l’objet d’une historiographie surtout concentrée sur le travail industriel (Brandon, 1999). Son impact sur le travail domestique est moins étudié. L’historienne Marguerite Connolly note toutefois à ce sujet qu’en dépit des espérances soulevées par l’achat d’une machine à coudre, celle-ci a échoué à transformer radicalement la couture à domicile. En effet, bien qu’elle procure une amélioration en terme de vitesse, la machine ne peut faire qu’une partie du travail associé à la couture ; la coupe et l’assemblage, par exemple, doivent toujours être réalisés manuellement (Connolly, 1994 : 46-47). Sarah A. Gordon, quant à elle, affirme plutôt que cette innovation a modifié radicalement le rapport des femmes à la couture, en leur permettant de sauver temps et argent (Gordon, 2009 : 83-84).
Des travaux féministes soulèvent une question essentielle à l’étude des innovations techniques domestiques : ont-elles atténué la lourdeur du travail domestique et permis une certaine autonomisation des femmes (De Grazia, 2006) ? Si pour le sociologue Jean-Claude Kaufmann, « il n’est pas exagéré de dire que sans la machine à laver, la seconde moitié du XXe siècle n’aurait pas été celle de l’émancipation féminine » (Kaufmann, 2000 : 21), pour la plupart des auteures féministes traitant de l’évolution technique du travail ménager, l’accès à de nouveaux appareils n’aurait pas allégé le travail, car il s’accompagne d’une série de recommandations et de prescriptions adressées aux femmes qui complexifient leur travail, notamment sur l’hygiène, la nutrition et l’éducation des enfants (Baillargeon, 1991 : 28-29; De Grazia, 1996b : 151-152; Piette et Gubin, 2001 : 677-678).
L’exemple du développement de nouvelles technologies domestiques et de leur diffusion de plus en plus importante au cours du XXe siècle dans toutes les couches de la société (Baillargeon, 1991) témoigne des liens entre le développement de la consommation de masse et l’évolution du travail domestique féminin. Des liens qui restent encore aujourd’hui très peu explorés, et qui apparaissent essentiels pour comprendre l’évolution d’une pratique comme la couture domestique dans toute sa complexité.
Considérations théoriques pour aborder la couture domestique
Au XIXe siècle, l’appartenance à la sphère domestique devient un élément central de l’identité sociale des femmes, ce qui perdure au cours du XXe siècle (Mercier, 1986 : 112). Socialement invisibles et non questionnées, les fonctions et activités attribuées aux femmes ont longtemps été considérées comme « naturelles » (Kergoat, 1998 : 323), et les logiques domestiques sont d’autant plus persistantes qu’elles sont fondatrices de statut social, « support d’identité » (Dussuet, 1997 : 240). Si la division sexuelle du travail assigne prioritairement toutes les femmes à l’univers domestique, d’autres rapports de pouvoir hiérarchisent les femmes entre elles et modulent différemment cette appartenance, notamment les rapports de classe et d’âge. Ainsi, les femmes ne forment pas un groupe monolithique et, conséquemment, leur rapport au travail domestique, ici à la couture, est différent.
Le travail domestique, gratuit et invisible, a d’abord été ciblé par les féministes des années 1970-80 comme le vecteur de l’oppression des femmes. Depuis quelques décennies, les critiques des féministes noires et d’inspiration postcoloniale ont imposé la nécessité d’intégrer pleinement les rapports de pouvoir entre femmes dans l’analyse de cette oppression : « l’oppression sexiste ne s’inscrit ni ne se lit dans le corps abstrait de la « femme » universelle et anhistorique, mais dans celui des femmes particulières et particularisées, dans un contexte social déterminé, caractérisé par d’autres rapports de domination » (Benelli, Delphy et al., 2006 : 4). L’histoire du travail domestique féminin ne peut donc pas faire l’économie d’une analyse de l’articulation du genre avec les autres rapports de domination, notamment le rapport de classe, auquel les chercheures féministes ont d’abord été sensibles (Kergoat, 1998; Delphy, 1998). Ainsi, « [l]es modélisations de la société marchande et du salariat, d’une part, et de la division sexuelle du travail, d’autre part, se sont faite corrélativement. C’est en ce sens que l’on peut parler de coextensivité et même de consubstantialité à propos des rapports de classe et des rapports de sexe » (Kergoat, 1998 : 325). Pendant longtemps, les historiens ont attribué aux femmes la même position sociale que leur père ou mari, niant ainsi les possibilités d’un rapport de classe spécifique entre femmes. L’historiographie féministe des classes populaires démontre bien que la classe sociale se vit différemment selon le genre, et la redéfinition même du concept de travail, pour inclure le travail non rémunéré, le travail domestique, industriel ou ménager, le travail des religieuses et le bénévolat, procède des contacts féconds entre histoire de la classe ouvrière et histoire des femmes, toutes deux issues d’inspirations idéologiques différentes (Lévesque, 1997 : 280). Tout récemment, Joan Sangster en appelait à un renouvellement des études articulant le genre et la classe sociale, une perspective qui aurait été quelque peu négligée, selon elle, au profit des études portant sur la race. Elle plaide alors pour un usage plus rigoureux du concept. Désormais abordée comme un marqueur d’identité parmi d’autres, la classe ne renverrait plus, selon elle, aux relations de production et de reproduction du système capitaliste, pourtant essentielles à une analyse lucide des rapports sociaux (Sangster, 2011 : 14).
Si plusieurs analyses sont produites en pensant l’intersection entre genre et classe, peu d’entre elles intègrent la catégorie sociale de l’âge. Pourtant, il s’agit d’un important principe de différenciation sociale, qui prend de plus en plus d’importance au cours du XXe siècle (Charles, 2011 : 271-272). Comme le genre, l’âge forge des constructions sociales en perpétuel réassemblage plutôt que des données, et aux étapes de vie correspondent donc des pratiques et des représentations sociales (Charles, 2009). La difficulté d’en faire un véritable outil d’analyse, alors qu’il est souvent manié comme une simple variable qui n’engage pas de problématisation véritable, est soulignée par certaines auteures (Charles, 2011 : 279). Articuler l’âge avec d’autres rapports sociaux ne va pas de soi, et certaines auteures privilégient souvent l’analyse d’une étape de vie particulière. La jeunesse est à cet égard largement documentée (Piché, 2003; Bienvenue, 2003; Hébert, 2008). L’âge, toutefois, ne peut être pensé tout à fait de la même manière que les autres rapports sociaux. Il ne se cristallise pas dans des rapports de pouvoir opposant des catégories apparemment stabilisées (les catégories de vieux et de jeunes sont relatives puisqu’elles peuvent être différentes selon les situations) et il comporte une dimension évolutive particulière, car chaque individu passe inexorablement par tous les âges de la vie (Achin, Ouardi et Rennes, 2009).
Enfin, plusieurs pistes permettent de réfléchir cette articulation entre genre, âge, classe sociale et couture. L’évolution des modes de transmission de la couture entre femmes et filles d’âges et de milieux différents est ainsi très intéressante à étudier, tout comme le fait que la couture, autrefois l’apanage obligé des femmes et des filles de tous âges, devient au cours du XXe siècle une activité surtout de femmes âgées, les femmes plus jeunes n’y trouvant plus les incitatifs financiers d’autrefois puisque le prix du prêt-à-porter décroît sans cesse. Non seulement cette pratique devient propre aux femmes plus âgées, mais dans le contexte de relative prospérité qui vient après la Seconde Guerre mondiale, prospérité indéniablement segmentée selon les classes (Parr, 1999 : 5; Fahrni, 2002 : 490), elle devient celle des femmes issues de milieux populaires, exclues de cette prospérité.
Conclusion
La mise en résonnance de travaux provenant d’horizons divers comme l’histoire de la consommation de masse et celle du travail domestique révèle ainsi un thème de recherche porteur, qui ouvre une porte pour réfléchir aux catégories d’analyse, à l’articulation des rapports de domination, à la complexité des identités et des inégalités sociales. Émergent également de nouveaux angles d’approche du phénomène de dissociation entre consommation et production, de la valorisation ou la dévalorisation du travail domestique en période de crise ou de prospérité. Cette perspective croisée permet également de souligner l’hétérogénéité du travail domestique et du statut de ménagère, de comprendre autrement la relation entre ce qui est produit et ce qui est consommé. Elle est d’autant plus passionnante qu’elle est ardue. À cet égard, la mise en garde de quelques auteures concernant les difficultés liées à l’opérationnalisation ou à la mise en œuvre de l’intersectionnalité se révèle être une sorte de garde-fou, empêchant une perte de contrôle d’une analyse qui ne s’intéresserait alors qu’à une dimension de la nébuleuse de la réalité des femmes (Achin, Ouardi et Rennes, 2009 : 101).
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Jeunes femmes : comportements et conceptions des rapports sociaux de sexe
L’ABC des filles, qu’en pensent-elles? Les études de réception pour mieux comprendre les dicos pour filles
Catherine Plouffe Jetté9
Les études en sciences de l’éducation sont au carrefour de plusieurs disciplines et cette interdisciplinarité permet d’élaborer des recherches complexes à l’aide d’outils conceptuels et méthodologiques d’univers variés. Ayant comme préoccupation principale les rapports sociaux de sexe véhiculés par la littérature jeunesse, je me situe donc à la croisée de la sociologie de l’éducation, des études en communication, des cultural studies et des études féministes.
Le point déclencheur de mon étude a été la découverte de livres comme Le Dico des filles, L’Encyclo des filles et L’ABC des filles10. Ce type de livres m’apparaissait nouveau et surtout très présent sur les tablettes des librairies. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu des livres équivalents lorsque j’avais l’âge du public cible. Si de tels ouvrages avaient existé à l’époque, j’en aurais probablement lu.
Dans ce texte, je définirai ce que j’entends par « dicos pour filles » et je présenterai plus en détail L’ABC des filles. Le cadre théorique dans lequel je situe ma recherche, les cultural studies, sera ensuite présenté, de même que des études qui ont abordé des sujets similaires et le modèle de codage/décodage de Hall (1980), central aux études de réception. Finalement, j’exposerai brièvement la problématique sur laquelle je travaille, les principaux objectifs de ma recherche et la méthodologie envisagée.
Les ouvrages documentaires et les dicos pour filles
L’ABC des filles est un ouvrage québécois écrit par Catherine Girard-Audet et publié une fois par année depuis 2008 aux éditions Les Malins, à Montréal. À ce jour, il existe cinq éditions. C’est, à ma connaissance, le premier et le seul ouvrage du genre à être entièrement fait et publié au Québec. Il semble prendre pour modèle d’autres ouvrages du genre publiés en France et qu’on retrouve facilement au Québec, comme Le Dico des filles et L’Encyclo des filles.
Afin de classer L’ABC des filles dans la littérature destinée à la jeunesse, j’utilise la typologie présentée par Charlotte Guérette et al. (2007) pour placer les ouvrages du genre dans les documentaires pour la jeunesse. Il s’agit de :
livres destinés à l’enfance et à la jeunesse qui rassemblent une information structurée sur un sujet donné — scientifique, technique, historique, artistique —, ou encore qui abordent les sciences humaines dans le but de favoriser l’acquisition de connaissances ou d’un certain savoir-faire. (Guérette et al., 2007 : 32)
On les distingue des manuels scolaires et didactiques principalement parce que ces derniers sont « centrés sur l’acquisition de savoirs obligatoires » (Guérette et al., 2007 : 39), alors que les documentaires pour la jeunesse empruntent des voies différentes, sont moins formels, plus ludiques, tout en restant tout aussi rigoureux dans le contenu transmis.
Dans la typologie proposée par Guérette et al. (2007), il y a une catégorie de documentaires qui regroupe les atlas, les encyclopédies et les dicos. Cependant, L’ABC des filles et ses semblables n’entrent pas complètement dans cette catégorie, puisqu’on définit ces ouvrages comme faisant « le tour complet d’un thème ou d’une civilisation » (Guérette et al., 2007: 99), Le Dico de la danse11, par exemple.
Bien que L’ABC des filles s’y rapproche par la forme, c’est-à-dire une suite d’articles ou d’entrées se rapprochant de l’encyclopédie et placés en ordre alphabétique, il s’en distingue par les sujets abordés. En effet, les dicos tels que décrits par Guérette et al. abordent un thème large qu’ils déclinent en différents éléments. L’ABC des filles et les autres traitent plutôt de thèmes variés dont le dénominateur commun est d’intéresser les filles. Ces ouvrages se définissent donc davantage par leur public cible que par leurs thèmes. J’ai donc choisi de désigner ces ouvrages ainsi : ouvrages documentaires encyclopédiques pour filles, ou de façon plus concise, les « dicos pour filles ».
De manière générale, les dicos pour filles sont présentés sous la forme d’abécédaires et sont composés de courts articles (entre une et cinq pages) à propos de sujets qui, nous dit-on, intéressent les filles, comme la mode, les garçons, la santé, les relations interpersonnelles, la culture, le sport, etc. Ils sont généralement réédités chaque année et ils font partie de collections s’adressant à des filles de 12 ans et plus, quoique certains visent un lectorat un peu plus jeune. Par exemple, Mon dico chéri, paru chez Fleurus, s’adresse aux filles de neuf à douze ans. Dans le cas de L’ABC des filles, l’éditeur ne se prononce pas directement sur l’âge des lectrices.
Le choix de travailler à partir de L’ABC des filles plutôt qu’un autre titre s’est fait surtout parce qu’il a été publié au Québec au cours des cinq dernières années. L’édition 2010 a été choisie à la fois pour des raisons pratiques, car j’avais la possibilité de me procurer facilement un grand nombre d’exemplaires à peu de frais et parce que j’ai constaté peu de différences d’une édition à l’autre. En effet, la page couverture et la section « magazine » sont similaires. La plupart des textes et des illustrations demeuraient inchangés. J’ai constaté une légère diminution du nombre d’illustrations qu’on pourrait qualifier de style bande dessinée au profit de photographies entre la première et la deuxième édition, soit celles de 2008 et de 2010, ce qui m’a amenée à penser que, dans le cadre de l’étude que je voulais faire, les éditions de 2010 à 2012 pouvaient être interchangeables12.
Cadre théorique
En m’intéressant à un ouvrage de littérature jeunesse, j’interroge plus largement la culture des adolescentes. L’approche qui m’a très tôt interpellée est celle des cultural studies, qui ont vu le jour en Grande-Bretagne avec les travaux, entre autres, de Stuart Hall, dans les années 1970-80. Définir les cultural studies n’est pas simple. À l’instar de Barker (2004), on considère que les cultural studies font référence à un groupe d’idées, d’images et de pratiques qui influencent la manière de voir les pratiques culturelles et d’en parler. Cette vision du monde s’exprime par certains concepts, tels que les relations de pouvoir, les conséquences politiques qui découlent des pratiques culturelles et les enjeux d’identité, de représentations, de discours et d’idéologies. Les cultural studies offrent un regard critique sur les productions médiatiques et sur les lectures faites par les publics (Hall, 1980; Barker, 2004; Maigret, 2008).
Des cultural studies ont découlé de nombreux champs plus spécifiques qui ont permis de questionner la culture selon différents points de vue. Dans mon cas, les media studies, et plus précisément les feminist media studies telles qu’entendues par Lisbet van Zoonen (1994), m’interpellent particulièrement. Dans ce champ, on souhaite rompre avec la conception béhavioriste d’une « influence directe » des médias sur leur auditoire et s’intéresser à la manière dont les messages sont encodés puis décodés, de même qu’aux rapports sociaux de sexe et aux idéologies concernées. Selon van Zoonen (1994), les médias participent à la construction d’un discours genré, en « accommodant, modifiant, reconstruisant et produisant des interprétations rigides et contradictoires des différences entre les sexes » (van Zoonen, 1994 : 66, traduction libre). Il y a, dans les feminist media studies, une volonté de sortir du débat stérile à savoir si la culture populaire est « bonne » ou « mauvaise » pour les femmes, et une volonté d’introduire la notion de plaisir dans la façon d’étudier les publics. On s’intéresse donc à la production des objets culturels de même qu’à leur réception. Pour se faire, van Zoonen utilise, entre autres, le modèle développé par Stuart Hall (1980)13. Le courant des feminist media studies s’inscrit tout à fait dans les études féministes qui souhaitent tenir compte de la réalité des femmes et qui ont une volonté socio-politique de transformer les rapports sociaux et une volonté scientifique d’élaborer des connaissances (Dagenais, 1987).
Finalement, le courant des girls’ studies (ou girlhood studies, selon les auteures) découle à la fois des feminist media studies et des études féministes. Ce courant étudie les représentations des filles dans les médias et désire leur donner la parole à propos de leurs relations avec la culture et les médias (Caron, 2009; Mazzarella et Pecora, 2007). Mazzarella et Pecora (2007) situent l’émergence des girls’ studies dans les années 1990, période où la recherche s’intéressait beaucoup aux filles en général, dans une sorte d’anxiété généralisée, que ce soit en lien avec leur estime personnelle, leur image corporelle, leurs comportements parfois délinquants, et plus encore. Les girls’ studies se sont développées, principalement dans les travaux de Michelle Fine, de Carol Gilligan et d’Angela McRobbie, en opposition à ces recherches que l’on pourrait désigner par l’expression « studies of girls » à propos de ces filles pour lesquelles les chercheures s’inquiétaient et que l’on devait protéger.
Les chercheures des girls’ studies considèrent généralement que lorsque la culture des filles est décortiquée par les études féministes, on la présente souvent comme dangereuse et néfaste pour les adolescentes. En se prononçant au nom des jeunes filles et en affirmant connaître ce qui est bon pour elles, ces chercheures reproduisent en quelque sorte les relations de pouvoir que les études féministes ont voulu contrer lorsque les chercheurs hommes se prononçaient au nom des femmes. Elles font ainsi fi de leur propre subjectivité en se plaçant dans leur position de chercheure, supposée reconnaître les contenus problématiques sans se laisser influencer par eux (Duits et van Zoonen, 2009). Selon Mazzarella et Pecora (2007), on dénote trois types de girls’ studies, soit les études sur les représentations dans les médias de filles fortes, les études sur la manière dont les filles négocient avec les objets culturels potentiellement dangereux qu’on leur propose, et les études sur les filles comme productrices de messages médiatiques, notamment à travers Internet. Les girls’ studies placent la voix des filles à l’avant-plan et dépeignent leur situation de manière réaliste et non paternaliste.
En somme, les cultural studies, les feminist media studies et les girls’ studies posent un regard critique et politique sur la culture, car ils prennent en compte les inégalités et souhaitent, par la recherche, créer du changement social.
Revue de littérature
À ma connaissance, les ouvrages documentaires ont été peu étudiés sous l’angle des rapports sociaux de sexe, et aucune étude n’a été consacrée aux dicos pour filles. Cependant, plusieurs auteurs se sont intéressés aux représentations stéréotypées des filles et des garçons, des femmes et des hommes dans les publications destinées à la jeunesse. En effet, tant dans les albums illustrés (Angelot et al., 2008; Brugeilles et. al., 2002; Dionne, 2009; Dionne 2012; Epiphane, 2007), les livres à colorier (Fitzpatrick et McPherson, 2010) et les manuels scolaires (Dunigan, 1976; Brugeilles et Cromer, 2006; Fontanini, 2007) ou pour les scouts (Denny, 2011), on retrouve de nombreux stéréotypes quant aux rôles, comportements et attitudes adoptés par les femmes et les hommes, par les filles et les garçons. Les personnages masculins sont plus souvent représentés en action que les personnages féminins. Les personnages ne pratiquent pas les mêmes métiers selon leur sexe; on attribue aux femmes et aux filles des activités considérées comme subalternes, liées au soin des autres, aux arts et à la communication, alors que les hommes et les garçons sont souvent dépeints dans des professions considérées héroïques (policiers, pompiers) ou liées aux sports, et des fonctions de cadre. Les modèles de famille représentés s’éloignent rarement du modèle traditionnel de la famille nucléaire hétéroparentale, et les rôles du père et de la mère sont généralement bien définis (le père occupe un emploi à l’extérieur de la maison et la mère s’occupe des tâches ménagères à la maison). De plus, dans la plupart des études citées, on dénote un nombre plus élevé de personnages masculins que de personnages féminins.
Comme la plupart des études relevées s’intéressent davantage à la littérature fictionnelle qu’aux ouvrages documentaires comme L’ABC des filles, je me suis tournée vers les études touchant les magazines pour adolescentes. Les dicos pour filles présentent de nombreuses similitudes avec les magazines, en ce sens qu’ils sont composés principalement de textes informatifs, se distinguant des romans et autres textes littéraires qui sont généralement narratifs. De plus, les magazines et les dicos pour filles sont composés de textes de longueur semblable et leurs thèmes sont similaires. Certaines différences entre les deux types de publication sont à noter, comme l’abondance, dans les magazines, d’entrevues avec des personnalités connues et de contenus publicitaires et promotionnels, comme l’ont démontré Caron (2004; 2005) et Lebreton (2009). Ce genre de contenus a été retrouvé en quantité plus limitée dans L’ABC des filles14. Aussi, le type de textes qui constitue la plus grande partie des dicos pour filles se retrouve également dans les magazines pour adolescentes, à raison de quelques-uns par numéro. Finalement, la forme des dicos, un livre de quelques centaines de pages avec une couverture rigide, se distingue de celle des magazines pour adolescentes, d’une cinquantaine de pages. À mon sens, il est donc possible de faire des rapprochements entre les deux genres, tout en tenant compte de leurs spécificités.
Comme le souligne Caron (2003), il est possible de classer les études sur les magazines pour adolescentes dans deux courants théoriques, soit « celui qui condamne les magazines féminins pour leur rôle de supporter de l’idéologie capitaliste et patriarcale, et celui qui les vénère pour le plaisir et l’évasion qu’ils procurent à leurs nombreuses lectrices » (Caron, 2003 : 56). Elle remarque toutefois que la recherche tend à se complexifier.
Parmi les observations soulevées par les différentes études, la présence de stéréotypes quant aux identités féminines et masculines a été relevée à plusieurs reprises (Lebreton, 2009; Bouchard et Bouchard, 2005; Jackson, 2005a; Caron, 2004; Evans et. al., 1991; McRobbie, 1982). Le modèle de féminité présent dans ces publications serait une fille blanche hétérosexuelle (Caron, 2005). Les hommes, quant à eux, n’auraient pas d’émotions et auraient d’importants besoins sexuels, alors que chez les femmes, ce serait le contraire. On présenterait les hommes et les femmes comme appartenant à deux catégories distinctes de personnes qui sont complémentaires, ayant peu de caractéristiques communes (Lebreton, 2009; Massoni, 2004; Caron, 2004; Massé et Rosenblum, 1988; Winship, 1987). Ainsi, les thèmes des magazines pour adolescentes ne seraient pas les mêmes que ceux des magazines masculins. Par exemple, les relations interpersonnelles sont abondamment traitées dans les magazines féminins et peu dans les magazines masculins, alors qu’il s’agit d’un thème qui, en principe, concerne tout le monde, hommes et femmes.
Le thème de la séduction hétérosexuelle prend une place importante dans les contenus présentés (Lebreton, 2009; Bouchard et Bouchard, 2005; Jackson, 2005a; Caron, 2004; Caron, 2005; Evans et al., 1991). Elle se manifeste principalement par la préoccupation de son apparence physique. Les magazines enseigneraient à prendre soin de son corps dans le but de plaire, favorisant ainsi la consommation des produits annoncés au fil des pages (Lebreton, 2009; Bouchard et Bouchard, 2005; Caron, 2005). L’étude de Caron (2005) a d’ailleurs indiqué que 87% du contenu photographique des magazines étudiés avaient une fonction publicitaire et promotionnelle.
Plusieurs de ces études en viennent à la conclusion que les messages transmis par les magazines pour adolescentes seraient contraires aux valeurs d’égalité entre les sexes. La solidarité entre filles, par exemple, se verrait remplacée par une rivalité féminine issue de la séduction hétérosexuelle (Lebreton, 2009; Bouchard et Bouchard, 2005). Les magazines valoriseraient ainsi un modèle de girl power, détournant l’empowerment féministe qui promeut une affirmation et une valorisation de soi. Il se centrerait sur « le plaisir et le pouvoir que les filles tirent de leur investissement dans les pratiques et les rituels de la féminité » (Lebreton, 2009: 88) et valoriserait la consommation (Bouchard et Bouchard, 2005). Les chercheures reconnaissent généralement que ce ne sont pas toutes les filles qui adhèrent à ces stéréotypes, mais insistent sur la puissance des discours transmis par les médias (McRobbie, 1982).
Cependant, comme il a été mentionné plus haut, toutes les études ne considèrent pas les magazines pour adolescentes comme une menace et les voient au contraire comme un lieu de plaisir et même éventuellement de contestation (Winfield Ballentine et Paff Ogle, 2005; Jackson, 2005b; Budgeon et Currie, 1995). Une définition plus large du concept de girl power est d’ailleurs évoquée par Taft (2004), qui en propose quatre types : l’antiféminisme, le postféminisme, le pouvoir individuel et le pouvoir de consommation; les études de Bouchard et Bouchard (2005) et Lebreton (2009) ne tiendraient compte que de ce dernier type. Si Taft ne nie pas l’influence des médias dans la construction de l’identité des filles, elle précise que la situation est complexe : les filles peuvent, à partir de ce qui leur est proposé dans les médias, construire de nouveaux discours s’éloignant de la volonté marchande et patriarcale. Selon Taft, donc, les filles seraient en mesure de prendre ce qui leur convient dans les discours qu’on leur propose.
Ce genre d’études, comme celle sur le phénomène des fans des Spice Girls (Fritzsche, 2004), se distingue des analyses de contenu puisqu’on ne s’intéresse pas au message que véhiculent les magazines pour adolescentes ou le groupe de musique, mais au sens que leur donnent les lectrices ou les fans. Fritzsche s’interroge d’ailleurs sur ce qui peut entraîner l’empowerment chez ces dernières, malgré les critiques considérées légitimes faites à l’endroit de ces objets culturels.
Des voix s’élèvent donc contre la victimisation des filles face aux médias et soulignent qu’elles ne sont pas passives devant ces discours. Dans la lignée des girls’ studies, Caron (2009) rappelle qu’il n’est pas possible d’établir les effets d’images et de discours sur le public sans faire une analyse de leur réception. Les études de Radway (1984) et de Currie (1999), par exemple, démontrent que les lectrices ne les lisent pas de la même manière que les chercheures. Elles s’intéresseraient à certains éléments qui leur plaisent et ignoreraient ce qui les intéresse moins. Comme ont pu observer Duke et Kreshel (1998) :
les usages et l’interprétation que les récepteurs font des médias ne sont ni prévisibles ni systématiques, mais reposent en rétrospective sur des choix et des activités qui sont compréhensibles et intéressants (Duke et Kreshel, 1998: 67, traduction libre tirée de Lang, 2009: 15).
Après avoir fait une analyse de contenu du magazine Cool!, dont il a été question plus haut, Bouchard et Bouchard (2005) ont rencontré des jeunes filles entre 9 et 12 ans dans le cadre de groupes de discussion afin de parler des magazines pour adolescentes et de mesurer le niveau d’adhésion des filles par rapport aux contenus étudiés. Selon l’analyse des propos recueillis par Bouchard et Bouchard, il semblerait que les lectrices aient intégré ces messages dans leurs propos, entre autres par leur manifestation de connaissances pointues dans le domaine de la mode et leur utilisation d’un certain nombre de produits présentés dans les revues. Par contre, elles identifient une vedette qui « va trop loin » (Bouchard et Bouchard, 2005: 18). À mon sens, le jeune âge des participantes doit être pris en compte dans l’interprétation des conclusions de cette étude.
En réponse à cette étude, Clennett-Sirois (2008) postule que :
les adolescentes disposent d’une capacité d’action [agency], selon l’expression de Kabeer (2005a: 214), leur permettant « l’exercice d’un choix » reconnaissable à leur « prise de position, protestations [ou] négociations » vis-à-vis des messages médiatiques; un choix qui répond à des « motivations, significations et intentions » particulières (Clennett-Sirois, 2008: 4).
Elle donne donc une voix à des lectrices de magazines âgées entre 15 et 17 ans. Elle s’est rendu compte que toutes les jeunes filles rencontrées ont manifesté, à différents degrés, une résistance par rapport aux contenus présentés dans les revues. Cependant, Clennett-Sirois souligne qu’il est difficile de mesurer cette résistance. Par exemple, elle a remarqué que certaines participantes semblaient pratiquer une forme de lecture sélective, c’est-à-dire qu’elles ignoraient certains articles ou certains sujets traités dans les magazines. Peut-on considérer cette lecture sélective comme une forme de résistance? Malgré des résultats limités dus au nombre de participantes, l’étude de Clennett-Sirois permet de conclure deux choses, soit « que les adolescentes ne sont pas dupes du contenu qui leur est présenté dans les magazines et qu’elles négocient ce qu’elles jugent adéquat et crédible et ce qu’elles estiment non valable ou stéréotypé » (Clennett-Sirois, 2008: 111).
L’étude de Lang (2009), réalisée à peu près en même temps que celle de Clennett-Sirois, s’intéresse plus précisément à la lecture que font des adolescentes de 15 à 17 ans d’articles à propos de la sexualité dans le magazine Adorable. À la suite des entrevues réalisées, Lang remarque que les articles qui traitent de la sexualité sont principalement lus dans le but d’apprendre, mais aussi pour le plaisir. Les articles ayant pour thème le corps sont surtout lus dans le but de « se rassurer ». Finalement, l’analyse de la réception des articles permet à Lang de conclure que les lectrices rencontrées en font principalement une lecture dominante. Cependant, « [l]a proportion de réceptions oppositionnelles (de 12 à 15 %, toutes catégories confondues) démontre clairement que les participantes sont capables de faire preuve d’esprit critique : elles ne gobent pas tout ce qu’elles lisent sans en jauger la qualité, les opposer à leurs valeurs ou en questionner les sources et les fondements » (Lang, 2009: 133).
Bref, toutes les études de réception consultées ont indiqué que malgré une adhésion générale aux discours dans les médias, à différents degrés, les lectrices se sont montrées actives dans la production du sens accordé à ces discours et ont exprimé une distance critique à propos de certains éléments. Le regard que portent les lectrices sur les médias qu’elles consomment et qu’elles apprécient amène ainsi les chercheures à nuancer leur analyse de ces textes.
Le modèle du codage/décodage de Hall (1980)
Dans les études traditionnelles des médias, on identifiait l’émission d’un message, via un texte sous la forme d’un journal, un magazine, une émission de radio ou de télévision, et une réception par le public. Comme cette relation était considérée comme unidirectionnelle, on s’intéressait soit aux messages, par des analyses de contenu, comme celles qui ont été présentées plus haut, soit aux possibles effets sur les publics. Dans ce modèle, on n’accorde aucun pouvoir aux publics et on sous-entend que ceux-ci sont passifs devant les messages transmis.
Or, cette « conception linéaire de la communication » ne tient pas compte la complexité des relations entre publics et médias (Caron, 2009: 245). Dans les cultural studies, la communication de masse est plutôt considérée comme un dialogue entre les producteurs de ces médias et les publics, plutôt qu’un canal de communication unidirectionnel. Ce dialogue est hiérarchisé, bien sûr, mais il s’agit tout de même d’un dialogue, « un jeu où se négocient les multiples rapports de classes, de genres et d’âges, et non seulement la domination d’un centre à l’égard d’une périphérie » (Maigret, 2008: 12-13). Car les publics ont un pouvoir de négociation sur le sens qu’ils accordent aux messages transmis par les élites par le biais des médias. Cette négociation est à l’avantage des groupes dominants, mais elle demeure quand même une négociation. Par conséquent, les sens créés par les différents publics peuvent différer de ceux qu’ont voulu transmettre les élites (Maigret, 2008; Barker, 2004). Le bagage personnel et l’expérience de vie peuvent avoir un certain impact sur la manière dont les personnes reçoivent et interprètent les contenus qui leur sont présentés. Les études sur la réception des objets culturels s’avèrent donc essentielles à la compréhension de ceux-ci.
Le concept de codage/décodage développé par Stuart Hall dans les années 1980 représente « la relation entre le signifiant et le signifié, ou les signes et leurs sens » (Barker, 2004: 58, traduction libre). Il fait référence aux relations entre les textes, leurs producteurs et productrices et leurs publics. Ce modèle propose de remplacer le modèle traditionnel en accordant un pouvoir aux récepteurs et réceptrices.
Production et réception du message ne sont, par conséquent, pas identiques, mais elles n’en sont pas moins liées : elles constituent des moments différenciés au sein de la totalité que forment les rapports sociaux du processus communicationnel pris dans son ensemble (Hall, 1994: 31)15.
Ainsi, les deux catégories d’acteurs, soit les « codeurs » et les « décodeurs », contribuent à la production d’un discours significatif à l’aide de leurs structures de sens respectives. Dans le modèle de Hall (1994), il est donc possible qu’une lectrice ou un lecteur décode le texte d’une autre manière que celle de son encodage étant donné que les textes sont polysémiques (Barker, 2004 : 59).
Afin d’évaluer le décodage fait par des publics, Hall propose trois positions de lecture, considérées comme des types de réception. Le premier est la lecture dominante-hégémonique : la lectrice décode le discours de la même manière qu’il a été codé. Elle partage la même structure de sens. Ensuite vient la lecture négociée : ici, la lectrice décode le discours en partageant la structure de sens de manière globale. Cependant, elle demeure critique et applique certaines exceptions. Puis, la lecture oppositionnelle démontre que, malgré le fait que la lectrice comprenne tout à fait le sens qu’on a assigné au discours, elle le rejette globalement.
Bien sûr, certaines limites peuvent être identifiées dans ce modèle. À l’instar de Clennett-Sirois (2008), on peut remarquer que le modèle de Hall place la lecture oppositionnelle comme un idéal à atteindre, comme la preuve du développement de la pensée critique. Or, cela sous-entend que tous les textes seraient « mauvais » et qu’il faudrait s’en dissocier, ce qui n’est pas tout à fait exact. Il n’y a pas à s’inquiéter, par exemple, qu’une adolescente fasse une lecture dominante-hégémonique d’un texte concernant l’importance d’avoir des pratiques sexuelles saines et sécuritaires, par exemple. Lors d’une étude de réception utilisant l’échelle de réception de Hall, il faudra donc étudier chaque cas séparément et avoir en tête qu’être « d’accord » avec un texte ne veut pas dire manquer d’esprit critique, mais bien partager la même structure de sens que les personnes qui ont codé ce discours. Aussi, une lectrice peut, dans un même texte, faire des lectures de types différents.
Dans son étude de réception d’un magazine pour adolescentes, Marie-Ève Lang (2009) a ajouté un type à ce modèle : l’ignorance. Elle a ajouté ce type pour « prendre en compte le concept de sélectivité, concept selon lequel les récepteurs ont tendance à s’exposer aux contenus corroborant leur vision du monde et à ignorer, voire à modifier, les messages allant à l’encontre de leurs convictions ou de leurs comportements » (Lang, 2009: 25). La réception témoignant d’une ignorance se caractérise par un « manque d’intérêt envers l’article en question, soit par ignorance totale [ne pas lire du tout] ou partielle [l’article est lu mais sans grand intérêt] » (Lang, 2009: 111).
En complément de l’évaluation du type de réception, il est possible d’identifier quelles fonctions sont remplies par les lectures. Dans son étude, Lang a identifié trois fonctions : pour apprendre, pour le plaisir et pour se rassurer. Ces fonctions permettent de mieux comprendre la relation qu’entretiennent des lectrices avec les différents textes qu’elles lisent.
Mon projet de recherche
À la lumière de l’état de la recherche sur les médias destinés aux filles, il m’apparaît tout à fait pertinent de formuler un projet de recherche qui procéderait à une analyse de la réception d’un nouveau type de média, soit les dicos pour filles, auprès d’adolescentes québécoises. De manière générale, je souhaite décrire l’expérience de lecture des dicos pour filles et leur rapport avec la recherche d’information. Dans la lignée des études de réception, je désire également évaluer le type et la fonction des lectures faites par les adolescentes des différents textes de L’ABC des filles, à partir du modèle de Hall (1980), de même que leur réception des images représentant des filles. Après avoir fait réagir les participantes à propos des différents textes qu’elles ont lus, je pourrai décrire leur manière de négocier avec les rapports sociaux de sexe et la vision de la féminité tels qu’ils y sont traités.
Pour élaborer les approches méthodologiques privilégiées dans ce projet de recherche, je me suis grandement inspirée des recherches de maîtrise de Laurence Clennett-Sirois (Université d’Ottawa, 2008) et de Marie-Ève Lang (Université Laval, 2009), qui ont toutes les deux, mais de manière différente, fait une étude de réception de magazines auprès d’adolescentes.
Le présent projet de recherche a une visée exploratoire et utilisera une méthodologie qualitative. Afin d’étudier la réception de L’ABC des filles, j’ai rencontré une dizaine d’adolescentes québécoises, âgées entre 14 et 16 ans, dont certaines ont déjà lu L’ABC des filles ou d’autres dicos pour filles, et d’autres ne les ont jamais lus, mais ont envie de le faire dans le cadre d’une recherche.
Deux rencontres ont été faites avec chacune des participantes. La première rencontre est l’occasion de prêter un exemplaire de L’ABC des filles à chacune des participantes et de leur donner quelques consignes.
À l’instar de Duke et Kreshel (1998), nous avons demandé aux participantes de montrer à la chercheuse, à l’aide du magazine, comment elles lisaient celui-ci. Cette façon de procéder, comme les deux auteures l’expliquent, comporte des avantages importants : « Ceci autorise les filles à parler amplement, le magazine servant de support à la discussion. On permet ainsi à la conversation d’évoluer librement, l’intervieweur ne faisant référence à un sujet du guide d’entretien que pour garantir que tous les aspects soient couverts. Chaque fille était encouragée à discuter du magazine en tant qu’autorité en la matière » (Duke et Kreshel, 1998 : 56, traduction libre tirée de Lang, 2009: 36, italique dans le texte).
Les filles ont été invitées à lire au moins 10 articles dans L’ABC et à identifier chacun de ces articles avec un papillon autocollant. La couleur de ce papillon est choisie en fonction de l’appréciation de l’article par la participante (très intéressant, intéressant, peu intéressant) (Lang, 2009). Ensuite, j’ai demandé aux participantes de choisir leur image préférée et celle qu’elles aiment le moins dans le livre. Elles pouvaient noter leurs impressions si elles le désiraient. Finalement, je les ai invitées à remplir un questionnaire pour compiler certaines informations sociodémographiques et pour connaître leurs habitudes de lecture.
Une à deux semaines plus tard, j’ai rencontré les participantes individuellement afin de faire une entrevue semi-dirigée, une technique qui permet à la chercheure et à la participante de co-construire le savoir (Savoie-Zajc, 2010). Lors de cette rencontre, le livre annoté a servi de base à la discussion. Le guide d’entrevue a été inspiré par celui de Laurence Clennett-Sirois (2008) et a permis aux filles de s’exprimer sur leurs lectures en général, de même que sur les thèmes des textes lus. L’analyse des résultats permettra de mieux comprendre comment elles négocient avec les textes proposés. Il m’est déjà possible d’affirmer qu’à l’instar des adolescentes rencontrées par Clennett-Sirois (2008) et Lang (2009), mes participantes ont démontré une lecture généralement négociée de L’ABC des filles.
La lecture de nombreuses études sur les filles, et surtout sur leur manière d’entrer en relation avec les différents objets culturels, m’a beaucoup inspirée dans mon propre travail. L’idée derrière mon projet est de mieux comprendre les dicos pour filles, sans les juger ou les critiquer, tels qu’ils sont perçus par des adolescentes. En situant ma recherche au sein des girls’ studies, je considère que le regard de ces filles est plus intéressant que le mien, adulte, jeune chercheure, féministe, et c’est pour cette raison que j’ai préféré l’étude de réception à l’analyse de contenu. Les feminist media studies et des cultural studies m’offrent les outils méthodologiques et théoriques afin de communiquer la parole de ces filles. Cette recherche est faite dans le but de satisfaire une curiosité personnelle, c’est-à-dire tenter de comprendre ce phénomène de littérature produite spécifiquement pour les filles, et me permettra de colliger de l’information sur ce type d’ouvrage peu étudié. Je souhaite que cette recherche permette de mieux comprendre, du moins en partie, la culture des filles, et surtout, le point de vue des filles sur celle-ci.
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Les comportements sexuels non intimes à l’adolescence : les aventures sans lendemain et les activités sociales sexualisées16
Sophie Dubé17, Marie-Ève Thibodeau 2 et Francine Lavoie
Les femmes ont encore difficilement accès au même statut que les hommes en ce qui concerne la sexualité. En effet, elles ont longtemps été aux prises avec l’idée qu’elles devaient d’abord répondre aux besoins sexuels des hommes.
Le stéréotype de la « femme-objet » est encore bien ancré dans la société (Smolak et Murnen, 2011 : 54). Cette idée s’inscrit dans un courant de pensée traditionaliste voulant que la sexualité en dehors de la relation monogame conjugale soit proscrite, et ce, particulièrement pour les femmes (Farvid, 2010 : 232). Le fait d’évaluer des comportements comme étant plus acceptables pour un genre que pour un autre (double standard) contribue à renforcer les inégalités entre les hommes et les femmes. Encore aujourd’hui, les femmes peuvent être victimes de ce double standard : elles sont perçues plus négativement que les hommes pour un même comportement sexuel (Crawford et Popp, 2003 : 14). Selon Lyons et al. (2011 : 444), les femmes subissent tout autant cette inégalité à l’adolescence qu’à l’âge adulte. À l’inverse, un courant de pensée soutient que les femmes comme les hommes sont sexuellement libérées et libres de s’engager dans une relation sexuelle avec le partenaire désiré pourvu que cette relation soit consentie (Farvid, 2010 : 232). Dans le même ordre d’idées, Lang (2011 : 190) affirme que les adolescentes et les jeunes femmes qui prennent en charge leur sexualité de manière raisonnée et réfléchie, en se respectant elles-mêmes et en respectant leurs valeurs et désirs, sont considérées comme « agentes » de leur sexualité.
Un des éléments cruciaux permettant de comprendre l’« agentivité sexuelle » d’une personne est de s’interroger sur les motivations associées au comportement sexuel posé puisque certains comportements ne découleraient pas nécessairement d’un désir de passer à l’acte, mais plutôt de la volonté de renforcer un lien, d’éviter une menace, etc. L’investigation des motivations à l’adolescence est d’autant plus nécessaire que le développement cognitif et la maturité psychosociale sont en progression à cette période de la vie (Steinberg et al., 2009 : 591). De surcroît, les situations potentiellement associées à de la violence et de la coercition se diversifient à l’adolescence et impliquent, en plus de la relation de couple, les aventures sans lendemain, les activités sexualisées en contexte de groupe, les amitiés avec bénéfices, etc. L’étude du consentement à partir des motivations et des gestes sexuels posés permettra de mieux comprendre non seulement l’« agentivité sexuelle » des adolescents et des adolescentes, mais aussi de mieux saisir leur réalité au plan sexuel. On évitera ainsi des jugements normatifs trop hâtifs. Par ailleurs, le fait de bien comprendre les motivations de ces personnes contribue à clarifier la notion de consentement puisque la littérature scientifique distingue le fait de « désirer » et de « consentir » (Bay-Cheng et Eliseo-Arras, 2008 : 287). Étant donné qu’il existe de multiples raisons de désirer ou non un rapport sexuel (Peterson et Muehlenhard, 2007 : 73-74), il serait erroné de croire que la notion du consentement n’est que dichotomique.
Parmi les comportements sexuels présents chez les jeunes en dehors de la relation amoureuse, on retrouve les aventures sans lendemain (ASL) qui ont été l’objet de plusieurs recherches, tant auprès des adolescents et des adolescentes qu’auprès de la population étudiante universitaire. Parmi les autres comportements moins documentés dans la littérature, mais pour lesquels l’intérêt est grandissant figurent les activités sociales sexualisées (Acsosex). Les objectifs de ce texte sont de contribuer à la compréhension de la diversité de ces deux types d’activités sexualisées, ainsi que de saisir la complexité du consentement sous l’angle des motivations, selon le point de vue d’intervenants et d’intervenantes jeunesse. Une première partie de ce texte définit les ASL et les Acsosex. Une deuxième partie expose la méthode employée dans une étude sur ces phénomènes. Certains résultats de cette étude, portant plus précisément sur la dimension motivationnelle, seront présentés par la suite. Enfin, nous conclurons avec une discussion sur le consentement.
Définitions
Aventure sans lendemain (ASL)
Une ASL se définit comme une rencontre sexuelle unique, incluant différents contacts, entre deux personnes qui n’ont pas l’intention de recommencer. Les attouchements aux seins et aux organes génitaux ainsi que les relations orales, vaginales et anales sont inclus dans cette définition (Bogle, 2008 : 25). Les baisers sont parfois compris dans la définition de l’ASL (Glenn et Marquardt, 2001 : 13), ajoutant ainsi à la diversité de gestes pouvant être posés. Il règne un certain désaccord dans la littérature quant à la fréquence de ces rencontres, certains spécialistes soutenant qu’elles se produisent à une seule occasion (Owen et al., 2010 : 656), alors que d’autres affirment que les deux mêmes partenaires peuvent s’adonner à une ASL plusieurs fois au cours d’une période allant de quelques semaines à quelques mois (Glenn et Marquardt, 2001 : 13). Il importe également de bien distinguer une ASL d’une amitié avec bénéfices, cette dernière impliquant deux personnes qui partagent une intimité relative à de l’amitié et qui ajoutent la composante sexuelle à leur relation (Lehmiller et al., 2011 : 275).
Fortunato et al. (2010 : 270) estiment qu’aux États-Unis, 28 % des personnes âgées de 12 à 18 ans se seraient engagées au moins une fois dans une ASL. Ces auteures n’ont toutefois pas distingué les contacts sexuels avec un étranger, avec une vague connaissance ou avec un ami (amitié avec bénéfices). Au Canada, Frappier et al. (2008 : 29) affirment que 38 % des adolescents et des adolescentes se seraient déjà adonnés à une relation sexuelle avec un ou une partenaire autre qu’amoureux. Selon Fortunato et al. (2010 : 272), les garçons seraient plus nombreux à vivre des expériences d’ASL que les filles (37 % vs 21 %). Ces auteures soulignent également une augmentation des comportements d’ASL avec l’âge.
Comme mentionnés précédemment, de nombreux gestes peuvent être posés en contexte d’ASL. Selon Wade et Heldman (2012 : 130), la fellation serait de plus en plus pratiquée en contexte d’ASL par les étudiants et les étudiantes universitaires américains. Une étude réalisée auprès d’étudiants et d’étudiantes des cégeps montréalais (N = 1 738) indique que parmi les 22 % des personnes interrogées ayant déjà eu au moins une ASL, 68,2 % ont pratiqué le sexe oral avec au moins un partenaire d’un soir dans les 12 derniers mois (Lambert et al., 2007 : 3). Cependant, la relation vaginale serait la plus fréquente (86,2 %), alors que la relation anale serait la moins fréquente (5,5 %). Dans la section portant sur les résultats de l’étude, il sera intéressant de voir la diversité des motivations liées à ces gestes.
Activités sociales sexualisées (Acsosex)
Les Acsosex, qui suscitent de plus en plus l’intérêt dans le milieu de la recherche universitaire, sont des comportements sexuels ou à connotation sexuelle, d’apparence consensuelle et non rémunérés, qui ont lieu dans un contexte de groupe (Lavoie, 2009 : 3; Lavoie et al., 2012 : 386). Elles se divisent en deux catégories, soit les Acsosex non génitales et génitales. Les Acsosex non génitales comprennent les danses érotisées, les baisers entre personnes de même sexe18, les simulations de fellation et les concours de chandails mouillés. Parmi les Acsosex génitales, on compte les concours de fellation et de masturbation ainsi que le sexe en groupe.
Selon ces chercheures, les différentes variantes de danses érotisées et les baisers entre personnes de même sexe, qui ont été examinées dans le cadre de la présente étude, sont les Acsosex les plus pratiquées à l’adolescence. Plus précisément, entre 10 % et 42 % des personnes âgées de 15 à 18 ans auraient pris part à l’une ou l’autre de ces activités. Les filles auraient tendance à participer davantage à ces deux activités que les garçons (Lavoie et al., 2012 : 399). En ce qui concerne les danses érotisées, elles peuvent être le fait de deux personnes (danse mimant des positions sexuelles) ou de trois personnes et plus (danse sexualisée) (Thibodeau et al., à paraître : 4). Les gestes posés lors de ces danses sont très variés : les partenaires peuvent se frôler, frotter leurs parties génitales, se caresser et parfois s’embrasser (Thibodeau et al., à paraître : 8). Dans le cas de la danse mimant des positions sexuelles, les partenaires peuvent être du sexe opposé ou de même sexe. En ce qui a trait au baiser entre personnes de même sexe ayant pour but d’exciter les personnes présentes, les gestes posés se résument le plus souvent au baiser, mais des attouchements sont possibles (Thibodeau et al., à paraître : 8).
En qui concerne les Acsosex génitales, on estime que de 3 % à 5 % des adolescents et des adolescentes auraient pris part à du sexe en groupe, à des concours de fellation et à des concours de masturbation (Lavoie, 2009 : 9; Lavoie et al., 2012 : 396). Le concours de fellation semble être l’activité suscitant le plus de réactions dans les médias, surtout lorsque pratiqué à l’école (Larose, 2012 : 1). Il s’agirait, entre autres variantes, d’une activité de groupe où plusieurs filles s’installent devant leur partenaire de sexe masculin pour faire une fellation. Les gestes posés lors de cette activité semblent être la fellation exclusivement. Cette Acsosex a été examinée dans la présente recherche.
Méthode
Après l’approbation du comité d’éthique à la recherche de l’Université Laval, 8 intervenants et 28 intervenantes de Québec et de Montréal, travaillant auprès d’adolescents et d’adolescentes âgés de 14 à 18 ans, ont été recrutés. Des invitations ont d’abord été acheminées à la direction des organismes communautaires ciblés, avec l’aide du partenaire Entraide Jeunesse Québec. Les personnes devaient contacter le laboratoire de recherche afin de prendre un rendez-vous pour l’entrevue téléphonique individuelle. Ces entrevues duraient entre 25 et 45 minutes et portaient sur cinq contextes lors desquels des gestes sexuels pouvaient être posés, soit les relations amoureuses, les ASL, les amitiés avec bénéfices, les Acsosex et l’envoi de photos de soi dénudé via Internet ou un cellulaire. Afin d’enrichir le contenu de la recherche, un groupe de discussion a été formé avec des intervenants et des intervenantes n’ayant pas participé aux entrevues. Les entrevues et les échanges du groupe de discussion ont été transcrits intégralement.
L’analyse qualitative par consensus inspirée de Hays et Singh (2011 : 254) a été effectuée par deux assistantes de recherche. Une grille d’analyse par thème répertoriait les gestes posés, les contextes, les motivations et les informations sur le consentement. Le contenu de la grille d’analyse finale a été validé par la chercheure principale.
Résultats et discussion19
Aventure sans lendemain
Les entrevues ont permis de confirmer que l’ASL est effectivement un comportement sexuel pratiqué à l’adolescence. La majorité des personnes rencontrées ont précisé que ce sont davantage les adolescents et les adolescentes les plus âgés (17-18 ans) qui pratiquent ce type de comportement. D’une part, les plus jeunes seraient plus susceptibles d’avoir des relations sexuelles avec une personne avec qui une relation amoureuse est entretenue. À cet âge, les garçons et les filles ne seraient pas assez bien dans leur peau pour avoir des rapports sexuels avec « n’importe qui » (FMT16). D’autre part, à 17 ou 18 ans, l’accès aux bars et aux discothèques est plus facile. Il s’agit de lieux qui peuvent permettre d’initier une ASL : après une soirée, on peut revenir avec un nouveau partenaire à son domicile. Cependant, le contexte de fêtes (party) serait le plus propice pour ce type d’activité sexuelle, surtout chez les plus jeunes (15-16 ans), mais également chez les plus vieux. Ces fêtes regroupent souvent des amis des deux sexes, ainsi que des réseaux d’amitiés élargis, et ont généralement lieu dans une maison privée. Les ASL seraient facilitées par la possibilité de faire de nouvelles rencontres. Un jeune, dont les propos sont ici rapportés par une intervenante, explique que : « Bien, c’est sûr que dans un contexte de party, tout le monde est plus hot, tout le monde est plus sexy, c’est comme plus facile de se ramener quelqu’un » (FMT9). Ces ASL peuvent avoir lieu, par exemple, dans une chambre isolée de la maison ou dans une salle de bain. Les soirées amicales « relax », où des films sont visionnés, seraient également des occasions pour réaliser des ASL, quoiqu’elles ont été moins mentionnées par les personnes qui ont participé à l’étude. Par ailleurs, les personnes interrogées sont unanimes quant à la grande fréquence de consommation d’alcool et de drogues lors des ASL.
À la suite de l’analyse qualitative, il apparaît que des motivations sont spécifiques à chaque sexe et que certaines motivations sont communes aux deux sexes. Les filles, en s’engageant dans une ASL, rechercheraient l’attention d’un garçon et l’intimité. En effet, elles pourraient croire que ce comportement leur permettra « d’accrocher le gars » (FQC21) ou de se sentir « plus aimées » (FQC15). Ensuite, le désir de se sentir attirante et de séduire influencerait beaucoup les adolescentes à adopter ce comportement d’ASL. Une intervenante souligne qu’« en ayant des rapports à connotation sexuelle, c’est sûr qu’elle avait le sentiment, à ce moment-là, d’être attirante, d’être séduisante, de valoir quelque chose » (FMT26). Par ailleurs, selon les propos rapportés, l’ASL pourrait être une occasion de perdre sa virginité, rendant la jeune fille plus intéressante aux yeux des garçons. Toutefois, la motivation la plus fréquente chez les jeunes filles serait la recherche d’une relation amoureuse éventuelle : « S’il m’a trouvée bonne, peut-être qu’il va vouloir sortir avec moi, on va peut-être sortir ensemble » (FMT9). L’effet obtenu serait néanmoins l’inverse. En effet, un intervenant rapporte que « en même temps, les gars, ils ne trippent pas là-dessus. Les gars me disent “j’en veux pas une fille qui suce tout le monde”. Il y a comme un paradoxe, ce n’est pas ce qu’ils recherchent » (Groupe de discussion).
Du côté des garçons, saisir l’opportunité qui se présente serait attrayant : « […] juste pour un one night, de même, dans un party, ouais pourquoi pas. Et si je suis capable de l’avoir [la fille] moi aussi, pourquoi pas » (FMT9). De plus, pour un garçon, il serait bien vu socialement d’être actif sexuellement et d’avoir plusieurs conquêtes. Le garçon irait donc rechercher une certaine valorisation sociale auprès de son groupe de pairs. Les filles subiraient encore une fois un double standard : « le gars est hot, mais la fille, elle, c’est une fille facile » (FQC6).
Parmi les motivations communes aux deux sexes, on retrouve la pression sociale indirecte, telle la pression de conformité : « c’était pour voir, tout le monde le fait » (FMT10). L’attirance physique envers un partenaire pourrait également mener à une ASL. Selon les personnes interrogées, le plaisir retiré de cette expérience, plaisir rehaussé par la présence d’alcool et de drogues levant les inhibitions, pourrait aussi encourager ce comportement. Finalement, la curiosité et le désir d’expérimenter ont été mentionnés par les personnes qui ont participé à l’étude. Ainsi, les adolescents et les adolescentes pourraient entreprendre une ASL dans le but d’acquérir de l’expérience en vue de la prochaine relation sexuelle avec une personne importante à leurs yeux : « Ils peuvent, c’est bizarre à dire, mais essayer de se pratiquer sur n’importe qui avant de vraiment le faire avec quelqu’un qu’ils considèrent pis qu’ils veulent impressionner pour vrai » (FQC6).
Fellation d’un soir
Comme souligné dans la littérature, les personnes interrogées ont soutenu que la « fellation d’un soir » peut constituer une ASL en soi. En effet, l’ASL ne serait pas toujours un rapport sexuel avec pénétration du pénis, car il y aurait beaucoup de cas de fellations faites « à gauche à droite » (FMT10). Il est intéressant de constater que la fellation serait distincte des autres ASL quant aux motivations qui la sous-tendent. Une adolescente pourrait souhaiter préserver sa virginité pour un garçon qu’elle aime vraiment et, afin de ne pas aller plus loin avec un garçon envers lequel elle n’a pas vraiment d’attachement, ferait une fellation. De cette façon, « le gars est contenté et elle n’a pas à donner sa virginité » (FMT10). En ce sens, la fellation peut permettre d’acquérir de l’expérience en vue de la « première vraie fois ». En effet, la pénétration vaginale serait une « plus grosse étape […] qu’une fellation, qu’une masturbation » (FMT10). Finalement, l’analyse qualitative des entrevues laisse entrevoir une certaine minimisation de ce comportement. Bien que la fellation puisse servir d’alternative à la relation sexuelle avec pénétration, la première est perçue comme moins engageante que la seconde par les jeunes. C’est ce qu’illustre le discours d’un garçon s’étant fait faire une fellation dont les propos sont ici rapportés par une intervenante : « Ce n’était pas sérieux, parce qu’elle a gardé ses petites culottes » (FMT17). Selon Dubé et al. (à paraître), les ASL seraient le fait de jeunes en difficulté, c’est-à-dire ayant notamment un vécu d’agression sexuelle, de consommation de substances à risque et une détresse psychologique plus élevée que la moyenne, mais également de jeunes sans problèmes.
Acsosex – Les danses érotisées, les baisers entre personnes de même sexe et les concours de fellation
L’analyse des entrevues a permis de confirmer que les danses érotisées, les baisers entre personnes de même sexe et les concours de fellation sont des comportements qui sont bel et bien pratiqués par les adolescents et les adolescentes, selon des personnes travaillant auprès de cette clientèle. Toutefois, quatre des personnes qui ont participé à l’étude ne connaissaient pas l’existence de ces pratiques ou croyaient que ces comportements se produisaient davantage au début de l’âge adulte. Il est aussi important de souligner que quelques jeunes interrogés par les intervenants ont rapporté des propos très désapprobateurs envers ces pratiques : « Cela a pas de son sens, c’est vraiment fou, je ne ferais jamais ça » (FQC3). De surcroît, selon les personnes ayant participé à l’étude, il serait inexact de penser que ces activités ne sont pratiquées que par des jeunes en difficulté. Les danses érotisées et les baisers entre personnes de même sexe ont été les Acsosex non génitales les plus rapportées, tandis que les concours de fellation ont été les Acsosex génitales les plus mentionnées. Selon l’âge, entre 13 et 17 ans, et l’activité réalisée, le lieu de pratique pourrait différer. Les « partys » seraient le contexte où les trois Acsosex mentionnées précédemment se produiraient le plus fréquemment (FMT7, FMT9, FQC3, FQC21, FMT10, FMT20 FQC6, FQC24). Les soirées d’après-bal seraient également un moment où se déroulerait ce type d’activités (HQC1). Pour les danses et les baisers, les bars ont aussi été nommés (FMT11, FQC5), les adolescents et adolescentes les plus âgés y ayant accès malgré leur minorité légale. L’heure du dîner à l’école semblerait être un moment propice pour les concours de fellation (FQC23, FQC24), une observation qui avait d’ailleurs été effectuée par Duquet et Quéniart (2009 : 73). Parmi les personnes interrogées, une minorité a établi un lien entre ces activités et la consommation d’alcool ou de drogues. Toutefois, on peut penser que le contexte de fête entourant ces activités rend probable la consommation de ces substances.
La participation aux activités varierait selon le sexe. Ainsi, ce serait en majorité les filles qui s’embrasseraient pour exciter les personnes présentes, une seule personne ayant mentionné l’existence du baiser entre garçons. Les danses érotisées entre filles ont davantage été l’objet de commentaires que les danses entre un garçon et une fille. Les personnes interrogées s’entendent pour qualifier les danses hétérosexuelles et homosexuelles de « frottage » (FMT9, FMT11, FQC21, HMT12). Elles ont également identifié une nouvelle forme de concours de fellation qui se rapproche davantage de la vente de services sexuels où une fille reçoit 10 $ pour chaque fellation et où la dixième est gratuite. Encore une fois, l’école serait un lieu privilégié pour s’adonner à cette activité (FMT10).
Les motivations les plus rapportées par les personnes interrogées sont très similaires pour la danse érotisée et pour les baisers entre personnes de même sexe. Pour les filles, les principales motivations seraient d’exciter un garçon, de le séduire ou de l’attirer : « Les filles, elles dansent ensemble, elles frenchent, elles savent qu’on trouve ça le fun et que ça nous excite de voir ça » (FMT9). Paradoxalement, les gars diraient aussi des filles qui dansent ensemble qu’elles sont des « filles faciles » et des « putes » (FQC23). Selon une autre idée émise, les jeunes filles incertaines de leur orientation sexuelle pourraient pratiquer les danses érotisées et les baisers entre personnes de même sexe pour le plaisir sexuel et pour explorer, confirmer et accepter leur homosexualité. Une autre motivation plus indirecte, s’enracinant dans une société hypersexualisée, serait qu’il est « très cool d’être bisexuelle pour une fille (FQC3, FQC6, Groupe de discussion) ». Les motivations des garçons seraient davantage individuelles : pour « le fun » (FMT16), le plaisir et l’excitation (FMT16, Groupe de discussion, HQC4).
Les motivations pour participer à un concours de fellation seraient différentes, car il s’agirait essentiellement d’une opportunité pour rire et pour s’adonner à la compétition (FMT7). Le plaisir sexuel n’a pas été rapporté comme motivation, une intervenante affirmant plutôt que « le plaisir sexuel n’est pas important » (FMT7) dans ces activités. Du côté des filles, des motivations tournées vers le sexe masculin (vivre un moment d’intimité, se sentir attirante et séduisante) ont été mentionnées, comme dans le cas des danses et des baisers. Toutefois, les personnes interrogées ont également souligné des motivations moins dirigées vers une personne particulière, mais plutôt vers les pairs en général tels que ne pas déplaire, être populaire et reconnue et « faire partie de la gang » (FMT28). La pression sociale semble néanmoins être vécue par les deux sexes, puisqu’il y aurait, au sein du groupe, un « effet d’entraînement » : « La pression est encore plus grande, plus lourde, c’est moins personnel » (Groupe de discussion).
Les répercussions des Acsosex sur la vie des adolescents et des adolescentes semblent être une préoccupation pour les personnes travaillant auprès de cette clientèle, puisque plusieurs ont vu l’intérêt d’en discuter. Certaines se sont inquiétées de la fragilité de la réputation des jeunes filles adoptant ces comportements et qui se feraient critiquer. À l’inverse, pour les garçons, il s’agirait d’une occasion de se valoriser socialement. Ainsi, la participation à ces activités aurait des conséquences très différentes et inégalitaires pour les garçons et pour les filles, ce qui renvoie à l’existence d’un double standard au niveau de la sexualité (Crawford et Popp, 2003 : 14). D’autres personnes s’interrogent plutôt sur les inquiétudes des adolescents et des adolescentes au sujet de la bisexualité, sur les infections transmissibles sexuellement par la bouche, ou encore sur les sentiments de honte et de regret que vivraient parfois les jeunes filles après avoir adopté ces comportements.
Les personnes interrogées ont également souligné que certains jeunes peuvent retirer des bénéfices de leur participation à ces activités. Tant les garçons que les filles sont décrits comme pouvant vivre une plus grande affirmation de soi (Groupe de discussion), un sentiment d’être devenu adulte (Groupe de discussion), ainsi qu’une découverte/acceptation de son homosexualité (FQC5), bien que ces expériences soient certainement différenciées selon le genre. Certaines personnes considèrent même que ces bénéfices s’inscrivent dans l’agentivité sexuelle des jeunes femmes (Lang, 2011 : 191).
La complexité du consentement
Les pratiques sexuelles socialisées à l’adolescence peuvent être encouragées par divers facteurs, entre autres la pression des pairs, le sentiment de cohérence et la consommation d’alcool.
À l’adolescence, on note une certaine pression indirecte à poser un geste sexuel lorsque les pairs s’y adonnent. Par exemple, en situation d’ASL « si ton amie le fait, tu seras probablement plus tentée de le faire pour ne pas avoir l’air pognée (FQC3) ». De plus, « certains jeunes peuvent faire certaines pratiques sexuelles […] qu’ils n’auraient pas [faites] s’ils n’avaient pas eu des amis derrière pour les encourager » (FQC22). Les personnes interrogées s’entendent aussi pour dire que lorsque les comportements sont réalisés en groupe, comme dans le cas des Acsosex, la pression ressentie serait plus grande et amènerait les jeunes à poser des gestes qu’ils n’auraient pas faits seuls. Il semblerait même qu’une influence extérieure au groupe de pairs immédiats, et qui s’apparente à une pression sociale (FQC24), s’exerce sur les jeunes filles : « Il y a des filles aussi qui se sentent comme obligées “Oui mais c’est ça la mode” » (Groupe de discussion). À l’inverse, de la violence serait également possible. Par exemple, on cite le cas d’un concours de fellation où « les garçons qui participaient étaient des intimidés et les spectateurs étaient des intimidants » (FMT26).
Selon les personnes interrogées, le concept de « pied dans la porte », issu de la psychologie sociale, pourrait contribuer à expliquer l’enchaînement de gestes posés par les adolescents et les adolescentes. Ce concept désigne un processus à travers lequel une personne acquiesce à une deuxième demande, plus importante que la demande précédente, par cohérence avec son comportement antérieur (Vallerand, 2006 : 476). Les personnes interrogées rapportent que ce processus s’observe dans les contextes d’ASL où les jeunes filles peuvent ressentir une pression à consentir à un geste (ex. : pénétration vaginale), lorsqu’elles ont préalablement accepté d’en faire un autre moins engageant (ex. : fellation). Parfois, même s’il n’y a pas eu de première demande explicite, le consentement peut progressivement changer au cours de la réalisation du comportement. Par exemple, dans le cas d’une ASL où le rapport sexuel est entamé, l’un ou l’autre des partenaires peut souhaiter que le contact s’arrête. À ce moment, cette personne peut ressentir un sentiment de culpabilité à exiger la fin de la relation ou une pression à la poursuivre. Dans le cas des Acsosex, une intervenante a rapporté l’exemple de concours de fellation où les jeunes filles ne savaient pas qu’elles étaient impliquées au départ. Les garçons tentaient alors de les convaincre de leur faire une fellation pour « gagner des points » auprès de leurs amis, chaque fille valant un nombre déterminé de points. Lorsque les filles ont pris connaissance de la situation, elles ont tout de même continué et ont commencé à marchander à la hausse leur valeur respective en termes de points (FMT7). Cette même intervenante affirme que si les filles avaient su dès le départ les motivations réelles des garçons, elles n’auraient peut-être pas été consentantes.
La consommation d’alcool et de drogues a été rapportée par de nombreuses personnes interrogées comme très présente dans les contextes d’ASL. Dans le cas des Acsosex, bien que le lien avec la consommation d’alcool et de drogues ait été peu mentionné spontanément par les personnes interrogées, les contextes entourant ces activités semblent leur être intimement reliés. L’alcool et les drogues embrouilleraient le jugement nécessaire au consentement, dans le sens où elles entraînent une désinhibition : « je vais consommer et je vais être dégênée, et je vais être game d’aller le voir et de le ramener soit chez nous, ou d’aller chez lui » (FMT28). Par ailleurs, un sentiment de regret pourrait survenir à la suite de la participation à une Acsosex et à une ASL, indiquant que le consentement initial n’était peut-être pas aussi clair qu’il paraissait l’être a priori. La consommation d’alcool et de drogues peut aussi amener une déresponsabilisation, puisqu’il serait « plus facile de dire “J’ai bu” que de dire “J’ai peut-être été trop loin dans mes actes” » (FQC22). Elle peut alors être une sorte d’excuse pour avoir adopté un comportement qui ne serait pas totalement assumé. Les propos d’un garçon rapportés par une intervenante illustrent l’idée selon laquelle l’alcool entraînerait une perception déformée du consentement libre et éclairé : « C’est sûr que si [la fille] est soûle morte sur le lit, on sait qu’elle n’est pas consentante. Mais si elle a pris un peu de pot ou d’alcool par elle-même et qu’elle veut, ce n’est pas à nous de nous arrêter » (FMT9). Une croyance semble répandue chez les jeunes filles : celle qu’elles doivent refuser clairement et verbalement un geste, sinon elles se perçoivent elles-mêmes comme ayant consenti : « Je n’ai pas dit non, […] cela ne me tentait pas nécessairement, mais je n’ai pas dit non, alors je devais être consentante » (Groupe de discussion). Cette confusion quant au consentement des filles à avoir une activité sexuelle peut déstabiliser les garçons quant à leur réel désir de s’engager dans cette activité, comme l’ont rapporté les personnes interrogées : « Mon dieu, qu’est-ce que je fais avec cela, la fille est là, elle est prête, ok on y va. Mais finalement… » (Groupe de discussion). Cette citation, dans le contexte du groupe de discussion, reflétait l’incertitude du garçon quant à son propre désir de s’engager dans l’activité, une incertitude amplifiée par sa confusion quant au consentement de sa partenaire.
Conclusion
En conclusion, l’ASL à l’adolescence prendrait souvent la forme d’une fellation en contexte de fêtes où il y a une consommation d’alcool et de drogues. Quant aux Acsosex, la majorité des personnes interrogées s’entendent pour dire qu’elles font vraiment partie de la réalité adolescente, surtout en contexte de fête amicale. Les danses et les baisers entre filles semblent être les Acsosex les plus pratiquées. Les motivations des filles apparaissent généralement tournées vers autrui, particulièrement vers les garçons, tant pour l’ASL que pour les Acsosex. Ceci pourrait s’expliquer par la croyance des femmes que la disponibilité sexuelle est inhérente à la séduction hétérosexuelle et qui passerait pour les jeunes filles notamment par une participation aux ASL et aux Acsosex. Les garçons, quant à eux, seraient plus nombreux à s’engager dans ces activités, non seulement pour leur plaisir personnel, mais également pour la recherche d’une valorisation auprès des pairs. On peut donc parler d’un double standard en la matière. Évidemment, ceci n’exclut pas que des filles recherchent du plaisir et que des garçons ressentent des pressions à agir d’une certaine façon.
D’autres motivations rapportées au sujet des filles, comme le désir de plaire et l’espoir d’une relation amoureuse future, nous rappellent que divers facteurs différenciés selon le sexe influencent leurs décisions au plan sexuel. La pression sociale exercée par les pairs et la société, ainsi que la consommation d’alcool et de drogues lors de ces activités rappellent la nécessité de revoir la notion de consentement à l’adolescence. Ce premier survol des motivations et des défis dans le consentement laisse entrevoir la complexité entourant les choix des jeunes, notamment celui de prendre en compte les rapports sociaux de sexe dans l’analyse.
Cette recherche comporte certaines limites, notamment parce qu’elle repose uniquement sur les exemples rapportés par des intervenants et des intervenantes. Ces exemples sont probablement extrêmes, d’autant plus que certaines personnes interrogées œuvrent auprès de jeunes en difficulté. Ainsi, la réalité de ces jeunes a peut-être été surreprésentée. La recherche comporte également plusieurs forces, comme le grand nombre de personnes interrogées, la diversité des milieux de provenance de ces personnes et la présence du groupe de discussion.
Bien qu’il soit permis de voir les ASL et les Acsosex étudiées comme relevant d’une exploration normale de la sexualité à l’adolescence, il faut approfondir encore notre compréhension de la notion de consentement, les motivations des jeunes et les conséquences découlant des pratiques sexuelles étudiées. Pour ce faire, l’opinion des jeunes eux-mêmes devrait être incluse dans les recherches futures. De surcroît, une étude portant sur l’évolution des émotions et sentiments en lien avec ces activités permettrait de vérifier si le consentement était bel et bien éclairé au départ. Par ailleurs, de telles investigations permettraient d’initier un dialogue avec les adolescents et les adolescentes sur une réalité qui leur est propre et sur leur cheminement personnel, sans jugement normatif de la part d’adultes qui ont souvent un bagage d’expériences bien différent.
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Perspectives féministes et LGBT
Les représentations sociales des lesbiennes dans la presse gaie. Perspectives féministes sur un aspect du discours LGBT
Amélie Charbonneau
Depuis plusieurs mois, je planche sur un projet de mémoire, soit l’exploration du discours à propos des lesbiennes produit par le mouvement de défense des droits des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et trans (LGBT). Fouiller le discours du mouvement LGBT est une tâche assez ambitieuse, je dois me fixer sur un corpus. Je vais donc me pencher sur une partie de la production médiatique du mouvement au Québec, soit la presse gratuite s’adressant à la communauté LGBT.
Depuis plusieurs mois, je planche sur un projet de mémoire, soit l’exploration du discours à propos des lesbiennes produit par le mouvement de défense des droits des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et trans (LGBT). Fouiller le discours du mouvement LGBT est une tâche assez ambitieuse, je dois me fixer sur un corpus. Je vais donc me pencher sur une partie de la production médiatique du mouvement au Québec, soit la presse gratuite s’adressant à la communauté LGBT.
Il faut dire aussi que ce corpus s’insère facilement en communication publique, le programme de maîtrise dans lequel j’évolue. Plusieurs circonstances ont mené à ce choix de corpus. Les premières ébauches de mon projet prévoyaient l’étude du discours des personnes impliquées dans des organismes LGBT. Ma motivation diminuait, car j’avais l’impression de m’éloigner des principales intéressées, soit les lesbiennes. De plus, plusieurs difficultés semblaient s’accumuler pour la collecte de données dans l’organisme que j’avais ciblé. Deux objectifs me tenaient particulièrement à cœur : la présence de la parole des lesbiennes dans mon corpus et mes résultats ainsi que la possibilité d’analyser une facette du discours LGBT avec l’approche féministe. Ces deux objectifs se retrouvent maintenant au cœur de mon projet. Je présente donc ici le fruit de mes récentes réflexions sur ce projet modifié, en commençant par la problématisation et la définition théorique de l’objet, puis en précisant l’approche méthodologique.
Problématique et cadre théorique
Au Québec, les recherches concernant les lesbiennes sont peu nombreuses. Les thèmes les plus importants dans ce champ de recherche sont la parentalité, la violence conjugale, leur passage dans les services de santé et services sociaux publics et parapublics ainsi que la reconnaissance des couples de lesbiennes.
En fait, la littérature a évolué au fil des années et de l’acquisition de droits par la communauté LGBT. La décriminalisation de l’homosexualité a sorti de l’ombre ces femmes attirées par les femmes. Ainsi, on s’est intéressé aux discriminations qu’elles vivaient encore comme la non-reconnaissance des couples de lesbiennes devant l’état civil. Dans les années 90, il était l’heure de faire un retour sur leur histoire occultée dans les décennies précédentes. Dans ce contexte, on a vu publier des ouvrages comme « Mémoires lesbiennes : le lesbianisme à Montréal entre 1950 et 1972 » de Line Chamberland (1996).
De plus, l’amélioration des conditions de vies des lesbiennes devient un sujet important pour la santé publique. On voit émerger des publications sur les facteurs de risques en santé physique et mentale spécifiques aux lesbiennes. La violence conjugale est un de ces facteurs de risque. Il est un des facteurs de risque les plus abondamment discutés, entre autres parce que les lesbiennes violentées par leur conjointe ont de la difficulté à recevoir des services adaptés et que les services de police n’étaient pas outillés pour répondre à ce type de situation. À la suite de l’instauration au Québec de l’union civile pour tous les couples, on s’intéresse de plus en plus à la filiation et à la parentalité des lesbiennes. Ce thème fait encore couler de l’encre, comme le démontre le numéro spécial (Polyparentalité) de la revue Recherches féministes paru en 2009.
D’un point de vue scientifique, le mouvement LGBT a été maintes fois analysé sous différents angles. Les recherches se sont principalement centrées sur les droits des personnes LGBT, leur santé, leur histoire, les discriminations qu’elles vivent et les méthodes d’intervention efficaces auprès d’elles.
Certains auteurs ont fait le constat que le mouvement LGBT semble être « pour hommes blancs seulement ». Pour Engel (2002 : 393), par exemple, « the struggle for gay rights has been viewed as a primarily white male movement. The concerns of women and people of color were never foremost on the gay agenda ». De plus, la publicité, le marketing et les activités qui s’adressent à la communauté LGBT mettent principalement de l’avant la vie et les intérêts des hommes homosexuels blancs de classes sociales aisées. L’établissement de nouveaux organismes LGBT, entre autres pour les personnes de couleur, indique que le mouvement LGBT n’a pas réussi à reconnaître, à combattre et à évacuer le racisme et le sexisme vécus en son sein.
Les études féministes apportent des explications intéressantes à ces derniers constats. Le concept de genre a été conceptualisé afin de comprendre la subordination des femmes dans le système patriarcal (Delaney, 2001). D’un point de vue général, le genre permet de faire la distinction entre le sexe biologique (homme et femme) et les catégories construites socialement de féminin et de masculin. Pour Delphy, le genre est « l’ensemble de ce qui, des différences entre les sexes, apparaît comme social et arbitraire : soit […] variable de société à société » (2009 : 245). De cette façon, comme le sexe représente une différence biologique (quoique construite socialement aussi), le genre désigne les manières d’agir, socialement construites, posant comme normal et naturel pour une femme d’être féminine et pour un homme d’être masculin (Brush et Simonds, 2004). De plus, l’idée de domination du masculin sur le féminin, « de hiérarchie, est fermement ancrée dans [le] concept » de genre (Delphy, 2009 : 245). Ce dernier s’actualise d’une manière asymétrique et binaire, c’est-à-dire qu’un des deux sexes jouit de droits, de privilèges que l’autre n’a pas (Roof, 2007).
Il n’existe pas de consensus dans les études féministes sur le sens exact du genre, mais les différents usages ont un point commun, soit l’idée que le genre n’est pas un phénomène naturel, mais plutôt un construit social (Hoogland, 2007). C’est pour rendre compte de ce dernier aspect que je parle ici du concept de système de genre. Le genre est conçu comme le processus qui construit la cohérence interne du sexe biologique, du désir (hétéro) sexuel et des pratiques (hétéro) sexuelles chez une personne (Hoogland, 2007). Cette cohérence se construit chez un individu par la répétition d’actes, de paroles et de gestes qui lui offrent le sentiment de la naturalité de la binarité et de l’asymétrie du sexe biologique, de l’identité sexuelle et de l’orientation sexuelle (Hoogland, 2007).
Les études sur les mouvements sociaux ont permis, entre autres, de mieux comprendre les mécanismes responsables de l’établissement et du maintien des croyances et des idéologies qui soutiennent et expliquent l’existence et la mission de ces mouvements. Ainsi, on peut saisir comment ils adoptent certaines stratégies et en abandonnent d’autres. Ce champ de recherche a aussi montré que les mouvements sociaux mixtes sont autant d’espaces genrés où les responsabilités les plus valorisées, comme la prise de parole publique, sont assignées aux hommes et les responsabilités logistiques et d’entretien sont attribuées aux femmes (Kuumba, 2001). De prime abord, le mouvement LGBT ne semble pas échapper à ce phénomène.
Comme le système de genre s’actualise entre autres dans les paroles (et les écrits) et qu’il agit sur le fonctionnement des mouvements sociaux, les représentations sociales semblent une voie intéressante à explorer pour faire ressortir le rôle du genre et ses mécanismes dans la construction du discours LGBT à propos des lesbiennes.
Ce que j’étudie dans le discours LGBT, ce sont les représentations sociales. Pour Moscovici, les représentations sociales consistent à « l’élaboration d’un objet social par une communauté avec l’objectif d’agir et de communiquer » (Moscovici, 1961 : 251). Il positionne les représentations sociales dans l’interaction sociale, l’action et la communication. À son tour, Jodelet a tenté de définir les représentations sociales. Elle y voit un phénomène se présentant « sous des formes variées, plus ou moins complexes. Images qui condensent un ensemble de significations; systèmes de référence [permettant] d’interpréter » la réalité (Jodelet, 1984 : 366). Pour elle, les représentations sociales contiennent une quantité d’informations qui, mises ensemble, permettent de « voir » une image plus ou moins claire d’un objet ou d’un sujet.
Pour Doise et ses collaborateurs, les représentations sociales ont un rôle à jouer dans les rapports sociaux, car elles sont des « principes générateurs de prises de position [qui] organisent les processus symboliques intervenant dans les rapports sociaux » (Doise et al., 1993 : 89). Ainsi, les représentations sociales ne sont pas qu’un amalgame d’informations, elles sont actualisées aussi par les individus afin de savoir comment agir ou comment comprendre les interactions qu’ils ont avec les autres.
Finalement, la définition plus récente émane des travaux de Gaffié. Il suit les traces de ses prédécesseurs en psychologie sociale en amalgamant les conceptions de plusieurs d’entre eux. Pour lui, les représentations sociales sont :
un ensemble de connaissances, croyances, schèmes d’appréhension et d’action à propos d’un objet socialement important. Elle constitue une forme particulière de connaissance de « sens commun » qui définit la réalité pour l’ensemble social qui l’a élaborée dans une visée d’action et de communication (Gaffié, 2005 : 7).
Comme Moscovici, il voit les représentations sociales comme un construit social qui ont une fonction communicationnelle et visent à définir un objet social. Ce sont là les trois facettes les plus importantes de ce concept clé. Les représentations sociales que je vais tenter de décortiquer sont celles qui définissent les lesbiennes, qui sont construites socialement par l’entremise d’une communication médiatique et qui sont mobilisées par la communauté LGBT dans leurs communications et leurs interactions.
Plusieurs auteures féministes se sont penchées sur les représentations des femmes tant dans la communauté LGBT que de manière plus générale. Comme le présentent Des Rivières et Saint-Martin, les chercheuses féministes « se sont attachées aux aspects politiques de la représentation : très généralement, elles ont montré comment “la femme” et “le féminin” ont longtemps été des constructions masculines » (1994 : 5). Dhavernas (1993) explique que le masculin est, tant dans la culture occidentale que patriarcale, symbole de générique, de référent. Le masculin peut représenter la norme et le spécifique, tandis que le féminin est confiné à être l’écart à la norme, le référé. Pour Guillemaut, « l’[homme] homosexuel [est devenu] la figure universelle de l’homosexualité, les lesbiennes en sont [donc] des expressions particulières, marginales » (1994 : 228). Bonnet (2004) va plus loin en affirmant que les hommes homosexuels dans le mouvement LGBT instrumentalisent les lesbiennes pour arriver à leur fin.
Si l’on suit les thèses de ces auteures, les lesbiennes, étant un écart à la norme dans la communauté LGBT, seraient moins visibles que les hommes gais dans le discours de ce mouvement. Leur moins grande visibilité en général mettrait de côté leurs revendications en particulier. Les sujets et les thèmes qui touchent plus particulièrement les lesbiennes occuperaient un rang moins important dans la couverture des publications s’adressant aux LGBT. Ces mêmes préoccupations, selon la thèse de Bonnet, seraient instrumentalisées afin d’atteindre d’autres objectifs considérés plus importants supposément par l’ensemble de la communauté LGBT, mais qui servent que les intérêts des hommes gais.
Afin d’explorer les constats effectués par ces dernières auteures, mais cette fois-ci dans le contexte québécois, le contenu de la presse gaie devient un terrain intéressant afin d’accéder aux représentations sociales des lesbiennes dans une partie du discours LGBT.
Bien que la littérature scientifique abonde sur les représentations sociales des groupes marginalisés, on a tendance à considérer chaque groupe comme un ensemble homogène, alors qu’il existe, en fait, des distinctions à l’intérieur même de ces groupes. Ainsi, l’analyse de plusieurs publications de la presse gaie permettra, entre autres, d’examiner plus particulièrement les représentations des lesbiennes, qui, selon les auteurs présentés précédemment, sont mises de côté dans la communauté LGBT, mais ne sont, au Québec, l’objet d’aucune étude scientifique spécifique. En d’autres termes, l’objet principal de mon projet de mémoire est la marginalisation des lesbiennes dans la communauté LGBT.
Finalement, plusieurs enjeux sont aussi le moteur de mon projet. Comme la recherche sur les lesbiennes en langue française, mais surtout au Québec me semble peu abondante, malgré la description exposée précédemment, je veux tenter de continuer de faire avancer les connaissances sur ce groupe. D’autant plus que le champ des études sur les personnes LGBT comporte plusieurs exemples de recherches empreintes d’androcentrisme. À l’instar du mouvement LGBT lui-même, ce sont principalement les réalités des hommes homosexuels qui sont abordées, derrière des perspectives définies comme générales. Par exemple, Hoad (2006) affirme explorer le vécu des gais et lesbiennes dans son ouvrage, mais son échantillon de personnes participantes ne contient que trois femmes sur le total de près de 200.
De plus, je m’inscris dans une approche féministe et dans le paradigme constructiviste de la recherche, il me semble alors erroné de ne pas interroger les lesbiennes elles-mêmes, sur leurs réalités pour construire des représentations du mouvement LGBT qui les intègrent dans les conceptions générales. En fait, les postures épistémologiques que je privilégie mettent l’emphase sur l’importance d’aller explorer les perceptions des gens sur leur existence. Pour les féministes, la théorie de la « connaissance située » (Delphy, 2001 : 27) ou la standpoint theory fait des femmes les expertes de leur vécu. Ainsi, les chercheuses doivent utiliser les connaissances des femmes sur leurs vies afin de mieux les comprendre. Cette manière de construire des connaissances permet aux participantes d’une recherche de voir leur parole mise en valeur dans les travaux de la chercheuse.
À la lumière des dernières lignes, je me poserai donc la question suivante : quelles sont les représentations sociales des lesbiennes véhiculées dans la presse gaie au Québec? Pour compléter ma question de recherche et l’adapter à ma posture théorique et épistémologique, je me demande aussi : quelles sont les perceptions des lesbiennes à propos de la presse gaie?
Méthodologie
Mes questions de recherche demandent une démarche en deux phases, car elles portent sur deux aspects différents qui forcent l’utilisation de l’analyse de contenu des publications médiatiques et de l’étude des perceptions des lesbiennes elles-mêmes. Ces deux types de collecte et ces deux analyses seront effectuées de manière consécutive. Pour répondre à ma question principale, il sera pertinent de procéder d’abord à l’analyse de contenu des médias gais afin de pouvoir ensuite recueillir les perceptions des lesbiennes sur ces résultats préliminaires.
Première phase
Le corpus de données textuelles analysées durant la première phase de la recherche comprend plusieurs magazines appartenant à la famille de la presse gaie québécoise. Voici une liste descriptive de revues publiées en version papier au Québec, disponibles sur internet en format PDF et qui feront partie de mon corpus. J’exclus le magazine Sapho, car leur site internet n’est plus en fonction et que l’organisme communautaire qui le publiait a apparemment cessé de le faire.
Entre elles
Les informations sur cette publication sont peu nombreuses. Entre elles se décrit comme la première revue lesbienne au Québec et elle est une division du groupe Elles Média. Cette revue s’adresse principalement aux lesbiennes habitant à Montréal. Cette revue est donc distribuée surtout dans la ville de Montréal, mais elle est disponible dans quelques endroits dans le centre-ville de Québec. Tous ses articles sont disponibles sur le site internet de la revue (entreelles.org) et les numéros archivés en PDF sont hébergés par le site internet le Guide gai du Québec.
Être
Le magazine Être semble s’adresser à la communauté LGBT en entier, mais il est difficile d’en savoir plus. Il fait partie du groupe HMX qui est né de la fusion des Éditions HMX (magazine RG et Guide gai du Québec) et du Groupe Ser (magazine Être et 2Be) au début des années 2000. Par contre, je n’ai pu trouver de détails sur le groupe HMX. Le site internet de Être est la plateforme web pour les quatre revues qui se sont unies en 2000.
Fugues
Fugues est une revue s’adressant aux personnes LGBT depuis 1984 qui est publiée chaque mois. Elle contient l’actualité gaie au Québec et ailleurs dans le monde et des informations sur les événements concernant la communauté LGBT. On y retrouve une section « Lesbos » depuis 2006 qui se consacre plus précisément à la communauté lesbienne. Sa distribution se fait surtout dans la région de Montréal, mais, à ma connaissance, elle est la revue gaie francophone la plus largement diffusée au Québec et au Canada avec sa moyenne de 44 000 copies.
Gay Globe
Publié depuis 1998 à Montréal, le magazine Gay Globe portait, à l’origine, le nom Le Point. Cette publication se spécialise sur les questions des affaires et de la santé pour la communauté gaie. La revue est publiée tous les mois en format papier et électronique. L’actuel éditeur de la revue, Roger-Luc Chayer, semble un homme assez influent dans le monde des affaires et des médias. Il a été élu président de la section de Montréal de l’Association canadienne des Journalistes.
Guide GQ
Le Guide GQ (pour Guide gai du Québec) est disponible deux fois par année, et il se présente sous la forme d’un guide touristique assez standard. Le thème central de cette revue est le tourisme gai, lesbien et bisexuel au Québec. En fait, on y retrouve des adresses qui sont considérées comme ouvertes à la diversité sexuelle ou s’adressant directement à la communauté LGBT. Il fait aussi partie du groupe HMX.
RG
Cette publication mensuelle francophone s’adresse à la communauté LGBT du Québec depuis 1981. Les lettres « R » et « G » viennent des origines du magazine qui était alors une publication de rencontres appelée Rencontres Gaies. Le magazine RG se décrit comme favorisant l’émergence de débats sur la question homosexuelle pour se démarquer des autres publications qui se centrent plutôt sur la couverture des événements LGBT et sur la sexualité. Depuis 2000, il fait partie du groupe HMX.
Sortie
Le magazine Sortie est produit et distribué par l’organisme communautaire GLBT Québec /Lutte à l’homophobie, ce qui en fait un journal communautaire contrairement aux autres publications de mon corpus. Ce magazine aborde le thème de la diversité sexuelle en partant des réalités et des droits des personnes LGBT et en mettant l’emphase sur la lutte à l’homophobie. Il est possible de se procurer un abonnement payant, pour le recevoir à la maison, sinon ce journal est offert gratuitement dans plus de 150 points de distributions dans la ville de Québec. Sortie est publié quatre fois par année, soit en février, mai, août et décembre.
Ces publications résument, à ma connaissance, la majorité des parutions de la presse gaie québécoise en français disponibles à Québec. Ce large corpus me permettra d’avoir une image d’ensemble du contenu de la presse gaie et son analyse contribuera à l’accroissement des connaissances sur les personnes LGBT du Québec.
Pour des raisons d’accessibilité et dans le but de produire des résultats reflétant le plus possible l’actualité dans la presse gaie québécoise, l’accent sera mis sur les numéros parus entre janvier 2011 et décembre 2012. De plus, je ne veux pas dresser un portrait historique, mais bien actuel des représentations des lesbiennes dans la presse gaie.
Analyse de contenu
L’analyse du contenu débutera par l’élaboration d’une grille de classification constituée à la suite d’une lecture préalable des numéros choisis. En fait, je prévois utiliser une démarche inductive. En fouillant les publications à l’aide de mots-clés présélectionnés, je laisserai aussi des mots-clés ou des idées apparaître pendant le dépouillement du corpus. Ces données émergeront des notes que j’aurai prises lors de ma lecture du corpus. Les mots-clés suivants seront utilisés afin de classer les articles selon le sujet traité : gais, gaies, lesbiennes, bisexuels, bisexuelles, transgenres, transsexuels, transsexuelles, queer, homosexuels, homosexuelles, orientation sexuelle, « de même sexe », identité sexuelle, préférence sexuelle, non-hétérosexuelle, femmes, hommes, etc.
De cette façon, je pourrai repérer les articles abordant, par exemple, l’ensemble de la communauté LGBT ou traitant exclusivement d’un des sous-groupes suivants : les hommes gais, les lesbiennes, les personnes bisexuelles, transgenres et transsexuelles. Les articles dans chacune des catégories de cette grille de classification seront comptabilisés pour effectuer une comparaison du « poids » de chacun d’eux.
Dans un deuxième temps, toujours à l’aide des mots-clés exposés plus haut, les unités de sens cooccurrentes, c’est-à-dire des éléments adjacents à ces mots-clés et désignant une idée intelligible, seront isolées. Pour connaître les unités les plus présentes dans le corpus, elles seront comptées et classées en ordre décroissant. Le contenu discursif présent à proximité des unités lexicales « homme gai » et « lesbienne », par exemple, sera rendu explicite par cette opération. Celle-ci a pour but de décrire et, mais surtout, de comparer quantitativement les contenus concernant les lesbiennes, les hommes gais, les personnes bisexuelles, transgenres et transsexuelles.
Finalement, l’analyse des revues sélectionnées comportera aussi le dénombrement des publicités et des pages couvertures afin de classer selon ce qui est représenté, avec ou sans texte l’explicitant, soit celles présentant : un ou des hommes exclusivement, une ou des femmes exclusivement, des hommes et des femmes simultanément, autre chose que des individus.
Cette démarche me permettra de comparer les quantités d’éléments visuels selon ce qu’ils représentent afin de vérifier la place laissée aux lesbiennes et aux autres groupes dans la presse gaie.
Pour mener à bien mon analyse qualitative, je planifie adapter la grille d’analyse utilisée par Ragusa (2003), dans le cadre de sa thèse de doctorat en sociologie. Elle a examiné un grand corpus d’articles traitant des personnes LGBT parus dans les pages du New York Times. Elle a procédé à une analyse qualitative à l’aide de questions sur le contenu de ces articles.
In order to determine the degree and qualitative expression of GLBTQ visibility and representation by The New York Times, I imposed [a] list of questions to each article sampled. These questions were used to guide my interpretation of each article (Ragusa, 2003 : 114).
Ainsi, je compte me poser les questions suivantes, tirées de l’étude de Ragusa, seulement devant les articles de mon corpus qui traitent exclusivement des lesbiennes à l’aide des résultats des opérations précédentes : Comment les lesbiennes sont-elles présentées et décrites? Quels adjectifs sont utilisés pour décrire les lesbiennes? Quels stéréotypes sont utilisés? Quel est le contenu de l’article? Quelles images sont utilisées pour présenter l’article? Est-ce que l’idée de similarité entre hommes gais et lesbiennes est présente? Par ces questions, je souhaite comprendre comment les lesbiennes sont représentées dans les articles des publications de mon corpus.
À la lumière des données et résultats de cette première phase de mon devis de recherche, je formulerai plusieurs hypothèses et analyses à soumettre lors de deux groupes de discussion pour obtenir l’opinion de lesbiennes sur la presse gaie au Québec. Je pourrai vérifier si les résultats de mon analyse de contenu ont un écho chez les participantes.
Deuxième phase
Les données de la première phase de recherche me permettront donc de planifier la deuxième. Celle-ci consistera en deux groupes de discussion qui compteront chacun de six à huit lesbiennes. Les participantes devront répondre à quelques critères de sélection, dont le fait d’être une lesbienne s’exprimant en langue française et d’être majeure. En outre, il sera exigé d’elles une connaissance minimum de la presse gaie. Pour ce dernier critère, je ferai parvenir aux personnes intéressées des extraits de mon corpus (quelques courts articles repérés dans la première phase) lorsque je leur demanderai de me confirmer leur intérêt.
Je prévois diviser mes groupes de discussion en deux parties. La première abordera leurs connaissances et leurs perceptions générales de la presse gaie au Québec ainsi que leurs idées sur les représentations et la place des lesbiennes dans la presse gaie. Dans la deuxième partie de la discussion de groupe, je propose de leur présenter quelques résultats préliminaires de mon analyse de contenu dans le but d’obtenir leurs réactions. Enfin, je mettrai les résultats des deux phases – analyse de contenu de la presse gaie et analyse des groupes de discussion – en lien les uns avec les autres afin d’identifier les similitudes et les différences entre le contenu des publications choisies et les perceptions et les opinions des lesbiennes interrogées.
Il est fort probable que les représentations des lesbiennes dans la presse gaie que je pourrai décrire iront des plus stéréotypées aux moyennement nuancées. En ce qui concerne les propos des lesbiennes participant aux groupes de discussions, à mon avis, elles exprimeront des désaccords et des griefs contre le contenu de la presse gaie tout en concédant à ces publications avantages qu’elles détiennent.
À la suite de cette recherche, d’autres pistes devront être examinées, par exemple, les perceptions des lesbiennes au Québec sur leur visibilité tant dans les médias que dans la société en général. Cette piste pourrait être étudiée dans une recherche qui explorerait les représentations sociales des lesbiennes dans la presse québécoise à l’aide d’une analyse de contenu. Finalement, il pourrait être intéressant de fouiller les causes de la quasi-absence des lesbiennes dans les publicités en interrogeant des publicitaires et les divers types de professionnels gravitant dans ce milieu.
Références
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La violence conjugale chez les couples d’hommes gais : apports et défis de l’analyse féministe20
Kévin Lavoie
Les écrits scientifiques consacrés à la violence conjugale chez les hommes gais sont rares et proviennent majoritairement des États-Unis, de l’Australie et du Canada anglais, tandis que les écrits francophones qui s’attardent à cette question sont presque inexistants (Thibault, Roy et Major, 2011).
Les écrits scientifiques consacrés à la violence conjugale chez les hommes gais sont rares et proviennent majoritairement des États-Unis, de l’Australie et du Canada anglais, tandis que les écrits francophones qui s’attardent à cette question sont presque inexistants (Thibault, Roy et Major, 2011). Au Québec, la situation apparaît paradoxale. D’une part, la province a mis sur pied depuis les années 1980 des politiques sociales et plusieurs programmes en matière de prévention et d’intervention en violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995 ; 2004). Malgré la reconnaissance des minorités sexuelles comme populations particulièrement à risque de violence conjugale, peu d’attention est toutefois consacrée à la violence chez les hommes gais. D’autre part, la province se démarque par ses mesures progressistes en matière d’égalité pour les personnes de minorités sexuelles (Gouvernement du Québec, 2009). Or, la violence conjugale chez les couples de même sexe reste là aussi peu considérée. Ainsi, autant dans le domaine de la violence conjugale que celui de la diversité sexuelle, la violence chez les hommes gais semble recevoir peu d’attention sur les plans scientifique et social. En fait, une seule étude a documenté le phénomène (Thibault, 2001) et, à notre connaissance, aucun service n’existe au Québec pour répondre aux besoins spécifiques de cette clientèle.
Parmi les facteurs pouvant expliquer ce paradoxe, St-Pierre (2009) souligne l’influence d’une conception hétéronormative de la violence conjugale, qui aurait comme conséquence directe la difficulté d’identifier la violence dans d’autres contextes amoureux. Adam (2004) rappelle que les couples de même sexe ne jouissent que depuis peu d’une reconnaissance sur le plan juridique, puisque ce n’est qu’en 2005 que les gais et les lesbiennes ont eu accès au mariage civil au Canada. Exclues des univers conjugaux et familiaux, les relations amoureuses des hommes gais ont longtemps été confinées à la clandestinité, ou perçues uniquement sous l’angle de la sexualité (Courduriès, 2006). Par ailleurs, l’homosexualité a longtemps été étudiée d’un point de vue « individuel », puisque les recherches se sont attardées particulièrement à la victimisation des personnes homosexuelles et au dévoilement de leur orientation sexuelle, et non à leurs expériences conjugales et amoureuses (Thibault et Damant, 2002). La présence d’homophobie, réelle ou perçue, au sein des structures de santé et de services sociaux pourrait aussi expliquer les efforts limités pour mieux comprendre la violence chez les couples d’hommes gais (Bartholomew et al, 2008).
Ce texte a comme objectif d’apporter des éléments de réflexion sur les apports et les défis de l’analyse féministe pour l’étude de la violence conjugale chez les couples d’hommes gais et ce, à travers la déconstruction de quatre mythes associés à ce phénomène. Elle s’inscrit dans le cadre de mon projet de mémoire réalisé au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais, sous la direction de madame Sylvie Thibault, chercheure au Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRI-VIFF).
Mythe ? La violence conjugale n’existe pas chez les couples d’hommes gais
Grâce aux efforts soutenus des mouvements féministes, les questions liées à la violence conjugale ont obtenu une certaine reconnaissance de l’État québécois, résultant de la Politique d’intervention en matière de violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995 : 23). Cette dernière stipule que :
La violence conjugale comprend les agressions psychologiques, verbales, physiques et sexuelles ainsi que les actes de domination sur le plan économique. Elle ne résulte pas d’une perte de contrôle, mais constitue, au contraire, un moyen choisi pour dominer l’autre personne et affirmer son pouvoir sur elle. Elle peut être vécue dans une relation maritale, extra-maritale, amoureuse, hétérosexuelle ou homosexuelle, gaie ou lesbiennes, et ce, à tous les âges de la vie.
Dans le cadre du Plan d’action en matière de violence conjugale du gouvernement du Québec (2004), les expériences des hommes gais y sont considérées à titre de « réalités particulières ». L’Enquête sociale générale de 2004 sur la victimisation au Canada mentionne que les taux d’incidents de violence conjugale rapportés chez les couples homosexuels étaient le double de ceux rapportés chez les couples hétérosexuels, soit 15 % contre 7 % (Mihorean, 2005). Greenwood et ses collaborateurs (2002) indiquent pour leur part que 39 % des 2 881 hommes gais étasuniens interrogés ont affirmé avoir vécu au moins une forme de violence conjugale au cours des cinq dernières années, tandis que 18 % d’entre eux estimaient avoir subi plusieurs formes de violence.
Toutefois, ces études s’attardent principalement aux manifestations physiques de la violence, ce qui ne laisse entrevoir qu’une infime partie du problème (Murray et Mobley, 2009). Le ministère de la Sécurité publique (Gouvernement du Québec, 2011) estime que seulement 22 % des crimes commis en contexte conjugal sont déclarés aux autorités policières et les études démontrent que les hommes gais victimes de violence font peu ou pas de signalements à la police (Kuehnle et Sullivan, 2003). Par ailleurs, les hommes victimes de violence conjugale sont réticents à s’identifier comme tels et à reconnaître leur situation de victimisation (Letellier, 1994). Il faut souligner qu’il est difficile pour les chercheurs d’obtenir des échantillons représentatifs de la population des hommes gais, puisqu’un pourcentage inconnu de la population générale révélera sa véritable orientation sexuelle (Garnets et Kimmel, 2002; Martin et Knox, 2000). En effet, la crainte d’être jugées ou discriminées fait en sorte que plusieurs personnes homosexuelles ne divulgueront pas leur orientation sexuelle dans le cadre d’une enquête ou d’un sondage (Vyncke et al., 2008). Par ailleurs, les définitions de l’homosexualité varient selon les études. Les chercheurs définissent parfois l’homosexualité comme un comportement sexuel, ou encore comme une identité sexuelle déclarée par l’individu. Pourtant, Dorais (1999) rappelle qu’un homme peut avoir des relations sexuelles avec d’autres hommes sans pour autant s’identifier comme homosexuel, tandis que d’autres peuvent assumer publiquement leur orientation sexuelle même s’ils ne sont pas sexuellement actifs.
Mythe ? Les hommes gais subissent ou perpètrent seulement de la violence physique dans leurs relations amoureuses
Les formes et les manifestations de la violence chez les couples d’hommes gais seraient pour plusieurs auteurs comparables à celles associées à la violence dans les couples hétérosexuels (Bunge, 2000; Elliot, 1996; Island et Letellier, 1991; Thibault, 2001). Or, certains chercheurs estiment que la gravité et la fréquence des blessures perpétrées par les agresseurs sont plus importantes chez les couples d’hommes gais, comparativement aux couples hétérosexuels ou de femmes lesbiennes (Waldner-Haugrud et al., 1997). Bien que plus visibles et plus faciles à dépister, Thibault (2001) rappelle que les mauvais traitements physiques sont rarement la première forme de violence à survenir dans le cadre d’une relation.
Selon Thibault et Damant (2002), le rapport de domination entre les partenaires gais s’installe insidieusement, généralement à partir d’une prise de contrôle sur le plan psychologique. L’étude de Bartholomew et ses collaborateurs (2008) abonde dans le même sens, puisque la grande majorité de leurs 284 participants rapportent avoir vécu de la violence psychologique. Quant à la violence physique et sexuelle, elle s’inscrit habituellement dans un contexte où la domination verbale et émotionnelle est déjà présente. La violence économique est peu mentionnée dans la littérature scientifique au sujet des hommes gais, contrairement aux études consacrées aux femmes lesbiennes ou hétérosexuelles. Cette différence peut être en partie attribuable à l’idée que les hommes sont financièrement plus indépendants et mieux intégrés sur le marché du travail que les femmes qui occupent davantage des emplois précaires et moins bien rémunérés (Thibault, 2001).
Kulkin et ses collaborateurs (2007) rapportent que le cycle de la violence conjugale observé chez les couples hétérosexuels est similaire dans les couples d’hommes gais. Island et Letellier (1991) ajoutent toutefois que certaines particularités associées à la violence chez les gais doivent être considérées, telle la menace du dévoilement de l’orientation sexuelle. En ce sens, certains chercheurs (Cruz et Firestone, 1998; Renzetti et Miley, 1996) font des liens entre la violence vécue dans les couples de même sexe et le degré de dévoilement de l’orientation sexuelle des partenaires. La menace de révéler l’orientation sexuelle du conjoint sans son consentement (« outing ») revêt alors une importance particulière puisqu’elle comporte des risques pour une personne homosexuelle qui n’affiche pas son orientation dans certaines sphères de sa vie. Cette forme d’intimidation exacerbe l’isolement des victimes et contribue de façon importante à les maintenir sous le joug de leur agresseur (Elliot, 1996).
Mythe ? Les hommes gais se sentent à l’aise de demander de l’aide lorsqu’ils vivent de la violence dans leurs relations amoureuses
Un autre facteur à considérer est le fait que, de façon générale, les hommes sont reconnus comme utilisant moins les services sociaux et de santé que les femmes (Dulac, 1997; McKelley, 2007). En situation de violence conjugale, les hommes gais demandent rarement de l’aide pour la violence dont ils sont victimes (Kuehnle et Sullivan, 2003). Ils demeurent au sein de relations abusives pour les mêmes raisons évoquées par les victimes hétérosexuelles, soit l’espoir de changement, l’amour, le sentiment du devoir et de loyauté envers le partenaire, et la méconnaissance des ressources d’aide et des recours juridiques disponibles (Donovan et Hester, 2010).
Dans les études qui documentent les services offerts aux hommes gais qui vivent de la violence conjugale, les résultats démontrent que les services sont peu adaptés aux besoins des victimes ou des agresseurs et que plusieurs barrières en limitent l’accès (Duke et Davidson, 2009). Dans le cadre d’une étude qualitative réalisée auprès du personnel d’intervention et de coordination d’organismes d’hébergement pour femmes violentées, Zaligson (2007) note que les milieux spécialisés en violence conjugale font peu d’efforts pour rejoindre les victimes homosexuelles. Également, certains mythes concernant les relations de même sexe sont véhiculés au sein des équipes professionnelles (Island et Letellier, 1991). Cette lacune découle vraisemblablement d’un manque d’information et de connaissances sur les réalités des minorités sexuelles (Freedberg, 2006; Potoczniak et al., 2003).
Les ressources informelles de soutien, et plus particulièrement les amis, sont considérées plus utiles par les victimes et sont davantage sollicitées que les structures sociosanitaires formelles (Kurdek, 2006; Thibault et Damant, 2002). Les organismes communautaires dédiés aux clientèles homosexuelles demeurent la principale porte d’entrée pour les gais en demande d’aide, puisqu’ils sont perçus comme moins menaçants par ces derniers et mieux préparés à les accueillir (St-Pierre, 2009). Toutefois, ce personnel intervenant est peu ou pas outillé pour intervenir en contexte de violence conjugale (Thibault, à paraître).
Les représentations sociales de la violence dans les couples d’hommes chez certains groupes d’intervenants ont fait l’objet de quelques études scientifiques. Le corps policier est notamment un acteur clé dans le domaine de l’intervention en violence conjugale. Les études indiquent que les attitudes des policiers et des policières ne semblent pas varier selon l’orientation sexuelle du couple impliqué dans un incident de violence conjugale (Cormier et Woodworth, 2008; Younglove et al., 2002). Par ailleurs, les personnes interrogées dans deux études récentes effectuées auprès de spécialistes en intervention psychosociale démontrent que ces derniers disent dépister la violence dans les couples de même sexe de la même façon que dans les couples hétérosexuels (Blasko et al., 2007; Brown et Groscup, 2009). Toutefois, l’étude de Paulson (2009) réalisée auprès de soixante-treize policiers et policières, et de soixante-quatre psychologues nuance toutefois cette affirmation. Selon cet auteur, les relations des couples de même sexe sont conçues comme plus égalitaires que celles des couples hétérosexuels, négligeant la possibilité que d’autres rapports de domination s’y retrouvent. Ils tendent alors à diminuer la gravité des incidents de violence, ce qui entraîne une augmentation du sentiment de culpabilité chez les victimes. Selon Brown (2008), les représentations sociales de la violence conjugale chez les intervenants et les intervenantes rejoignent la réalité hétérosexuelle majoritaire dans laquelle le rôle de l’agresseur est le plus souvent attribué à l’homme et celui de la victime à la femme.
Mythe? L’analyse féministe de la violence conjugale est inutile et inadéquate pour mieux comprendre l’expérience des hommes gais
L’analyse de la violence conjugale s’articule autour de trois grands courants théoriques (Thibault, 2001). Les théories psychopathologiques examinent les caractéristiques dysfonctionnelles (par exemple les problèmes de santé mentale) présentes chez l’agresseur ou chez la victime, tandis que les théories sociologiques s’intéressent à l’apprentissage social et à la transmission intergénérationnelle de la violence. Les théories féministes, quant à elles, postulent que la violence conjugale découle d’inégalités structurelles entre les hommes et les femmes qui émergent du système patriarcal. Or, peut-on avoir recours à l’analyse féministe pour mieux comprendre l’expérience des hommes gais qui subissent ou agissent la violence dans leurs relations amoureuses? Cette question épineuse renferme plusieurs éléments que nous présenterons en deux temps; d’abord, les apports de l’analyse féministe, puis les enjeux et les défis auxquels elle est confrontée face à la violence conjugale chez les couples d’hommes gais.
Apports de l’analyse féministe
L’analyse féministe est au centre de la réflexion de nombreuses études sur la violence conjugale. L’un de ses apports importants est la déconstruction de l’idéologie de la complémentarité des sexes, c’est-à-dire la pensée que les femmes et les hommes détiennent des attributs physiques, psychologiques, émotionnels et reproductifs qui les prédisposent à des rôles (individuels, conjugaux et sociaux) qui assurent l’équilibre et le fonctionnement de la société. Dans le cas des couples de même sexe, cette déconstruction confronte la conception hétéronormative du couple hétérosexuel composé d’un homme et d’une femme comme unique modèle social et seule voie acceptable, permettant ainsi d’infirmer le stéréotype qui implique qu’un des partenaires « joue » nécessairement l’homme et l’autre « joue » vraisemblablement la femme.
Par ailleurs, l’analyse féministe pose un regard critique sur les rapports de domination et de pouvoir qui peuvent s’instaurer dans les relations amoureuses. Ce faisant, elle cerne les différentes formes de violence généralement reconnues (verbale, psychologique, physique, sexuelles et économique), ainsi que le cycle dans lequel elles s’inscrivent dans la relation conjugale. Cette contribution met notamment en cause le stéréotype selon lequel la violence conjugale entre hommes est toujours un combat mutuel et que les victimes peuvent facilement s’en sortir en répliquant à la violence exercée par leur partenaire. Cette conception évoque le deuxième mythe présenté précédemment dans ce texte, celui qui affirme que les hommes gais subissent ou perpètrent seulement de la violence physique dans leurs relations amoureuses.
En analysant les oppressions engendrées par le système patriarcal, l’analyse féministe permet également d’appréhender d’autres formes de violences structurelles que vivent les personnes de minorités sexuelles. Par exemple, la dévalorisation du féminin et de ce qui lui est associé (expressions, émotions, attitudes, etc.) au sein des communautés gaies peut être attribuée à une facette de l’homophobie empreinte de sexisme, soit l’efféminophobie (Lajeunesse, 2008). En ce sens, les violences verbales et psychologiques que l’agresseur utilisera pour dévaloriser son partenaire peuvent se manifester par des propos efféminophobes (par exemple : « tapette », « moumoune ») qui ciblent la personnalité de la victime perçue comme étant plus efféminée.
Enjeux et défis pour l’analyse féministe
Lors de la préparation de ce texte, nous avons réalisé que le terme « limites » ne correspond pas adéquatement à l’idée que nous voulions exprimer, parce qu’une « limite » semble inéluctable, voire incontournable. L’expression « enjeux et défis » reflète mieux le potentiel de l’analyse féministe, mais également les discussions et les débats qui émergent lorsqu’il est question de son renouvellement.
La reconnaissance de la violence dans les couples de même sexe interpelle l’analyse féministe qui attribue l’exercice de la violence à un sexe plutôt qu’à l’autre. Cette conception hétéronormative de la violence conjugale campe les femmes dans le rôle de victime et les hommes dans celui d’agresseur. La théorie féministe soutient que la socialisation différenciée des filles et des garçons explique en partie l’attribution des rôles d’agresseurs et de victimes. Pour les hommes gais victimes de violence dans une relation amoureuse, cette même socialisation comporte aussi des effets pervers, puisqu’ils ont beaucoup de difficulté à s’identifier au stéréotype de victime.
En ce sens, l’intégration des réalités gaies et lesbiennes permet de raffiner l’analyse féministe de la violence conjugale. L’ajout des concepts d’hétérosexisme, d’homophobie et de lesbophobie dans une perspective intersectionnelle (Corbeil et Marchant, 2006) est une piste intéressante, bien qu’incomplète. Inspiré du féminisme matérialiste et lesbien politique, le cadre d’analyse proposé par la sociologue française Vanessa Watremez (2005) définit la violence en termes de pouvoir et de contrôle et postule que la violence conjugale s’inscrit dans un système hétérosocial. La violence conjugale sert alors la différenciation des sexes, puisqu’elle est un moyen exercé par un gai ou une lesbienne ayant intériorisé l’organisation du système hétérosocial de réaffirmer cette différence. Ainsi, la domination n’est pas que masculine, elle est aussi le fait de l’assignation des gais et des lesbiennes à l’hétéronormativité pensée comme la seule possible et bonne.
Un autre enjeu est la récupération du débat entourant la violence chez les couples de même sexe de la part de groupes masculinistes et antiféministes. Faisant fi du système hétérosocial et patriarcal dans lequel s’inscrivent les relations amoureuses des gais et des lesbiennes, ces derniers risquent d’opter pour des « raccourcis » intellectuels tels que la symétrie de la violence pour soutenir leurs revendications sur le plan politique. De fait, documenter la violence chez les lesbiennes visibilise en quelque sorte celle exercée par les femmes, tandis que la victimisation des gais ouvre la voie à la reconnaissance des hommes battus. Or, cette logique alimente l’individualisation des violences faites aux femmes en omettant les oppressions structurelles qui sont à l’œuvre dans notre société.
Conclusion
Les réflexions présentées dans le cadre de ce texte contribuent à alimenter une proposition visant à élargir le cadre d’analyse féministe de la violence conjugale. La prise en compte des réalités des couples de même sexe est une préoccupation qui confirme la nécessité d’un renouvellement de cette analyse. Pour ce faire, une alliance des mouvements féministes et des minorités sexuelles serait avantageuse, voire incontournable, pour mieux identifier les enjeux théoriques et militants qui parsèment cette démarche.
Le silence entourant la violence conjugale chez les couples de même sexe doit être brisé, et ce, tant sur le plan de la recherche que celui de l’intervention. À ce propos, les chercheures féministes et les chercheurs proféministes ont l’opportunité de documenter ce phénomène en adoptant une analyse féministe qui met en lumière les rouages du système hétérosocial. De plus, il serait judicieux que les intervenantes et les intervenants issus du domaine de la violence conjugale et celui de la diversité sexuelle conjuguent leurs expertises respectives afin de mettre en place des pratiques sociales adéquates et inclusives.
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Prise et emprise des violences
Genre et violence politique – quelques enjeux
Evelyne Dubuc-Dumas
C’est dans le cadre d’un cours de sociologie politique que j’ai fait lors de mon DESS en études féministes que j’ai entrepris la recherche qui m’amène à vous parler de genre et de violence politique aujourd’hui. Ce texte ne vise pas à dénoncer la violence, ni en faire l’apologie.
À la suite de sociologues comme Philippe Braud ou d’anthropologues comme Alain Bertho, je m’intéresse à la violence politique pour son rôle dans le changement social. Je définirai plus loin les concepts de « genre » et de « violence politique », mais je voulais d’abord expliquer l’intérêt de cette réflexion sur la violence politique dans un colloque féministe. D’une part, plusieurs féministes se sont opposées historiquement et s’opposent encore à la violence sous toutes ses formes et, en particulier, à la militarisation. D’autre part, comme nous le rappelle l’historien A.K. Thompson (2008) dans un article intitulé « You can’t do gender in a riot » qui m’a beaucoup inspiré pour ma recherche, il ne faut pas oublier que c’est aussi en utilisant des stratégies qui ont été qualifiées de violentes que des féministes du début du 20e siècle ont produit les conditions nécessaires à la citoyenneté politique des femmes : en cassant des fenêtres, en brûlant des stations de train, en écrivant à l’acide « Vote for Women » sur des verts de golf, et même en posant quelques bombes. Je vous recommande de garder ça en tête tout au long de la lecture de ce texte qui prend pour objet les recherches récentes qui s’intéressent aux femmes participant à des actes de violence politique. Avant d’aborder les questions méthodologiques, je vais d’abord définir les principaux concepts utilisés, soit le genre et la violence politique. Ensuite, je réfléchirai à quelques enjeux soulevés par les recherches examinées au fil de ce texte afin d’éclairer les recherches futures sur ce thème.
Définitions
Violence politique
Le moralisme antiviolence est ce discours anesthésiant qui vise à convaincre les offensés, les spoliés, les méprisés que le seul courage dont ils puissent faire preuve est celui qui consiste à endurer, à rester à leur place et à tirer les partis qu’ils peuvent de leur condition de « victimes » (Brossart 2009: 25).
Qu’est-ce que la violence politique ? Qu’est-ce qui est violent ? Comme le souligne Philippe Braud (2008 : 493) : « [d]u fait que la violence est, en général, réputée illégitime, au moins du point de vue de l’État et de ses soutiens, la définition de ses limites exactes devient un enjeu politique majeur dans certaines circonstances ». Ni Political Violence. Belief, Behavior, and Legitimation, paru en 2008 sous la direction de P. Hollander, ni l’Encyclopédie des Terrorismes et Violences organisées, parus en 2009 sous la direction de Jacques Baud, ne définissent la violence politique ou ce qui est inclus exactement dans les tactiques « de nature violentes ». Ainsi, j’ai été très surprise de constater que la PETA figure dans l’encyclopédie alors qu’il s’agit d’une organisation de défense des droits des animaux tout à fait légale et connue pour impliquer des célébrités dans ses campagnes. Si distribuer des autocollants en faveur du végétarisme est qualifié de tactique violente, on peut se demander quelle forme d’activisme ne l’est pas.
Uri Gordon est l’auteur le plus intéressant à ma connaissance sur la question de la violence politique. Dans sa thèse de doctorat, il s’intéresse sous plusieurs angles au mouvement anarchiste contemporain et consacre un chapitre à la notion de violence. D’abord, il insiste pour distinguer la définition de la violence de sa justification. En effet, la plupart des débats éthiques ou idéologiques au sujet de la violence concernent sa justification plutôt que sa définition. Dans une analyse assez manichéenne, on fait l’adéquation entre la violence et le mal et on tente d’exclure de la définition de la violence les actes qui sont jugés justifiables. Après avoir discuté de plusieurs tentatives de définition de la violence politique dans la littérature (Bauman, 1991 ; Honderich, 1989 ; Iadicola et Shupe, 1998 ; Pepinsky, 1991), Gordon définit un acte comme violent si les personnes qui le subissent le ressentent comme une attaque ou sentent qu’elles ont été délibérément mises en danger (Gordon, 2005 : 228). Cette définition présente l’avantage de ne pas reposer sur une évaluation normative de la légitimité de la violence, de l’intention des acteurs, ni sur une évaluation soi-disant objective du tort causé. Elle repose sur la subjectivité des victimes de la violence, que cette violence soit initialement dirigée contre elles ou non. Je trouve cette définition particulièrement pertinente parce qu’elle ramène à l’expérience incorporée de la violence. Comme dans la littérature féministe sur la violence conjugale ou sur la violence sexuelle21, l’auteur donne du crédit au vécu de la personne qui a ressenti un danger au lieu d’essayer de définir objectivement les limites de ce qui constitue un acte violent.
Genre
J’ai lu que pour certain-es le genre était un concept; pour d’autres, un appareillage, une approche, une base, un catalyseur, une composante, une catégorie d’analyse, une condition, une dimension, un domaine, un enjeu, une épistémologie, une idéologie, un langage, un mécanisme, une notion, un outil analytique, un paradigme, une perspective, une problématique, une question, un révélateur, un rôle, un système, une thématique, une variable, un vecteur de valeur… Marie-Victoire Louis (2005)
Nicole Claude Mathieu nous apprend dans le Dictionnaire critique du féminisme que parmi les différences entre les hommes et les femmes, le genre regroupe tout ce qui relève du social. C’est un concept explicitement élaboré pour remettre en question le caractère naturel des différences et mettre en lumière tout ce qui outrepasse la supposée évidence biologique de la bicatégorisation (le sexe). Ainsi, le genre serait le contenu – en terme d’attitudes physiques et psychologiques, de vêtements, de valeurs, de division du travail, etc.ἀ qui serait attendu ou attribué aux individus de chacun des sexes. Mathieu souligne d’ailleurs qu’un des dangers du concept de genre est que celui-ci soit utilisé de telle manière qu’il renaturalise les différences de sexe (Mathieu, 2000 : 197). À ce sujet, A. Baril (2007) rappelle qu’il y a trois paradigmes d’interprétation du sexe/genre: le déterminisme biologique, le fondationnalisme biologique et le constructivisme social. Dans cet exposé, je me situe plutôt dans la troisième catégorie parce qu’elle laisse peu de place aux dérives naturalisantes. Alors que certaines auteures parlent des genres féminins et masculins, on va plutôt appréhender la notion de genre au singulier : le genre comme processus. Qu’elles se situent dans une approche matérialiste comme celle de Christine Delphy, dans le féminisme post-moderne de Judith Butler ou dans un féminisme plutôt postcolonial, plusieurs chercheuses féministes invitent à référer désormais au genre dans ses dimensions identitaires, symboliques et structurelles. Il s’agit de la perspective que j’adopte pour réfléchir à la violence politique des femmes.
Méthodologie
Mon point de départ a été le livre de Paige Whately Eager From freedom fighters to terrorists: women and political violence (2008), de même que l’encyclopédie Women and War: A Historical Encyclopedia from Antiquity to the Present (Cook, 2006). Je me suis surtout intéressée aux critiques féministes de ces ouvrages en me demandant en quoi les chercheuses explicitement féministes, qui publient dans des revues féministes, étaient différentes dans leur façon d’aborder la violence politique et le genre. J’ai fait une recherche documentaire avec les mots-clefs « gender » et « political violence » dans la base de données Sociological Abstracts. Puis j’ai cherché des publications récentes basées sur des recherches sur la participation des femmes dans des groupes « terroristes », dans des mouvements de libération ou des groupes rebelles armés ou utilisant des tactiques violentes. J’ai trouvé des études conduites un peu partout à travers le monde et dans différentes disciplines. Pour le présent contexte, je vais toutefois surtout tirer mes exemples de trois articles parus dans le périodique anglais Feminist Review : le premier proposant une analyse anthropologique des combattantes dans la guerre civile de la Sierra Leone (Coulter, 2008), le deuxième abordant les activistes armées de l’organisation basque nationaliste ETA dans une perspective féministe (Hamilton, 2007), et le dernier portant sur les femmes et la violence politique en Asie du Sud, particulièrement chez les Naxalites au Bengale (Roy, 2009). J’ai aussi retenu une thèse en études féministes sur la participation des femmes à la guerre populaire maoïste au Népal (Lohani-Chase, 2008), ainsi qu’un article de criminologie qui s’intéresse aux femmes emprisonnées pour activités terroristes en Israël (Berko, Erez, et Globokar, 2010). De l’ensemble de ces écrits, j’aimerais dégager quelques enjeux de l’étude de la violence politique des femmes.
Enjeux
Voir le social, le structurel, l’historique
La première critique féministe des recherches sur la violence politique des femmes, c’est qu’en s’intéressant surtout à l’histoire personnelle des combattantes, on passe complètement à côté des rapports sociaux qu’il y a derrière le phénomène. Sous prétexte qu’il n’y a pas d’explication unique à la violence politique des femmes, ni Eager (2008) ni Cook (2006) ne proposent d’analyse transversale des groupes décrits dans leurs ouvrages. Si de telles recherches rendent visible le fait que les femmes ont été et sont encore impliquées dans les guerres civiles, nationales, internationales et dans plusieurs mouvements de libération, on ne peut pas considérer qu’elles intègrent une approche genrée, dans ses dimensions identitaires, symboliques et structurelles.
L’analyse portant sur les femmes dans l’ETA (Hamilton, 2007) est un bel exemple d’étude qui s’attarde à des facteurs historiques et structurels. L’auteure explique le faible recrutement des femmes dans les débuts de l’organisation notamment par l’existence des écoles de filles qui mettent moins ces dernières en contact avec les idées nationalistes, par la concentration des filles dans les domaines de travail majoritairement féminins où l’ETA n’organisait pas de réunions secrètes et par leur faible accès à l’université où les associations recrutaient beaucoup.
Lohani-Chase (2008) qui examine la place des femmes dans la révolution maoïste, fait, quant à elle, une analyse à la fois matérialiste, intersectionnelle et qui tient compte de l’incorporation du genre.
I utilize feminist scholarship and perspectives on women, gender, politics, and economy, theories of post-coloniality and transnationalism, Nepali history, and research on Nepal by sociologists and anthropologists, among other sources. However, my object of analysis privileges the category women as historical beings; “women’s experiences” and their own narratives and articulations of their experiences make it a feminist project. (Lohani-Chase, 2008 : 10)
Ne pas reproduire les stéréotypes
La deuxième critique féministe des recherches sur la violence politique des femmes est leur propension à reproduire les stéréotypes ou les attentes genrées. Si on s’attend à ce que les hommes soient courageux et à ce que les femmes soient peureuses, pour un acte de violence politique donné, on aura tendance à considérer les femmes plus braves que leurs collègues masculins pour une même action, projetant sur elles nos perceptions du genre et établissant le comportement masculin comme la norme en deçà de laquelle la plupart des femmes se trouvent. L’article de Coulter (2008) sur les combattantes en Sierra Leone est particulièrement éloquent au sujet des chercheuses qui projettent leurs attentes genrées sur les sujets de leur recherche. L’auteure nous informe, par exemple, que l’association entre l’engagement des femmes dans des combats armés et la transgression d’une norme de genre relève en fait d’une attitude ethnocentriste. En effet, à la Sierra Leone, les femmes ne sont pas considérées comme naturellement douces et pacifiques. Au contraire, elles sont vues comme animales, dangereuses, à contrôler. Ainsi, bien que les ex-combattantes n’y soient pas considérées comme de bonnes épouses potentielles par la population locale, leur comportement confirmerait plutôt la « nature » féminine indomptée plutôt que d’être associé à un comportement masculin. L’article de Roy (2009) sur la violence politique en Asie du Sud explique, lui aussi, que c’est à travers le processus social de construction du genre qu’une valeur est accordée aux comportements violents. Il faut donc être prudentes quand on examine ces comportements comme une forme de libération ou d’empowerment.
S’interroger sur l’agentivité/ la subjectivité
Cela nous mène aux épineuses questions de l’agentivité et de la subjectivité. Que ce soit au sujet des femmes de l’ETA qui ont été perçues comme manipulées par leurs conjoints ou des femmes terroristes palestiniennes qui sont perçues comme manipulées par des leaders religieux ou livrées à des groupes terroristes par leurs familles, la plupart des recherches récentes essaient de redonner aux femmes un rôle actif dans leur histoire. Cette posture a le mérite de les sortir d’une position de victime, mais l’agentivité de ces femmes n’est-elle pas tout de même limitée ou définie par le genre ? Les recherches féministes présentées jusqu’ici me portent à croire que oui. Même si on veut s’intéresser aux choix que les femmes font, à leur histoire personnelle, à la justification rationnelle et subjective de leurs choix, on ne peut pas passer sous silence l’environnement dans lequel elles évoluent et qui limite leurs options. Je reviendrais ici à la thèse de Lohani-Chase sur les femmes maoïste au Népal pour définir l’agentivité comme la « socioculturally mediated capacity to act » (2008 : 195). C’est une façon intéressante de poser une analyse intersectionnelle dans laquelle l’agentivité dépend du positionnement de la femme en termes de classe, de nationalité, d’orientation sexuelle, de genre, etc. Une observation récurrente des études sur cette question est l’instrumentalisation de la catégorie « femme » par les organisations révolutionnaires, que ce soit au Népal, au Bengale, à la Sierra Leone, en Palestine ou Pays basque. Pour les maoïstes, par exemple, l’image de la femme en arme symbolisait la mobilisation de toute la société. Du côté de l’ETA, les femmes étaient utilisées pour faire certaines activités parce qu’elles étaient moins suspectes.
Enfin, concernant la subjectivité des femmes et sa transformation potentielle dans la transgression des normes de genre, il ne faut pas assimiler trop vite l’adoption de tactiques violentes à la libération des normes de genre. Berko, Erez, et Globokar (2010) montrent que même si les Palestiniennes transgressent certaines normes de genre au cours de leurs missions et qu’elles l’apprécient (côtoyer des hommes, porter des vêtements occidentaux), elles acceptent en général les prescriptions genrées traditionnelles, notamment tout ce qui tourne autour de l’honneur familial. D’ailleurs, la recherche de Lohani-Chase (2008) sur le Népal souligne que ce n’est pas parce que les femmes sont en armes qu’elles ne continuent pas par ailleurs à subir de la violence ou des inégalités dans la sphère domestique ou qu’elles sont nécessairement mieux prises en considération politiquement. Elle souligne par exemple que même si les femmes constituaient plus de 40 % des forces armées révolutionnaires, les maoïstes n’ont pas cru bon de les intégrer aux tables de négociation des processus de paix ! Cela ne signifie pas que rien ne change puisque le Népal a tout de même adopté des réformes importantes en matière de droits reproductifs, de droits de propriété, de lois relatives à la famille et au mariage et que dans les domaines où les lois sont encore discriminatoires, il y a désormais des femmes organisées pour les contester.
Discussion
En attendant l’interlocution, ou simplement à défaut de cette dernière, c’est l’affrontement qui surgit. À l’heure où la production de richesses est réputée de plus en plus cognitive et immatérielle, quand les formes de dominations semblent de plus en plus passer par le contrôle des idées, des images et de l’information, voici donc le retour du corps et de son exhibition, de sa mise en danger dans l’expression de la révolte. Alain Bertho (2009 : 87)
Pour terminer ce texte, j’avais envie de laisser un peu de côté les révolutions anticoloniales pour revenir ici, au Québec, et essayer de tirer quelques conclusions des enjeux soulevés pour tenter de les appliquer aux formes de violence politique que vous êtes plus susceptibles de croiser dans une manifestation près de chez vous. Cela parce que mon propre intérêt pour la violence politique est né de réflexions sur les femmes dans les Black Blocs et dans les émeutes.
D’abord, la recherche sur les femmes et la violence politique exige de tenir compte de l’interaction complexe des systèmes d’oppression et de la matérialité historique d’une part, et de l’agentivité et la subjectivité des sujets d’autre part. Je trouve délicat de réfléchir l’analyse des mouvements sociaux en termes d’inclusion quantitative, parce qu’il ne suffit pas que les femmes constituent 50 % des effectifs d’un mouvement pour que la question du genre soit réglée. Dans plusieurs cas, au contraire, l’inclusion des femmes risque d’être instrumentalisée par l’organisation et risque de cacher la reproduction de plusieurs normes de genre et de plusieurs inégalités structurelles. Comment, alors, dépasser la logique d’inclusion sans faire disparaître la matérialité historique et la spécificité de l’expérience vécue des exclues ? Faut-il, comme le propose Thompson (2008) dans « You can’t do gender in a riot », tendre vers des formes de politique postreprésentationnelle, c’est-à-dire qui exhortent à agir sans la médiation d’un pouvoir constitué? En analysant l’activité des Black Blocs en continuité avec l’histoire de la violence politique des femmes depuis le 18e siècle, l’auteur suggère que les émeutes de la dernière décennie, plus spécifiquement au sein du mouvement antiglobalisation, permettent d’entrevoir l’abolition du genre, au-delà des dynamiques habituelles d’inclusion (Thompson, 2008 : 24). Son hypothèse implique qu’en s’engageant dans des actions politiques sans médiation comme des émeutes, il est possible de brouiller l’intelligibilité des identités politiques catégorisées, notamment à cause des déguisements utilisés et à cause de l’esprit de corps qui se développe entre les personnes participant à ce genre d’action.
Because it emphasized engaged and unmediated participation; because it broke with politics of demand enshrined in democratic liberalism; because it placed emphasis on the politics of the act, where participants aimed to produce their truths directly, the anti-globalisation riot uncovered a space where women might cause the kind of gender trouble esteemed by Butler. (Thompson, 2008 : 45)
Cette proposition remet au goût du jour la violence expressive, l’auteur référant d’ailleurs explicitement à Franz Fanon (Thompson, 2008 : 24). On a vu que les recherches sur la violence des femmes considèrent surtout leurs violences comme instrumentales – servant un but ou une cause – alors que dans leurs témoignages, on retrouve le sentiment de revanche, par exemple, quand un camarade se fait tuer ou le sentiment de sécurité associé au fait d’être entraînée ou de manier une arme. Thompson (2008), qui rejoint là-dessus l’anthropologue Alain Bertho (2009), considère que l’émeute constitue une forme d’engagement où la reconnaissance et la représentation occupent une place secondaire et un moment de production de subjectivités qui dépasse le sens qu’on peut lui donner à l’intérieur des cadres de références disponibles à une époque donnée. Il s’agit pour lui d’un moment où les systèmes de signification se transforment au fil même de l’action qui les met en jeu. L’émeute et sa multiplication contemporaine marqueraient d’ailleurs, pour Alain Bertho, la fin de la politique moderne. Cet auteur associe cette forme d’engagement à une politique du corps, ce qui rejoint beaucoup les idées d’incorporation et de biopouvoir des postmodernes.
Je voudrais conclure sur un extrait du premier texte qui suscita mon intérêt pour la question du genre et de la violence. J’étais en Californie : le mouvement étudiant avait massivement occupé ses campus à l’automne sans pourtant faire reculer le gouvernement dans son élan de coupures dans les services publics et de privatisation. C’était le printemps et venait d’éclater une émeute organisée sous couvert de fête de rue. Un blogue a alors publié une lettre intitulée « Letter to a white student movement » et qui analysait la casse comme un comportement macho d’enfant gâté, blanc, fortuné, qui n’avait pas à vivre la répression policière au quotidien à cause de la couleur de sa peau et pouvait se permettre d’être arrêté parce que provenant d’une famille qui avait les moyens de le sortir de là. L’extrait que je vous montre ici est tiré d’une réponse à cette lettre qui explique qu’au contraire, l’émeute était composée de plusieurs femmes et de plusieurs personnes de couleur qui avaient des raisons bien plus existentielles d’agir que ce que l’auteur de la première lettre ne supposait.
I was a woman of color. On the night I chose not to die, I fought with anger and determination, and finally fell asleep with a satisfied smile born not from my own sheltered existence, but from the momentary dissolving of the reality of privilege.
I won’t know how to fight inequality as a single person, until the conditions out of which such horrors emerge are successfully abolished. But I have so much anger against this world and I have as my only weapon the strength this world has given me to destroy its very foundations.
The Invisible Women Committee
Références
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Le continuum des violences basées sur le genre dans les trajectoires migratoires des Colombiennes réfugiées en Équateur
Isabelle Auclair
À notre époque, le paradoxe des frontières est chaque jour plus marqué. En effet, d’un côté nous observons la multiplication des échanges, des circulations et des déplacements alors que de l’autre nous assistons à un resserrement des limites nationales ainsi qu’une augmentation des règles migratoires. Selon l’endroit où l’on naît, selon le genre auquel on appartient et selon la classe sociale dont on est issu, la capacité de traverser la frontière et de s’établir dans un pays étranger diffère. En effet, pour certaines personnes, les frontières ne sont que virtuelles et peuvent être traversées relativement facilement tandis que pour d’autres, il s’agit d’un parcours empreint d’embûches et de difficultés de toutes sortes.
La migration internationale, qui est une expérience centrale et de plus en plus féminisée de la mondialisation, semble fortement structurée par les rapports de genre qui peuvent faciliter ou limiter la trajectoire. En effet : « les rapports de genre qui précèdent la migration [sont] susceptibles d’affecter les départs, les flux et les rapports consécutifs de la migration » (Morokvasic, 2010 : 115). En outre, de nombreuses recherches attirent l’attention sur la vulnérabilité différenciée des femmes face aux violences dans les processus de recrutement, de déplacement et de passage des frontières (Adelman, 2004 ; Cowburn, 2011 ; Kaya et Cook, 2010 ; Mora, 2008 et Walton-Roberts, 2008). Comme le soulèvent les auteures adoptant une approche féministe : ces actes violents ne sont pas des cas isolés et doivent être compris dans le contexte global dans lequel ils s’inscrivent (Ibarra, 2003 : 276-277). Dans cette perspective, nous explorerons dans ce texte ce que les recherches scientifiques actuelles nous disent sur l’interaction des différentes sphères d’inégalités sociales dans la production et la transformation des formes de violences basées sur le genre dont sont victimes les déplacées colombiennes tant dans la phase pré-départ, dans l’étape de déplacement que lors de leur insertion dans le pays voisin où elles cherchent refuge : l’Équateur.
Du conflit colombien à la situation de réfugiées en Équateur : un contexte migratoire caractérisé par les violences genrées
Selon le UNHCR (l’agence des Nations Unies pour les réfugiés), l’Équateur est le pays latino-américain accueillant le plus grand nombre de refugié-e-s (Gal, 2011 : 9). À ce jour, plus de 152 000 personnes y ont bénéficié de la protection internationale et près de la totalité de celles-ci proviennent du pays voisin, la Colombie où le conflit interne, qui affecte particulièrement les populations civiles, est un des plus longs et des plus mortels au monde (Francesch et al., 2010 : 24). Bien que le conflit armé sévissant en Colombie ait été reconnu officiellement en 1985, ses origines remontent à plus de six décennies et ses effets marquent les trajectoires migratoires forcées des 2.5 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays ou tentant de trouver refuge dans un pays d’accueil, notamment l’Équateur (Gal, 2009 : 9). En raison des multiples facteurs qui accroissent leur vulnérabilité (genre, statut économique, âge, ethnie22), les Colombiennes qui s’inscrivent dans la catégorie des personnes en situation de refuge23 seront plus susceptibles que les hommes de subir diverses formes de violences au cours des trois étapes migratoires, c’est-à-dire le pré-départ, le déplacement et l’insertion dans le nouveau pays, qui s’articulent entre elles pour former l’ensemble de la trajectoire entre le pays d’origine et celui d’accueil.
La situation pré-départ : fuir les violences basées sur le genre engendrées par le conflit
Les 585 kilomètres que compte la frontière entre l’Équateur et la Colombie sont caractérisés par des particularités écosystémiques (la région côtière du Pacifique, la région montagneuse andine et la région amazonienne) et ethniques (les populations de descendance africaine et les différents peuples indigènes sont majoritairement binationaux) qui diffèrent selon les provinces mais qui sont communes aux deux pays. Toutefois, les bonnes relations historiques de ces pays voisins se sont complexifiées à partir des années 1990. La difficile gestion binationale dans le contexte belliqueux a résulté en politiques frontalières qui, du côté colombien, ont été caractérisées par l’adoption de méthodes visant la sécurisation (notamment par le Plan Colombia24 et le Plan Patriota) et, du côté équatorien par une instabilité institutionnelle assujettie aux politiques colombiennes (Salazar, 2008 : 12). Dans ce contexte, nous sommes à même d’identifier des moments marquant le changement des dynamiques migratoires entre les deux pays qui, jusque là, étaient fluides et davantage caractérisées par la solidarité des peuples y vivant que par les contraintes juridiques et migratoires (Salazar, 2008).
Au milieu des années 90, les flux de migration professionnelle ponctuelle qui avaient été favorisés par les accords d’intégration économique andins se sont transformés (Salazar, 2008 : 17). Les migrations forcées et les demandes d’asile ont alors pris différentes formes à mesure que le conflit a pénétré les frontières équatoriennes (Rojas, 2003 : 1). Plusieurs spécialistes25 s’entendent pour dire que la mise en place du Plan Colombia au tournant du siècle est un moment charnière dans les fluctuations migratoires ainsi qu’au sujet du statut prioritaire donné aux enjeux liés aux déplacements forcés par les États, les organisations internationales26 et les organisations non gouvernementales et de la société civile (Gal, 2011 : 60). Le début des années 2000 est marqué par une étonnante augmentation des demandes d’asile en Équateur (INREDH, 2004 : 12), résultant notamment de l’application du plan appuyé par le gouvernement états-unien en sol colombien qui provoque l’augmentation des violences directes perpétrées par les acteurs armés ainsi que l’exacerbation de la violence étatique. La généralisation de la violence se traduit par les affrontements réguliers entre les groupes armés, les menaces de recrutement forcé et les menaces personnelles (notamment faites aux femmes organisées), les fumigations visant la destruction des plantations de coca, les massacres, les enlèvements, les viols, la torture et la pauvreté souvent liée à l’abandon des communautés limitrophes par le gouvernement (Perez, 2003 : 3). La détérioration constante du contexte dans lequel se trouve la population colombienne force souvent celle-ci à opter pour la migration (Perez, 2003 : 1).
Bien que les trajectoires migratoires forcées soient toujours complexes, les Colombiennes qui entreprennent le voyage vers l’Équateur se retrouvent dans une situation de vulnérabilité particulière (Camacho, 2005). Dans un contexte où les opportunités offertes aux femmes sont si restreintes, où les violences sont telles qu’elles ne peuvent plus les supporter, celles qui optent pour la migration ou qui y sont contraintes s’exposent à une panoplie d’abus. Des abus perpétrés « […] parfois à l’intérieur de leur propre cercle familial, aux mains de proches, de membres de leur communauté et, même, par des représentants de l’autorité étatique qui, supposément, sont dans l’obligation de protéger leurs droits » (Garcia Alarcon, 2011 : 6-7)27. Dans les récits recueillis par Camacho, les Colombiennes relatent comment ces violences ont des effets genrés qui sont à la source de leur décision migratoire (Camacho, 2005 : 46 ; Camacho, 2009 : 121). Précisons que les discriminations basées sur le genre interagissent avec des discriminations fondées sur d’autres caractéristiques sociales comme l’âge, l’ethnie ou la classe sociale qui vulnérabilisent de manière spécifique les Colombiennes qui migrent vers l’Équateur. On parle dans ces cas de situations de vulnérabilités multiples (Gal, 2011 : 37).
S’intéresser à ces inégalités intersectionnelles signifie la prise en compte les facteurs structurels qui participent à l’exacerbation des violences basées sur le genre et à l’accroissement de la vulnérabilité des femmes face aux manifestations violentes genrées. En Colombie, il n’est pas rare que la masculinité28 soit associée à la violence et à la virilité. L’imaginaire social est nourri par l’image de l’arme comme vecteur du pouvoir et de l’homme armé comme étant le summum de la virilité. Par une mise en scène romancée du conflit et de la violence, les médias de masse (publicités, téléromans, cinéma, etc.), participent à la création et la légitimation d’une narcoculture (Gal, 2011 : 27) et des violences non seulement structurelles, mais aussi symboliques et physiques. Les constructions sociales de la vulnérabilité sont également genrées et intersectionnelles dans la mesure où la masculinité est conçue comme une protection pour les hommes alors que la féminité est perçue comme un signe inhérent de fragilité (Hollander, 2001 : 99 ; 106). Ces constructions influencent différemment selon le positionnement des individus dans les autres rapports sociaux. De ce fait, il est nécessaire d’analyser la complexité des représentations qui se manifestent dans les stéréotypes associés aux dynamiques migratoires en situation de conflit et qui influencent les violences qui y sont perpétrées.
Le contexte conflictuel contribue en somme à la mise en place des conditions permettant la multiplication des abus contre les droits humains des femmes (Amani el Jack, 2003). En Colombie, le corps des femmes est utilisé comme arme de guerre (ONU Mujeres, 2011) et les violences sexuelles sont une pratique généralisée et utilisée par les forces armées et policières, les paramilitaires et la guérilla (AI, 2004 : 10). Oxfam International, l’organisation humanitaire Caritas et le Comité de Latina America y el Caribe para la Defensa de los Derechos de la Mujer (CLADEM) se sont intéressé à cette problématique et, bien qu’il soit extrêmement complexe de recueillir des données statistiques sur ce type de violence, ces organisations confirment que l’utilisation systématique des violences sexuelles a poussé un nombre important de femmes à se déplacer à l’intérieur même de leur pays ou à trouver refuge dans un pays voisin (Gal, 2011 ; Francesch et al., 2010). De plus, il est important de ne pas oublier que « [l]es autochtones et les afro-colombiennes se retrouvent dans une situation de vulnérabilité particulière face à ce type de violence puisque la discrimination genrée se joint aux discriminations basées sur leur appartenance ethnique et la pauvreté qui affecte leurs communautés » (Francesch et al., 2010 : 150). Menjivar, en s’intéressant au concept des violences, précise que celles-ci n’affectent personne de la même manière en raison de l’âge, la classe, le genre et l’ethnie et qu’elles ne sont pas interprétées et vécues de la même façon selon ces mêmes particularités. L’auteure ajoute que les différentes formes de violences « […] constitute and shape one another, as class violence parallels sexual and ethnic violence, and they are often conflated in real life […] violence is not simply an event, a palpable outcome that can be observed, reported, and measured. […] [V]iolence is a process, one that is embedded in the everyday lives of those who experience it » (Menjivar, 2008 : 112). En ce sens, non seulement peut-il être réducteur de se limiter à une définition étroite de la violence29 qui se bornerait, par exemple, uniquement à ses formes directes et physiques, mais il est également primordial de comprendre que les multiples manifestations de celle-ci prennent racine dans des contextes et structures sociales qui mènent à leur exacerbation (Menjivar, 2008)30.
Selon une étude menée par Amnistie Internationale (AI) en 2004, les stéréotypes genrés sont intensifiés par le conflit, ce qui place les personnes qui ne correspondent pas à ceux-ci dans une position précaire. En voici un exemple éloquent : « À la fin de 2002, dans la ville de Medellín, une jeune fille de 14 a été dévêtue dans la rue, on lui a accroché une affiche au cou qui disait « je suis lesbienne ». Selon les témoins, elle a ensuite été violée par trois hommes. Son corps a été retrouvé quelques jours plus tard, avec les seins coupés » (AI, 2004 : 31). Dans le même rapport, AI (2004) a documenté des attaques de paramilitaires et de groupes guérilleros contre des personnes lesbiennes, homosexuelles, bisexuelles ou soupçonnées d’avoir le VIH. Ces exemples illustrent la façon dont le contexte de conflit favorise l’intensification et la multiplication des violences, particulièrement celles basées sur le genre. Comme le mentionne Mosquera Rosero-Labbé (2005 : 82-83), en se référant spécifiquement au femmes afro-colombiennes « […] le conflit armé interne et le déplacement forcé aggravent l’iniquité déjà flagrante du mode de répartition des richesses et augmentent la pauvreté dont souffrent de larges secteurs de population. […] Le déplacement forcé […] oblige les déplacés internes à vivre dans des environnements culturels et sociaux inconnus et hostiles ».
En outre, parallèlement aux politiques étatiques et aux programmes de développement international et d’aide humanitaire visant la prévention ainsi que la réduction des violences de genre, un travail important est mené par les organisations de base. Ces dernières ont vu le jour dans les années 1980-1990 alors que le conflit interne prenait de l’expansion et que certaines femmes ont ressenti la nécessité de s’organiser pour résister (Gal, 2011 : 49). Aujourd’hui, il existe un réseau d’organisations qui se consacrent au travail direct avec les victimes de violences genrées ainsi qu’à la production de matériel de sensibilisation pour avoir une incidence sur les politiques et les projets portant sur cette problématique (Gal, 2011 : 50). Toutefois, celles qui décident de se regrouper, de s’organiser et de dénoncer ouvertement les pratiques violentes dont elles et leurs consœurs sont les cibles, sont identifiées par les acteurs du conflit et sont souvent victimes d’intimidation, de violences physiques et sexuelles. Parfois, elles sont assassinées en raison de leur travail et de leurs convictions militantes (AI, 2004 : 91). Ainsi, les nombreuses violences perpétrées dans le cadre du conflit poussent les Colombiennes dans leurs derniers retranchements et les obligent à quitter leur pays. Pour plusieurs d’entre elles, la solution qui semble la plus réaliste est de se diriger vers l’Équateur31 qu’elles perçoivent comme relativement tranquille et pacifique (Camacho, 2005 : 50).
Le passage de la frontière et les violences qu’il entraîne
Face au débordement du conflit colombien sur son territoire, une des réponses de l’État équatorien a été la militarisation des provinces limitrophes et le durcissement des procédures migratoires (INREDH, 2004 : 18). Le contexte frontalier est non seulement affecté par les effets envahissants du conflit, mais il est également caractérisé par une surmasculinisation de sa population en raison des entreprises (palmiculture, pétrolières, etc.) et institutions (policières, militaires) qui y sont présentes (ONU Mujeres, 2011). Cette situation a eu comme résultat d’augmenter les risques de violences sur les déplacées forcées. Ces dernières se retrouvent souvent dans des circonstances où il leur est impossible de négocier des relations sexuelles protégées, de se protéger contre des grossesses non désirées ou des infections transmises sexuellement (incluant le VIH). Parfois, elles sont contraintes de s’adonner au travail sexuel (Mora, 2007 : 123-124). À la frontière, le « sexe transactionnel »32 est monnaie courante. Les formes de violences extrêmes que les femmes traversant les frontières hostiles subissent ne sont pas des cas isolés et doivent être comprises dans le contexte global dans lequel ils s’inscrivent : « This violence, this individual suffering — when multiplied […] — becomes a story of social suffering on the borderlands » (Ibarra, 2003 : 277). Dans leurs récits, plusieurs déplacées vont même jusqu’à dire que la traversée de la frontière les a « endommagées », voire, « brisées » (Ibarra, 2003).
En plus des violences physiques, la violence institutionnelle devient systématique alors que les déplacées entrent dans le processus administratif de demande de légitimation de leur statut de réfugiée33. Plusieurs difficultés sont liées à la non-reconnaissance par les autorités administratives des persécutions genrées comme justifiant une demande d’asile (AI, 2004 : 98)34. Ce manque de reconnaissance est d’autant plus dommageable pour les femmes qui méconnaissent souvent le système et les procédures à suivre (INREDH, 2004). Certaines migrantes préfèrent donc ne pas entreprendre le processus administratif par crainte que celui-ci se solde par leur déportation. D’autres s’engagent dans cette démarche avec un peu plus d’outils et de confiance, grâce à l’appui des organisations internationales, non gouvernementales et de femmes de la société civile (Gal, 2011 et INREDH, 2004).
En s’intéressant aux violences institutionnelles et bureaucratiques, Salazar (2008) observe un discours hégémonique au cœur des processus migratoires que Camacho (2005) qualifie d’attitude paternaliste du système qui soumet les demandeuses d’asile à des exigences et des jugements qui peuvent être indiscrets et dégradants. Comme le soulève Rodas Léon (2003 : 2), le fait d’avoir déjà vécu une expérience de violence institutionnalisée et l’ignorance des lois qui les protègent pousse les déplacées à se méfier et à ne pas entreprendre de procédures légales. En cas de refus, les demandeuses d’asile ne reçoivent pas d’explications, ce qui rend plus difficiles l’appel de la décision et le travail de soutien des organisations d’accompagnement (INREDH, 2004), plaçant ces femmes dans une situation des plus précaires (Gal, 2011 : 90). En effet, plutôt que de retourner dans le contexte conflictuel qu’elles ont fui, elles décident souvent de rester en territoire équatorien malgré leur condition d’illégalité qui facilite la discrimination, l’exploitation, les abus et les violences.
Les défenseurs des droits humains considèrent qu’une des plus grandes difficultés auxquelles les personnes en situation de refuge doivent faire face est le manque de documentation officielle (INREDH, 2008 : 44). Cette situation affecte un plus grand nombre de femmes dans la mesure où près de la moitié de la population requérant une protection internationale est féminine. De celles-ci, 57% n’auraient pas leurs papiers officiels (Salazar, 2008 : 91). C’est pourquoi la demande la plus généralisée faite, tant par la population colombienne en situation de refuge que par les organismes d’appui, est la régularisation des réfugié-e-s (Camacho, 2005 : 40). Finalement, bien que les Colombiens et les Colombiennes se déplacent vers l’Équateur dans l’espoir d’y trouver un avenir meilleur, les conditions de vie qui les y attendent ne sont pas toujours favorables. Dans ce contexte, « […] la mobilité implique une augmentation de la vulnérabilité des personnes migrantes qui ont quitté leur lieu d’origine à la recherche de plus de sécurité, mais sans savoir ce qui les attendait à leur arrivée » (Salazar, 2008 : 8).
Quand l’insertion dans le pays d’accueil signifie la continuité des violences
La frontière située au sud de la Colombie et au nord de l’Équateur est un passage obligé pour les déplacées. Plusieurs poursuivent toutefois leur trajectoire et s’installent dans les plus grandes villes du pays telles que Quito, Guayaquil et Cuenca. Cependant, peu importe la province où elles éliront domicile, l’isolement sera une condition commune35. Comme le souligne Camacho (2005 : 68-9), « tout le contexte de menaces, chantage, pertes, risques et violences dans lequel elles ont vécu, ajouté à la vulnérabilité dans laquelle elles se trouvent en Équateur, fait qu’une grande partie de la population colombienne en situation de refuge, les femmes en particulier, préfère être isolée ». Mora (2007 : 128) ajoute que la situation est encore plus critique dans le cas des femmes qui se retrouvent dans une situation irrégulière ou illégale. Celles-ci, de peur d’être déportées, ne dénoncent pas les violences dont elles souffrent et, donc, n’ont pas accès aux services qui pourraient leur être offerts (Mora, 2007 : 128).
Quelle que soit la situation légale des déplacées, certaines discriminations rendent difficile leur intégration (Rojas-Viger, 2008 : 128). Les peurs nourries par les Colombiennes réfugiées en Équateur sont liées aux stéréotypes36 qui leur sont accolés, aux manifestations de xénophobie dont elles sont victimes de même qu’aux effets de débordement du conflit (INREDH, 2004 : 19). Malgré le fait que leur déplacement vers l’Équateur ait été motivé par la recherche d’une certaine sécurité, force est de constater que plusieurs réfugiées ne se sentent pas nécessairement protégées puisque le conflit traverse la frontière. En effet, 37% des femmes ayant participé à la recherche d’INREDH disent avoir peur que les groupes paramilitaires et la guérilla colombienne, qui les menaçaient dans la phase pré-migratoire et qui les ont poussées au déplacement, viennent les hanter dans cette étape d’intégration à leur nouveau milieu (INREDH, 2004 : 18). L’omniprésence du conflit affecte les ressortissantes et participe à une stigmatisation des réfugiées de la part de la population équatorienne qui, historiquement et avant l’aggravation du conflit, avait toujours été très réceptive face à la population voisine du Nord (Salazar, 2008).
Dans un environnement comme celui de la frontière nord équatorienne, où la violence fait partie intégrante du quotidien, celle-ci devient un concept naturalisé et qui cesse trop souvent d’être questionné. Dans ce contexte, il est pertinent de s’attarder aux causes que les femmes identifient comme étant à la source des agressions dont elles sont victimes. Coll (2009 : 179) cite des survivantes de la violence conjugale qui attribuent ces actes à la pression psychologique et économique subie par les hommes en raison des changements de responsabilités engendrés par les déplacements. En effet, dans une construction culturelle genrée où les femmes sont prêtes à se sacrifier pour subvenir aux besoins des leurs, les migrantes sont plus souvent enclines à accepter quelque emploi que ce soit dans le pays où elles vont se déplacer (Morokvasic, 2010). Dans cette perspective, les participantes à la recherche de Camacho (2005 : 81) soulèvent que l’expérience de déplacement et de refuge « […] a apporté quelques modifications dans les rôles de genre traditionnels dans le couple. Un des changements est lié à la perte d’estime masculine puisque les hommes, qui éprouvent plus de difficulté que les femmes à s’intégrer au marché du travail, perdent leur rôle de pourvoyeur auquel ils s’identifient ».
S’il est vrai que nous nous intéressons aux liens entre les constructions culturelles de genre et les violences dans le processus migratoire, nous ne pouvons nier que ces construits affectent aussi les hommes, quoique d’une manière différente et non symétrique aux femmes. Les hommes, socialisés et responsabilisés pour devenir des pourvoyeurs, peuvent subir de fortes pressions lorsque, dans un pays étranger, ils ne peuvent s’acquitter de cette tâche.37 Un indice de cette situation est le fait que le type de violence le plus dénoncé par les femmes en situation de refuge soit la violence perpétrée par leur conjoint. Dans certains cas, il s’agit du conjoint avec lequel elles ont quitté leur pays alors que, dans d’autres circonstances, l’agresseur est un nouveau partenaire, souvent équatorien. Camacho (2005 : 73 ; 75) insiste sur le fait que les déplacées ne dénoncent pas leurs souffrances ou prennent beaucoup de temps avant de le faire puisque nombre d’entre elles, en plus de dépendre financièrement de leur partenaire, ne se considèrent pas comme sujets de droit. Dans ce contexte de précarité et de violences, les migrantes restent malheureusement dans ces situations de violences conjugales et sexuelles par peur d’être dénoncées ou déportées (Camacho, 2005). Cette peur renforce leur silence face aux agressions subies (Gal, 2011 : 38).
À la lumière des informations présentées, nous pouvons conclure que les trois étapes qui façonnent les trajectoires migratoires des Colombiennes en situation de refuge en Équateur sont caractérisées par un continuum de violences genrées. Les effets du conflit interne en Colombie, le déplacement forcé ainsi que l’arrivée et l’intégration en Équateur sont des expériences qui affectent, à des degrés divers, toutes les personnes qui entreprennent cette démarche. Toutefois, dans le cas des femmes « il y a des preuves selon lesquelles leur genre les place dans une situation de plus grande vulnérabilité tant dans les zones de conflit, dans le déplacement que dans le lieu d’accueil où elles se réfugient » (Camacho, 2005 : 66). Malgré la diversité des récits relatant l’accumulation et l’entrecroisement des violences, celles-ci rapportent des « histoires qui démontrent des cercles vicieux et des répétitions à différents moments de leur vie, dans des endroits distincts et aux mains d’acteurs différents. Ainsi, certaines femmes ont été victimes de violences basées sur le genre en Colombie, d’autres en Équateur et d’autres dans les deux pays » (Gal, 2011 : 69). Dès lors, en situation de déplacement forcé, les femmes, en raison de leur sexe, de leur âge, de leur appartenance ethnique ou leur classe sociale, subissent des violences spécifiques qui se reproduiront et s’accumuleront depuis leur lieu d’origine, durant la traversée de la frontière, jusque dans le pays qui les accueille et où elles souhaitent, finalement, trouver refuge, sécurité et bien-être (Camacho, 2005).
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Arts, littérature et normes de genre
La réévaluation du rôle des femmes dans l’histoire de l’art: la nécessaire relativisation des notions de canon et de génie artistique
Geneviève Lafleur
« À vrai dire, on ne naît pas génie : on le devient ; et la condition féminine a rendu jusqu’à présent ce devenir impossible » – (de Beauvoir, 1949 : 222). Ces propos de Beauvoir, qui reprennent la formule d’une de ses citations les plus célèbres « On ne naît pas femme : on le devient », témoignent de la similaire naturalisation des concepts de génie et de femme, alors qu’il s’agit en fait de construits sociaux qui permettent d’identifier, de classifier et de qualifier des personnes. Selon de Beauvoir, la catégorie femme permet de justifier l’asservissement de ce groupe à partir de bases présumées biologiques.
Le concept de génie, à l’inverse, est utilisé afin de justifier la présence (ou l’absence) de certains artistes de la « grande » histoire de l’art, puisqu’il est considéré comme une donnée factuelle naturelle et objective qui permet de différencier les artistes qui méritent d’être intégrés à la mémoire disciplinaire de ceux et celles qui en sont exclues. À vrai dire, pour paraphraser de Beauvoir, un artiste devient un génie lorsque les institutions de production et de transmission des savoirs le décident. Dans cette même phrase, de Beauvoir amène également une autre critique importante qui ne sera formulée à travers la discipline de l’histoire de l’art que vingt ans plus tard : les conditions matérielles et le contexte d’existence des femmes ont empêché jusqu’alors l’accès des femmes au rang de génie créateur.
Dans ces quelques pages, il sera d’abord question de l’histoire de l’art en tant que discipline pour ensuite traiter des critiques féministes de cette même discipline. Seront ensuite abordés certains procédés employés par des historiennes de l’art féministes, dans l’objectif de produire une histoire de l’art favorisant l’intégration des femmes à la discipline, pour finalement exposer l’approche que j’ai jugée la plus pertinente pour explorer mon sujet de recherche doctorale. Ainsi, cet article situera l’état actuel de ma réflexion autour de la possibilité d’une histoire de l’art qui relativiserait les notions de canon et de génie de l’artiste mâle, blanc et occidental, non pas en y ajoutant des canons féminins, mais en s’intéressant également aux actrices et aux acteurs du milieu de l’art dont les activités se situent dans les domaines périphériques de la diffusion, de la réception et de l’éducation.
L’histoire de l’art est une discipline ayant pour principal objet d’étude les œuvres d’art à travers l’histoire, ainsi que les artistes qui les ont créées. L’évolution de la discipline a permis un certain élargissement de cet objet d’étude, plusieurs historiennes et historiens traitant plus particulièrement des conditions sociales de création des artistes, de la réception des œuvres d’art, ou du marché de l’art, par exemple. Néanmoins, pour ce qui est de la transmission de connaissances dans cette discipline – nous pensons entre autres à son enseignement et aux ouvrages généraux publiés – l’étude des œuvres et des artistes demeure encore centrale. Les autres aspects énumérés ci-haut se trouvent plutôt insérés en marge de cette histoire de l’art, prenant tantôt la forme de cours optionnels pour approfondir ses connaissances dans un parcours de formation spécialisé, tantôt celle d’ouvrages pointus qui ne s’adressent encore une fois qu’à un public déjà initié, plutôt que d’être incorporés à l’étude globale de l’histoire de l’art.
L’étude des œuvres et des artistes amène plusieurs problèmes qui ont, entre autres, été relevés par des historiennes de l’art féministes. Un d’entre eux est l’utilisation de procédés sélectifs tels le génie créateur et le canon, qui participent à un processus de mythification tant des œuvres que des artistes au détriment d’une histoire de l’art qui pourrait être davantage globale et inclusive.
Le terme canon provient du grec ancien kanon, qui signifie « standard » ou « règle », évoquant le concept de régulation et d’organisation. Le mot canon a d’abord été utilisé pour traiter de la liste officielle des textes sélectionnés pour composer les saintes Écritures, donc a eu en premier lieu une connotation religieuse. Les textes ainsi choisis se sont alors vus accorder une valeur automatique de légitimation et de véracité (Pollock, 1999 : 3). L’historienne de l’art Griselda Pollock définit les canons, de manière générale en tant « […] qu’éléments structurants qui légitiment rétrospectivement une identité culturelle et politique et qui, par un récit réaffirmé des origines, confèrent autorité aux textes précisément choisis pour naturaliser cette fonction » (Pollock, 2007 : 46).
Avec le développement des institutions d’enseignement telles les académies et les universités, le concept de canon s’est déplacé afin d’être appliqué à un corpus littéraire ou artistique. Le canon en histoire de l’art fait donc référence aux œuvres que les institutions ont établies comme les meilleures, les plus exemplaires et les plus représentatives (Pollock, 1999 : 3). Il est ainsi utilisé pour témoigner de l’évolution stylistique des mouvements et des périodes significatives du développement dans les arts visuels. Le statut canonique peut également être accordé à des artistes dont l’œuvre (la production artistique de manière générale) a été jugée comme telle. Ainsi, l’accession d’œuvres au rang de canon leur confère automatiquement une valeur d’universalité et une qualité esthétique transhistorique (Pollock, 1999 : 3).
Le déplacement du canon du domaine religieux vers celui des arts a sûrement eu une incidence sur le développement de l’histoire de l’art en tant que discipline. Dominick LaCapra y voit un lien certain et assimile le canon culturel à une réaffirmation, quoique déplacée et transformée, d’un sentiment religieux accordé aux textes sacrés (LaCapra, 1994 : 19). C’est ce sentiment religieux transposé qui accorde un statut mythique quasi héroïque à l’artiste et un caractère iconique à l’œuvre d’art. Héritière de ce sentiment religieux et de la conception aristotélicienne de l’art en tant qu’instance d’élévation morale des humains permettant d’accéder à la Vérité, l’histoire de l’art participait, et participe encore, à la perpétuation d’un mythe accordant une valeur de grandeur et de génie aux artistes, et à certaines œuvres le statut de chef-d’œuvre, les élevant à un statut iconique transhistorique et universel. Dans le même ordre d’idées, Pollock reprend les moyens d’analyse de Sarah Kofman pour comprendre le canon en art comme un mode de vénération de l’artiste, mais également pour établir que la défense, par les institutions, de ces mêmes canons relève d’un zèle quasi théologique (Pollock, 2007 : 60).
Pollock dénote qu’un des problèmes liés à la canonicité est la présomption d’objectivité qui en découle (Pollock, 1999 : 4). En effet, des œuvres et des artistes sont sélectionnés comme étant les meilleurs, ou les plus représentatifs, mais ce jugement de valeur ne se trouve pas critiqué, questionné, ou même assumé. Le canon en art n’est pas non plus transhistorique en soi, puisque des artistes, des styles et des œuvres qui en faisaient jadis partie n’y sont plus inclus à l’époque actuelle, alors que d’autres y ont été ajoutés suite à leur redécouverte et leur réévaluation (Pollock, 1999 : 4). Plusieurs auteurs38 ont déjà critiqué le concept de canonicité en dénonçant la sélectivité qu’elle opère et nie à la fois, en ne spécifiant pas les critères de sélection de cette excellence et en n’en dévoilant pas les paramètres. Ainsi, la valeur de chaque artiste, de chaque œuvre, justifierait leur place dans le canon. Mais qui juge de cette valeur, et à partir de quels critères ?
Les canons artistiques en vigueur aujourd’hui sont ceux qui ont été établis par les institutions, c’est-à-dire les musées, les maisons d’édition, les universités, les historiens et les historiennes, etc. (Pollock, 1999 : 4). Ce sont les producteurs et transmetteurs de savoirs qui procèdent à cette sélection qui se prétend neutre, au nom d’une présumée universalité.
Le premier ouvrage d’histoire de l’art publié consiste en un recueil de biographies d’artistes ordonnées de manière à présenter ce qui, selon son auteur, constituerait une évolution esthétique dans le développement de la pratique des peintres et des sculpteurs. Écrit en 1550 par Giorgio Vasari, cet ouvrage s’intitule, dans sa traduction française : Vies des peintres, sculpteurs et architectes les plus célèbres. Dans sa première édition, Vasari n’accorde qu’une seule biographie à une femme artiste, soit Properzia de’Rossi, sur un total de 133. Une réédition augmentée de l’ouvrage (1568) fait passer le nombre de biographies à 187, mais la couverture biographique demeure quasi exclusivement masculine, avec pour seule amélioration l’adjonction, à la biographie de de’Rossi, de notices consacrées à trois autres femmes artistes et à la composition d’un essai sur la présence de femmes dans le milieu artistique. Ainsi, déjà dans le premier ouvrage de l’histoire l’art une tangente discriminante en fonction du sexe des artistes était perceptible. Néanmoins, alors que les auteurs qui lui succéderont ne critiqueront pas cette situation, Vasari l’énonce, la critique et effectue même un parallèle plus que pertinent avec la religion :
Et d’abord, pourquoi le culte de l’art, si culte il y a, et si l’art est un Dieu, n’aurait-il pas ses vierges consacrées, ses saintes prêtresses et ses pieuses desservantes, comme on ne lui refuse pas ses chastes oblats, ses prêtres rigides, et ses dévots néophytes ? Pourquoi rejeter brutalement au milieu des laïques les femmes qui se présentent prêtes à se vouer ? Craignez-vous de voir diminuer, par cette facile accession au sacerdoce, le nombre si considérable des tièdes adorateurs de votre idole ? Autrefois, du temps de Properzia de’Rossi, où l’art régnait, où le catholicisme n’avait point abdiqué, le sanctuaire, comme l’atelier, s’ouvrait à la femme. (Vasari, 1841 [1568] : 125-126)
Cette réflexion nous apparaît des plus intéressantes puisque Vasari semble se considérer comme un témoin ou narrateur passif de cette histoire de l’art alors qu’il est, aux yeux des historiennes et des historiens actuels, le premier producteur/compositeur de cette histoire. En effet, il critique la réception de la production et de la présence des femmes artistes, mais choisit de se soumettre, à travers son écriture, à cette réception, plutôt que de participer, par son écriture, à sa rectification ou réorientation.
Nanette Salomon perçoit dans la structure employée par Vasari, laquelle était calquée sur celle de l’ouvrage Les vies parallèles des hommes illustres de Plutarque, les balbutiements de la mythification de la figure de l’artiste, mythe toujours actuel (Salomon, 1991 : 223). Elle considère que la prémisse principale de l’ouvrage de Vasari est que le grand art serait l’expression du génie artistique individuel qui ne peut être expliqué ou présenté qu’à travers la biographie (Salomon, 1991 : 223). Le génie se voit également accorder une valeur d’universalité. Vasari prend donc le rôle du témoin objectif qui ne peut qu’acquiescer face à l’expression du génie, plutôt que celui du juge subjectif et sélectif qui a le pouvoir d’accorder le statut de génie à un artiste, ce qui rejoint sur plusieurs aspects le concept du canon que nous avons abordé ci-haut.
La sélection quasi exclusivement masculine effectuée par Vasari a encore des échos à la période actuelle où il est de rigueur de parler des artistes en général (sous-entendre artistes hommes) et de préciser qu’il s’agit d’une ou de femmes lorsque les artistes sont de ce sexe, afin de les identifier en tant qu’ « autre », en tant qu’exception. L’artiste universel correspond donc à l’artiste masculin (il est également blanc et occidental, mais je n’aurai pas le temps de traiter de ces aspects dans les limites de cet article). Pour contrer l’exclusion des femmes de l’histoire de l’art, des historiennes de l’art et artistes féministes ont entre autres élaboré deux types d’initiatives, soit l’insertion de femmes artistes dans l’histoire de l’art et l’étude de la représentation des femmes dans les œuvres. Dans le cadre de la première stratégie, différents projets d’exposition et de publications ont été réalisés dès les années 1970 dans l’objectif de participer à la réinsertion des femmes dans l’histoire de l’art occidental. Par exemple, en 1976, Linda Nochlin et Ann Sutherland Harris ont produit une importante exposition et un imposant catalogue intitulés, dans leur traduction française : Femmes peintres 1550-1950. Le catalogue se présente comme une redécouverte de la production artistique de femmes, le fruit de nombreuses années de recherche, et les auteurs émettent, dans leur introduction, le souhait que ce travail contribue à l’incorporation de la production de ces artistes à l’histoire de l’art générale. Durant la même période, des artistes ont également réalisé des projets visant à mettre de l’avant le rôle des femmes à travers l’histoire, il suffit de penser au projet The Dinner Party (1974-1979), de Judy Chicago, énorme installation qui se présente comme un banquet dans lequel elle rend hommage à plusieurs femmes, mythiques ou réelles, artistes, écrivaines, qui ont influencé l’histoire. Au Québec, à peu près au même moment, on s’intéresse également à faire reconnaître le rôle des femmes dans les arts visuels ; Rose-Marie Arbour publie ainsi en 1980 l’article « L’art des femmes a-t-il une histoire ? », après avoir écrit en 1975, en collaboration avec Suzanne Lemerise, un article intitulé « Le rôle des Québécoises dans les arts plastiques depuis trente ans ».
Néanmoins, suite à ces premières tentatives d’une écriture de l’histoire de l’art des femmes, et de plusieurs autres qui sont parues avec les années et qui amenaient de nouvelles perspectives et découvertes, force est de constater que l’exclusion des femmes artistes se perpétue encore aujourd’hui, tant à travers les ouvrages généraux d’histoire de l’art qu’à travers l’enseignement de la discipline. Au sujet de l’exclusion des femmes artistes des ouvrages généraux d’histoire de l’art, prenons pour exemples deux bibles de la discipline (le parallèle avec la religion n’est pas innocent) que sont les éditions originales de L’Histoire de l’art d’Ernst Gombrich (1950) et de L’histoire de l’art de H. W. Janson (1962), qui ne comprenaient aucune artiste femme. Depuis les années soixante, selon Marie Carani, ces ouvrages de recension générale sont devenus les manuels de référence dans tous les départements d’histoire de l’art des universités nord-américaines, tout comme leur traduction française dans les universités québécoises (Carani, 1998 : 106). Il est intéressant de constater que, bien que ces ouvrages aient été d’abord publiés il y a plus de 50 ans, et que plusieurs femmes artistes ont depuis été (re)découvertes, telles Sofonisba Anguissola, Rosalba Carriera, Mary Cassatt, Sonia Delauney, Artemisia Gentileschi, Hannah Höch, Frida Kahlo et Berthe Morisot, pour ne nommer que celles-là, la plupart d’entre elles ne se trouvent pas même nommées dans la version la plus récente de ces ouvrages qui constituent encore aujourd’hui les bases de l’enseignement en histoire de l’art. Seules les éditions les plus récentes de l’ouvrage de Janson, qui ont été publiées après son décès, mentionnent des femmes artistes, au nombre de 18 pour l’édition de 1986 et de 26 pour celle de 1991 (Hazan, 1999 : 155). Quelques femmes se retrouvent également nommées à travers l’ouvrage de Gombrich, mais aucune des figures majeures nommées ci-haut, et seulement une parmi les 26 mentionnées dans la réédition de 1991 de l’ouvrage de Janson.
Mon expérience personnelle, et celles de collègues d’autres universités, porte à constater que l’enseignement de l’histoire de l’art semble également, de manière générale, et du moins dans les universités québécoises, répéter l’exclusion des femmes artistes du corpus étudié. En effet, tant dans les cours suivis au niveau collégial qu’au premier cycle universitaire, on n’étudie pas ou très peu les femmes artistes, pas plus qu’on ne questionne leur absence de l’histoire. Le problème de cet enseignement est qu’il est prodigué par un corps professoral et prend place dans un contexte hiérarchisé où ce même corps professoral a une autorité sur l’étudiante ou l’étudiant, qui accorde une valeur d’objectivité et de véracité à l’information dispensée. Le raisonnement implicite qui résulte de cette situation est celui-ci : si on ne leur parle pas de femmes artistes, c’est donc qu’il n’y en avait pas, ou du moins aucune de valable. Ce n’est que dans un cours de troisième année de baccalauréat, optionnel qui plus est, intitulé L’apport des femmes aux arts visuels, qu’on m’a ouvert les yeux sur le caractère construit de la discipline de l’histoire de l’art. On m’a alors démontré l’existence de femmes artistes dans l’histoire dont la production avait certainement une aussi grande valeur esthétique que la production des hommes qui avaient, eux, accès à une formation académique complète. Le constat était frappant : l’histoire de l’art camoufle une inégalité de chances et occulte également des femmes artistes qui ont réussi à percer dans la profession. Mais, comme le relève Pollock (1999 : 9), aucune de ces femmes, bien que plusieurs soient aujourd’hui reconnues, n’a atteint le statut canonique aux yeux des institutions, ce qui explique leur exclusion de l’histoire de l’art dite générale.
D’un point de vue féministe, la première critique qui peut être faite du canon est donc celle de l’absence de femmes artistes, et Vasari, déjà au seizième siècle, questionnait les motifs de cette exclusion. Le problème intellectuel qui découle de cette non représentativité, et de la présumée objectivité du canon, est que le public qui reçoit ce savoir assume comme vraie l’inexistence des femmes artistes, à tout le moins de femmes artistes dites de génie. Au sujet du problème du canon en art et des possibilités qu’offre le féminisme pour y répondre, Pollock explique :
Je définis le canon comme une forme discursive qui fait des objets/textes qu’il sélectionne les produits de l’excellence artistique et qui, de cette manière, contribue à la légitimation de l’association exclusive entre, d’une part, l’identité masculine blanche et, d’autre part, la créativité et la Culture. Apprendre l’Art à travers le discours canonique, c’est reconnaître la masculinité comme un pouvoir et un signifiant fort, et considérer tout cela comme équivalant à la Vérité et à la Beauté. Aussi longtemps que le féminisme essaiera également d’être un discours sur l’art, la vérité et la beauté, il ne fera que confirmer la structure du canon, corroborant ainsi l’excellence et le pouvoir des hommes, et ce, aussi nombreuses que soient les femmes qu’il tentera d’y ajouter et aussi complètes que soient les études historiques qu’il réussira à produire. (Pollock, 2007 : 54-55)
Là se situe le problème de la tentative de création de canons féminins et de l’écriture d’histoires de l’art des femmes selon Pollock, puisqu’il faut comprendre le canon en tant que structure mythique. Le débat sur ce qui devrait ou ne devrait pas y être inclus devient, par conséquent, stérile. Ainsi, répondre au canon en y ajoutant de nouvelles figures ne résoudrait pas le problème de sa sélectivité et ne mettrait pas de l’avant son caractère construit, mais ne deviendrait qu’une tentative de s’inscrire dans les paramètres structurels de ce canon, tâche vouée à l’échec puisque le canon vise à mettre de l’avant la production d’artistes mâles occidentaux. L’étude unique des figures canoniques ne rend en effet qu’un portrait fragmentaire et sélectif de l’histoire de l’art réelle et plusieurs alternatives ont été proposées par les historiennes de l’art féministes pour y remédier. Il y a d’abord eu l’article publié en 1971 par Linda Nochlin et intitulé, dans sa traduction française : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? », dans lequel elle tentait d’expliquer la construction du mythe du génie créateur (masculin), intimement lié à la notion de canon. Nochlin critique la discipline en dénonçant sa présumée objectivité et en démontrant certains de ses biais ; elle explique les conditions matérielles et sociales qui ont empêché les femmes d’accéder à une telle reconnaissance à travers les institutions à cause de leur sexe, qu’il s’agisse de leur exclusion des cours de modèle vivant de la formation académique artistique, par exemple. Plutôt que par une incapacité de génie liée à leur sexe, Nochlin explique la quasi absence des femmes artistes dans l’histoire de l’art par des conditions de restriction et de discrimination. Ainsi, Nochlin émet le souhait que l’histoire de l’art en tant que discipline se déleste de la notion de canon et du mythe du génie créateur au profit de la réécriture d’une histoire de l’art davantage fondée sur le contexte et les mécanismes sociaux de production des œuvres. Pollock abonde en ce sens et considère que la discipline de l’histoire de l’art devrait consister en une histoire sociale de l’art dont l’objectif serait de « reconfigurer les conditions de la production artistique afin de se rapprocher de la vérité de pratiques sociales et culturelles historiquement situées » (Pollock, 2007 : 53). Toutefois, selon Karen-Edis Barzman, cette méthode, qui construit son discours sur l’histoire de l’art autour des conditions de vie et de production des artistes, a pour principal problème de limiter les possibilités de connaissances sur l’art produit avant la période moderne, puisque le travail des femmes artistes, qui étaient déjà bien moins nombreuses, a été en grande partie peu ou mal documenté, conservé, et commenté (Barzman, 1994 : 328).
À la recherche d’une solution pour intégrer les femmes à l’histoire de l’art, certaines historiennes et artistes féministes (Pollock et les Guerrilla Girls, entre autres), se sont plutôt penchées sur les représentations des femmes et du féminin dans l’art, sous le fondement qu’elles sont bien plus présentes dans l’histoire de l’art dominante en tant que sujet portraituré. Le contenu des œuvres en tant que signe devient alors l’objet d’analyse et le recours aux théories psychanalytiques est fréquent pour traiter de ce qui se trouve représenté dans les œuvres, mais également de ce qui y est invisible, ou réprimé.
Ces deux approches ont pour lieu commun de considérer au centre de leur analyse l’artiste et sa production artistique (ou œuvre). Barzman croit que la seule raison pour laquelle les historiennes de l’art féministes ont procédé de cette manière était parce que l’histoire de l’art traditionnelle, en tant que discipline, avait jusqu’alors procédé de même, ce qui n’est pas, selon elle, une justification suffisante pour répéter cette pratique (Barzman, 1994 : 327). En effet, Barzman considère que la créativité matérielle de l’artiste, soit la production des œuvres, n’est pas l’unique lieu de la production culturelle. Ainsi, elle accorde au récepteur de l’œuvre, à son consommateur, une place d’importance qui devrait être intégrée à l’histoire de l’art, notamment au niveau de la construction du sens des œuvres (Barzman, 1994 : 330). Le récepteur (qu’on le nomme public, consommateur ou spectateur) s’engagerait dans une relation dynamique avec l’œuvre et serait donc impliqué dans son processus de signification, situant l’œuvre dans un réseau de relations plutôt que dans une unique relation avec son producteur. Les théories de la réception existent déjà, mais ne sont pas intégrées à l’étude générale de la discipline et ont plutôt le statut de branche d’analyse spécialisée. Ainsi, Barzman propose de revoir la manière dont on construit l’histoire de l’art de manière à ne plus focaliser notre attention sur la production des œuvres (qui inclut comme agents l’artiste et l’œuvre) mais autour des conditions d’existence des œuvres et de leur réception. Quant à mes recherches doctorales, je crois que la solution proposée par Barzman pourrait être bonifiée en y intégrant davantage d’acteurs du milieu culturel et en allant puiser dans la sociologie de l’art qui offre une approche plus adaptée à mon objet de recherche. La sociologue de l’art Janet Wolff affirme que la sociologie de l’art permet de comprendre la construction sociale de l’art et de la culture, notamment à travers l’étude des artistes, des œuvres, mais également des publics, des théoriciens et des critiques (Wolff, 1981 : 143). Alors que le modèle de Barzman accorde encore la place centrale à la production artistique, soit aux œuvres et à leur production de sens, l’approche sociologique décrite par Wolff octroie cette position centrale aux relations entre les différents agents du milieu de l’art dont la production artistique, soit les œuvres, n’en serait qu’une composante. Cette approche favorise une conception de l’histoire de l’art qui participe à la désacralisation tant des œuvres que des artistes. En effet, l’existence des œuvres n’est pas autonome en soi, elle dépend tout d’abord des artistes qui les produisent, mais également d’un contexte qui en rend possible et structure la création, ou l’absence de création. Le public, tant amateur que professionnel, participe à la légitimation de cette production et a une influence importante sur l’évolution des mouvements en art. Sans oublier les instances de diffusion de cette production qui effectuent une sélection subjective des œuvres qui méritent, ou non, d’être montrées, discutées, commercialisées, conservées. L’œuvre d’art et, par conséquent, l’artiste qui l’a créée deviennent des agents, parmi d’autres, du développement culturel.
Une approche sociologique, combinée à une perspective féministe, me permettra de mieux situer l’apport des femmes à la modernité des arts visuels au Québec. Mes recherches m’ont amené à constater que cette modernité n’était pas uniquement portée par les œuvres aux caractéristiques esthétiques modernes et par les artistes qui les avaient créées. En effet, un contexte propice à ce type d’explorations plastiques était d’abord nécessaire pour qu’elles puissent être réalisées. La réalisation de telles œuvres devenait donc un résultat, un effet de cette conjoncture, et la production matérielle d’œuvres n’avait donc plus lieu d’être l’aspect central de cette recherche. Mais encore, plus qu’un climat propice à la création, il fallait que des personnes acceptent de promouvoir ces œuvres aux caractéristiques modernes, qu’elles acceptent de les défendre, les jugent valables, bref fasse œuvre d’éducation et de promotion auprès des publics.
C’est dans ce dernier domaine que mes recherches, entamées à la maîtrise, ont été les plus intéressantes puisque j’ai constaté que la quasi totalité des lieux de diffusion de l’art de l’époque qui prenaient le risque de diffuser l’avant-garde artistique et d’éduquer le public aux esthétiques modernes étaient fondés et dirigés par des femmes. Ce constat répond à l’hypothèse émise par Arbour et Lemerise qui, déjà en 1975, voyaient peut-être une plus grande efficacité et rentabilité des femmes dans les secteurs péri et para artistiques au Québec (Arbour et Lemerise, 1975 : 20). Dans le cas précis de ma recherche, l’approche sociologique permet de comprendre l’avènement de la modernité artistique comme un phénomène relevant de plusieurs agents et relations, et non pas comme le résultat de l’apparition spontanée d’une production artistique autonome de tout contexte. En adoptant une perspective féministe, j’ai pour objectif de démontrer que des femmes ont été des agentes activement impliquées dans le développement de la modernité artistique et que leurs actions allaient au-delà de la sphère de la production artistique.
Depuis les balbutiements de l’histoire de l’art en tant que discipline, lesquels coïncident pour plusieurs avec l’ouvrage de Vasari publié en 1550 Vies des peintres, sculpteurs et architectes les plus célèbres, il est possible de constater une discrimination négative en ce qui a trait à l’inclusion des femmes à la discipline. Dans la foulée de la seconde vague féministe, beaucoup d’historiennes ont décrié l’absence des femmes artistes dans la discipline de l’histoire de l’art et ont entrepris des recherches approfondies afin de (re)découvrir de nombreuses femmes artistes et leur production, en plus de chercher à déterminer les paramètres qui ont permis et justifié l’exclusion des femmes de ce domaine. Plusieurs autres avenues dont nous n’avons pas pu (ou si peu) traiter ici ont été empruntées par les historiennes de l’art féministes. Je pense entre autres à l’analyse féministe d’œuvres ayant pour sujet des femmes représentées, ou l’analyse de la performativité genrée chez les artistes dans l’histoire de l’art avec des études sur l’identité corporelle ou le concept de masculinité, par exemple. Tous ces types d’analyse situent toutefois leur objet d’étude central dans l’artiste et sa production artistique, ce qui contribue à participer à la mythification de la figure de l’artiste. Cela posait problème par rapport à l’analyse de mon objet de recherche doctorale, mais la sociologie de l’art m’a permis de trouver une approche qui y correspondrait davantage.
À l’heure actuelle, je considère qu’une approche sociologique des relations du milieu de l’art, combinée à une perspective féministe, serait la meilleure approche théorique à adopter pour analyser mon objet de recherche. Je crois également que l’utilisation d’une approche sociologique pour étudier l’histoire de l’art dans une perspective féministe correspond à la direction que Pollock préconise pour l’évolution de la discipline. En effet, elle affirme que, plutôt que de proposer un nouvel espace de lecture pour intégrer les femmes à l’histoire de l’art, la discipline bénéficierait d’un polylogue, soit d’un jeu de plusieurs voix qui s’attarderaient à démontrer les différents enchevêtrements des dynamiques de pouvoir à travers l’art et la culture (Pollock, 199 : 6).
La clé demeure toutefois, selon Barzman, dans l’acceptation que toute histoire, l’histoire de l’art n’y échappant pas, est construite, soit le produit d’une association et d’une sélection de données factuelles, mais également fictionnelles (Barzman, 1994 : 336). Il est donc primordial que les historiens et les historiennes annoncent dans toute production ou transmission de savoirs leur propre subjectivité, leur propre localisation sociale. Il s’avère également nécessaire de se départir des sélections prétendument objectives qui reposent sur des concepts fictifs, tels celui du génie créateur et du canon, ou à tout le moins d’énoncer les paramètres et les conditions de ces sélections. Ainsi, la critique de la conception idéologique de l’histoire de l’art et de la valeur transhistorique, universelle et objective de ses œuvres est primordiale pour qui désire adopter tant une posture féministe qu’une approche sociologique (Wolff, 1981 : 143).
L’historienne et l’historien participent à la construction d’un savoir subjectif entre autres par le choix du sujet qu’ils étudient, la sélection des éléments recueillis et utilisés et par la méthode d’analyse qu’elles et ils utilisent pour analyser leur objet de recherche. Sur cette question, Barzman explique (il s’agit ici d’une traduction personnelle) : « Quand nous parlons ou écrivons sur l’art et les artistes, nous nous engageons dans un mode de représentation narratif, en imposant un ordre et en assignant des fonctions à des éléments dans une histoire que nous construisons » (Barzman, 1994 : 336).
Finalement, face au processus de fabrication historique, il devient essentiel pour chaque historienne et historien de tenter de reconnaître ses propres biais et sa subjectivité dans l’objectif de court-circuiter la relation autoritaire qui existe entre les savoirs produits et les récepteurs de cette connaissance, afin qu’il n’émane pas, de ces connaissances construites, une fausse présomption de pure objectivité.
Références
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WOLFF, Janet. The Social Production of Art. Londres, Macmillan Education, 1981.
« Wishing I had been born a boy » : féminité, subjectivité et rêverie de petite fille dans Bastard out of Carolina de Dorothy Allison
Jessica Hamel-Akré
Parmi les topoï qui créent l’imaginaire du rôle féminin hétéronome en Occident, le « bavardage » est l’un des plus éculés. Assimiler systématiquement la prise de parole des femmes au bavardage signifie peu ou prou qu’elles n’ont rien d’intéressant à dire, que leurs paroles s’identifient à du « potin », entretenant ainsi l’idée que leur discours est vide d’intellectualité.
Pourtant, décennie après décennie, les femmes prouvent qu’elles ont des choses à dire et parviennent à s’exprimer d’une voix forte, à écrire, à exposer. Partie intégrante des succès remportés par les mouvements féministes, c’est notamment à travers la prise de parole que s’effectue le dénouement de l’oppression à laquelle les femmes sont soumises. La voix qui dévoile les restrictions imposées par le patriarcat s’oppose à l’imposition du silence qui rend les individus vulnérables à la domination et contribue à la perpétuation de systèmes hiérarchiques. Dans le champ littéraire, le simple fait d’écrire l’oppression vécue rend possible la remise en question des rapports hégémoniques. Quand l’écrivaine transpose son vécu dans un récit, elle bouscule la hiérarchie sur deux plans. Sur un plan global ou public, publier représente un défi lancé au système dominant. L’existence même de l’écrit réduit le niveau d’oppression général régnant. Sur le plan personnel, l’écrivaine prend son histoire en main, la manipule, et la raconte selon sa propre voix. Elle parvient, d’une certaine manière, à se guérir de la douleur qui lui a été infligée. Le vécu n’est plus subi, mais approprié. L’écrivaine n’est plus une victime passive. En dévoilant les effets de l’oppression, elle ose revendiquer son autonomie. Elle devient sujet.
De ce fait, nous pourrions dire que toutes les histoires ne sont pas censées être entendues. Quand la parole des femmes est censurée, ainsi l’est leur vécu. L’imposition de cette invisibilité assure la vitalité des rapports de pouvoir du patriarcat. Dès lors, les femmes ne peuvent plus témoigner de la domination exercée sur elles. Si nous invitons à réfléchir sur la prise de parole, c’est parce que le livre qui fait l’objet de cette étude, Bastard out of Carolina de l’écrivaine américaine Dorothy Allison, en se fondant sur les questions de libération et de guérison, dévoile un récit qui fait partie de ceux qui auraient pu ne jamais être écrits. Allison appartient au cercle des écrivaines qui parviennent non seulement à déboucher les oreilles et à ouvrir les yeux du public, mais qui exigent également leur droit d’être vues et d’être lues. Que ce soit dans ses entrevues ou dans ses écrits plus théoriques, elle explore ouvertement les effets de l’abus et de la marginalisation née des étiquettes qui lui furent apposées : femme, pauvre, lesbienne, ou le substantif anglais « trash » qui lui tient à cœur. Son œuvre de romancière met plutôt les scénarios en place et nous force à en ressentir les effets et à les revivre pour mieux les comprendre.
Le premier roman de Allison est semi-autobiographique. Il dévoile les divers abus subis par l’auteure dans sa jeunesse et en tout premier lieu de la part son beau-père. Bastard out of Carolina expose ainsi les problèmes d’un monde sur lequel l’hétéronormativité a force de loi, un monde où, selon Christine Delphy : « l’organisation sociale […] rend des individus violents [et] aussi leur permet la violence » (Delphy, 2008 : 15), c’est-à-dire un monde qui compte sur la violence comme outil de formatage pour maintenir la structure hiérarchisée, et maintenir ceux qui ne répondent pas aux normes du système dans leur statut d’inférieure. Allison questionne justement ces rapports de domination qui créent la discrimination selon le statut économique, la race, l’identité sexuelle et pose de surcroît la question du genre, qui nous intéresse ici. Revisitant son enfance, elle brosse le tableau d’une petite fille confrontée à son destin féminin, subissant de plein fouet les traumatismes liés à cet apprentissage. Dans le roman Bastard out of Carolina, nous sommes témoins de l’histoire de la jeunesse de la narratrice, Ruth Anne connue sous le sobriquet de Bone, depuis sa naissance jusqu’à l’âge de treize ans. Sa vie débute dans le chaos suite à un accident de voiture où sa jeune mère, qui a perdu connaissance pendant l’accident, est incapable de cacher aux médecins qu’elle n’est pas une femme mariée et que le père de Bone n’est plus dans sa vie. Bone est donc d’emblée considérée comme une « bâtarde ». Un timbre rouge apposé sur son acte de naissance rappelle les supposées erreurs de sa mère et la honte que Bone incarne. Non seulement disgraciée par la honte d’être née d’un rapport illicite, elle l’est aussi par celle de faire partie d’une famille pauvre de Caroline du Sud. La douleur de son existence s’intensifie quand, vers l’âge de six ans, son beau-père commence à la maltraiter et à abuser d’elle sexuellement.
Une leçon de passivité : la construction de la féminité chez les filles
Avec ce résumé, nous comprenons comment Allison, écrivaine et femme adulte détaillant les traumatismes vécus pendant son enfance, parvient à revendiquer, avec son œuvre, le droit à la subjectivité en nommant publiquement son agresseur. Mais la fille de son témoignage, l’image de la jeune Allison, est incapable de s’éloigner de l’horreur qui forme son quotidien. Soumise aux contraintes dues à son jeune âge, mais également à son genre et à sa classe sociale, Bone voit son statut de sujet autonome se briser sur le silence qui hantera sa vie de jeune fille. Chaque fois qu’elle est battue, elle s’entend dire que c’est à elle de ne pas encourager la violence des hommes, caractéristique supposée aussi naturelle chez eux que l’est la passivité chez les femmes et de laquelle découlerait leur infériorité. Au fil du roman, Bone apprend qu’il existe pour les femmes des limites qui n’existent pas pour les hommes et se montre méfiante devant l’idée que cette faiblesse féminine serait naturelle. En effet, la jeune narratrice perçoit les femmes de sa famille comme particulièrement fortes et malignes. Que ce soit ses tantes, sa mère ou sa grand-mère, toutes se montrent capables de gérer les problèmes spécifiques liés à leurs conditions de vie. Elles sont décrites comme des femmes prêtes à faire, avec bon vouloir, ce que la survie leur commande. Pourtant, dans un monde patriarcal, les femmes se voient toujours menacées du simple fait d’être femme (Lieber, 2008 : 286). Lorsqu’elles sont en conflit avec un personnage masculin, les barrières de genre se resserrent fermement. Elles se murent dans le silence ou se forcent à s’arranger avec les hommes afin d’éviter de faire naître un affrontement dont les conséquences sur elles pourraient être fâcheuses. Consciente du contraste existant entre la personnalité des femmes de sa famille et le devoir de soumission imposé aux femmes par le système patriarcal, Allison comprend que cette passivité relève davantage d’une obligation sociale que d’une qualité innée. Dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir examine l’importance de ce trait de caractère féminin, la passivité. Elle estime que chez les filles qui apprennent leur rôle, c’est « un trait qui se développe […] dès [l]es premières années ». S. de Beauvoir réfute la thèse de la passivité naturelle des femmes lorsqu’elle écrit « [qu’]en vérité, c’est un destin qui [leur] est imposé par [les] éducateurs et par la société » (Beauvoir, 1949 : 28). En somme, c’est la répétition des situations qui imposent aux femmes de cultiver une personnalité douce et tranquille. Ce sont les conseils donnés de façon verbale ou physique à Bone de se taire autour des hommes qui perpétuent cette éducation à la féminité, ce qui finit par la forcer à rendre les armes face au système patriarcal. À travers le texte d’Allison, nous comprenons que la société patriarcale rend les femmes responsables de leur intégrité physique. Marylène Lieber confirme « [qu’] il leur faut toujours jauger et rester méfiantes, juger du degré de risque impliqué » dans leurs interactions avec les hommes (Lieber, 2008 : 281). Au lieu de pouvoir se comporter de façon libre, elles doivent s’assurer que leurs actions ne « provoquent » pas, ne déclenchent pas la violence des hommes. Une certaine forme d’agression masculine se voit donc légitimée, au nom de l’ordre social : « les violences39 envers les femmes permettent de réaffirmer les rapports de pouvoir constitutifs des rapports sociaux de sexe » (Lieber, 2008 : 62). Par exemple, dans le roman, le bruit que fait Bone lorsqu’elle joue dans la maison, comme n’importe quel enfant de son âge, est présenté comme une cause des abus dont elle est victime sans que les adultes n’y trouvent à redire. La mère de Bone surprend son mari en train de battre durement sa fille aînée et, au lieu de sympathiser avec elle, justifie la réaction du beau-père. Elle explique à sa fille qu’elle doit « faire attention », et « ne pas causer de dérangement », soulignant que l’enfant bruyante est en somme responsable de la violence subie. La jeune narratrice retient ainsi que les femmes qui prennent la parole ou qui font du bruit autour des hommes se mettent en danger et que personne ne prendra leur défense, pas même les autres femmes. Maintenant consciente que les femmes sont inférieures aux hommes, elle perd un peu de sa voix et avec elle, la capacité de se protéger. Juste après le premier abus sexuel, elle remarque que l’obligation de garder le silence l’enferme :
I did not know how to tell anyone what I felt, what scared me and shamed me and still made me stand, unmoving and desperate, while he rubbed against me and ground his face into my neck. I could not tell Mama. I would not have known how to explain why I stood there and let him touch me (Allison, 1992: 109).
Dans ce système étouffant contrôlé par les jeux de pouvoir, il devient clair pour Bone qu’en tant que fille, mieux vaut subir en silence. Voilà synthétisée l’idée clé de cette étude, celle de l’importance de la prise de parole ou plutôt de l’absence de prise de parole, et son lien avec la féminité. Bien que la littérature abonde d’écrits de femmes, tous ne proposent pas un point de vue critique sur le patriarcat comme le fait Bastard out of Carolina. Avec une histoire qui s’intéresse au vécu caractérisé par la douleur liée à l’éducation de la féminité imposée aux filles, Allison démasque ce qui est censé rester caché. Elle critique la notion selon laquelle seuls certains sujets sont acceptables. De ce fait, nous n’examinerons pas ici la prise de parole dans sa capacité à pousser une jeune fille à revendiquer sa subjectivité, et qui reste certainement un aspect important de ce roman. Nous nous intéresserons plutôt au non-dit, à ce qui ne peut être dit; les désirs muets, écrasés par l’oppression du patriarcat, le désir de devenir sujet et les barrières que la féminité, en tant que construction sociale, dresse sur ce chemin. Dans cette perspective, certaines questions importantes forment le noyau de cette étude : comment revendique-t-on notre subjectivité, de quelle manière se lamente-t-on de la perte de celle-ci lors de l’apprentissage de la féminité ? Est-il possible de revendiquer quoi que ce soit si le droit à la parole nous est confisqué, si on n’a pas les moyens de s’enfuir de cette situation d’oppression, si on est une fille ?
Subjectivité en crise ou la complémentarité du féminin
Très tôt dans sa vie, Bone comprend que son monde est divisé en deux groupes de sexe – les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, chacun possédant ses propres attentes et ses propres responsabilités – et que la valeur attribuée à chaque groupe n’est pas la même. C’est un concept qui apparaît dès la naissance des enfants, comme Elena Gianini Belotti le note quand elle écrit que « la vérité est que la fille est moins désirée que le garçon, en fait, elle ne l’est pas du tout, […] sa valeur sociale est considérée comme inférieure à celle du garçon » (Belloti, 2009 : 23). Bone prend conscience de son statut d’infériorité dès les premières années de sa jeunesse. Sa mère tente d’ailleurs de lui présenter cette préséance du sexe masculin comme un fait naturel, en expliquant que sa propre mère, la grand-mère de Bone, a toujours préféré ses fils. Selon la mère de Bone, « it’s just the way some women are » (Allison, 1992 : 18). La mise en valeur du sexe masculin est sans cesse présentée comme allant de soi, normale et fixe, alors que le rôle des femmes est considéré seulement à travers sa fonction sociale, comme complément du rôle masculin. Le féminin devient en quelque sorte le répondant du sexe valorisé. Dans le roman, à travers le regard de Bone, nous voyons se répéter à maintes reprises les situations à travers lesquelles les rôles de genre sont inculqués, tout en se cachant derrière l’argument de nature. Cette idée fait écho à la théorie de Collette Guillaumin (Guillaumin, 1992 : 119) selon laquelle « le corps est construit ». Guillaumin précise que « le travail de le rendre sexué [le corps], de le fabriquer tel, est une entreprise de longue haleine, commence très tôt, à dire vrai dès les premières secondes de la vie, et qui n’est jamais achevée » (Guillaumin, 2009 : 119). La jeunesse des filles est ainsi marquée, définie, par l’imposition constante de leur futur rôle féminin. « D’une manière plus ou moins déguisée », écrit Simone de Beauvoir « sa jeunesse se consume dans l’attente. [La fille] attend l’Homme » (Beauvoir, 1949 : 88). Cela dit, l’insistance de devoir et de ne pas devoir n’est pas difficile à justifier, pour une fille. Pour s’accorder avec son propre rôle, la mère de Bone s’oblige à déplacer sa culpabilité sur sa fille, plutôt que sur son mari. Elle aussi doit faire le moins de bruit possible et les deux femmes se voient restreintes, leur individualité réduite, contrairement à leur propre volonté. Nous voyons que l’apprentissage de la féminité prend une importance prépondérante dans l’enfance féminine et pendant l’éducation des filles. Il est préférable de faire passer leur santé mentale, physique, et sexuelle au second plan. C’est là le prix à payer pour s’intégrer dans une société où les femmes sont perçues en tant qu’objets fonctionnels, complémentaires. Leur subjectivité est invalidée afin de perpétuer un système bâti sur la hiérarchie de genre.
À travers ce rapport mère-fille, nous voyons l’un des moyens de transmission de la féminité qui ne s’effectue pas d’un homme vers une femme, mais bien entre les femmes. Avec l’âge, les règles changent. La mère de Bone, pour s’accorder avec son rôle de femme, se doit de bien tenir son rôle de mère, ce qui la pousse à reporter sur sa fille l’oppression dont elle est elle-même victime. C’est ainsi que s’effectue la transmission de la féminité. Pour reprendre les propos de Colette Guillaumin, on peut dire que les filles, plus que les femmes, en raison de leur jeune âge, ont moins d’expérience dans leur rôle et que leurs corps sont moins construits. Autrement dit, plus elles sont dans leur prime enfance, et moins elles sont genrées. Le récit se déroule durant les plus jeunes années de la narratrice. Sa perspective et son point de vue sont donc moins formatés. Ce regard plus frais que possèdent certaines jeunes filles introduit souvent chez elles une certaine perplexité, voire une incompréhension devant les actions des adultes. Nous en voyons un exemple lorsque Bone prend conscience du décalage existant entre elle et les autres femmes de sa famille qui se coiffent en s’appliquant des produits chimiques brûlant le cuir chevelu. Bone, elle, refuse de se laisser coiffer. Elle trouve cette habitude étrange et ne comprend pas l’importance pour ces femmes des rituels de beauté, d’autant qu’ils comportent une part assumée de douleur. D’un autre côté, sa famille ne comprend pas non plus l’attitude de Bone. Pour elle, c’est Bone qui est étrange. Face à ce rituel, Bone est donc marginalisée. Pourtant, en y regardant de plus près, l’incohérence entre femmes et filles, dans cette scène, ne se trouve pas dans le regard que porte Bone, mais bien dans ce qu’elle regarde. La confusion que les filles éprouvent vis-à-vis des comportements adultes naît du fait que les rôles de genre ne sont pas assimilés par elles et qu’elles font face à l’étrangeté de leur formation à la féminité. Ce regard moins genré, employé abondamment dans Bastard out of Carolina, permet de mettre en évidence la déformation de perception créée par l’apprentissage de l’identité sexuée.
Rêves de fille, rêve d’autonomie
Bone étant moins formatée par les règles de son genre que les autres personnages, on peut postuler que ses désirs sont plus neutres du point de vue du genre, moins homme ou moins femme. La maltraitance, additionnée à sa formation à la féminité, la place dans une position où elle est incapable de formuler aux autres ce qu’elle veut. Et ce qu’elle veut est pourtant simple : un peu de paix, une existence sans violence ni oppression. Son envie d’une vie sans mal, sans risque de l’abus sexuel transparaît à travers deux souhaits : le souhait de devenir chanteuse de gospel et le souhait d’être un garçon. Ces souhaits sont d’ailleurs teintés par la structure de genre et la dichotomie homme/femme qui déterminent les deux seules options valables pour Bone et sur lesquelles elle porte un regard lucide. Dans La pensée straight, Monique Wittig écrit que cette dichotomie qui se base dans « l’hétérosexualité […] nous ni[e] toute la possibilité de créer nos propres catégories, [elle] nous empêch[e] de parler sinon dans leurs termes » (Wittig, 2007 : 56), une idée qui se place au cœur du récit. Pendant l’apprentissage de son rôle, Bone découvre en même temps les limites de celui-ci. Elle découvre ce qu’elle n’a pas le droit d’être. Nous voyons, tout d’abord, son désir d’exemplifier le féminin comme tentative de s’affirmer comme sujet et de trouver une confirmation de son existence. La narratrice, dans ses moments d’ennui, fréquente les églises baptistes très présentes dans le paysage du sud des États-Unis. Poussée par son envie de s’extirper d’une situation affreuse, d’évacuer la haine et la souffrance qui l’habitent et qu’elle ne peut pas verbaliser, Bone prie Dieu de la laisser devenir chanteuse de gospel. Elle dit : « I wanted to be a gospel singer and be loved by the whole wide world. Jesus, make me a gospel singer, I prayed» (Allison, 1992 : 141). Émerveillée par l’attention que les chanteuses reçoivent et la capacité qu’elles ont de se déplacer de ville en ville pour des spectacles, Bone voit ce métier typiquement féminin comme une chance inouïe de fuir la douleur qui fait son quotidien tout en restant dans le rôle qu’elle est en train d’apprendre. Ce rêve est tout à fait révélateur. En étant chanteuse, elle pourrait quitter sa maison, physiquement, et fuir les mains de son beau-père. Elle serait aussi aimée par le public. Bone se voit en quelque sorte forcée de désirer l’amour des autres puisqu’on lui inculque que, pour les femmes, c’est la seule manière d’être valorisées. Cette situation renvoie de nouveau au statut complémentaire de la féminité et à l’emprise de l’hétéronormativité. Enfin, il est important de noter qu’elle cherche à être vue. Dans son désir de devenir chanteuse, la visibilité crée un lien fort avec la perte de la subjectivité lors de la formation du rôle féminin. Pour la fille, écrit Simone de Beauvoir,
tout l’invite à s’abandonner en rêve aux bras des hommes pour être transportée dans un ciel de gloire. Elle apprend que pour être heureuse il faut être aimée ; pour être aimée, il faut attendre l’amour. La femme c’est la Belle au bois dormant, Peau d’âne, Cendrillon, Blanche Neige, celle qui reçoit et subit (Beauvoir, 1949 : 43).
Le rêve de Bone, en forme de conte de fée, renvoie à la pensée ainsi décrite par de Beauvoir. Devant une congrégation rassemblée pour l’office, le regard des autres donnerait à Bone la preuve qu’elle est de fait un sujet et pas seulement un objet de violence. Elle pourrait utiliser sa voix, chanter, user de son talent pour émouvoir, elle pourrait vider l’énergie refoulée qu’elle porte en elle. Mais comme S. de Beauvoir le souligne, après tout, la fille « attend » (Beauvoir, 1949 : 43). Pareille à la féminité en soi, ce rêve de chanteuse est un faux espoir de libération. La chanteuse de gospel est, au regard de la société, toujours une femme, limitée à ce rôle, même si elle y occupe une position visible et singulière qui attire l’attention. La chanteuse est décrite comme étant immobile. Elle ne quitte pas la scène, elle s’y fait conduire par un chauffeur employé par le groupe de musiciens. Quant à sa capacité d’user de sa voix librement, elle n’est aussi qu’apparente. Après tout, la chanteuse de gospel est la porte-parole d’un appareil dogmatique et même les chants ne sont pas vraiment les siens. Le rêve de Bone, malgré les apparences, ne constitue pas l’échappatoire qu’elle souhaite. La subjectivité et l’autonomie y sont toujours niées et Bone finit par le comprendre en discutant avec sa grand-mère qui dit : « Don’t go taking that gospel stuff seriously […] it ain’t for real. It’s like bad whiskey. Run through you fast and leave you with pain » (Allison, 1992 : 144). Cette phrase se teinte d’une coloration métaphorique faisant écho au rôle de la féminité comme chant faisant l’éloge de la société patriarcale.
Le désir de devenir chanteuse se développe en parallèle à un autre désir, celui de devenir un homme. Bien que Bone ait envie de répondre aux attentes de sa féminité naissante, elle sait qu’elle devra, pour réussir, faire le deuil de l’autonomie interdite aux filles. Dans ses moments les plus désespérés, elle ne rêve plus de chanter, mais plutôt d’avoir un pénis qui lui donnerait accès à la porte vers la liberté, celle qui s’ouvre uniquement à ceux qui en possèdent la clé phallique. Elle remarque que les hommes ne sont pas obligés de garder le silence, ni de s’effacer devant quiconque :
Men could do anything, and everything they did, no matter how violent or mistaken was viewed with humor and understanding. […] What men did was just what men did. Somedays I would grind my teeth, wishing I had been born a boy (Allison, 1992: 23).
Dans les moments de détresse, Bone répète son désir d’être un garçon et, plus important, elle sait pourquoi : « I wished I was a boy so I could run faster, stay away more, or even hit back (Allison, 1992 : 109) ». Pour la jeune narratrice, sa propre souffrance n’est pas une énigme, son désir d’être un homme n’est pas une question de préférence ou d’identité, le langage qu’elle emploie traduit un désir de jouir des mêmes droits, y compris celui de se protéger. Il est clairement établi que les abus, le rapport incestueux qu’elle subit, la violence physique et la passivité résultant de l’apprentissage de la féminité sont le fruit d’une structure de genre qui justifie des stéréotypes attachés au comportement des individus de sexe féminin. Ce sont ses stéréotypes qui dictent ce qu’elles doivent être ou encore ce qu’elles doivent supporter afin de perpétuer le système patriarcal. Malgré son jeune âge, une profonde amertume habite déjà l’esprit de notre narratrice, et elle en a établi l’origine : les attentes et les limites de sa féminité.
Avec l’apprentissage de la féminité vient le silence infligé aux filles à propos de l’oppression qu’elles subissent. Elles perdent la capacité et la volonté de se protéger, d’exister individuellement. Elles se mettent à exister comme une partie de quelque chose, la côte de leur Adam. Mais pour Bone, la narratrice de Bastard out of Carolina, cela n’est pas suffisant. Bien qu’elle soit privée de son droit à la parole, nous pouvons lire à travers ce roman la préparation d’une confrontation des règles de la féminité, le plan qui s’échafaude pour en détruire les barrières.
Références
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Le bioterrorisme de genre chez Beatriz Preciado
Vincent Landry
La littérature pornographique – considérée par Beatriz Preciado dans Testo Junkie comme une matière première du capitalisme postfordiste (Preciado, 2008 : 37) – et, dans une plus large mesure, la régulation du discours sexuel ont longtemps été placées sous l’égide intellectuelle d’un réseau de sociabilité littéraire masculin relayant une conception duelle et réductrice des identités de sexe/genre.
La majorité, voire la totalité, des personnages qui y figurent sont marqués d’un genre socialement cohérent, considéré comme naturel et découlant directement d’une identité sexuelle bien circonscrite. La domination masculine s’y traduit par un imaginaire sexuel dans lequel la femme, même lorsque dépeinte en tant que personnage principal, est considérée comme l’objet passif et tacitement consentant des désirs agressifs masculins. Des théoriciennes féministes telles que Nancy Huston, Kate Millett et Anne-Marie Dardigna ont soutenu dès les années 1970 que cette littérature, loin de représenter le réel, relaie plutôt les fondements de l’idéologie dominante qui exerce une violence symbolique sur la femme en la confinant dans une position altérisée exempte de pouvoir jusque dans ses propres désirs. À partir de ces constats émerge une percée marquante quoique marginale dans la constitution traditionnelle du genre pornographique qui se traduit par un investissement massif des femmes de la fin du XXe siècle dans l’écriture du sexe. Ces productions liées à un Éros féminin relèvent généralement d’un des modèles dominants de l’identité de genre appelé féministe ou moderne par Isabelle Boisclair et Lori Saint-Martin, modèle qui s’emploie à « revaloriser le féminin dans une quête d’égalité et de remettre en question l’idée d’une essence féminine qui justifierait la domination masculine » (Boisclair & Saint-Martin, 2006 : 7-8). Tout comme dans le modèle dit patriarcal ou traditionnel, l’identité de genre y est considérée comme binaire, cohérente avec le « vrai » sexe comme le disait ironiquement Foucault.
Dans Testo Junkie paru chez Grasset en 2008, Beatriz Preciado, à l’image des théoriciennes métaféministes contemporaines, s’éloigne de cette conception duelle pour créer un nouveau modèle théorique de « fiction du sexe » ou d’« autopornographie », dont le référent identitaire postmoderne s’applique à dissoudre les limites de l’assignation duelle et de l’ostracisation d’individus marqués par le genre de façon socialement incohérente (Butler, 2006 [1990]: 84), notamment les travesties, les transsexuelles et les intersexués. Pour Lori Saint-Martin, ce métaféminisme, à l’opposé d’un postféminisme qui annoncerait la mort du mouvement de lutte contre l’ordre patriarcal, peut être défini comme une extension englobante du féminisme de la deuxième vague, une manière de continuer la lutte contre la domination en assimilant son héritage égalitariste tout en proposant d’autres vecteurs et d’autres méthodes pour favoriser l’évolution du mouvement: « Le préfixe signifie aussi « transformation », « participation », comme dans « métamorphose »; sens heureux pour le féminisme, qui a toujours revendiqué l’ouverture au changement, aux voix nouvelles » (Saint-Martin, 1992 : 83). Se rapprochant de l’autofiction, des travaux pratiques de modification des genres, littéraires et identitaires, cette œuvre qui nous apparaît relever d’un métaféminisme queer relate « des croisements de théories, molécules et affects, pour laisser trace d’une expérience politique » (T.J., 12). Comme l’avance Chloé Delaume, l’autofiction suppose que l’auteure, la protagoniste, la narratrice ne se contente pas d’écrire « pour décrire, mais bien pour modifier, corriger, façonner, transformer le réel dans lequel s’inscrit sa vie » (Delaume, 2010 : 8). Le terme d’autopornographie comme celui d’autofiction nous laisse d’ores et déjà entendre une réappropriation de son corps désirant et de sa sexualité ainsi qu’une revendication d’un espace discursif libéré du joug d’une appréciation institutionnelle masculine. Pour Madeleine Ouellette-Michalska, « [l]’autofiction telle qu’elle est pratiquée par certaines femmes paraît rarement heureuse, rarement sereine. Remplie d’une énergie profanatrice, elle fait le bilan de tout ce qui sépare, atomise, déconstruit » (Ouellette-Michalska, 2007 : 98). Lecture subjective du monde contemporain, l’autofiction peut se fondre tant dans le roman d’apprentissage que dans l’essai, et ce, en conservant comme principale caractéristique de « replacer le sujet au centre du discours et à le pourvoir de marques distinctives pouvant confirmer son existence, signaler sa pensée, renforcer sa singularité » (Ouellette-Michalska, 2007 : 146). L’écrivaine, par son acte d’écriture autofictionnel, pose la fictionnalisation de sa vie comme digne d’intérêt littéraire, et ce, au grand dam de nombreux théoriciens ne voyant dans l’autofiction qu’un ramassis de « niaiseries narcissiques » (Chassay, 2005 : 1-2). L’autofiction peut être le lieu d’une résistance à l’assimilation du Je par le pouvoir institutionnel normatif, le lieu d’une réappropriation de son écriture, de son corps, de son pouvoir d’être celle qui s’imagine autre sans contraintes ni oppression.
Nous nous interrogerons sur les méthodes discursives et textuelles employées par Preciado pour performer, dans une partie autofictionnelle de son texte, un genre dysphorique qui s’oppose aux scripts sexuels d’une culture d’assignation fixe qu’elle analyse dans un style essayistique. Cette théorie des scripts de la sexualité, élaborée par les sociologues John Gagnon et William Simon, est utilisée en Sex Research pour « mettre en relation ce que les gens pensent, la manière dont ils agissent et la façon dont ils sont imprégnés par le contexte socioculturel où ils vivent » (Gagnon, 1999 : 77), ce qui permet d’identifier trois niveaux, intrapsychique, interpersonnel et culturel, où interagissent les scripts. C’est à travers eux que nous analyserons une construction unique de l’identité de genre mise de l’avant par Preciado, soit une identité qui s’éloigne des conceptions patriarcales de la mise en discours de la sexualité et du dualisme naturaliste. Nous nous interrogerons d’abord sur les processus de l’assimilation identitaire des scripts culturels normatifs d’une culture « pharmacopornographique » implicitement patriarcale, pour ensuite souligner les composantes intrapsychiques et interpersonnelles de la performance d’une identité queer qui amène Preciado à se demander : « Quel genre de féministe suis-je aujourd’hui, une féministe accro à la testostérone, ou un transgenre accro au féminisme » (T.J., 21)?
Société « pharmacopornographique » et bioterrorisme
Qualifié d’« essai corporel », d’« autothéorie » (T.J., 11), Testo Junkie nous présente tout à la fois une fictionnalisation du quotidien de l’auteure dans sa prise de testostérone et une réflexion théorique sur la société, le féminisme et l’identité de genre, et ce, depuis une position volontairement excentrée et critique, ce qui n’est pas sans rappeler la théorie-fiction féministe des années 1970 et 80 au Québec. Preciado y suggère dès l’introduction que ce texte peut servir de « manuel de bioterrorisme du genre à l’échelle moléculaire » (T.J., 12), ce qui établit d’entrée de jeu le caractère contestataire, voire révolutionnaire, de son auto-intoxication. Cette prise d’hormones socialement considérées comme viriles – donc propre à l’homme masculin – ébranle les fondements sociaux de l’assignation d’une identité de genre, transformant cette modification biologique individuelle en une attaque contre les scripts culturels. Pour reprendre les mots de Preciado :
[il] ne s’agit pas de passer de femme à homme ou d’homme à femme, mais d’infecter les bases moléculaires de la production de la différence sexuelle […]. Il s’agit d’intervenir intentionnellement dans ce processus de production, pour aboutir à des formes viables d’incorporation du genre, de produire une nouvelle plate-forme sexuelle et affective, ni masculine ni féminine, au sens pharmacopornographique du terme40, qui permettrait la transformation de l’espèce (T.J., 129).
Cette société pharmacopornographique que Preciado a conceptualisée sous l’influence de Derrida et de Foucault renvoie à un « régime postindustriel, global et médiatique, dont la pilule et Playboy sont paradigmatiques » (T.J., 32). Cette société n’aurait plus l’argent comme matière première de la production et symbole du pouvoir, mais bien le corps dépendant et sexuel, ainsi que le sexe et tous ses dérivés sémiotechniques, notamment les drogues et les artifices esthétiques augmentant le désir et la performance sexuelle. Au sein du capitalisme postfordiste décrit par Preciado, celui-ci s’incarnant dans une quête frénétique d’un capital intangible plutôt que sur une production concrète, les industries font converger leurs recherches vers des objets facilement commercialisables en Occident, puisque liés à la sexualité, et ce, au détriment d’un bien commun à l’espèce tel que défendu par l’Organisation Mondiale de la Santé et qui supposerait un humanisme de la part des sociétés pharmacologiques : « Pour le système pharmacopornographique, ces corps [atteint du VIH] ne sont ni morts ni vivants. Ils existent à l’état prépharmacopornographique ou, ce qui revient au même : leur vie n’est pas susceptible de produire un bénéfice éjaculatoire » (T.J., 48-49). Désir, excitation, hormones, sperme et cyprine dégagés par la multitude seraient les véritables créateurs d’une valeur ajoutée dans un rapport économique moderne centré autour du concept de « potentia gaudendi » ou, autrement dit, de force orgasmique. Cette puissance d’excitation des corps exerce un contrôle qui « infiltre et domine […] tous les flux du capital, de la biotechnologie agraire à l’industrie high-tech de la communication » (T.J., 38). À travers une quête constante de satisfaction, la force orgasmique en vient à incarner le principal moteur d’un capitalisme post-industriel qui effectue une redéfinition de ces leviers de production du capital et qui place la surveillance du corps au centre d’une économie du biopouvoir.
Selon Preciado, les industries pharmaceutiques et l’industrie audiovisuelle du sexe sont les deux piliers du biocapitalisme moderne et les principaux générateurs de référents identitaires. Le nouveau sujet hégémonique est un corps généralement codifié comme homme blanc, hétérosexuel, pharmacopornographiquement supplémenté et consommateur de services sexuels paupérisés souvent exercés par des corps codifiés comme féminins, enfantins, racialisés (T.J., 44-55). Le prototype parfait serait probablement Hugh Hefner, octogénaire éternellement bandé, dans son manoir Playboy, viagra et bunny siliconée sous la main. Le potentiel d’excitation ne se trouve pas seulement dans le corps féminin, enfantin ou non blanc, mais aussi dans « un ensemble de représentations qui le rendent sexuel et désirable » (T.J., 45) selon des critères partiaux du régime de valeurs postfordiste, mais néanmoins largement acceptés au sein de la population. Parmi ces représentations figurent les idéaux biopolitiques de la masculinité et de la féminité en tant que codes normatifs de reconnaissance visuelle, apparence esthétique codifiée et artificiellement modifiée, et convictions psychologiques invisibles qui relaient des rapports de domination envisagés comme allant de soi. Pour Preciado, la fiction politique qu’est l’assignation du genre est un artefact des laboratoires du pharmacopornisme dans la mesure où des moyens techniques, dispositifs endocrinologiques, chirurgicaux ou médiatiques, permettent de construire la différence sexuelle selon des critères sans fondements naturels outre une supposée cohérence de sexe et de genre bien vite remise en doute par l’intersexuation et l’androgynie. Les prescriptions culturelles du pharmacoporno visent à modifier les corps pour en faire « à la fois l’instrument, le support et l’effet d’un programme politique » (T.J., 158) au sein desquels le féminin « est la qualité que prend la force orgasmique lorsqu’elle peut être convertie en marchandise, en objet d’échange économique, c’est-à-dire en travail » (T.J., 43). Un travail au sein duquel l’individu féminisé est dépossédé de son désir sexuel, de sa volonté de jouissance, pour ne plus être que le réceptacle passif des projections désirantes et pénétrantes d’autrui. Le modèle pornographique du XXe siècle expose cet imaginaire hétérosexuel bien défini au sein duquel la femme est un corps dont toutes les parties sont matières sexualisables, et l’homme est un pénis, seul organe mâle véritablement sexualisable dans la logique hétéronormative.
Au-delà de ces concepts théoriques, Preciado nous présente indirectement les scénarios culturels qui exercent une influence plus ou moins directe et consciente sur sa propre performance identitaire et ses scripts intrapsychiques et interpersonnels. La première de ces prescriptions véhiculées par les industries pharmaceutiques et relayées par les institutions de contrôle étatique suppose que la testostérone est une hormone mâle et ne devrait être associée qu’à l’homme naturel en tant que symbole de la puissance, de la masculinité véritable. Preciado est consciente que son entourage risque de la juger pour sa prise d’hormones, du moins pour ce que celles-ci impliquent socialement, et ce, tant du point de vue dominant que de la part des communautés féministes et queer : « Tous les autres vont me trahir. […] Les uns, parce que je vais devenir un homme parmi les hommes, parce que j’étais bien quand j’étais une fille. Les autres, pour avoir pris de la testostérone en dehors d’un protocole médical, sans vouloir devenir un homme, pour avoir fait de la testostérone une drogue dure » (T.J., 52). L’application transcutanée du Testogel, crème de testostérone créée pour pallier une baisse hormonale chez les hommes uniquement, par un individu de sexe gonadique femelle ne désirant pas changer de sexe ne cadre ni avec les prescriptions culturelles d’assignation fixe du genre, et dans le modèle de l’hétéronormativité traditionnelle relayé par la culture pornographique, ni avec les prescriptions provenant de la communauté trans ou du féminisme libéral, celui-ci ayant, selon Preciado, « conclu un pacte avec le régime » (T.J., 183). Trahison pour son désir d’une masculinité associée au pouvoir patriarcal et trahison pour manque de fierté quant à son assignation sexuelle originelle.
L’industrie pornographique, notamment en littérature, génère aussi nombre de prescriptions quant aux sources de l’excitation et du désir ainsi que dans les rapports à adopter entre les sexes. Dans la production traditionnelle, le personnage féminisé, femme passive, enfant, homosexuel ou homosexuelle, travesti ou travestie, est soumis au regard désirant d’un personnage de genre masculin, homme ou femme dominatrice à « l’imaginaire colonisé » (Roussos, 2007), qui cherche une jouissance unilatérale généralement liée à la pénétration. Kate Millett dans Sexual Politics (1969) adopte un point de vue féministe critique au regard de la littérature érotique, plus spécifiquement du Sexus (1949) d’Henry Miller, et qui peut être perçu comme précurseur de la réflexion de Preciado. Millett met au jour la charge politique d’une sexualité littéraire qui transpose un modèle patriarcal hégémonique :
For the passage is not only a vivacious and imaginative use of circumstance, detail, and context to evoke the excitations of sexual intercourse, it is also a male assertion of dominance over a weak, compliant, and rather unintelligent female. It is a case of sexual politics at the fundamental level of copulation (Millet, 2000 [1969] : 6).
En plus de dénoncer le pouvoir patriarcal au niveau idéologique, sociologique, anthropologique et politique, Millet insiste beaucoup sur la différenciation sexe/genre annonçant ainsi le déconstructionnisme postmoderne tel qu’il s’incarne dans l’œuvre de Preciado. Il faudra néanmoins attendre les années 1980 et la montée du féminisme de la deuxième vague pour retrouver une critique de cette hégémonie du point de vue masculin qui condamne la femme à voir sa jouissance disparaître pour ne plus être que le reflet en creux des désirs de l’homme. Cette critique se retrouve chez Anne-Marie Dardigna dans Les châteaux d’Éros (1980) lorsqu’elle souligne, comme le fera Nancy Huston dans Mosaïque de la pornographie (1982), la violence symbolique faite aux femmes dans la réduction identitaire qu’elles subissent. Dardigna en conclut même qu’aucune femme ne peut écrire de littérature érotique sans adopter un point de vue masculin, niant ainsi l’existence même d’un Éros féminin. Il s’agit de la conséquence littéraire d’un imaginaire féminin colonisé par le régime de valeur patriarcal au sens où l’entend Katherine Roussos (Roussos, 2007). Quant à elle, Nancy Huston cherchera à comprendre « les nombreuses scissions […] entre littérature et réel » (Huston, 1982 : 31) en comparant la production érotique masculine au récit autobiographique d’une prostituée. Il en ressort que cette littérature, loin de représenter le réel, étale plutôt les fondements de l’idéologie dominante. Preciado, forte d’un héritage théorique abondant pouvant être lié au modèle pharmacopornographique, dévoile son inadéquation sociale dans une autofictionnalisation de ses aventures sexuelles avec Virginie Despentes et dans sa performativité drag-king.
La théorie des scripts nous permet de mettre en relief les éléments performatifs et interpersonnels d’un individu, réel ou fictif, alimenté de prescriptions culturelles qui, dans le cas de Testo Junkie, relaient l’idée d’une primauté hétéronormative et d’un dualisme doublé d’une hiérarchisation des identités de genre. L’expérience réelle d’une sexualité considérée comme inappropriée, notamment par les milieux religieux, juridique et médiatique, témoigne d’une inadéquation contestataire d’un individu au sein de structures sociales et culturelles normatives. Comme Preciado refuse l’assignation sexuelle féminine qui lui a été imposée à la naissance, elle doit performer une identité de genre concordant avec la prémisse qu’« [i]l n’y a pas deux sexes, mais une multiplicité de configurations génétiques, hormonales, chromosomiques, génitales, sexuelles et sensuelles » (T.J., 212). Pour ce faire, plusieurs stratégies esthétiques et politiques permettent une inversion épistémologique, un déplacement radical du sujet de l’énonciation pornographique où l’éternel Autre du modèle hétéronormatif de la pornographie, acteur passif ou totalement ostracisé, peut être représenté en tant qu’individu désirant qui rend visible son corps et ses pratiques sexuelles spécifiques. En ce sens, le caractère pornographique de l’autofiction de Preciado permet d’établir le lien entre la théorisation qu’elle propose de la société et le quotidien dans une tentative de renversement volontaire des prescriptions culturelles provenant des institutions dominantes, ce qui se veut la base d’un féminisme à la hauteur de la modernité pornopunk dont la devise serait : « ton corps, le corps de la multitude, et les trames pharmacopornographiques qui les constituent sont des laboratoires politiques, en même temps effets de processus de sujétion et de contrôle et espaces possibles d’agencements critiques et de résistance à la normalisation » (T.J., 299). Bien que le corps, en tant qu’espace privé, ait toujours été à la fois vecteur de reproduction des normes et lieu de résistance à celles-ci, Preciado en fait un instrument postmoderne de contestation dans la mesure où sa performativité identitaire caricaturale conteste l’existence même des métadiscours. Cette idée de résistance est la trame de fond des scripts intrapsychiques de Preciado dans la mesure où sa vie psychique, ses guides pour agir et ses projets d’avenir sont teintés d’une volonté d’action directe contre les assignations réductrices du modèle normatif par l’utilisation même des attributions codifiées des genres. Autrement dit, l’auto-intoxication volontaire de son corps femme par l’hormone codifiée masculine traduit une volonté de transgression des cadres d’intelligibilité identitaire, une manière de reprendre possession de la gestion du désir, du fantasme sexuel, du sens d’habiter ou non son propre corps : « Il s’agit de résister à la normalisation de la masculinité et de la féminité dans nos corps, et d’inventer d’autres formes de plaisir et de vivre ensemble » (Preciado interviewée par Del Aguila, 2008). Sur le plan textuel, l’une des traces les plus équivoques de la transgression est l’alternance entre les déterminants féminin et masculin utilisée par Preciado pour parler d’elle et la répétition « chéri, chérie » (T.J., 267) mise dans la bouche de Despentes pour s’adresser à chacun des sexes de Preciado. Cet élément souligne qu’il n’y a pas une concurrence identitaire, mais une juxtaposition, un éclatement du cadre restrictif qui laisse apparaître un continuum identitaire plutôt qu’une polarisation. S’appliquer de la testostérone hors d’un processus médical de changement de sexe, sans désirer le genre masculin promis par la médecine transsexuelle et peut-être accordé par l’État, est une action directe de contestation de ce cadre épistémologique d’appréhension du sexe/genre. Ne se réclamant ni homme ni femme, Preciado intériorise les codes de la masculinité en prenant le Testogel comme symbole transcutané d’une masculinité pharmacopornographique et performe de nouveaux codes identitaires sexuels et affectifs qui se veulent l’annonce d’une possible transformation de l’espèce, du moins des schèmes d’appréhension de celle-ci. Cette action directe suppose une lutte quotidienne contre le programme culturel féminin qui lui a été inculqué, par exemple lorsque Despentes exprime des insatisfactions affectives et que Preciado réalise qu’elle peut pleurer à n’importe quel moment sous une montée d’œstrogènes (T.J., 278), que son corps « a été dressé pour produire des affects de femme, à souffrir comme une femme, à aimer comme une femme » (T.J., 278). Pour contrer cette programmation culturelle, Preciado effectue ce qu’elle nomme un bioterrorisme de genre qui implique une modification des bases hormonales, un désapprentissage du féminin doublé d’un coaching viril dont la visée est la subversion de l’assignation duelle sexe/genre/sexualité. Il s’agit de lutter, en tant que pirate du genre, gender hacker, contre les signes politiques normatifs environnants, « le tissu sexo-urbain dominant » (T.J., 88). Les nouvelles combinaisons de signification et d’action manifeste provenant du monde privé de la vie mentale sont présentées par Preciado à travers une nouvelle forme de culture intimement liée à la nature problématique des interactions. Il existerait ainsi une myriade de combinaisons identitaires convenant chacune à des situations particulières. C’est une chose de porter un regard critique sur les scénarios culturels alimentant le dualisme identitaire, c’en est une autre d’exhiber ses scripts intrapsychiques, de les confronter au regard évaluateur du référent dominant ou de sa communauté d’appartenance.
Autofiction théorique
En règle générale, les scénarios culturels servent de modèles de référence pour l’interaction. Les individus se contentent de vérifier la qualité de leurs performances, la concordance de leur identité aux modèles sociaux véhiculés (Gagnon, 1999 : 86). En constatant l’échec de congruence entre ces scénarios abstraits et sa situation concrète d’interaction sociale, Preciado doit transformer ses scripts interpersonnels d’actrice entraînée à jouer le rôle de la féminité. Elle doit devenir scénariste dans la mesure où elle doit transformer les scénarios culturels pertinents en scripts s’ancrant dans un contexte d’actions spécifiques. Pour ce faire, elle récupère les codes sémiotiques de l’identité masculine tout en conservant son identité sexuelle légale et, par le fait même, une partie des codes et normes culturelles qui y sont associés, ce qui incarne l’idée même de la postmodernité, du décloisonnement de l’identité de genre binaire et réductrice. Elle récupère jusqu’aux codes les plus caricaturaux de l’identité masculine et de son héritage phallocentré. Elle utilise notamment tout un vocabulaire d’ordre sexuel composé d’insultes telles que « pute, chienne, salope » qui, historiquement, traduisent un rapport de domination de l’homme sur la femme, mais qui, dans le cas présent, se trouvent récupérées et revendiquées comme élément de réappropriation de toutes les formes du désir ayant été réservé aux relations hétérosexuelles, du sadisme au masochisme et de la domination à la soumission consciente. « [J]’étais la pute d’un trans » (T.J., 366) met-elle notamment dans la bouche du personnage Despentes. Tout comme les insultes queer et nigger qui furent utilisées par des groupes marginalisés, ce vocabulaire machiste est revendiqué sur une base individuelle et son sens est détourné pour ainsi en faire éclater le caractère genré. Il nous est possible d’y voir une caricature des relations sado-masochistes propres à l’hétéronormativité et issues des difficultés croissantes à respecter les codes du genre. Il s’agit d’un élément de la production théâtrale et artistique de diverses fictions du sexe plutôt que la simple transposition d’un imaginaire sexuel colonisé par les rapports traditionnels de la représentation pornographique. Autrement dit, Preciado et Despentes performeraient consciemment, au sein de leur couple, un rapport de domination se traduisant par un vocabulaire historiquement genré et phallocentré, mais, au contraire de la représentation fantasmatique masculine de la femme dominante propre à la pornographie, elles le feraient simplement parce qu’il s’agit d’une possibilité sexuelle au même titre que le S/M, l’homosexualité, l’hétérosexualité, le bondage, etc. En ce sens, Preciado crée à l’intérieur du texte des fiches signalétiques, sorte de mode d’emploi de reprogrammation identitaire et d’éléments essentiels de la performance, intitulées respectivement « Devenir un macho d’élite » (T.J., 328) et « Devenir roi de la sodomie » (T.J., 330), et témoigne d’une façon caricaturale d’un éventail fantasmatique traditionnellement réservé au « biohomme », mais dont les codes sont analysés un à un et volontairement introduits dans une relation homosexuelle bilatéralement jouissive. Ces fiches établissent un lien entre la théorie et la performativité autofictionnelle, deviennent une tentative de réhabilitation sociale du constructivisme queer. Cette vie sexuelle de Preciado avec Despentes est la représentation même de la résistance tant au pharmacopornisme qu’à un féminisme libéral. Si son désir est un désir de domination violente et de pénétration, elle refuse d’y voir le signe d’une trahison du féminisme ou un abandon aux dictats sociaux : « Je suppose que cela relève d’une question de génération et d’en avoir plein le cul des politiques féministes dominantes et de leurs restrictions : interdit d’utiliser des godes, interdit de regarder de la pornographie, interdit de baiser avec tout ce qui passe, interdit de désirer l’argent et le pouvoir » (T.J., 319). Pour Preciado, la sexualité est un lieu d’expression où le genre se tait pour laisser place au plaisir. Il n’y a pas d’attribution symbolique de genre aux diverses pratiques, mais bien un éventail de pratiques offertes et pouvant combler le désir. Dans cette optique, son identification en tant que drag king représente la possibilité qui est sienne de ne pas nier, ni s’excuser de son désir sexuel et politique d’être maître comme l’homme l’aura traditionnellement été dans le discours pornographique et social. Autant elle peut se montrer dominante et pénétrante, autant elle peut laisser libre cours au désir dit masculin et tabou d’être pénétré: « Se faire prendre par son propre gode-ceinture : action d’humilité extrême, renoncement à toute forme de solidification de ma virilité hormonale, prothétique ou culturelle. […] Il ne s’agit pas d’une féminité essentielle, ni d’une nature occultée derrière le king; mais plutôt d’une « féminité masculine », une féminité king » (T.J., 267). Les deux identités sont déconstruites, désessentialisées, mais néanmoins considérées, d’une certaine façon, comme complémentaires, ce qui rappelle l’existence du genre duel. Il n’en demeure pas moins que Preciado met de l’avant une position particulière d’un continuum identitaire qu’elle ne peut dénier. Dans les ateliers drag king qu’elle anime, Preciado fait vivre à toutes les participantes l’expérience de la ville, d’une nouvelle cartographie inexistante avant l’affrontement de l’écologie de genre naturaliste. Ces ateliers permettent aux participantes de modifier leurs scripts interpersonnels pour incorporer l’idée que toutes les masculinités et les féminités ne sont que caricatures qui, grâce aux conventions tacites, n’ont apparemment pas conscience de l’être (T.J., 321). Sa performativité drag king relève directement de cette prise de conscience que les hommes et les femmes ne sont que des fictions politiques, performatives et sommatives dans la hiérarchisation qui en résulte et qui ne résiste pas à la queeranalyse : une critique des rhétoriques de genre, de sexe, de race et de classe ainsi qu’une libre réappropriation des biocodes de la production de la subjectivité, ce qu’elle identifie comme les hormones sexuelles (T.J., 325). En ce sens, Preciado se réapproprie son identité de genre, l’arrache aux macrodiscours créateurs de normes identitaires, à la famille, à l’État, aux industries pharmacopornographiques, au féminisme, et performe en société un genre qui lui appartient, ni associé à son sexe biologique, ni à un désir d’être homme, dans une volonté d’ouverture du code sexuel et du genre de l’espèce. Pour ce faire, elle utilise le discours théorique, celui-là même qui fut longtemps hors de portée des femmes, pour le dénaturaliser en ayant comme objet ce qui est queer. Dans l’article « Theorizing Fiction Theory » (1986), Barbara Godard, Daphne Marlatt, Kathy Mezei et Gail Scott nous offrent ce qui me semble être la définition la plus complète de la fiction théorique telle qu’elle s’est vécue au Québec dans les années 1970 et 80:
Fiction theory: a narrative, usually self-mirroring, which exposes, defamiliarizes and/or subverts the fictional and gender codes determining the re-presentation of women in literature and in this way contributes to feminist theory. This narrative works upon the codes of language (syntax, grammar, gender-coded diction, etc.), of the self (construction of the subject, self! other, drives, etc.), of fiction (characterization, subject, matter, plots, closure, etc.), of social discourse (male/female relations, historical formations, hierarchies, hegemonies) in such a way as to provide a critique and /or subvert the dominant traditions that within a patriarchal society have resulted in a de-formed representation of women. All the while it focuses on what language is saying and interweaves a story. It defies categories and explodes genres (Godard, Marlatt, Mezei et Scott, 1986: 10).
Tout comme dans l’autofiction, les écrivaines de fiction théorique contestent ouvertement les normes des genres littéraires, normes souvent dictées par des institutions patriarcales qui contraignent les femmes à occuper des positions altérisées au sein du champ culturel, et utilisent le langage, l’écriture du soi, la fiction et le discours social pour se libérer d’un régime traditionnel, patriarcal, qui « définit comme un fait de Nature la division bicatégorique des sexes, qui entraîne à son tour une division des rôles sociaux et une hiérarchie des valeurs symboliques » (Boisclair & Saint-Martin, 2006 : 7).
À la fin des années 1980, plusieurs écrivains et écrivaines de fiction théorique s’interrogent quant à un possible essoufflement de cette écriture au féminin, notamment Suzanne Lamy : « Mais aujourd’hui, n’avons-nous pas le sentiment d’un certain essoufflement ou d’un besoin de renouvellement? Se pourrait-il que la fiction théorique ait donné le meilleur d’elle-même » (Lamy, 1986 : 19)? Constatant l’ouverture de plusieurs féministes à la postmodernité qui « repose […] sur ce constat de la non-pertinence d’accorder des significations et des valeurs intrinsèques au sexe comme au genre […] la diversité humaine ne pouvant être réduite à un système d’assignation binaire aussi simple » (Boisclair & Saint-Martin, 2006 : 8), certaines de ces écrivaines délaissent le genre qu’elle considère comme trop orienté vers un devenir-femme qui serait prêt à être dépassé :
Plus d’écriture dirigée, orientée vers un devenir comme dans la fiction théorique – ce qui entre d’ailleurs en contradiction avec la conception de la « nouvelle écriture » qui fonctionne sur le mode de la parthénogenèse – mais la liberté de la réfraction et de la condensation de tous les objets, que ce soit le dernier-né des personnages, les combinaisons des êtres et des choses, les matériaux culturels (Lamy, 1986 : 21).
C’est à cette jonction de la modernité, de la postmodernité, du féminisme et de la fiction théorique que nous semble s’introduire l’autofiction dans la mesure où elle offre une continuité dans l’expression du moi tout en repoussant les limites du genre (littéraire et sexuel) : « Elle offre tant de variantes thématiques et formelles qu’elle paraît ne devoir trouver son sens véritable qu’au pluriel » (Ouellette-Michalska, 2007 : 146). Elle permet, tant aux féministes de la deuxième vague qu’à celles de la troisième, d’attaquer les bases du régime patriarcal dominant, du capitalisme ou, comme c’est le cas chez Beatriz Preciado, du féminisme libéral. En ce sens, elle apparaît comme un discours rassembleur, malgré la primauté du Je, permettant aux diverses facettes du féminisme de surpasser les oppositions théoriques et de faire entendre une voix au-dessus de l’indifférence. Sans se poser en exemple, les autofictionnaires féministes contemporaines donnent à lire une vision du monde, une performance identitaire permettant d’ancrer l’apparent individualisme des théories métaféministes dans un contexte de lutte globale, mais personnelle, puisqu’exprimée à travers la fictionnalisation de soi et de sa réalité. Le choix de cette forme particulière permet d’inscrire le discours déconstructionniste dans le champ culturel par un support lui-même androgyne. La performativité subversive mise en scène par Preciado dans la fictionnalisation de soi en vient à représenter une mise en abyme de la déconstruction des genres, ce qui renforce les préceptes mêmes de la postmodernité.
Conclusion
Quelle réponse pourrions-nous formuler à la question que se posait Preciado en introduction, « Quel genre de féministe suis-je aujourd’hui, une féministe accro à la testostérone, ou un transgenre accro au féminisme? ». À la suite de sa critique de la société pharmacopornographique, celle-ci alimentant d’une façon continuelle la bicatégorisation des identités de sexe/genre, et de son autofiction, une réflexion individuelle qui est à la base d’une modification de ses scripts intrapsychiques, Preciado appelle à l’éclatement des contraintes identitaires notamment par le bioterrorisme hormonal et le désapprentissage des prescriptions sociales de la féminité et de la masculinité. Nous pouvons avancer que sa performativité transgenre, dans ce qu’elle implique d’hormones, de scripts interpersonnels, de réappropriation de la sexualité et de résistance, peut être considérée comme une composante essentielle à la cohérence de son approche du féminisme pornopunk. Un féminisme du postporno, de la révolution pansexuelle, dans lequel l’idée même du genre s’effondre pour laisser place aux désirs individuels, tant de domination que de soumission, dans une volonté de dénaturalisation de la sexualité. L’autofiction sexuelle de Preciado suggère des voies de résistance face à la société pharmacopornographique qu’elle dépeint dans ses chapitres théoriques, une possibilité d’action directe pour miner les bases de l’assimilation du physique et du psychique. En ce sens, elle rejoint les préoccupations d’une génération d’écrivaines gravitant autour de l’autofiction – Despentes, Angot, Arcand, Erneaux, Delaume – et qui résiste à l’hégémonie littéraire et culturelle phallocentrique : « L’autofiction est un geste, un geste politique. Par le biais de l’autofiction, le Je peut se redresser, entrer en résistance. Écrire le Je relève de l’instinct de survie dans une société où le capitalisme écrit nos vies et les contrôle » (Delaume, 2010 : 78). Beatriz Preciado nous fournit ainsi un apport théorique au féminisme de quatrième génération41 s’appuyant sur la performativité subversive de Butler. Héritières de Colette, ces écrivaines contemporaines peuvent trouver dans l’autofiction et l’expression de la sexualité une voie émancipatrice dans laquelle l’ordre patriarcal est attaqué par l’éclatement des scénarios culturels qu’il impose aux femmes : normes littéraires, rapport entre les sexes, érotisme et pornographie etc. Comme le souligne Preciado, la littérature et « la pornographie [veut] produire plaisir et plus-value pornographique sans pâtir de la marginalisation propre à la représentation porno » (T.J., 216). Désormais largement diffusé et facilement accessible, du moins en théorie, l’ensemble du discours de la sexualité cherche à se réinventer, de l’autofiction à la postpornographie, transformant les rapports identitaires et modifiant irrévocablement les scripts sexuels associés au discours sexuel pour permettre l’expression de la subjectivité désirante de divers groupes traditionnellement exclus par le discours pornographique phallocrate : femmes, homosexuel et homosexuelles, trans, etc. C’est ce qui fait dire à Marie-Hélène Bourcier que « [l]a pornographie traditionnelle est en pleine déconstruction. Ses fonctions principales, la renaturalisation de la différence sexuelle, la rigidification des identités de genres et des pratiques sexuelles pour ne citer que celles-ci sont remises en cause par le post porno post-féministe42 » (Bourcier, 2001 : 46). Malgré la marginalité de ces pratiques au sein de l’espace social, l’émergence grandissante de mouvements et de mises en scène d’un Soi divergent s’inscrivent dans une reconfiguration des structures d’une société postmoderne dans laquelle l’influence issue des expériences d’autrui permet que « chaque personne forme sa propre individualité, à partir d’une démarche sélective qui lui permet d’être unique » (Boisvert, 1996 : 99). Établir la sexualité et le corps désirant comme des leitmotiv de l’autofiction féminine permet aux écrivaines de reprendre possession de leur spécificité corporelle, de la multitude de possibilités d’expression du désir, et ce, à l’encontre des normes sociales encore largement véhiculées. Les écrivaines québécoises de fiction théorique avaient exploré cette voie pour exprimer le désir lesbien, mais n’avaient pas nécessairement poussé l’exercice jusqu’aux confins de la fictionnalisation de soi.
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Des débats chez les féministes
Voile et divisions féministes au Québec
Joëlle Steben-Chabot
La question de la laïcité se pose de plus en plus fréquemment dans les sociétés occidentales. Si celle-ci revêt un enjeu majeur en France, elle se pose différemment au Québec, où la séparation officielle entre l’Église et les institutions politiques et sociales n’est que très récente. En effet, plusieurs posent la déconfessionnalisation des commissions scolaires comme un « achèvement » de ce divorce. En parallèle, la question des inégalités entre les sexes a dernièrement retenti à travers certaines crises médiatiques concernant la laïcité et l’intégration des personnes issues de l’immigration au Québec.
C’est ainsi que plusieurs ont questionné les « accommodements raisonnables » ou la place de symboles religieux dans l’espace public en termes de préservation de l’égalité des sexes. À travers ce questionnement, deux difficultés particulières se présentent dans la référence aux luttes féministes pour l’égalité : le discours public ou médiatique posant l’égalité comme étant « atteinte » et l’instrumentalisation de l’égalité entre les sexes afin de légitimer un racisme « vertueux » (Guénif-Souilamas et Macé, 2003 : 3).
Dans ce contexte, les féministes doivent répondre à un double problème : les inégalités de sexe produites par les symboles religieux et la lecture raciste, et souvent misogyne, de ces inégalités. Devant ces deux problèmes, les organisations féministes sont apparues comme divisées, notamment sur la question du port du voile par les musulmanes. Il sera donc question d’analyser les points de consensus et de rupture entre certains groupes féministes. Afin de circonscrire un enjeu, un espace et un moment, je me pencherai de façon plus systématique sur les mémoires envoyés par différentes organisations féministes à la Commission des institutions dans le cadre de la consultation sur le projet de loi n° 94, Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements. Si ce projet de loi concerne particulièrement l’interdiction du port du voile intégral par les usagères et employées de l’administration publique, les avis produits par les différents groupes féministes ont, pour la plupart, intégré des arguments au sujet des autres symboles religieux inégalitaires, notamment le hijab. Par la suite, j’observerai comment chacun répond au double problème énoncé plus haut. Finalement, il sera question des outils proposés par les théories postcoloniales et l’approche intersectionnelle afin de donner un nouvel éclairage le débat sur le port des voiles islamiques.
Le projet de loi nº 9443
Le projet de loi n° 94 a été présenté à l’Assemblée nationale le 26 mars 2010 par la ministre de la Justice, Kathleen Weil, en réponse à l’ « affaire » du niqab : au début du même mois, une étudiante d’origine égyptienne s’est vue demander de retirer son niqab dans sa classe de francisation puisque celui-ci était perçu comme gênant la méthode d’apprentissage du cours44. Le projet de loi répondait donc à une situation précise et ponctuelle de l’actualité ; il ne découle en rien des recommandations des coprésidents de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, aussi nommée Commission Bouchard-Taylor. Ces derniers proposaient plutôt la rédaction d’un livre blanc sur la laïcité visant à la définir, à rappeler les choix faits par le Québec en matière de laïcité, à défendre la laïcité ouverte et à clarifier les questions au sujet desquelles des consensus restent à construire (Bouchard et Taylor, 2008 : 271), recommandations qui n’ont pas été traduites en action par le gouvernement québécois.
En résumé, ce projet de loi mentionne la préséance de la Charte des droits et libertés de la personne, « notamment du droit à l’égalité entre les hommes et les femmes45 et du principe de la neutralité religieuse de l’État » sur toute demande d’accommodement raisonnable et légifère sur l’obligation d’avoir le visage découvert pour la prestation de services auprès de l’administration publique. Si un accommodement doit être aménagé à cet égard, les motifs liés à la sécurité, à la communication ou à l’identification doivent primer.
Suite au dépôt du projet de loi nº 94, une consultation générale et des auditions publiques ont eu lieu de mai 2010 à janvier 2011. Le 15 février 2011, le principe du projet de loi a été adopté : le parti ministériel, le Parti libéral du Québec, a voté en sa faveur, alors que l’opposition, formée du Parti québécois et de l’Action démocratique du Québec s’y sont opposés. Seuls deux députés se sont abstenus, l’indépendant Marc Picard et le solidaire Amir Khadir. Le principe désormais adopté, le projet de loi doit encore franchir l’étude détaillée en commission, la prise en considération du rapport par le Parlement et le vote final pour son adoption. Après neuf séances d’étude détaillée par la Commission des institutions, de mars à septembre 2011, aucun article n’a encore été adopté, alors que le projet n’en contient que dix. Même si ce projet de loi est mort au feuilleton, cette consultation demeure un excellent observatoire d’un moment précis de cristallisation des discours de plusieurs organisations féministes et, par le fait même, de leur positionnement diversifié à propos du port du voile islamique dans l’espace public. Ainsi, ce ne sont pas les dispositions du projet qui seront discutées ici, mais plutôt les principes généraux. Six groupes féministes ont répondu à l’appel : la Fédération des femmes du Québec (FFQ), l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (Aféas), la Ligue des femmes du Québec (LFQ), le Conseil du Statut de la femme (CSF), la Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, Savoirs et Sociétés de l’Université Laval (la Chaire) et l’Institut Simone-de-Beauvoir de l’Université Concordia (ISdB). Cet échantillon représente l’hétérogénéité des organisations féministes québécoises, tant en ce qui a trait à leur structure (un spectre allant d’un organisme consultatif para-gouvernemental aux groupes universitaires de recherche, en passant par les associations militantes), qu’aux projets poursuivis. Soulignons que ces groupes ne représentant qu’un fragment – très visible – de la mouvance féministe québécoise.
Les accords et désaccords chez les féministes québécoises
Si les féministes québécoises font front commun dans certaines luttes, par exemple le droit à l’avortement, la question de la laïcité et de la prohibition des symboles religieux dans l’administration publique provoque plutôt des dissensions. Les assonances et dissonances de ces voix seront analysées autour de quatre enjeux : la religion comme porteuse d’un projet sociétal inégalitaire, la conception de la laïcité et son articulation avec l’égalité entre les femmes et les hommes, la perception de l’égalité dans la société québécoise et finalement les implications de ce projet de loi sur certaines femmes, les femmes musulmanes.
Tout d’abord, on peut souligner de façon générale une appréciation assez divergente du projet de loi : salué avec enthousiasme par l’Aféas, la LFQ et le CSF, froidement accueilli par la FFQ, il est rejeté par la Chaire et l’ISdB. Pour l’Aféas et le CSF, le projet de loi a été interprété comme une réponse à leur demande d’émettre des balises encadrant les accommodements raisonnables en réaffirmant l’égalité entre les femmes et les hommes (Aféas, 2010 : 3 ; CSF, 2010 : 6). La FFQ tient quant à elle à souligner certaines réserves quant au contexte entourant le projet de loi tout en mentionnant son appui à l’esprit de la loi (FFQ, 2010a : 4). À l’opposé, la Chaire et l’ISdB demandent quant à eux son retrait complet. D’un côté, on considère qu’il est futile et ne règle en rien la question fondamentale de la position de l’État face aux religions (Chaire Claire-Bonenfant, 2010 : 5) et de l’autre, on croit qu’il en résulterait une limitation des droits des femmes (ISdB, 2010 : 1).
Le projet sociétal religieux
Tous les discours féministes analysés ici semblent reconnaître le sexisme intrinsèque aux préceptes des grandes religions. Plusieurs groupes ont rappelé la lutte des Québécoises, et des femmes de tous les continents, contre des inégalités dictées par les grandes religions. Si les militantes de l’Aféas insistent sur la lutte au sein même des religions pour la reconnaissance de l’égalité, la LFQ estime quant à elle que les textes sacrés, par leurs « contradictions internes et la multiplicité des applications contradictoires qu’ils occasionnent » (LFQ, 2010 : 1), ne devraient pas être tenus en compte pour discuter des droits des femmes. Le CSF déplore le « statut subordonné réservé aux femmes dans les religions » (CSF, 2010 : 6) et la Chaire s’inquiètent des débats concernant les pratiques religieuses qui « mettent de nouveau à l’avant-scène des normes culturelles patriarcales qui visent à contrôler les femmes » et ce, « sous le couvert de la liberté d’expression et de la liberté religieuse » (Chaire Claire-Bonenfant, 2010 : 4).
La laïcité : condition nécessaire à l’égalité entre les sexes ?
En somme, toutes reconnaissent le potentiel discriminatoire des religions. Cependant, l’articulation de cette idée avec la question de la laïcité de l’État diffère légèrement d’un groupe à l’autre. On observe tout de même un consensus autour de la nécessité de tenir un plus large débat sur la laïcité au Québec : toutes le mentionnent, sous différentes formes, à l’exception de l’ISdB. D’un côté, la LFQ et le CSF considèrent que la laïcité de l’État doit engager toute l’administration publique, au sens où aucune personne employée par l’État ne devrait laisser transparaître sa religion (LFQ, 2010 : 3 ; CSF, 2010 : 14). Ainsi, le projet de loi nº 94 est considéré trop laxiste à cet égard. Du côté de la FFQ, on croit que la notion de « neutralité religieuse » de l’État devrait inclure la liberté de conscience et la non-croyance (FFQ, 2010a : 7). Une opposition se dessine ici au sujet de la laïcité « ouverte ». Celle-ci, prônée par la FFQ (Lamoureux, 2011 : 3), a également été recommandée par les coprésidents Bouchard et Taylor de la Commission d’enquête sur les pratiques d’accommodements raisonnables. Elle se définit ainsi : « une forme de laïcité ouverte au pluralisme qui autorise les manifestations de religiosité dans les institutions de l’État » (Bouchard et Taylor, 2008 : 288). La FFQ entretient donc un discours qui « va dans le sens du pluralisme ethnoculturel, du respect des droits des femmes des minorités ethnoculturelles […] qui refuse de stigmatiser les femmes musulmanes ». Le CSF, dans un avis publié en 2011, s’oppose quant à lui à cette conception de la laïcité. Trois objections sont formulées : cette conception de la laïcité est impuissante à préserver les valeurs identitaires québécoises, elle entraîne une confusion entre les sphères religieuse et politique en provoquant une incertitude juridique et des tensions sociales et finalement, elle enferme les demandes d’accommodements raisonnables dans une logique individualiste, peu apte à contrer la politisation des religions, qui, elle, entrave la marche vers l’égalité entre les sexes (CSF, 2010 : 63). Du côté de l’ISdB, la laïcité est perçue de façon très critique : « recourir à la laïcité, supposément garante de l’égalité des sexes, sert dans les faits à promouvoir une norme chrétienne et à faire des musulmans les boucs émissaires du sexisme, masquant ainsi les formes laïques de sexisme » (ISdB, 2010 : 3). À cet égard, la LFQ semble donner partiellement raison aux chercheuses de l’ISdB dans la mesure où elle affirme que « les signes distinctifs affichés par les laïcs chrétiens ont rarement été très voyants » (LFQ, 2010 : 3), laissant présager une plus grande acceptation de ces symboles par rapport à ceux des autres religions.
Une égalité « en marche »
En ce qui a trait à l’égalité entre les femmes et les hommes, la plupart des organisations féministes ayant participé à la consultation ont tenu à rappeler que cette égalité est « en marche », et non pas atteinte. À cet égard, l’Aféas et la Chaire ont insisté sur les inégalités persistantes : les salaires inférieurs, le difficile accès aux postes de décision et aux institutions démocratiques, la violence faite aux filles et aux femmes et le manque de reconnaissance sociale et économique du travail non rémunéré (Aféas, 2010 : 7 ; Chaire Claire-Bonenfant, 2010 : 4). Pourtant, ce constat sur les luttes à mener pour l’atteinte de l’égalité n’empêche pas l’Aféas de souligner avec enthousiasme un discours du premier ministre Jean Charest où celui-ci affirme que « [l]a nation du Québec a des valeurs, des valeurs solides, dont l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français et la séparation entre l’État et la religion ». Ce type de déclaration ne témoigne-t-il pas plutôt d’une forme d’instrumentalisation du droit des femmes à l’égalité ? C’est d’ailleurs ce que la FFQ et l’ISdB critiquent : « plusieurs se réclamant tour à tour du droit des femmes à l’égalité se sont portés à la défense d’une égalité-déjà-faite qui serait menacée par l’arrivée importante d’une population immigrante, notamment arabo-musulmane » (FFQ, 2010a : 2), alors que la menace contre l’égalité ne provient pas de l’extérieur et surtout, cette égalité n’est pas atteinte (FFQ, 2010a : 2-3). Par conséquent, l’affirmation du premier ministre serait plutôt un exemple de cette « célébration » problématique de l’égalité entre les hommes et les femmes, où on omet de souligner son inachèvement.
Dans la même veine, l’ISdB souligne que le projet de loi est « chauviniste » parce qu’il « présente une image trompeuse d’un Québec ayant atteint l’égalité entre les sexes tout en sous-entendant que les communautés musulmanes sont intrinsèquement oppressives pour les femmes » (ISdB, 2010 : 3). Ces chercheures insistent : comme féministes, il est nécessaire de « refuser d’être complices de la violence envers les femmes que perpétue l’État, soit par ses rapports coloniaux avec les peuples autochtones, soit par son emploi de la femme voilée comme justification de la guerre et de l’occupation impérialiste » (ISdB, 2010 : 3).
Un projet de loi prenant la mauvaise cible
En insistant sur l’instrumentalisation de la recherche de l’égalité entre les sexes, la Chaire, la FFQ et l’ISdB pointent un problème important : l’objet du projet de loi. En effet, pour plusieurs la cible du projet de loi est la laïcité. Cependant, en se référant au contexte, il est aisé de comprendre que celui-ci vise plutôt un groupe particulier d’une communauté spécifique : les femmes de la communauté musulmane. Tout en spécifiant la primauté de l’égalité entre les femmes et les hommes dans les notes explicatives du projet, il faut reconnaître que seule la pratique religieuse des femmes musulmanes y est identifiée. L’ISdB souligne l’aspect discriminatoire d’une telle régulation. Aussi, la FFQ manifeste une certaine difficulté à articuler l’interdiction de cette pratique religieuse, féminine, et l’argumentation liée à la préservation de l’égalité entre les sexes : cette interdiction ne réifierait-elle pas ces femmes, leur déniant toute autonomie?
Un double problème pour les féministes québécoises
À la lumière des avis produits par ces différents groupes, on peut dégager deux problèmes imbriqués l’un dans l’autre. D’un côté, les féministes doivent réagir de plus en plus régulièrement à des demandes d’accommodements raisonnables pour des motifs religieux allant à l’encontre de l’égalité des sexes. À titre d’exemple, on peut nommer la consigne de laisser les policières en retrait lors des interventions auprès de certaines communautés religieuses orthodoxes, celle de la SAAQ permettant à des membres de la communauté juive hassidique de choisir un évaluateur masculin ou féminin pour passer leur examen de conduite, etc. La question des voiles islamiques se pose également dans des termes similaires : la plupart des organisations féministes considèrent en effet que le port du hijab est une pratique sexiste dans la mesure où il préconise une définition différenciée de la pudeur selon le sexe. Pour ce qui est du voile intégral (le niqab ou la burqa), la FFQ le décrit comme « un instrument d’oppression et d’enfermement des femmes en plus d’empêcher la communication avec celles qui le portent » (FFQ, 2010b). Il y a donc, pour ces militantes et ces chercheures féministes, nécessité de discuter des signes religieux en termes d’égalité entre les sexes.
Toutefois, un second problème se pose lorsque cette égalité se trouve en fait récupérée par différentes forces généralement indifférentes, voire hostiles, aux luttes féministes. À cet égard, sur la scène internationale, la lutte pour les « droits des femmes » est devenue la « cause universelle et cependant propriété privée de l’Occident, étant transformé en argument ou condamnation opposable à tous les peuples soumis ou à soumettre, à tous les “ennemis” de l’extérieur ou de l’intérieur » (Benelli et al., 2006 : 8). Delphy souligne à ce sujet le cas de l’invasion de l’Afghanistan depuis 2001, où la rhétorique retenue est celle de la libération des femmes afghanes. Pour elle, on devrait plutôt y voir une entreprise néocoloniale (Benelli et al., 2006 : 7) où un « racisme plus ou moins affirmé s’allie aujourd’hui à une compassion de type paternaliste » (Delphy, 2002 : 109).
Le discours sur l’émancipation des femmes, qu’il soit porté par les féministes occidentales ou simplement instrumentalisé par d’autres autorités sociales, a des répercussions majeures sur les femmes musulmanes. Alors qu’un discours dominant crée un Autre arabe, un Autre musulman ou un Autre islamiste, la femme arabe ou la femme musulmane est construite en parallèle comme une « catégorie de la catégorie ». Bendriss trace trois différentes représentations qui en sont faites : la victime opprimée, soumise et voilée, la terroriste ou la sympathisante des terroristes et l’affranchie (Bendriss, 2009 : 60). La première et la dernière catégorie sont instructives dans ce débat. Cette première figure de la victime semble largement sollicitée par les discours favorables à l’interdiction du port des voiles islamiques. Selon Bendriss, la réduction de la « femme arabe » à une victime résulte des « représentations qu’en font certains médias de masse, fictions populaires, études académiques ou discours féministes ». Selon Bendriss, la réduction de la « femme arabe » à une victime résulte des « représentations qu’en font certains médias de masse, fictions populaires, études académiques ou discours féministes » (Bendriss, 2009 : 61). On peut y voir une déformation de l’image des femmes musulmanes par la projection de l’oppression de genre sur le voile, mettant en évidence leur statut de victime, voire de « double victime », tant de l’oppression par les hommes que de leur propre aliénation (Bendriss, 2009 : 64). Jasser mentionne d’ailleurs que « les femmes sont les lieux de projection par excellence qui, dans ce jeu de miroir, les dépossèdent non seulement de leur corps et de leur esprit mais aussi de leur histoire et de leurs luttes » (Jasser, 2006 : 76). Il s’agit d’un véritable enjeu dans la mesure où cette vision des luttes féministes niant l’autodétermination des femmes musulmanes, crée du racisme au même titre que l’islam politique génère du sexisme. En conséquence, les féministes arabes ou musulmanes se trouvent devant un double piège qui consiste à éviter tant la sacralisation de leur culture d’origine que sa stigmatisation (Jasser, 2006 : 90). Cette problématique est soulevée par Bendriss dans son portrait des « affranchies » :
Les “affranchies” qui cherchent à montrer qu’elles se sont délestées de cette différence anachronique tombent dans la rhétorique du “je suis comme vous”. Et en voulant réparer une injustice contre les femmes, celle du sexisme, ces femmes, qui se situent dans le pôle des défenseur.e.s des droits pour l’égalité entre les sexes, en commettent une autre à l’encontre de celles-ci (et de leurs groupes de référence) qui en est une de racisme (Bendriss, 2009 : 67).
Les féministes arabes se trouvent donc irritées tant par la résurgence du voile dans leur pays que par la lutte contre le voile menée en Occident. La féministe égyptienne Naoual el Saadaoui souligne qu’il ne s’agit que d’ « une manière d’éluder les problèmes fondamentaux pour ne pas les affronter » (citée dans Jasser, 2006 : 82).
En somme, les féministes québécoises sont confrontées à un piège similaire : comment s’opposer aux pratiques sexistes prêchées par cette religion sans sombrer dans le piège de l’instrumentalisation du droit des femmes à l’égalité et dans la négation de l’autodétermination des femmes concernées par certaines de ces pratiques? Si d’un côté, l’Aféas, le CSF et la LFQ ne semblent pas se questionner sur cette seconde problématique, il en va autrement pour la Chaire, l’ISdB et la FFQ. L’absence de position à cet égard des trois premières organisations pose un problème important. À l’opposé, la Chaire, prenant conscience de la critique de l’universalité des droits humains par les nations non-occidentales, prend position en affirmant qu’ « en cas de conflit entre une pratique religieuse néfaste pour les femmes et le droit à l’égalité réelle pour les femmes, la défense culturelle ne peut être invoquée ». Pour la FFQ, il s’agit plutôt de ne pas nier le libre arbitre de ces femmes, mais dans certaines limites : le voile intégral ne faisant pas partie des options acceptables pour la Fédération. Une position plus radicale est adoptée à cet égard par l’ISdB. Celui-ci relève plutôt une entreprise coloniale du gouvernement québécois dans la volonté d’encadrer les pratiques musulmanes, en particulier. Ses chercheures estiment plutôt qu’ « en tant que féministes, nous devons refuser d’être complices de la violence envers les femmes que perpétue l’État, soit par ses rapports coloniaux avec les peuples autochtones, soit par son emploi de la femme voilée comme justification de la guerre et de l’occupation impérialiste en Afghanistan » (ISdB, 2010 : 3).
Éviter le piège
Les théories postcoloniales et l’approche intersectionnelle proposent certains outils pouvant éclairer ladite double problématique. Il est impératif de percevoir les catégories ou systèmes comme construits, en plus d’en concevoir les imbrications puisque « l’oppression sexiste ne s’inscrit ni ne se lit dans le corps abstrait de “la femme” universelle et anhistorique, mais dans celui de femmes particulières et particularisées, dans un contexte social déterminé, caractérisé par d’autres rapports de domination » (Benelli et al., 2006 : 4).
Tout d’abord, la laïcité doit être questionnée. Comme le rappelle la professeure Wendy Brown, on tend à oublier que la laïcité telle qu’elle est conçue ici, c’est-à-dire la séparation entre les croyances personnelles et la sphère publique, est en fait un « produit spécifique » de la Réforme protestante. L’ordre laïc occidental est pour ainsi dire « ce qui est approprié pour les chrétiens » (Perreault, 2010 : 8). Ainsi, la religion n’est pas disparue de l’espace public en Occident, elle a plutôt été « dissimulée dans notre modèle chrétien de laïcité ». C’est d’ailleurs ce que critique l’ISdB en déplorant que le recours à la laïcité « ser[ve] dans les faits à promouvoir une norme chrétienne et à faire des musulmans les boucs émissaires du sexisme, masquant ainsi les formes laïques de sexisme » (ISdB, 2010 : 3).
Par ailleurs, il faut rendre compte des positions intersectionnelles des femmes arborant le voile. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la critique du sexisme et celle du racisme relèvent du même questionnement : « Comment le groupe racisé/le genre est-il construit? Comment l’humanité a-t-elle été séparée en deux groupes présumés différents, et, dans le même mouvement, hiérarchisés? » (Benelli et al., 2006 : 6). À ce titre, plusieurs féministes des pays dits du Sud ont questionné le discours féministe occidental les concernant, critiquant « les processus d’infériorisation culturelle à l’œuvre dans ces représentations, [l’]empressement de l’homme blanc à sauver la femme de couleur de l’homme de couleur » (Maillé, 2007 : 92). Spivak explique que « la subalterne elle-même ne peut pas parler, alors qu’elle est réduite au silence à la fois par le discours libéral occidental qui la construit comme une victime exploitée, et par les représentants mâles de sa propre culture qui parlent en son nom » (Spivak, 1988 : 272). Ainsi, il semble nécessaire de penser la question du voile d’une autre façon, en abandonnant une approche qu’on peut qualifier de coloniale. Comme le remarquent Guénif-Souilamas et Macé (2003 : 3) pour le cas français :
[Ce] féminisme par lequel on encense l’émancipation à l’occidentale tout en stigmatisant la culture musulmane entretient un racisme vertueux, alors que la question du voile en France est devenue la forme légitime d’une détestation de l’islam et de la culture arabe. Cette obsession du voile dans une société où le machisme est un élément constitutif de la culture républicaine gagnerait à être comprise sous l’angle de la théorie postcoloniale, car n’est-ce pas là le prolongement de ces rapports de pouvoir que l’on tente de recréer?
Il faut questionner le débat ayant lieu au Québec de la même façon puisque la récente intégration de « l’égalité entre les hommes et les femmes » comme « valeur fondamentale de la société québécoise » semble plutôt mener à un « “racisme vertueux” par les ethnonationalistes pour se distinguer des “barbares” issus de l’immigration qui voilent “leurs” femmes » (Lamoureux, 2011 : 6). Si, à l’instar de Guilbault, on reconnaît que certaines règles religieuses sont discriminatoires (Guilbault, 2008 : 112), comment peut-on encourager l’émancipation de ces femmes sans les enfermer dans notre représentation occidentale de l’émancipation, et sans appuyer ces « mesures discriminatoires »?
Puisqu’il est problématique de concevoir l’émancipation au détriment des émancipées, Wendy Brown propose de réfléchir aux fondements de l’inégalité entre les sexes plutôt qu’à ses apparitions vestimentaires : « Il faut encourager la pensée critique et le militantisme qui ébranlent les fondements de l’inégalité, mais ce n’est pas en éliminant la burqa qu’on fait ça. Les femmes enlèvent leurs vêtements depuis des milliers d’années et n’ont pas pour autant atteint la liberté et l’égalité » (Perreault, 2010 : 6). Dans une perspective similaire, Lamoureux considère que prendre conscience de l’intersection des différents systèmes de domination permet de développer « des modes de solidarité qui tiennent compte des diverses localisations des femmes dans les rapports sociaux » (Lamoureux, 2011 : 6), et ainsi d’intégrer les femmes concernées à la lutte pour l’égalité plutôt qu’à les nier. La revendication d’interdiction du port du voile me semble donc peu féconde, puisqu’elle interfère dans la construction d’une conscience féministe chez les femmes musulmanes qui portent le voile.
L’approche intersectionnelle nous met cependant en garde devant une affirmation telle que « la mise en relief de l’oppression sexuelle des Arabes/musulmanes atténue voire fait oublier sa présence au sein de la majorité ou d’autres minorités » (Bendriss, 2009 : 64). En effet, Crenshaw, indique qu’en insistant sur la violence conjugale comme présente dans tous les milieux, et non pas uniquement dans des communautés marginalisées, les « autres femmes » finissent par être mises à l’écart (Crenshaw, 2005 : 70). La même erreur est-elle possible dans le cas des symboles religieux sexistes? Je questionnerais à ce sujet Delphy, citée plus haut : comment poser l’oppression par le sexisme et le racisme sans occulter une forme de violence spécifique vécue dans les communautés fortement marquées par des symboles religieux sexistes?
Les divisions considérées ci-haut sur la question du voile et, par extension, la laïcité de l’État, posent une question encore plus large à propos du positionnement des féministes dans la lutte pour l’égalité entre les sexes : quelles sont les possibilités du « nous, les femmes »? Si d’un côté, certaines préfèrent faire abstraction des considérations de classe, de race ou de sexualité en s’appuyant plutôt sur la base d’une oppression commune, d’autres craignent qu’un « nous » soit toujours le « résultat d’une homogénéisation où certaines ont un compromis plus difficile à faire » (Lamoureux, 2011 : 4). Au même titre que certaines font la critique de la pensée égalitariste dans la mesure où elle entraîne les femmes à rendre compte de leur émancipation uniquement par rapport au référent masculin, il peut s’avérer difficile pour les femmes non-blanches, non-chrétiennes, de penser leur émancipation uniquement par rapport au référent du féminisme occidental. Comme le rappelle Maillé, les femmes blanches doivent appréhender « le fonctionnement des privilèges invisibles de la couleur et de la localisation » (Maillé, 2007 : 92).
Conclusion
En somme, les dissensions entre les féministes sur la question du voile portent plutôt sur son interdiction. Il fait consensus qu’une définition différenciée de la pudeur selon le sexe d’un individu est contraire à l’égalité entre les femmes et les hommes. En fait, les oppositions entre féministes résulteraient plutôt des réponses différentes à la « double problématique » dont il a été question plus haut : la nécessité de critiquer des pratiques sexistes, tout en se défaisant d’un discours instrumentalisé par des forces généralement imperméables aux revendications féministes et par extension, la victimisation de la figure de la femme musulmane. Si certains groupes, tels que le CSF, l’Aféas et la LFQ, portent peu d’attention au deuxième énoncé de la problématique, glissant vers une approche au parfum, quoique subtilement, d’une nostalgie colonialiste, d’autres se questionnent plus profondément sur leur propre position en tant que femmes, blanches, d’origine judéo-chrétienne et bien souvent issues de la classe moyenne ou aisée. D’un côté, tout en questionnant l’universalité des droits humains, la Chaire pose la primauté de l’égalité entre les hommes et les femmes. De l’autre, la FFQ et l’ISdB optent pour une approche critiquant les mécanismes derrière le désir d’encadrement des pratiques d’une religion en particulier : le racisme « vertueux », la négation des femmes et même les relents impérialistes de l’État québécois. Et c’est dans le sens de celles-ci que les thèses postcoloniales et l’approche intersectionnelle ont été adoptées pour rendre compte des lacunes de certains discours féministes concernant le voile, devenu un « prétexte qui permet “d’oublier l’essentiel” pour “se passionner sur le secondaire” » (Jasser, 2006 : 91). Par ailleurs, retenant la comparaison faite par Brown, il m’apparaît que la disparition du port du voile, que ce soit dans l’administration ou la sphère publique, est aussi impérative que celle de la chirurgie esthétique : il s’agit de deux comportements conformes à certaines normes de féminité foncièrement inégalitaires, aussi « libre » soit le choix des femmes concernées (Perreault, 2010 : 6). L’urgence serait plutôt, comme le pointe avec justesse la FFQ, de « soutenir les initiatives collectives de défense des droits des femmes immigrantes ou racisées », ainsi que d’ « identifier les instruments légaux et sociaux à mettre à la disposition des femmes qui se verraient contraintes de respecter des diktats religieux ou de porter des signes religieux et les faire connaître largement » (FFQ, 2010A : 15).
En réalité, si la tête voilée des femmes est devenue l’étendard d’un islamisme politique progressant dans différents États, je crois que pour les féministes il est difficilement acceptable d’assumer la réification de celles-ci en menant la lutte sur elles, plutôt qu’avec elles.
Références
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Le débat sur le féminisme « à la française » dans le contexte de l’affaire DSK46
Sarah Jacob-Wagner
Des deux côtés de l’Atlantique, une opposition tranchée est parfois invoquée pour distinguer les traditions française et américaine en matière de féminisme. Toutefois, pour un grand nombre de féministes, parler d’un féminisme « français » ou « américain » est réducteur (Delphy, 1996 : 16).
Des deux côtés de l’Atlantique, une opposition tranchée est parfois invoquée pour distinguer les traditions française et américaine en matière de féminisme47. Toutefois, pour un grand nombre de féministes, parler d’un féminisme « français » ou « américain » est réducteur (Delphy, 1996 : 16). Pour ces dernières, il ne s’agit pas de nier « que des configurations féministes singulières se [sont] actualisées selon les contextes sociaux, politiques et religieux dans différents pays », mais de reconnaître que des courants d’idées traversent les frontières nationales (Bereni et al., 2011 : 21). À leurs yeux, il est inutile de chercher à découper le mouvement féministe selon le contexte national. Cependant, certaines personnes continuent de s’attacher à l’opposition France/État-Unis en ce qui concerne le féminisme. Au printemps 2011, à la suite de l’affaire DSK, l’idée de l’existence d’un féminisme « à la française » a été remise à l’avant-scène.
L’affaire DSK, rappelons-le, renvoie à l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn (DSK) le 14 mai 2011 pour « acte sexuel criminel » (fellation forcée), agression sexuelle et tentative de viol à l’endroit de Nafissatou Diallo, une employée d’origine guinéenne de l’hôtel Sofitel où il logeait à New York48. Alors directeur général du Fonds monétaire international (FMI) et candidat pressenti du Parti socialiste français (PS) pour les prochaines élections présidentielles, Strauss-Kahn a dû démissionner du FMI, puis abandonner ses aspirations présidentielles pour 2012. C’est dans la foulée de ces événements que l’historienne américaine Joan W. Scott a eu des échanges très vifs avec un groupe d’intellectuels français composé de la sociologue Irène Théry, de l’historienne Mona Ozouf, de la spécialiste de littérature française Claude Habib et du politologue Philippe Raynaud. Leurs propos ne sont pas passés inaperçus : de nombreux spécialistes et journalistes sont intervenus à leur tour. Se pencher sur ce débat est pertinent, car il nous informe de plusieurs enjeux concernant les rapports sociaux de sexe en France. Il nous conduit notamment à nous intéresser à la question du statut et de la définition de la séduction dans la société française. Il nous permet également de repérer certaines tensions qui opposent celles qui se réclament du féminisme en France. Dans un premier temps, les différents échanges au cœur de la controverse seront présentés. Dans un deuxième temps, les enjeux soulevés par ce débat seront analysés.
Débat sur le féminisme « à la française » dans le contexte de l’affaire DSK
Afin de bien cerner le débat sur le féminisme « à la française » dans le contexte de l’affaire DSK, deux types de textes ont été analysés. D’une part, les textes de Scott et les répliques auxquelles elle a eu droit ont été retenus (cinq textes). D’autre part, certains commentaires portant sur ces échanges ont été considérés (neuf textes). En tout, le corpus est donc constitué de quatorze textes49. D’abord, les échanges entre Scott et ses critiques seront exposés. Ensuite, les commentaires suscités par ces échanges seront présentés.
Échanges entre Scott et ses critiques
Le billet qui est à l’origine de la controverse a été publié le 20 mai 2011 sur le site Internet du New York Times, dans un forum de discussion portant sur l’actualité. Le sujet sur lequel devaient se prononcer les participants et les participantes est le suivant : Les Françaises sont-elles plus tolérantes? Le scandale Strauss-Kahn suscite un débat sur l’attitude de la société française à l’égard des inconduites sexuelles de la part des hommes puissants (New York Times, 2011). En tout, onze spécialistes se sont exprimés sur ce forum. Le billet publié par Scott, intitulé « Feminism? A Foreign Import », a particulièrement retenu l’attention (Scott, 2011a). Dans ce texte, Scott affirme que la culture politique française tolère depuis longtemps les comportements tels que celui de Strauss-Kahn. Elle soutient aussi que ce comportement est présenté par plusieurs comme étant « un trait de caractère national » des Français. Selon l’historienne, depuis la fin des années 1980, un grand nombre d’articles et de livres ont été publiés en France au sujet de « l’acceptation d’un jeu érotisé de la différence comme alternative à l’égalité entre les sexes ». Dans ces écrits, il est suggéré que les femmes tirent un certain pouvoir du fait d’être les objets du désir des hommes. Scott affirme que plusieurs personnes qui défendent cette position sont des femmes (dont Mona Ozouf et Claude Habib) qui dénoncent le féminisme comme étant une « importation étrangère ». En outre, pour les tenants de cette position, les musulmans seraient incapables de s’intégrer à la culture française précisément en raison de leur difficulté à comprendre le « jeu érotique ouvert » qui serait au cœur de l’identité française50. Selon Scott, alors que les médias français accusent souvent les Américains de puritanisme, il s’avère bien difficile pour eux de le faire dans ce cas. À son avis, ces accusations montrent bien que la séduction n’est pas un « art », mais un « droit » que certains hommes puissants croient être associé à leur statut et à leur sexe. Dans le cas de Strauss-Kahn, les gestes reprochés sont simplement plus violents que ceux qui prennent place dans le jeu habituel de la séduction.
Le 30 mai 2011, Irène Théry publie dans Le Monde un article intitulé « Un féminisme à la française ». La sociologue amorce son texte en décriant le fait que le forum du New York Times ait servi de plate-forme permettant l’étalage de stéréotypes antifrançais. Elle critique, en particulier, le choix du mot « inconduites » (misconducts) dans l’intitulé du forum, qui est, à son avis, trop ambigu. En outre, le « règlement de comptes » de Scott à l’égard d’Ozouf lui apparaît inacceptable. Par ailleurs, Théry déplore que le débat se soit tourné vers la « singularité française » et le féminisme « à la française ». Pour elle, ces idées renvoient à un « procès » qui est mené par « certains courants des études de genre » depuis deux décennies. Selon elle, ce procès oppose le « féminisme universaliste qui fut longtemps dominant en France », au « différentialisme anglo-saxon ». Pour la sociologue, le problème est le suivant :
La nouveauté est que l’on puisse se saisir de l’affaire DSK pour tenter de disqualifier moralement une certaine approche de la question des sexes en sciences sociales, son refus du schéma dominants-dominées, son souci d’inscrire les statuts respectifs des hommes et des femmes dans la complexité du tissu social, son ambition aussi d’inscrire les relations sexuées au sein d’une vaste histoire des processus démocratiques, sans confondre enjeux de mœurs et enjeux de droit (Théry, 2011 : 16).
Elle conclut en affirmant que « le féminisme à la française est toujours vivant ». À son avis, ce féminisme « est fait d’une certaine façon de vivre et pas seulement de penser, qui refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés » (Théry, 2011 : 16).
Dans un article qui paraît le 9 juin 2011 dans Libération, Scott réplique que le féminisme « à la française » dont se réclame Théry ne constitue pas « un féminisme dans lequel toutes les féministes françaises se reconnaîtront » (Scott, 2011b : 18). Scott relève dans le texte de Théry une contradiction entre l’idée de l’égalité et celle des « plaisirs asymétriques de la séduction ». De même, elle ne croit pas que l’idée de consentement soit compatible avec celle de « la surprise des baisers volés ». De l’avis de Scott, le « féminisme à la française » défendu par Théry correspond à une « caractérisation fausse du féminisme ». L’historienne soutient que les tenants de la « théorie française de la séduction » ont clairement affirmé que l’inégalité des hommes et des femmes fonde le jeu de la séduction. Elle donne plusieurs exemples tirés des travaux de Ozouf, de Habib et de Raynaud51. Enfin, Scott conclut que l’affaire DSK trouble parce qu’elle interroge la relation entre l’égalité et la différence dans le contexte de l’identité nationale française.
Le 17 juin 2011, Habib, Ozouf, Raynaud et Théry répliquent dans un article qui paraît dans Libération. Dans ce texte, les signataires accusent Scott de n’avoir rien compris à leurs écrits : « Joan Scott a construit contre nous, ou contre le féminisme à la française, un étrange procès. Impossible de dire qu’il déforme notre pensée : il conduit le plus souvent, lorsque du moins ce qu’elle dit a un sens, à nous prêter le contraire de ce que nous pensons » (Habib et al., 2011 : 24). Les signataires affirment que les citations choisies par Scott pour illustrer leur pensée sont déformées, prises hors contexte ou mal interprétées. Ils se demandent même, à la blague, si Scott est capable de lire. À côté de leur texte, une caricature a été placée; elle montre Scott en train de lire un livre d’Ozouf en le tenant à l’envers.
Le 22 juin 2011, dans un article intitulé « La réponse de Joan Scott », l’historienne américaine met fin aux échanges. Dans ce texte, elle soutient que ses critiques ne peuvent pas s’exprimer au nom du « féminisme français », puisque le féminisme, « en France, comme ailleurs, a toujours été pluriel » (Scott, 2011c : 20). Scott souligne le désaccord fondamental qui existe entre elle et Habib et ses collègues. Pour eux, les relations entre les sexes appartiennent au domaine des mœurs et ne se situent pas dans le champ politique. Selon Scott, il faut considérer que la famille et le couple sont des institutions à l’intérieur desquelles sont exercées des relations de pouvoir. Elle conclut en affirmant que « le différentialisme défendu par Habib et ses collègues est aux racines de l’inégalité contre laquelle luttent depuis si longtemps des féministes françaises » (Scott, 2001c : 20).
Autres interventions dans le débat
Plusieurs personnes ont accordé leur soutien à Scott ou à ses critiques, de manière implicite ou explicite. Par exemple, la journaliste Julie Clarini, qui a commenté le débat à l’émission Les idées claires sur la chaîne de radio France Culture, avoue qu’elle s’identifie au féminisme « à la française » proposé par Théry :
Je me souviens avoir été vaguement flattée le jour où j’ai lu sous la plume d’un journaliste britannique installé à Paris qu’il était frappé d’une chose depuis que ses enfants fréquentaient l’école française : à quel point la cour de récré française était une école de doux commerce entre les sexes. Les rapports entre garçons et filles occupaient tout l’espace mental et intime libéré par la scolarité. Bien loin de ce qu’il avait connu, lui, enfant, en Grande-Bretagne. Ce petit amusement satisfait me désigne comme française, comme produit d’un certain « féminisme à la française ». Et c’est très péjoratif dans la bouche de Joan Scott (Clarini, 2011 : 1).
De son côté, l’essayiste Pascal Bruckner estime que l’affaire DSK a révélé le « puritanisme retors » des Américains. Il est d’avis qu’il existe aux États-Unis une alliance entre le féminisme et la droite ultra-conservatrice. Selon lui, Scott fait partie des intellectuelles féministes qui se spécialisent dans le frenchbashing et qui sont « chargées de promouvoir urbi et orbi l’american way of life » (Bruckner, 2011 : 19). Bruckner oppose la « guerre des sexes » qui existe aux ÉtatsUnis à l’équilibre qui se serait instauré dans les relations entre les hommes et les femmes en France. À son avis, il existe en Europe latine une « culture ancienne de la conversation et une tolérance aux faiblesses humaines » (Bruckner, 2011 : 19). Christian Rioux, correspondant à Paris du journal Le Devoir, a lui aussi retenu des échanges entre Scott et ses critiques qu’il existe une opposition entre un féminisme anglo-saxon « belliqueux » et un féminisme français « réformiste » (Rioux, 2011 : A3).
Nombreux ont été ceux à prendre le parti de l’historienne américaine. La philosophe Elsa Dorlin estime que Scott a eu raison de critiquer l’idée qu’il existe un « modus vivendi des sexes » en France qui pourrait être opposé à la « guerre des sexes », au puritanisme et au « politiquement correct » des États-Unis (citée dans Confavreux, 2011 : 1). Selon Didier Eribon, le féminisme « à la française » dont se revendiquent les critiques de Scott est en fait un « mélange fort classique, et transnational, de poncifs antiféministes et d’homophobie militante » (Eribon, 2011 : 20). Selon lui, ce « féminisme » constitue un discours réactionnaire qui prône l’idée qu’il faut retourner à une « harmonie » qui n’a en fait jamais existé et qui fait la promotion d’un ordre social fondé sur les inégalités, la hiérarchie et la domination. Geneviève Fraisse rejette elle aussi le « féminisme français » proposé par Habib et ses collègues. Pour la philosophe, il existe bel et bien un « féminisme français », mais il est tout autre. Selon Fraisse, « le féminisme français, né à l’ère post-révolutionnaire, nous explique le mécanisme de la domination masculine comme un tout : la galanterie, ou mixité, est le contrepoint d’un pouvoir masculin fortement symbolique » (Fraisse, 2011 : 17). À son avis, « le jeu de rôles et d’agrément entre les deux sexes » ne fait que supporter la domination masculine.
Les sociologues Laure Bereni, Rose-Marie Lagrave et Sébastien Roux ainsi que la politologue Eleni Varikas ont uni leurs noms pour souligner le grand apport de Scott à la théorie féministe et pour dénoncer l’arrogance dont ont fait preuve Habib et ses collègues dans leur réplique à l’historienne américaine (Bereni et al., 2011 : 21). Pour les quatre signataires, personne ne peut se réclamer d’un « féminisme à la française ». Par ailleurs, il leur semble étrange que la séduction « soit présentée comme le pilier de la réconciliation des sexes » et qu’elle « serve de socle » au « féminisme français » dont se réclament Habib et ses collègues (Bereni et al., 2011 : 21). Pour sa part, l’historienne Florence Montreynaud estime que la séduction « à la française » constitue en fait de la violence sexuelle (Montreynaud, 2011 : 19). Enfin, le sociologue Éric Fassin dénonce le caractère hétérocentré du discours de Théry et plaide en faveur d’une « séduction féministe » (Fassin, 2011 : 21).
Analyse des enjeux soulevés par le débat
L’affaire DSK a joué un rôle de déclencheur dans le débat qui a retenu notre attention : c’est à la suite de l’arrestation de Strauss-Kahn que Scott a pris la parole pour la première fois. Cependant, il a été très peu question des événements entourant cette affaire par la suite. En effet, les échanges ont porté plus largement sur les relations hommes-femmes dans la société française. En ce sens, comme le suggère Delphy, il est permis « d’envisager l’affaire comme un révélateur » (Delphy, 2011 : 9). Bien qu’il soit impossible de traiter ici de l’ensemble des thèmes qui ont été abordés par les personnes qui ont pris part au débat, il est pertinent de s’attarder sur la notion de féminisme « à la française » qui revient constamment dans les commentaires formulés. Après avoir examiné à quoi renvoie cette notion dans le cadre du débat qui nous intéresse, nous analyserons ce sur quoi repose l’opposition entre Scott et les tenants du « féminisme français ». Nous présenterons ensuite certaines critiques de la « théorie française de la séduction ».
Féminisme « à la française » ou « théorie française de la séduction » ?
Est-il juste d’affirmer (comme le font Habib et ses collègues) que Scott a construit un procès contre le féminisme français? Serions-nous en présence d’une Américaine qui adopte une « posture impérialiste »52 à l’égard de ses collègues de France? La lecture des textes de Scott montre que non. Dans le billet qui a marqué le début des échanges entre les deux camps, l’historienne américaine ne fait aucune mention de l’existence d’un féminisme « à la française ». C’est Théry, dans sa réplique à Scott, qui est la première à y faire référence. Dans cet article, Théry soutient deux idées qui peuvent apparaître contradictoires. D’une part, elle déplore l’existence d’un « procès » opposant depuis deux décennies le féminisme français universaliste et le féminisme anglo-saxon différentialiste (Théry, 2011 : 16). D’autre part, au lieu de rejeter cette opposition, Théry choisit de s’exprimer au nom du féminisme français. Si ceux qui se rangent du côté de Théry acceptent tous l’idée selon laquelle il existe un féminisme « à la française » auquel s’oppose un féminisme américain ou anglo-saxon, Scott rejette clairement cette position. D’abord, elle emploie toujours les guillemets lorsqu’elle fait référence au féminisme « à la française ». Ensuite, elle affirme explicitement que nul ne peut s’exprimer au nom d’un féminisme français unifié (Scott, 2001b; Scott, 2011c). Les personnes qui partagent les idées de Scott rejettent généralement l’idée du féminisme « à la française »53.
Si Scott ne condamne pas le féminisme français dans son entier, elle s’attaque à un certain courant de pensée qu’elle nomme « théorie française de la séduction » et qu’elle associe à Ozouf, Habib et Raynaud54. Il est important de préciser qu’aucun de ces auteurs ne se réclame spécifiquement de cette « théorie ». C’est Scott, en étudiant leurs écrits, qui a observé qu’une pensée commune les unissait. Ainsi, il est pertinent de se demander si l’analyse effectuée par Scott est juste. L’examen des travaux de Ozouf, Habib et Raynaud qui sont cités par Scott montre que oui55. En effet, lorsqu’on se penche sur ces écrits, deux idées communes apparaissent clairement. Premièrement, les trois auteurs soutiennent que la séduction et la galanterie occupent une place privilégiée dans les relations hommes-femmes en France (tant aujourd’hui que dans le passé), ce qui permettrait une harmonie entre les sexes qui ne s’observe pas ailleurs. Par exemple, dans Galanterie française, Habib affirme que la galanterie est un caractère national français (Habib, 2006 : 17). Elle soutient que la galanterie est une forme de générosité que les hommes ont développée à l’égard des femmes. À son avis, les hommes doivent continuer aujourd’hui à assumer leur rôle de protecteurs naturels, tout en tenant compte de la situation créée par la revendication à l’égalité de la part des femmes (Habib, 2006 : 403). Habib critique fortement le fait que la galanterie soit rejetée par les féministes (Habib, 2006 : 418). Dans son article « Les femmes et la civilité : aristocraties et passions révolutionnaires », Raynaud se réfère à David Hume selon qui la galanterie « compense l’inégalité des sexes par « la politesse, le respect et la générosité » » et « [a] conduit à une forme particulière d’égalité » en France56 (Raynaud, 1989 : 163). De plus, à de nombreuses reprises dans ce texte, Raynaud critique la radicalité du féminisme américain et loue la modération du féminisme français. Dans Mots des femmes : essai sur la singularité française, Ozouf affirme que le féminisme français, contrairement à son pendant américain, est dépourvu d’un ton agressif et qu’il ne cherche pas à opposer « des hommes collectivement coupables à des femmes collectivement victimes » (Ozouf, 1999 : 11). Si une « guerre entre les sexes » a cours aux États-Unis, on retrouve en France un « commerce heureux entre les sexes » (Ozouf, 1999 : 395). Habib, Raynaud et Ozouf discutent peu des inégalités qui existent entre les hommes et les femmes; ils insistent plutôt sur le fait que la galanterie et la séduction constituent les clés des rapports hommes-femmes en France. D’ailleurs, dans leurs écrits, les inégalités semblent affaiblies en grande partie par le jeu de séduction qui s’opère entre les deux sexes.
Deuxièmement, Habib, Raynaud et Ozouf soutiennent l’idée qu’il existe une différence ou une complémentarité entre les sexes qu’il faut valoriser et qu’il faut chercher à conserver. Notamment, Raynaud affirme qu’en France, on a su « préserve[r] ce qu’il y a de précieux dans la différence entre les sexes, sans renoncer à exiger le droit et la dignité » (Raynaud, 1989 : 166). Ozouf parle de la France comme d’une société qui refuse à la fois la différenciation et l’indifférenciation complètes entre les sexes. Elle estime que « la presse féminine en France use avec bonheur de ces deux registres, celui de l’égalité nécessaire, celui des différences précieuses » (Ozouf, 1999 : 395). Dans Le consentement amoureux, Habib compare les relations de couple à une danse où un partenaire doit diriger et où l’autre doit être dirigé. Comme dans une danse, les rôles doivent demeurer fixes dans une relation de couple (Habib, 1998 : 219).
Scott n’est pas la seule à affirmer l’existence d’une « théorie française de la séduction ». Selon Eribon, l’historienne a jeté la lumière sur « une entreprise idéologique qui a marqué de son emprise toute une séquence de la vie intellectuelle française » (Eribon, 2011 : 20). Pour Dorlin, cette pensée renvoie à une « rhétorique de la séduction hétérosexuelle « consentie », typiquement française, présentée comme [un] héritage démocratique ». Selon la philosophe, cette rhétorique sert à légitimer le « sexisme ordinaire » dans la société française (citée dans Confavreux, 2011 :1). Bien qu’il soit impossible de déterminer précisément combien de personnes en France adhèrent à cette conception des rapports hommes-femmes, il est important de rappeler, comme le fait Dorlin, que la « théorie française de la séduction » ne constitue pas une pensée isolée dans ce pays. Ainsi, le débat entre Scott et ses critiques ne constitue pas une simple querelle académique; il renvoie à des enjeux sociaux concrets.
Opposition entre Scott et la « théorie française de la séduction »
Comment comprendre l’opposition entre Scott et la « théorie française de la séduction »? Les personnes associées à cette théorie, tout comme Scott, s’intéressent aux rapports hommes-femmes. Par contre, à la différence de l’historienne américaine, elles n’ont pas recours au concept de genre dans une perspective critique57. Dans son article « Le genre : une catégorie d’analyse toujours utile? », Scott affirme que le concept de genre est bien peu utile quand il est utilisé de manière descriptive ou essentialiste. Selon elle, s’intéresser aux rôles qui sont assignés aux hommes et aux femmes n’est pas un exercice suffisant (Scott, 2009 : 9). Pour elle, le genre est un outil qui permet de déconstruire les rapports entre les sexes. Comme l’explique Dorlin, « le genre n’est pas tant ce qu’il faut déconstruire, que ce par quoi il est possible de déconstruire les cadres discursifs (et donc historiques) dans lesquels les rapports de pouvoir se sédimentent en rapports de domination » (citée dans Confavreux, 2011 : 1). Selon Scott, il est nécessaire d’interroger, d’historiciser et de critiquer les rapports hommes-femmes, de même que les catégories « hommes » et « femmes » (Scott, 2009 : 8). Ozouf, Habib et Raynaud ne se situent pas du tout dans cette perspective. Au lieu de déconstruire les rapports hommes-femmes, ils soutiennent l’idée d’une complémentarité entre les sexes. Comme l’affirme Christian Schiess, la notion de complémentarité s’appuie sur l’idée que les différences entre les hommes et femmes sont immuables et même souhaitables :
La notion de complémentarité vient pour sa part renforcer [la] réification des différences pour les figer encore davantage. Affirmer la complémentarité des femmes et des hommes, c’est en effet non seulement présenter leurs différences comme indépassables, mais cela revient en outre à leur conférer une valeur positive et souhaitable. Dans une telle perspective, la complémentarité serait comme la main invisible qui assurerait que la somme des différences entre les femmes et les hommes, présentées comme symétriques, aurait pour résultat la satisfaction des intérêts de toutes et de tous dans un projet égalitaire (Schiess, 2010 : 3).
À la lumière de cette explication, on comprend pourquoi la notion de complémentarité est problématique pour Scott. D’une part, il s’agit d’un présupposé naturaliste qui fait apparaître les différences entre les hommes et les femmes comme étant figées. D’autre part, la notion de complémentarité évacue complètement les dimensions de pouvoir et de domination qui sont présentes dans les rapports hommes-femmes.
Il est pertinent de souligner que Théry et Scott, dans le débat qui les oppose, ont toutes les deux fait référence à la notion de différentialisme. Plus précisément, Théry écrit que le féminisme anglo-saxon est différentialiste, tandis que le féminisme français est universaliste (Théry, 2011 : 16). De son côté, Scott affirme que la pensée de Habib et ses collègues est marquée par le différentialisme (Scott, 2011c : 20). Selon Audrey Baril, le féminisme différentialiste est un courant essentialiste qui « soutient que les hommes et les femmes sont, par essence et ontologiquement, très différents » (Baril, 2005 : 41). En outre, le différentialisme suppose que « chacun des deux sexes est porteur d’une psychologie, d’une culture, de qualités, de valeurs différentes » (Baril, 2005 : 41). Tel qu’il a été mentionné précédemment, il est inexact de qualifier l’ensemble du féminisme américain ou anglo-saxon de différentialiste, puisque celui-ci est marqué par la diversité. Par ailleurs, peut-on associer Ozouf, Habib et Raynaud au différentialisme? Dans leurs travaux, ces auteurs s’appuient sur la différence sexuelle sans la remettre en question. Ils expriment un attachement certain envers cette différence ; elle leur apparaît comme étant fondamentale et précieuse. En outre, ils ont recours à l’idée de complémentarité entre les sexes, qui repose sur le présupposé que les deux sexes sont fondamentalement différents et qu’ils ont des rôles distincts à exercer. Pour toutes ces raisons, si on se réfère à la définition de Baril présentée précédemment, on peut affirmer que les trois auteurs se situent dans une perspective différentialiste. Il est intéressant de mentionner que Ozouf, comme Théry, se réclame fermement d’un féminisme français universaliste et se dissocie du féminisme américain différentialiste (Ozouf, 1999 : 391). Comment expliquer que ces deux intellectuelles rejettent explicitement le différentialisme tout en défendant des positions qui peuvent y être associées ? C’est sans doute parce que l’étiquette « différentialiste » constitue un « référent forcément négatif dans le contexte du féminisme académique français », comme le soutient Éléonore Lépinard (2007 : 99).
Autres critiques de la « théorie française de la séduction »
Ceux et celles qui ont choisi de se rallier à l’historienne américaine ont aussi critiqué la « théorie française de la séduction » (sans nécessairement employer cette expression pour la désigner). Parmi les critiques qui ont été soulevées, deux éléments méritent une attention particulière : la question de l’hétéronormativité, d’une part, et les rapports de pouvoir constitutifs des relations hommes-femmes, d’autre part.
Fassin et Éribon ont vivement critiqué le fait que la « théorie française de la séduction » soit exclusivement centrée sur les relations hétérosexuelles (Éribon, 2011 ; Fassin, 2011). Selon Fassin, être féministe n’implique pas qu’il faille renoncer aux « plaisirs asymétriques de la séduction » qui sont chers à Théry. Cependant, il se demande pourquoi l’asymétrie devrait nécessairement être pensée dans un cadre hétérosexuel : « Pourquoi l’asymétrie serait-elle définie a priori, la pudeur féminine répondant aux avances masculines, comme si les rôles sociaux ne faisaient que traduire une différence des sexes supposée naturelle? Autant dire que les relations de même sexe seraient dépourvues de séduction! » (Fassin, 2011 : 21). Pour Éribon, la « théorie française de la séduction » repose sur de l’ « homophobie militante » et établit une hiérarchie entre l’hétérosexualité et l’homosexualité (Éribon, 2011 : 20). Les critiques de Fassin et de Éribon peuvent être liées, sur le plan théorique, au concept d’hétéronormativité. L’hétéronormativité renvoie à « la promotion et à l’imposition de la norme sociale et culturelle qui réitère constamment l’hétérosexualité comme la seule ou la meilleure façon de vivre » (Chamberland et al., 2007 : 29).
Nombreuses ont été les personnes à critiquer le fait que la « théorie française de la séduction » ne tient pas compte des rapports de pouvoir et des inégalités qui sont au cœur des relations hommes-femmes. Pour Bereni et ses collègues, nier cette réalité, c’est nier le genre (et en particulier le principe de pouvoir qui est au cœur du genre). À leur avis, la « théorie française de la séduction » fait l’erreur de considérer les hommes et les femmes comme des êtres « désocialisés » et oublie que la séduction constitue une forme de manipulation :
[Faire] de la séduction la clé d’un harmonieux commerce entre hommes et femmes, c’est oublier que séduire, c’est parvenir à conduire l’autre sur son propre terrain. Or les deux protagonistes engagés dans un rapport de séduction ne sont pas des individu(e)s désocialisés, affranchis des inégalités et libres des rapports de force. Mettre en équivalence et en égalité les deux acteurs, c’est penser la séduction sur le mode de la magie qui annulerait les inégalités incorporées dans les esprits (Bereni et al., 2011 : 21).
Dans cette perspective, doit-on conclure que féminisme et séduction sont incompatibles? Selon Fassin, il est impossible d’affranchir la séduction des rapports de pouvoir. Par contre, dans une perspective féministe, « le contrat sexuel n’est plus la règle définie d’avance, mais l’enjeu d’une partie sans fin. Au lieu d’être nié, ou sublimé, le rapport de pouvoir devient ainsi la matière même de la séduction démocratique » (Fassin, 2011 : 21). Ainsi, pour Fassin, l’idée est de faire disparaître les rôles déterminés à l’avance dans le but de les réinventer. Cela renvoie à l’idée de Florence Rochefort selon qui le féminisme constitue « un creuset où s’expérimentent des modèles contestataires de séduction » (Rochefort, 2001 : 242).
Conclusion
À la lumière de nos observations sur le débat sur le féminisme « à la française » dans le contexte de l’affaire DSK, il serait erroné de conclure que le « féminisme français » s’oppose au « féminisme américain ». En effet, le mouvement féministe se caractérise par sa grande diversité et il n’a pas d’identité nationale. Cependant, il est possible d’isoler une « théorie française de la séduction » qui met l’accent sur la galanterie, la complémentarité et l’harmonie entre les sexes. Si Ozouf, Habib et Raynaud en sont les principaux porte-étendards, il ne s’agit pas d’une pensée isolée dans la société française. En effet, cette pensée est répandue en France, à la fois à l’intérieur du monde académique et à l’extérieur de celui-ci. Scott, en critiquant ce type de discours, a donc apporté une contribution intéressante à la réflexion féministe.
Le débat qui a retenu notre attention a aussi révélé les tensions qui entourent la signification du terme « féminisme » en France aujourd’hui. À cet égard, rappelons que Habib et ses collègues ont signé un article dans lequel ils se réclament spécifiquement du féminisme « à la française ». Pourtant, leur pensée a été qualifiée d’« antiféministe » par Éribon. Ce dernier a donc refusé d’accorder le statut de « féministe » à un groupe qui s’est identifié comme tel. De leur côté, Bereni et ses collègues estiment qu’il faut « dialoguer avec toutes les formes de féminismes. Y compris, pourquoi pas, avec ce « féminisme français », à condition qu’il n’ait pas l’ambition de vouloir représenter l’ensemble du féminisme en France » (Bereni et al., 2011 : 21). La démarche adoptée par Bereni et ses collègues (qui n’ont pas cherché à déterminer qui sont les « vraies féministes », mais qui n’ont pas hésité par ailleurs à critiquer en profondeur les idées associées au féminisme « à la française ») est celle que nous avons retenue. Dans le cadre du présent article, nous n’avons pas tenté de déterminer si la « théorie française de la séduction » peut être associée au féminisme ou non. Par contre, il nous est apparu justifié d’examiner les implications de cette « théorie » de manière critique en s’appuyant sur les analyses de Scott et des personnes qui se sont ralliées à elle.
Références
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Sortir de la prostitution : les obstacles à l’accès des femmes aux ressources d’aide
Ariane Vinet-Bonin
Ce texte rend compte d’un premier travail d’élaboration de mon projet de recherche de maitrise en travail social. Mon mémoire porte sur les ressources d’aide à la sortie de la prostitution au Québec. Je m’intéresse plus particulièrement aux obstacles auxquels des femmes en processus de sortie de la prostitution sont confrontées pour pouvoir bénéficier de ressources d’aide qui soient accessibles et adaptées à leurs besoins. Pour les fins de ce texte, je me concentrerai principalement sur les problèmes d’accessibilité des ressources d’aide formelles.
Je présenterai tout d’abord le contexte dans lequel s’inscrit le choix du sujet de recherche, ainsi que la pertinence sociale et les objectifs du projet. La seconde partie portera sur la perspective théorique adoptée. Une compréhension de la prostitution, de ses causes, ses conséquences et des interventions sociales à privilégier sera proposée. En troisième lieu, la problématique de recherche sera exposée. Je ferai état des écrits scientifiques sur la sortie de la prostitution et je discuterai des problèmes d’accès aux ressources d’aide formelles. Enfin, je conclurai avec quelques mots sur la stratégie méthodologique de la recherche.
Contexte du projet de recherche
Ce projet de recherche de maitrise est né de ma rencontre avec des femmes ayant un vécu actuel ou passé de prostitution. Depuis quatre ans, je milite au sein de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), dont les bureaux sont situés à Montréal. À partir d’une analyse féministe, la CLES mène un travail de conscientisation, d’intervention et d’action, fondé sur les réalités et les témoignages de femmes qui ont un vécu de prostitution, afin de 1) défaire les mythes entourant la prostitution et démontrer son rapport aux violences faites aux femmes et 2) créer les conditions nécessaires à la mise en place d’alternatives sociales, économiques et communautaires pour la construction d’un monde sans prostitution.
Mon expérience à la CLES m’a permis de constater que plusieurs femmes faisaient appel à l’organisme pour sortir de la prostitution. Les femmes rencontrées à la CLES rendent compte non seulement de la difficulté de s’extirper de la prostitution, mais également de celle de vivre avec ses nombreuses conséquences physiques et psychologiques, et ce même après en être sorties. Au contact de ces femmes, j’ai été confrontée au criant manque de ressources d’aide visant à accompagner celles qui le souhaitent vers la sortie de la prostitution.
Objectifs et pertinence sociale de la recherche
L’objectif de ma recherche est de mieux comprendre les obstacles auxquels des femmes en processus de sortie de la prostitution sont confrontées pour pouvoir bénéficier de ressources d’aide accessibles et adaptées à leurs besoins. Au Québec et au Canada, très peu d’études se sont intéressées à l’expérience de femmes en processus de sortie de la prostitution et leur rapport aux ressources d’aide. Ce projet vise donc d’une part à donner la parole à ces femmes – dont la voix est peu entendue – et, d’autre part, à soutenir la mise en œuvre d’interventions novatrices leur permettant un meilleur accès à des ressources d’aide qui soient adaptées à leurs besoins. Par cette recherche, je souhaite également contribuer à l’avancement des connaissances dans le domaine de la violence faite aux femmes et tirer des recommandations pour la pratique en travail social.
Perspective théorique abolitionniste féministe
La question de la prostitution fait l’objet d’un important débat théorique (Geadah, 2003, Poulin, 2009). Trois grandes perspectives se dégagent des écrits sur la prostitution. Selon le modèle prohibitionniste, la prostitution est un délit. Les femmes prostituées en sont responsables et elles doivent donc être criminalisées. La perspective pro-travail du sexe, pour sa part, considère la prostitution comme un travail comme un autre dont les conditions de pratique doivent être améliorées. La perspective abolitionniste féministe, qui conçoit la prostitution comme une violence, est celle qui est retenue dans le cadre de cette étude. Contrairement aux deux premières perspectives, l’abolitionnisme féministe tient compte des contraintes sociales qui mènent les femmes à la prostitution et les y maintiennent. Par conséquent, elle accorde une importance accrue à la sortie des femmes de la prostitution et elle articule un modèle théorique et pratique pour y parvenir.
Définition de la prostitution
Selon la perspective abolitionniste féministe, la prostitution est une forme d’exploitation sexuelle commerciale qui peut être définie comme « une pratique par laquelle une ou des personnes obtiennent une gratification sexuelle, un gain financier ou un avancement quelconque en abusant de la sexualité d’une autre personne ou d’un groupe de personnes, lésant ainsi le droit de ces dernières à la dignité, à l’égalité, à l’autonomie et au bien-être physique et mental » (Charron, 2010 : 10). Plus précisément, la prostitution est un acte marchand donnant accès au contrôle du corps et de la sexualité d’une personne, généralement une femme ou un enfant, en échange d’une somme d’argent ou de biens, de drogue, de nourriture, de logement, etc. (Bindel, 2006, Poulin, 2004). Cette définition comprend les différentes manifestations de la prostitution dont la pornographie, la danse nue, la prostitution dans les ‘bordels’, la prostitution de rue, la prostitution par internet, par téléphone, etc.
Prostitution et inégalités sociales
Le cadre d’analyse abolitionniste féministe prend en compte les inégalités sexistes, âgistes, socioéconomiques, racistes et colonialistes – de même que l’intersection des différentes oppressions – qui conduisent les femmes à la prostitution et les y maintiennent (CSF, 2002, 2012 ; Markovich, 2006). La perspective abolitionniste féministe met également en lumière l’emprise du système prostitutionnel et les contraintes directes des proxénètes et des clients prostitueurs qui découlent des systèmes d’oppressions sociales plus larges (Conseil du statut de la femme, 2012 ; Poulin, 2004). À l’échelle mondiale, plus de 90 % des personnes prostituées sont des femmes, alors que les clients de la prostitution sont presque exclusivement des hommes (CSF, 2002 ; Geadah, 2003). Les femmes aux prises avec la prostitution sont relativement jeunes et elles sont souvent entrées dans la prostitution à un très jeune âge. Au Canada, l’âge moyen d’entrée dans la prostitution varie, selon les données, entre 14 et 16 ans (CSF, 2012 ; John Howard Society of Alberta, 2001).
La prostitution se situe dans le continuum des violences faites aux femmes. Une majorité58 de femmes dans la prostitution rapportent une histoire de violence passée, particulièrement d’agressions à caractère sexuel (CSF, 2002, 2012 ; Geadah, 2003 ; Farley et al., 2005). C’est une violence qui se poursuit ensuite dans la prostitution où elles subissent des taux élevés de violence physique, psychologique et sexuelle (Farley, 2005), et ce, peu importe la forme de la prostitution qu’elles vivent, qu’elle ait lieu dans la rue ou non et qu’elle soit décriminalisée ou non (Farley, 2004).
Les femmes vulnérables, exclues et marginalisées sont surreprésentées parmi les femmes qui ont un vécu dans la prostitution, dont les femmes les plus pauvres, les femmes issues des communautés ethnoculturelles, particulièrement les femmes autochtones (CSF, 2002 ; CSF, 2012, Farley et al., 2005).
Conséquences de la prostitution sur les femmes
Les conséquences de la prostitution sur la vie et la santé, tant mentale que physique, des femmes sont nombreuses (CSF, 2012 ; Geadah, 2003 ; Farley, 2004 ; Farley et al., 2005 ; Trinquart, 2002a). Plus spécifiquement, le syndrome de stress post-traumatique59 (SSPT) est très répandu chez les femmes ayant un vécu en lien avec la prostitution (Farley et al., 1998; 2005). On remarque également que le taux de SSPT est plus élevé chez ces femmes comparativement au taux rapporté chez d’autres populations, dont celles de femmes victimes de violence conjugale, de survivantes du viol et de vétérans de la guerre (Farley et al., 2005). Enfin, au Canada, le taux de mortalité des femmes dans la prostitution est 40 fois supérieur à la moyenne nationale (Comité spécial sur la pornographie et la prostitution, 1985).
Les interventions sociales à privilégier
Le modèle abolitionniste féministe propose un plan d’action, calqué sur le modèle suédois en matière de prostitution, qui comprend quatre objectifs : 1) la décriminalisation des femmes dans la prostitution ; 2) la responsabilisation et la pénalisation des clients prostitueurs et des proxénètes ; 3) la prévention de l’entrée des jeunes dans la prostitution et la sensibilisation du public et, enfin, 4) la mise sur pied de voies de sortie (Barry, 1982 ; Bindel, 2006 ; CLES, 2011 ; CSF, 2012 ; Dworkin, 2007 ; Farley, 1998 ; Farley et al., 2005 ; Jean, 2012a, b, c, d; MacKinnon, 1987 ; McIntyre, 2002 ; Trinquart, 2002 b). Ce dernier point, soit la sortie de la prostitution, fait l’objet de la section suivante.
Problématique : Sortir de la prostitution
Des études ont documenté le désir de femmes de sortir de la prostitution. Une étude menée auprès de 472 femmes prostituées dans cinq pays différents (Afrique du Sud, Thaïlande, Turquie, États-Unis et Zambie) a révélé que le premier besoin de 92 % d’entre elles était de sortir de la prostitution et cette possibilité était souhaitée bien avant toute autre alternative (Farley et al., 1998). Au Canada, une étude réalisée auprès de 100 femmes dans la prostitution à Vancouver a révélé que 95 % des femmes interrogées voulaient quitter la prostitution (Farley et al., 2005).
Raisons de vouloir en sortir
Des recherches menées au Québec, aux États-Unis et en Suède ont documenté les principales raisons des femmes de vouloir sortir de la prostitution. Les femmes interrogées rapportent le sentiment d’avoir « atteint le fond ». Elles expriment que la prostitution leur est devenue intolérable, qu’elles en sont dégoutées et qu’elles ont atteint la limite de ce qui est humainement endurable (Bertrand et Nadeau, 2006 ; Conseil permanent de la jeunesse, 2004 ; Dalla, 2006 ; Manopaiboon et al., 2003 ; Mansson et Hedin, 1999 ; Mouvement du Nid, 2009 ; Williamson, 2000). La survenue d’événements chocs, tels que les maladies graves, la mort d’un proche, les attaques et les menaces de mort sont autant facteurs qui poussent les femmes à vouloir sortir de la prostitution (CPJ, 2004 ; Dalla, 2006 ; Mansson et Hedin, 1999 ; Manopaiboon et al., 2003 ; Mouvement du Nid, 2009 ; Williamson, 2000).
Besoins des femmes qui veulent en sortir
Des d’études se sont penchées sur les besoins spécifiques des femmes qui désirent quitter la prostitution et sur les ressources d’aide dont elles souhaiteraient bénéficier. Selon des recherches menées au Canada et en Angleterre, le premier besoin des femmes qui désirent quitter la prostitution est celui d’un abri sécuritaire et abordable (Bindel, 2006 ; Dalla, 2006 ; Farley et al., 2005 ; Rabinovitch et Strega, 2004). D’autres recherches ont aussi noté le besoin des femmes d’avoir accès à un logement (Ayerbe, 2011a, h ; Barry, 1982 ; Bertrand et Nadeau, 2006 ; Carter, 2004 ; CSF, 2012 ; Farley et al., 1998; Hester et Westmarland, 2004 ; Jean, 2012a, b, c ; Mansson et Hedin, 1999 ; Mouvement du Nid, 2009 ; Oxman-Martinez et al., 2005 ; Rabinovitch, 2004).
On observe également le besoin de soins de santé psychologique et physique, de même que des traitements de désintoxication (Ayerbe, 2011a, c, h ; Barry, 1982 ; Bertrand et Nadeau, 2006 ; Bindel, 2006 ; Carter, 2004 ; CSF, 2002, 2012 ; Farley et al., 1998, 2005 ; Hester et Westmarland, 2004 ; Hotaling, 2004 ; Jean, 2012b, c, d, e ; Mansson et Hedin, 2004 ; McIntyre, 2002 ; Mouvement du Nid, 2009 ; Oxman-Martinez et al., 2005 ; Rabinovitch et Strega, 2004; Roe-Sepowitz et al., 2012 ; Trinquart, 2002b ; Women’s Support Project, 2002). Un soutien par les paires60 est aussi souhaité (Barry, 1982 ; Farley et al., 1998 ; 2005 ; Hotaling, 2004 ; Jean, 2012c, d ; Rabinovitch et Strega, 2004 ; Trinquart, 2002 b).
Les besoins de soutien juridique (Ayerbe, 2011b ; Barry, 1982 ; CSF, 2012 ; Jean, 2012a, b, c; d ; Mouvement du Nid, 2009), de soutien financier et des ressources d’aide à l’emploi (Ayerbe, 2011a, h ; Barry, 1982 ; Bindel, 2006 ; Carter, 2004 ; Dalla, 2006 ; CSF, 2012 ; Farley et al., 1998, 2005 ; Hester et Westmarland, 2004 ; Hotaling, 2004 ; Jean, 2012a, b, c, e ; Mansson et Hedin, 1999 ; McIntyre, 2002 ; Mouvement du Nid, 2009, Rabinovitch et Strega, 2004) sont également identifiés. Enfin, les femmes aux prises avec la prostitution recherchent aussi une protection physique contre la violence des proxénètes (Farley et al., 1998, 2005).
Le processus de sortie de la prostitution
La sortie de la prostitution ne constitue pas un évènement précis dans le temps et n’est pas nécessairement permanente. Elle s’opère en plusieurs étapes d’où la pertinence de parler de processus de sortie (Baker et al., 2010 ; Dalla, 2006 ; Masson et Hedin, 1999 ; Rabonovitch et Strega, 2004). De plus, il ne s’agit pas d’un processus linéaire, mais d’un processus caractérisé par plusieurs cycles de sortie-réentrée-nouvelle sortie des femmes aux prises avec la prostitution. Baker et al. (2010) ont développé un modèle intégrateur qui offre une compréhension du processus de sortie des femmes de la prostitution, à partir d’une analyse critique de quatre modèles, soit deux modèles généraux de changement de comportements et deux modèles concernant plus spécifiquement la sortie de la prostitution. Ce modèle global rend compte des différents stades du processus vers la sortie de la prostitution. La première phase est celle de l’immersion. À ce stade – qui peut s’échelonner de quelques mois à plusieurs années –, les femmes sont totalement immergées dans le milieu de la prostitution et n’ont pas encore décidé d’en sortir. C’est lors de la seconde phase que les femmes prennent conscience de leur désir de sortir de la prostitution. La troisième phase est celle de la planification délibérée des femmes de leur sortie de la prostitution, durant laquelle elles vont évaluer les ressources d’aide formelles et informelles. Les femmes vont en effet s’informer des ressources d’aide disponibles dans leur communauté et manifester à leurs proches leur désir de sortir de la prostitution. Lors de l’étape suivante, celle de la première sortie de la prostitution, les femmes font appel aux ressources d’aide qu’elles ont identifiées. Selon l’accessibilité de ces ressources d’aide et leur adéquation aux besoins des femmes, ces dernières retournent ou non dans la prostitution. La dernière étape est celle de la sortie définitive de la prostitution. Or, comme le processus de sortie n’est pas linéaire, tel que mentionné précédemment, la sortie finale n’est pas garantie. Les femmes réussissent généralement à quitter définitivement la prostitution après plusieurs tentatives de sortie. Après avoir franchi l’étape de la sortie définitive, les risques de nouvelles entrées sont beaucoup plus faibles.
Les ressources d’aide à la sortie de la prostitution
Pour pouvoir sortir de la prostitution, les femmes ont besoin de croire que c’est possible et de soutien (Rabinovitch et Strega, 2004). Si les ressources d’aide informelles – par exemple le soutien des proches – représentent un facteur clé permettant aux femmes de sortir de la prostitution (Bertrand et Nadeau, 2006 ; Dalla, 2006 ; Manopaiboon et al., 2003), il n’est pas suffisant pour accompagner les femmes dans le processus de la sortie de la prostitution. Le succès de la sortie de la prostitution dépend de la disponibilité et l’accessibilité des ressources d’aide formelles (Baker et al., 2010 ; Bindel, 2006). Durant la phase initiale de sortie de la prostitution, les ressources d’aide formelles en réponse aux besoins d’urgence (Jean, 2012d ; McIntyre, 2002 ; Roe-Sepowitz et al., 2012) –dont les soins de santé (Carter, 2004 ; Dalla, 2006 ; Hester et Westmarland, 2004 ; Hotaling, 2004), l’hébergement (Ayerbe, 2001a ; Barry, 1982 ; Bertrand et Nadeau, 2006 ; Dalla, 2006 ; Hester et Westmarland, 2004) et les services ce protection temporaire (Oxman-Martinez et al., 2005)– sont particulièrement importantes. Si les ressources d’aide à long terme concernent également la santé et le logement, le soutien financier (Dalla, 2006) et des pratiques d’accompagnement en matière de formation et d’employabilité (Carter, 2004 ; Hester et Westmarland, 2004 ; Hotaling, 2004 ; Jean, 2012d) s’ajoutent.
Accessibilité des ressources d’aide formelles adaptées aux besoins des femmes
L’accessibilité est une caractéristique des ressources d’aide les rendant facile d’utilisation (Pineault et Daveluy, 1995). Il existe deux principaux types d’accessibilité, soit 1) l’accessibilité socioéconomique et organisationnelle et 2) l’accessibilité géographique (Donabedian, 1973 ; Pineault et Daveluy, 1995). Voyons maintenant les obstacles à la sortie de la prostitution à la lumière de ces deux types d’accessibilité.
La disponibilité des ressources qui répondent aux besoins des personnes est un prérequis à l’accessibilité (Pineault et Daveluy, 1995). En effet, si la ressource n’existe pas, elle ne peut pas être accessible. Or, les ressources d’aide formelles destinées aux femmes en processus de sortie de la prostitution sont largement insuffisantes (Hester et Westmarland, 2004 ; Mansson et Hedin, 1999). D’une part, on compte très peu de ressources d’aide formelles spécifiques, au Québec61 et au Canada, destinées aux femmes qui souhaitent quitter la prostitution. Qu’elles soient spécifiques ou non aux femmes dans la prostitution, les ressources se concentrent, très souvent, presque qu’exclusivement sur des problématiques reliées à la santé sexuelle ou la toxicomanie. Les ressources d’aide disponibles – qui ne prennent souvent pas en compte les conséquences de la prostitution, comme violence intrinsèque, sur la santé des femmes – ne sont souvent pas adaptées aux besoins des femmes de sortir de la prostitution. Bindel (2006) met également en lumière l’effet des restrictions financières sur la qualité des ressources d’aide offertes aux femmes dans la prostitution, telle que la difficulté d’offrir des ressources à long terme, le manque de logements adéquats et sécuritaires et le manque de reconnaissance des problèmes additionnels notamment liés à la violence et à la pauvreté.
Dimensions de l’accessibilité socioéconomique et organisationnelle
Il arrive bien souvent que les femmes dans la prostitution n’aient pas accès aux ressources d’aide lorsqu’elles sont disponibles parce qu’elles ne les connaissent pas. En effet, l’accès de ces femmes aux ressources d’aide formelles est souvent accidentel, résultant d’un contact avec les salles d’urgence ou avec le système de justice (Bertrand et Nadeau, 2006).
L’acceptabilité concerne l’attitude des personnes par rapport aux ressources d’aide ou la perception qu’elles en ont (Pineault et Daveluy, 1995). Il arrive souvent que les femmes qui sont aux prises avec la prostitution se méfient des ressources d’aide, par peur du jugement et de la stigmatisation, et craignent qu’elles ne soient pas adaptées à leurs besoins (Ayerbe, 2011d ; Mouvement du Nid, 2009). Elles fréquentent peu les services généraux et parfois encore même moins les ressources d’aide qui leur sont spécifiquement destinés, par crainte d’être identifiées comme prostituées et, par exemple, de se faire enlever la garde de leurs enfants (Bindel, 2006 ; Rabinovich et Strega, 2004). Hotaling (2004) note un manque de reconnaissance des services sociaux et de santé de la souffrance inhérente à la prostitution. Il arrive, de fait, que des femmes dans la prostitution se plaignent de la distance sociale entre elles et les intervenantes ou les intervenants des ressources d’aide. Les femmes aux prises avec la prostitution rapportent également le sentiment d’appréhension que ces personnes-ressources ne soient rebutées d’entendre la nature et l’intensité des violences qu’elles vivent (Rabinovitch et Strega, 2004). Par ailleurs, on note des obstacles à l’accessibilité des ressources d’aide en raison des conséquences de la prostitution sur la santé des femmes (Ayerbe, 2011c). Certaines femmes dans la prostitution éprouvent de la difficulté à partager les informations précises sur la teneur des violences subies, des douleurs ressenties et des problèmes de santé à cause de leur stratégie de dissociation62 employée dans le but d’anesthésier leurs souffrances (Rabinovitch et Strega, 2004 ; Trinquart, 2002 b).
La commodité concerne l’organisation des ressources d’aide (ex. : système de rendez-vous, heures d’ouverture, le temps d’attente, etc.) et la capacité des personnes à s’adapter à cette organisation (Pineault et Daveluy, 1995). Les contraintes associées à la vie dans la prostitution font que les femmes ont souvent un style de vie chaotique et qu’elles ont de la difficulté à se présenter aux rendez-vous ou à discuter de leurs problèmes avec les personnes-ressources (Bindel, 2006).
L’accessibilité socioéconomique concerne la relation entre la somme à débourser pour avoir accès aux ressources d’aide et la capacité de payer des personnes (Pineault et Daveluy, 1995). Le statut socioéconomique des personnes est moins déterminant dans les pays comme le nôtre où l’assurance maladie est universelle. Toutefois, certaines ressources d’aide, comme celles dispensées par les psychologues par exemple, sont payantes et ne sont pas accessibles aux femmes dans la prostitution, qui ont peu de moyens financiers.
Accessibilité géographique
L’accessibilité géographique comprend la distance linéaire, le temps de transport, le temps total écoulé ou l’effort déployé pour se rendre d’un endroit à un autre, de même que le coût de transport (Donabedian, 1973 ; Pineault et Daveluy, 1995). Les obstacles à l’accessibilité géographique affectent plus particulièrement les femmes habitant des régions où les ressources d’aide ne sont pas disponibles (Bindel, 2006). Toutefois, ces problèmes d’accès ne concernent pas uniquement les femmes des régions rurales ou éloignées. Même en contexte urbain, l’accessibilité géographique des femmes aux prises avec la prostitution peut être limitée puisque certaines d’entre elles ne se déplacent pas très souvent à l’extérieur de leur quartier.
Enfin, pour pallier les problèmes d’accessibilité, des chercheures recommandent la mise en place de réseaux intégrés de ressources formelles adaptées aux multiples problématiques des femmes en processus de sortie de la prostitution. Ces auteures proposent le développement de corridors de services entre les différentes ressources de crises (urgences des hôpitaux, centres d’aide en toxicomanie, etc.) (Bertrand et Nadeau, 2006). Plus largement, Bindel (2006) soutient que davantage de collaboration devrait exister entre les différentes ressources, notamment celles liées à la santé mentale, la santé physique, l’hébergement pour femmes en difficulté, l’aide aux enfants, la formation à l’emploi, l’aide au logement et l’aide sociale. Bertrand et Nadeau (2006) suggèrent, par ailleurs, le recours des intervenant-e-s à des stratégies proactives pour rejoindre les femmes, impliquant de prendre le temps de créer un lien de confiance avec ces dernières afin de diminuer leur méfiance et leur peur de la stigmatisation.
Conclusion
Le point de vue des femmes en processus de sortie de la prostitution est souvent absent des débats. Or, ces femmes sont les mieux placées pour parler de ce qu’elles vivent, de ce dont elles ont besoin pour améliorer leurs conditions de vie et les ressources d’aide qui leurs sont destinées. La recherche qualitative que je souhaite mener suppose donc d’intégrer pleinement les savoirs des femmes concernées par la recherche. Il ne s’agira pas de produire de la connaissance sur les femmes qui ont un vécu en lien avec la prostitution, mais bien avec et pour ces femmes. Je privilégierai une méthode de recherche participative dans le but de soutenir la prise de parole et la (ré)appropriation du pouvoir d’action de ces femmes sur leur vie. C’est en considérant les femmes en processus de sortie de la prostitution comme des actrices de changement social que l’amélioration de leurs conditions de vie et, par conséquent, celles de toutes les femmes, peut être possible (Rabinovitch et Strega, 2004).
Références
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Conclusion
Transmission des savoirs et des études féministes : réflexions personnelles
Hélène Charron
La transmission des savoirs et des études féministes me préoccupe depuis le début de mes études de maîtrise en histoire et cet intérêt s’est maintenu et approfondi au cours de mes études doctorales et postdoctorales en sociologie historique des sciences sociales. Durant l’ensemble de ce parcours, j’ai assumé sans hésitation une approche féministe de la connaissance, en travaillant sur les rapports sociaux de sexe et en abordant les contenus et les pratiques disciplinaires avec un regard critique, féministe, mettant notamment en évidence l’androcentrisme des travaux de certains collègues, jeunes et moins jeunes. J’en ai même fait, finalement, l’objet de mon mémoire de maîtrise, de ma thèse de doctorat et de mes recherches postdoctorales63.
Aussi longtemps que j’ai été dans un parcours scolaire, je voyais bien l’inégale légitimité des études sur les rapports sociaux de sexe et le genre et les autres objets d’études ; je voyais que la perspective féministe est toujours considérée d’emblée comme coupable d’idéologie par des collègues qui, sans effort, spontanément, comme par magie, se sentent investis de neutralité, mais je n’ai vraiment vécu cette inégalité qu’après mon doctorat, quand je suis entrée dans le jeu de la compétition professionnelle qui est organisée selon d’autres critères que la performance scolaire où les filles excellent si bien. C’est à partir du moment où je suis devenue une concurrente pour les ressources (monétaires, statutaires, ou autres) que j’ai commencé à sentir que mes choix féministes pouvaient, de manière arbitraire, servir à me disqualifier, notamment pour faire financer des publications, pour obtenir des emplois ou pour faire reconnaître ma compétence intellectuelle pour les questions considérées comme « générales » par les collègues. C’est aussi à partir du moment où les réseaux informels ont commencé à compter pour vrai (plutôt que les résultats académiques, privilégiés dans les concours de bourses par exemple), que j’ai vu comment le passage vers les espaces de pouvoir se passe plus facilement pour plusieurs hommes. Ce qui est sûr, c’est qu’à cette période charnière du passage du parcours scolaire vers la vie professionnelle, après un doctorat, plusieurs vivent leur première maternité et paternité. Ce qu’on ne met pas encore assez en évidence dans le milieu universitaire, c’est que l’expérience de la parentalité n’a pas du tout le même impact sur les hommes et les femmes. Dans ce milieu, les expériences d’une ou de plusieurs grossesses, d’un ou de plusieurs accouchements, ainsi que le fait d’avoir des enfants en bas âge, ne devraient pas paraître dans notre vie professionnelle : le ralentissement dans la productivité, la présence moins marquée dans les événements professionnels, la mobilité internationale limitée et plus largement le temps à consacrer à notre « dossier », sont à nos frais individuels (et collectifs pour les femmes, et pour les hommes qui s’investissent véritablement dans d’autres espaces de la vie).
Il y a à mon avis de nombreux liens à faire entre cette expérience individuelle, qui est la mienne, et les conditions de diffusion et de transmission des savoirs féministes. Des liens trop nombreux pour que je puisse tous les aborder dans le cadre d’une courte intervention. Je voudrais surtout en souligner brièvement trois.
D’abord, malgré des luttes importantes menées par les premières générations d’intellectuelles féministes à l’université, travailler sur les rapports sociaux de sexe ou le genre signifie encore pour l’ensemble des personnes qui ne sont pas dans ce secteur, être spécialiste d’une petite spécialité disciplinaire secondaire, qui ne concerne pas l’ensemble des cadres disciplinaires comme objet transversal. En fait, l’illégitimité des études féministes prend plusieurs formes. D’abord, très peu de professeurs travaillant sur des questions jugées « générales » considèrent que leurs objets d’études respectifs doivent aussi être interrogés du point de vue du genre, que le genre doit être intégré à leurs enseignements et qu’eux-mêmes doivent être en dialogue avec les chercheuses qui travaillent sur des problèmes similaires au leur dans une approche de genre. Ensuite, encore aujourd’hui, toutes celles qui travaillent sur le genre, peu importe les autres éléments de leurs travaux, se retrouvent identifiées principalement à cet objet. Sortir de cette catégorie est difficile. La reconnaissance du caractère « général » des réflexions féministes pose problème. Elles ont encore souvent les apparences du ghetto.
Certains collègues se disent plus ouverts aux questions de genre et à la perspective féministe, mais souvent, ils ne se sentent pas tenus, avant d’émettre des avis et des conclusions, de lire ce que les spécialistes, celles qui travaillent dans une approche féministe ou au moins sur les rapports de genre sur une base régulière, écrivent et publient. On se rappelle les nombreux sociologues français à avoir publié en fin de parcours professionnel, des synthèses sur le genre ou la domination masculine sans s’appuyer sur toute la littérature scientifique féministe existant sur la question. L’absence de légitimité autorise, enfin, le rejet des travaux féministes dans la catégorie de l’idéologie. En effet, les travaux féministes se heurtent encore au positivisme dominant dans nos départements, et sont encore largement soupçonnés de partialité, de subjectivité abusive, de tendance à la surinterprétation des données.
Comment sortir de ces impasses que connaissent les études féministes depuis leur naissance et auxquelles les pionnières avaient commencé à apporter des réponses très intéressantes ? Il me semble parfois que plutôt que d’avancer sur le chemin de la reconnaissance de la légitimité de la perspective féministe, on recule dans bien des cas. Dans le contexte actuel de coupes budgétaires et de diminution des effectifs étudiants dans de nombreuses disciplines en sciences sociales (à l’exception de l’Université du Québec à Montréal peut-être), de nombreux cours disparaissent de l’offre effective des départements. Plusieurs d’entre eux ne mettent plus à l’horaire, ou très rarement, les cours portant sur les femmes, le genre ou le féminisme. La mobilisation collective des professeures et des étudiantes féministes de tous ces départements est essentielle pour que ces cours soient maintenus et donnés ; la légitimité de nos travaux repose en partie sur la transmission aux étudiants et étudiantes qui à leur tour interpellent les autres professeurs sur leurs silences et leur androcentrisme, par exemple. Mais pour que ces cours ne soient pas uniquement des parenthèses thématiques et qu’ils transforment plus profondément et durablement le rapport au savoir des étudiantes et des étudiantes, pour que progresse l’idée que tous les savoirs sont socialement situés et que l’idéologie n’est pas l’apanage des mouvements sociaux critiques, les féministes ne doivent-elles pas chercher à enseigner les cours d’épistémologie offerts dans les divers départements ?
Le deuxième élément que je voudrais aborder est l’idée qu’une approche féministe de la connaissance est résolument politique, comme le rappelle régulièrement et avec fougue l’historienne Micheline Dumont, même si les travaux féministes peuvent également se revendiquer de scientificité. Pour changer les rapports sociaux de sexe au-delà des discours scientifiques, il faut, à mon avis, se déplacer en amont et élargir nos domaines d’action. Bien entendu, les interventions dans les groupes de femmes, les syndicats, les divers organes de vulgarisation ne sont pas payants pour la reconnaissance proprement universitaire, mais elles sont nécessaires. Nécessaires pour toutes : pour les groupes qui ont soif d’accéder aux savoirs développés à l’université et pour les professionnels du secteur public qui doivent travailler à l’avancement de l’égalité entre les sexes souvent sans aucune formation sur les rapports sociaux de sexe, mais également pour les chercheures et professeures féministes qui se coupent progressivement des enjeux quotidiens des autres femmes prises dans une logique de reconnaissance professionnelle qui ne leur laisse que très peu de temps pour autre chose que le travail universitaire. Certaines pourraient me dire que l’engagement dans l’institution universitaire est déjà une forme de militantisme féministe, et c’est bien vrai. Il me semble toutefois que pour changer la culture universitaire élitiste que nous connaissons et sa logique productiviste actuelle qui désolidarise les féministes mises en concurrence entre elles et avec les autres pour l’accès aux ressources, il faut s’engager à la fois entre nous dans l’institution, mais aussi hors de l’institution universitaire, car nos savoirs sont insuffisamment diffusés. Une des conditions de la naissance des études féministes a été l’investissement des pionnières dans plusieurs initiatives collectives peu payantes pour la reconnaissance disciplinaire, mais auxquelles nous devons tout de même l’institutionnalisation des études féministes. Comment se fait-il que nous en soyons rendues là? La culture universitaire, contradictoire avec la plupart des perspectives féministes sur le travail et les rapports sociaux, peut-elle changer sans que nous prenions des risques ? Ces risques ne doivent-ils pas être pris collectivement plutôt que sur une base individuelle ou sur le dos de celles qui n’ont aucune sécurité d’emploi, en groupe dans une perspective égalitaire d’avancement de l’égalité pour toutes ? Bref, malgré les avancées des dernières décennies, l’institutionnalisation des études féministes demeure extrêmement fragile et ces acquis ne seront préservés et de nouvelles avancées ne seront possibles qu’avec l’engagement actif de celles qui se reconnaissent comme féministes dans l’institution qu’elles soient professeures, professionnelles ou étudiantes.
Enfin, le dernier point que je voudrais aborder rapidement est la question de la solidarité des féministes universitaires avec les autres femmes. Il y a plusieurs manières d’être et de voir le féminisme. Ces dernières années toutefois, il semble se dégager une volonté de penser les inégalités de sexe de manière solidaire, c’est-à-dire de refuser que quelques-unes puissent accéder aux espaces de pouvoir, mais que la majorité demeure en arrière, encore prise dans une division du travail responsable de leur pauvreté, de leur exclusion, de leur précarité. Comment lutter, comme universitaire, de manière solidaire avec les femmes les plus pauvres, les plus discriminées de toutes ? Comment faire en sorte que notre accès aux postes de professeures ou de professionnelles, qui exigent souvent un investissement total, une charge de travail très lourde, mais qui sont aussi des postes bien rémunérés et assez prestigieux, ne contribue pas par ailleurs à la reproduction de la division traditionnelle du travail qui rend les femmes responsables du travail domestique le moins valorisé et le moins bien rémunéré. Car la conséquence des exigences professionnelles démesurées dans l’institution universitaire, comme dans l’ensemble des professions prestigieuses – surtout lorsqu’il y a des enfants dans l’équation – c’est souvent l’embauche de femmes en situation de pauvreté et d’exclusion pour se charger du travail domestique et d’une partie des soins aux enfants. Cela correspond-il vraiment à notre vision d’un ordre social égalitaire pour toutes les femmes ? L’idée n’est pas de condamner individuellement celles qui ont recours à ces services, mais simplement de se demander si c’est ce que nous voulons comme forme d’organisation sociale et de voir la contradiction dans laquelle nous sommes prises. Comment modifier cette situation ensemble ? La logique de productivité qui prévaut actuellement à l’université agit vraiment contre la solidarité féministe dans l’institution et menace la transmission des savoirs féministes. Il faut que cette culture et cette division du travail changent concrètement pour que les diplômées féministes d’aujourd’hui n’abandonnent pas l’idée d’aspirer à une carrière universitaire en raison d’un horizon où les conditions de leur admission dans l’institution ne leur permettent pas de s’investir aussi auprès de leurs enfants, de leurs parents, de leurs amis et des personnes qui contribuent à rendre leur vie et celle de la collectivité bonne et saine. Il faut s’inspirer des visions étudiantes féministes parce que les jeunes femmes qui les expriment et les développent ne sont pas encore prises dans les logiques de reconnaissance institutionnelle et sociale qui nous éloignent bien souvent de notre horizon égalitaire.
Dénonciation des arrestations massives lors de la manifestation féministe contre la hausse sexiste du 27 avril 2012
Alors que se tenait la table ronde du colloque féministe, une manifestation féministe en appui au mouvement de grève étudiante se tenait dans la ville de Québec. Avant même la fin des échanges, retentissaient des échos d’arrestations massives des manifestantes. Les personnes présentes au colloque, interpellées par cette situation, se sont concertées pour émettre ce communiqué de dénonciation.
Québec, 27 avril 2012. Nous, étudiantes, professeures, militantes et participants à un Colloque étudiant féministe sur les enjeux de la transmission des savoirs féministes, tenu à l’Université Laval les 27 et 28 avril 2012, voulons exprimer notre indignation face à la répression policière de la Manifestation nationale féministe contre la hausse sexiste des droits de scolarité organisée par la CLASSE à Québec.
Le droit de se rassembler et de manifester est un fondement de la démocratie. La manifestation de cet après-midi était pacifique et soulignait les effets plus pénalisants pour les femmes de la hausse des frais de scolarité, comme le démontre l’étude de l’Institut Simone de Beauvoir.
L’interprétation littérale de règlements par les autorités et la police est malvenue et dangereuse; elle contribue à la détérioration du climat social et nuit à la résolution du conflit qui perdure depuis plus de deux mois.
Cette violence gouvernementale et policière nous mène droit à l’impasse. Nous dénonçons vivement une telle dérive.
Hélène Charron
représentante des organisatrices du Colloque étudiant féministe
418-656-2922
Hélène Lee-Gosselin
titulaire de la Chaire d’études Claire-Bonenfant – femmes, savoirs et sociétés
418-656-7283
……………………..
Signataires
Hawo Ann
Isabelle Auclair
Marie-Laurence Beaumier
Annie-Pierre Bélanger
Mariane Béliveau
Sarah-Jade Bernier
Edouard-Julien Blanchet
Marilyne Brisebois
Caroline Caron
Mounia Chadi
Amélie Charbonneau
Catherine Charron
Hélène Charron
Julie Chateauvert
Renée Cloutier
Johanne Daigle
Özdemir Ergin
Monique Foley
Ariane Gibeau
Marie-Claude Gingras-Olivier
Jessica Hamel-Akré
Agueda Iturbe-Kennedy
Sarah Jacob-Wagne
Geneviève Lafleur
Hélène Lee-Gosselin
Marie-Andrée Lefebvre
Stéphanie Mayer
Jiména Michéa
Caroline Moisan
Sylvie Morel
Karine Myrgianie Jean-François
Hélène Nazon
Manon Niquette
Catherine Plouffe Jetté
Sandrine Ricci
Caroline Roy-Blais
Sophie Savard-Laroche
Joëlle Steben-Chabot
Marilou St-Pierre
Guillaume Turgeon
Ghislaine Vézina
Ariane Vinet-Bonin
Les signatures originales sont à la Chaire Claire-Bonenfant Femmes, Savoirs et Société
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Notices biographiques
Isabelle Auclair
À la suite de l’obtention d’une maîtrise en anthropologie à l’Université Laval, dont le mémoire de maîtrise portait sur la salsa comme forme de résistance culturelle et incorporation des constructions culturelles genrées en Équateur, Isabelle Auclair a travaillé plusieurs années au sein du système des Nations Unies en Équateur (d’abord auprès d’UNIFEM Région Andine (maintenant ONU-Femmes). Durant cette période, son travail a porté, entre autres, sur le lien entre la féminisation du VIH et les violences faites aux femmes dans la région andine, la formation et l’autonomisation de groupes de femmes vivant avec le VIH, l’accès à la justice pour les femmes de la frontière nord équatorienne et la transversalisation de la perspective de genre dans les projets et programmes de développement. Elle s’est ensuite jointe à l’équipe du Programme de Développement et Paix-Frontière Nord (PDP-FN), une initiative du Bureau du Coordonnateur Résident du système des Nations Unies administrée par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), en tant que coordonnatrice de la stratégie de genre et prévention de conflits. Depuis 2011, elle poursuit ses études doctorales en anthropologie à l’Université Laval et sa recherche, inspirée par son travail antérieur, porte sur le continuum des violences basées sur le genre vécues par les Colombiennes en situation de refuge en Équateur.
isabelle.auclair@ant.ulaval.ca
Marilyne Brisebois
Marilyne Brisebois est étudiante au doctorat en histoire contemporaine à l’Université Laval sous la direction d’Aline Charles, et en cotutelle avec l’Université d’Angers, sous la direction de Christine Bard. Elle s’intéresse à l’histoire des femmes des milieux populaires et du travail domestique, à l’histoire de la consommation et du vêtement. Membre étudiante du Réseau québécois en études féministes (RéQEF) et du Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ), elle a notamment publié dans le Bulletin d’histoire politique. Son mémoire de maîtrise s’intéressait au discours sur la consommation quotidienne des familles ouvrières québécoises développé par la Ligue ouvrière catholique, entre 1939 et 1954. Ce discours, développé entre la fin de la Crise économique et le milieu des années 1950, ciblait principalement les ménagères ouvrières du Québec et visait à modifier leurs comportements de consommatrices tout en développant un argumentaire sur leur citoyenneté économique. Elle a participé au 6e congrès international des recherches féministes francophones dont le thème était « Imbrication des rapports de pouvoir : Discriminations et privilèges de genre, de race, de classe et de sexualité » (Lausanne, août 2012) et plusieurs fois aux Congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française. Elle a enfin été chargée de cours en histoire à l’Université Laval et à l’Université du Québec à Chicoutimi.
marilyne.brisebois.1@ulaval.ca
Amélie Charbonneau
Après un baccalauréat en travail social à l’université Laval, Amélie Charbonneau a entrepris un diplôme d’études supérieures spécialisées (D.E.S.S) en études féministes en septembre 2010. Au cours de son D.E.S.S, elle a pu toucher à plusieurs sujets qui la préoccupent particulièrement. Elle avait déjà remarqué ses affinités avec les approches multidisciplinaires, mais ce n’est que durant son D.E.S.S qu’elle a pu développer des capacités en ce sens. Les sujets qui touchent les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transsexuelles gagnent, à son avis, à être traités dans ce type d’approche. Pratiquement en même temps que mon D.E.S.S, elle a commencé à faire des démystifications avec GRIS-Québec. Son engagement ne s’est pas arrêté là. Depuis l’hiver 2012, elle est administratrice de ce même organisme. Dans le prolongement de mon D.E.S.S en études féministes elle a aussi entamé, en janvier 2012, une maitrise en communication.
amelie.charbonneau.1@ulaval.ca
charbonneauamelie@hotmail.com
Catherine Charron
Après des études universitaires de premier cycle en histoire et en sociologie, Catherine Charron a complété une maîtrise en histoire à l’université Laval en 2007, portant sur l’histoire de la pensée et de l’action féministe en regard du travail domestique au Québec. Actuellement au doctorat à l’université Laval (dépôt de la thèse prévu en 2013), elle poursuit ma réflexion sur la question de la division sexuelle du travail, et s’intéresse plus spécifiquement à l’inscription des emplois domestiques dans les parcours professionnels féminins dans la deuxième moitié du XXe siècle au Québec. Au cours des dernières années, elle a contribué à divers projets à titre d’assistante de recherche, notamment sur l’histoire des réseaux d’assistance sociale à Québec (sous la direction de Johanne Daigle). À titre de chargée de cours, elle a entre autres enseigné la méthodologie de l’enquête orale en histoire. Récipiendaire de bourses des principaux organismes subventionnaires (FQRSC et CRSH), elle a aussi obtenu la médaille académique de la Gouverneure générale en 2008 pour sa maîtrise.
catherine.charron.1@ulaval.ca
Hélène Charron
Hélène Charron enseigne en études féministes à l’Université Laval. Elle est également chercheure associée et adjointe à la titulaire de la Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, Savoirs et Sociétés à l’Université Laval. Elle détient un diplôme de doctorat en sociologie de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris et de l’Université de Montréal et a réalisé un post-doctorat au Centre interuniversitaire en études québécoises (CIEQ) entre 2009 et 2012. Ses recherches portent principalement sur la division sexuée du travail dans les sciences sociales françaises et québécoises, dans une perspective sociohistorique. Elle a notamment publié La sociologie entre nature et culture : genre et évolution sociale dans L’Année sociologique aux presses de l’Université Laval, en 2011.
helene.charron@fsa.ulaval.ca
Sophie Dubé
Sophie Dubé est étudiante au doctorat en psychologie (recherche et intervention) à l’Université Laval. Elle est membre du groupe de recherche ÉVISSA (Équipe Violence Sexuelle et Santé) et du CRIPCAS (Centre de recherche interdisciplinaire sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles). Sous la supervision de Mme Francine Lavoie, elle réalise un projet de thèse portant sur le rôle de l’état dépressif à l’adolescence et de l’agression sexuelle à l’enfance dans l’implication dans les aventures sans lendemain chez les adolescent/es et les conséquences de tels comportements. Elle a également travaillé à différents projets de recherche s’intéressant au thème de la sexualité, dont l’échange de services sexuels contre rétribution chez les adolescent/es et les danses érotisées non-rémunérées chez les jeunes adultes. Ces études seront présentées respectivement au 7ème Congrès international francophone sur l’agression sexuelle (CIFAS) en mai 2013 et au 74ème Congrès annuel de la Société canadienne de psychologie en juin 2013.
sophie.dube.3@ulaval.ca
Evelyne Dubuc Dumas
Evelyne Dubuc Dumas est diplômée du DESS en études féministes à l’Université Laval et détentrice d’une maîtrise en science politique de l’Université de Montréal. Elle navigue dans la grande famille anti-autoritaire depuis plus de dix ans et son port d’attache est le bar-coop autogéré l’AgitéE où elle a joué différents rôles depuis l’ouverture de l’établissement dans le quartier St-Roch à Québec. Elle fait partie du collectif Ainsi squattent-elles qui anime un magazine féministe et libertaire à la radio communautaire CKIA depuis 2006
evyrtuality@gmail.com
Marie-Claude Gingras-Olivier
Marie-Claude Gingras-Olivier est étudiante à la maîtrise en histoire de l’art avec concentration en études féministes à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches observent sous quelles formes se développe une troisième vague féministe au Québec, à partir des différents débats féministes actuels, et du déplacement de certaines problématiques vers une posture plus inclusive. Elle s’intéresse principalement au champ des théories postmodernes et queer libertaires ainsi qu’à la manière dont les pratiques d’art engagé et activiste favorisent l’émergence de nouveaux discours théoriques par l’action collective. Elle travaille actuellement sur les collectifs Les Fermières Obsédées et Women with Kitchen Appliances. Elle milite au sein des M.O.U.S.T.A.C.H.E.S. et du P!NK BLOC Montréal, un collectif queer et féministe né de la grève étudiante actuelle.
gingras-olivier.marie-claude@courrier.uqam.ca
Jessica Hamel-Akré
Actuellement candidate à la maîtrise en études littéraires avec une concentration en études féministes à l’Université du Québec à Montréal, Jessica Hamel-Akré explore, sous la direction de Martine Delvaux, les liens entre violence et féminité lors de la construction de l’identité sexuée des filles en l’inscrivant dans un contexte de classe et de race tel que décrit par la littérature états-unienne des femmes. Pendant deux ans, elle a participé comme rédactrice à la revue Féminétudes. Elle est maintenant directrice de la revue littéraire Postures. Elle a également été conférencière lors du colloque interdisciplinaire « Féminisme et changement social » de l’Université Féministe d’Été à l’Université Laval en 2012.
hamel.jessica_lynn@courrier.uqam.ca
Sarah Jacob-Wagner
Sarah Jacob-Wagner détient un baccalauréat en science politique de l’Université Laval et elle complète présentement, sous la direction d’Anne-Marie Gingras, une maîtrise en science politique avec mémoire au sein du même établissement. Au cours de sa formation de baccalauréat, elle a étudié pendant un semestre à l’Institut d’études politiques de Lille (France). Ses intérêts de recherche concernent la sociologie politique, la politique comparée et le féminisme. Son mémoire de maîtrise porte sur le traitement médiatique des affaires DSK en France et aux États-Unis. Plus précisément, elle s’intéresse à la manière dont la distinction privé/public et la distinction libertinage/violence sexuelle ont été traitées dans le contexte de ces affaires.
sarah.jacob.wagner@gmail.com
Geneviève Lafleur
Geneviève Lafleur est étudiante au doctorat en histoire de l’art et à la concentration de troisième cycle en études féministes à l’Université du Québec à Montréal, sous la direction de Thérèse St-Gelais et Yolande Cohen. Ses recherches actuelles, financées par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, portent sur les femmes ayant créé et dirigé des organismes de diffusion des arts visuels au Québec dans les décennies 1940 et 1950. Elle a pour hypothèse que ces femmes ont joué un rôle de premier plan dans le développement et la reconnaissance de la modernité artistique au Québec, mais que cet apport a été jusqu’alors minorisé dans l’histoire de l’art. Elle a été commissaire, a l’été 2011, de l’exposition Down the rabbit hole, De l’autre côté du miroir à La Centrale Galerie Powerhouse et est rédactrice pigiste pour la galerie Art Mûr depuis 2007. Membre du collectif féministe Les Déferlantes, elle a participé à la coordination du colloque Féminisme(s) en mouvement / Feminism(s) in motion (2008) et à la direction de l’ouvrage Remous, ressacs et dérivations autour de la troisième vague féministe, publié par les éditions du remue-ménage (2011).
lafleur.genevieve.2@courrier.uqam.ca
Vincent Landry
Vincent Landry est présentement étudiant à la maîtrise en études françaises à l’Université de Sherbrooke et membre du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Alors qu’il effectue des études en psychologie, il est introduit à l’univers des lettres par ses lectures du philosophe Karl Marx et du fondateur de la psychanalyse Sigmund Freud. Bien vite, les approches psychanalytiques et marxistes le guident vers les études féministes où les notions de représentation de la sexualité, d’altérité et de rapports de domination recouvrent ses champs d’intérêt. Il axe alors ses recherches sur la littérature pornographique, l’agentivité sexuelle des personnages féminins et sur les scripts sexuels relayés dans la littérature contemporaine. Son mémoire de maîtrise porte sur le genre trouble qu’est l’autofiction théorique féministe. Par l’étude des œuvres de Virginie Despentes, Wendy Delorme et Beatriz Preciado, il souhaite déterminer l’interinfluence de l’écriture autofictionnelle théorique et de la construction d’une identité postmoderne queer propre au métaféminisme.
À la croisée de la mise en scène de soi et de la théorisation d’un féminisme de la troisième vague, cette autofiction théorique permettrait, tant aux féministes de la deuxième vague qu’à celles de la troisième, d’attaquer les bases du régime patriarcal dominant, du capitalisme ou, comme c’est le cas chez Preciado, du féminisme libéral, autant de métarécits décriés par les tenants de la postmodernité. Dans le futur, il s’emploiera à établir une généalogie de l’autofiction théorique qui remonterait jusqu’à la fiction théorique québécoise.
vincent.landry@usherbrooke.ca
Kévin Lavoie
Bachelier en service social de l’Université Laval, Kévin Lavoie complète présentement une maîtrise en travail social à l’Université du Québec en Outaouais, en collaboration avec l’Université de Liège en Belgique. Son mémoire de maîtrise consacré aux représentations sociales de la violence dans les couples d’hommes gais bénéficie du soutien du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, du Fonds de recherche Société et culture du Québec, de la Fondation de l’Université du Québec en Outaouais et du Conseil québécois LGBT. Dans le cadre de ses travaux de recherche, il s’intéresse à la violence conjugale chez les couples de même sexe, ainsi qu’aux pratiques émergentes de lutte contre l’homophobie et à l’intervention auprès des personnes de minorités sexuelles et de leurs parents. Il mène présentement une étude exploratoire sur les familles lesboparentales recomposées, à titre d’assistant de recherche au sein de l’ARUC Séparation parentale, recomposition familiale basée à l’Université Laval. Il est également agent de développement et formateur à la Coalition des familles homoparentales, dans le cadre du projet De la diversité familiale aux stratégies pour en finir avec l’homophobie financé par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec. Précédemment, il a été responsable des services d’information et de sensibilisation au Groupe régional d’intervention sociale de Québec, un organisme communautaire qui vise à promouvoir une vision positive de l’homosexualité et de la bisexualité en vue de favoriser une intégration harmonieuse des personnes gaies, lesbiennes et bisexuelles dans la société.
kevin.lavoie@me.com
Caroline Moisan
Caroline Moisan a fait un baccalauréat en psychologie pour ensuite poursuivre ses études en anthropologie de la santé dans le cadre d’une maîtrise avec mémoire à l’Université Laval. Son mémoire portait sur l’évaluation du programme national de santé « Swadhar » élaboré pour aider les femmes indiennes en détresse. Elle a participé à plusieurs projets de recherches au Québec, en Inde, en Malaisie et au Nunavik. Elle a également travaillé comme auxiliaire d’enseignement en psychologie communautaire et environnementale, anthropologie et orientation. Ces intérêts de recherche se situent principalement en santé communautaire, inégalités sociales, déterminants de la santé et en santé des femmes au Nunavik et en Inde. Caroline a également débuté un doctorat en épidémiologie et travaille en ce moment comme professionnelle de recherche au Centre de recherche du Centre Hospitalier Universitaire de Québec.
Catherine Plouffe Jetté
Catherine Plouffe Jetté est étudiante à la maîtrise en Administration et évaluation en éducation, concentration Fondements sociaux de l’éducation, à l’Université Laval, avec une spécialisation en Études féministes. Elle est détentrice d’un baccalauréat en enseignement du français au secondaire de l’Université du Québec en Outaouais et d’un certificat en littérature québécoise à l’Université Laval. Dans le cadre de sa maîtrise, elle s’intéresse aux rôles des médias chez les filles, à la littérature jeunesse, aux stéréotypes et aux rapports sociaux de sexe. Elle travaille comme animatrice au Centre filles de la YWCA Québec et elle fait partie du comité exécutif de la FEMUL (association étudiante féministe de l’Université Laval) et de l’équipe du blogue Jesuisféministe.com.
catherine.plouffe-jette.1@ulaval.ca
Joëlle Steben-Chabot
Détentrice d’un baccalauréat en science politique de l’Université Laval, Joëlle Steben-Chabot complète actuellement une maîtrise en science politique au sein de la même institution, sous la direction de François Gélineau. Son mémoire de maîtrise portera sur l’abstentionnisme au Québec. Elle est également étudiante-chercheure au sein de la Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires où elle a travaillé sur différents projets, de la participation électorale au rôle des députés en circonscription, passant par la perception du lobbyisme chez les titulaires de charges publiques. Toutefois, ses intérêts de recherche se portent plus largement sur la politique comparée et le féminisme.
joelle.chabot@gmail.com
Marie-Ève Thibodeau
Étudiante au doctorat en psychologie (recherche et intervention) à l’Université Laval, Marie-Ève Thibodeau est membre du groupe de recherche ÉVISSA (Équipe Violence Sexuelle et Santé) et du CRIPCAS (Centre de recherche interdisciplinaire sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles), ainsi que membre bénévole dans un CALACS (Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel). Son intérêt pour le thème de la violence sexuelle se reflète également dans ses nombreux projets de recherche. En effet, la thèse qu’elle réalise sous la direction de Mme Francine Lavoie s’intéresse au lien entre l’agression sexuelle à l’enfance et l’implication dans les amitiés avec bénéfices à l’adolescence. Ses autres intérêts de recherches portent sur les différents comportements sexuels intimes et non intimes à l’adolescence. Son premier article traitant des activités sociales sexualisées est présentement sous presse. Les recherches auxquelles elle participe feront l’objet de trois communications à venir en 2013: dont une au CIFAS (Congrès international francophone sur les agressions sexuelles) en mai, une à l’ACFAS (Association francophone pour le savoir) en mai, et une autre au 74e Congrès annuel de la Société canadienne de psychologie en juin.
m-eve.thibodeau.1@ulaval.ca
Éliane Trottier
Éliane Trottier est candidate à la maîtrise en histoire à l’Université Laval, sous la direction d’Aline Charles. Ses études cherchent à croiser deux critères d’analyse historique : l’âge et le genre. C’est dans cet esprit que ses recherches portent sur l’histoire des Québécoises au cours de la Seconde Guerre mondiale, dans une perspective d’âges de la vie. Son mémoire de maîtrise se penche sur les questions des seuils d’âges, des cycles de vie et des rapports générationnels chez les femmes de la province entre 1939 et 1945, dans un contexte où les modèles féminins sont questionnés par l’effort de guerre et les discours patriotiques.
En plus de ses activités académiques, elle s’intéresse aussi à la transmission des connaissances en histoire et aux activités de développement culturel. C’est dans cette optique qu’elle s’implique dans sa communauté à titre de vice-présidente de Culture et Patrimoine Deschambault-Grondines et que bon nombre de ses expériences de travail ont pour mission la vulgarisation ou la diffusion de l’histoire québécoise auprès de différents publics. Ses intérêts convergent également vers le développement durable sous tous ses angles, ce qui l’a poussée à entreprendre une formation en responsabilité sociale et environnementale des organisations et à participer activement à la mise en œuvre d’une politique de développement durable pour les municipalités de Deschambault-Grondines et de Portneuf, ainsi qu’à l’élaboration d’un plan de mobilité durable pour le quartier Saint-Sauveur, à Québec.
eliane.trottier@hotmail.com
Ariane Vinet-Bonin
Ariane Vinet-Bonin est détentrice d’un baccalauréat en psychologie de l’Université de Montréal et d’un diplôme d’études supérieures spécialisées en études féministes de l’Université Laval. Elle a travaillé à différents projets de recherche sur la santé en lien avec l’immigration et les rapports sociaux de sexe. Depuis les dernières années, ses intérêts de recherche, d’intervention et son engagement social ont trait plus spécifiquement à la question de l’exploitation sexuelle commerciale. Elle poursuit actuellement des études de maîtrise à l’École de service social de l’Université de Montréal. Son projet de mémoire porte sur les obstacles auxquels sont confrontées les femmes en processus de sortie de la prostitution pour pouvoir bénéficier ressources d’aide accessibles et adaptées à leurs besoins.
ariane.vinet-bonin@umontreal.ca
1Le comité d’organisation était composé d’Isabelle Auclair, Marie-Laurence B.-Beaumier, Marilyne Brisebois, Joëlle Steben-Chabot, Catherine Charron, Fatoumata Diallo, Carol-Anne Gauthier, Sarah Jacob-Wagner, Marie-Andrée Lefebvre-Moore et Caroline Roy-Blais. Hélène Charron, adjointe à la titulaire et chercheuse associée à la Chaire Claire-Bonenfant a assuré la coordination de l’événement et Hawo Ann, professionnelle de recherche à la Chaire Claire-Bonenfant a prêté un actif concours à l’organisation de l’événement.
2Quelles que soient les bornes choisies pour délimiter cette période, ceci n’est pas mon propos.
3Dans la suite de ce texte, les références renvoyant au journal L’Action catholique seront présentées sous l’abréviation AC.
4Pour Linteau et Durocher, la modernité est un phénomène qui, au Québec, débute dès les années 1930 et qui se rattache à « une période d’accélération et d’intensification » dans tous les domaines. « Deux traits généraux caractérisent cette modernisation : la contestation et le rejet des idéologies et des formes liées au traditionalisme conservateur, et l’ouverture aux grands courants internationaux de l’avant-garde artistique et intellectuelle. » (Linteau et Durocher, 1989 (1979) : 401).
5L’expression apparaît telle quelle dans le quotidien, dans le résumé d’une conférence donnée par le révérend père Antonin Lamarche, qui fait l’éloge d’une Canadienne française humble et pieuse. « La canadienne [sic] sans histoire et sans nom, nous la trouvons engloutie dans la tradition, mais vivant en nous par les vertus religieuses, familiales et sociales qu’elle nous a transmises, et autour de nous par ce climat de piété, de distinction, de fraternité qu’elle a créé et qui fait, sans que nous sachions trop comment, nous sommes catholiques et canadiens. » (AC, 7 novembre 1939 : 18).
6Le père Gonzalve Poulin est un diplômé en sciences sociales s’intéressant particulièrement à la question de la famille. Plutôt moderne, il considère que l’intervention de l’Église dans les affaires familiales doit se faire de concert avec l’État. Le bien-être social n’était pas, à ses yeux, une prérogative religieuse. Pour davantage de détails au sujet de sa vision de la famille, voir Joyal et Chatillon, 1993 : 141.
7Plusieurs témoignages prônent en effet davantage d’indulgence, prétendant que le temps fera bien son oeuvre et les jeunes filles modernes s’assagiront en devenant mères et grand-mères. AC, 30 juin 1944 : 6; AC, 8 juillet 1944 : 6; AC, 15 juillet 1944 : 6; AC, 22 juillet 1944 : 6; AC, 29 juillet 1944 : 6; AC, 12 août 1944 : 6.
8D’autres études font toutefois remonter les débuts de la consommation de masse au XVIIe siècle, alors que se développe la consommation du sucre, dont les revenus ont joué un rôle critique dans la révolution industrielle. (Sidney W. Mintz, 1986).
9Catherine Plouffe Jetté est étudiante à la maîtrise en administration et évaluation en éducation (Concentration Fondements sociaux).
10Le Dico des filles est publié aux éditions Fleurus (Paris), L’Encyclo des filles aux éditions Plon (Paris) et L’ABC des filles aux éditions Les Malins (Montréal).
11Aux éditions De la Martinière Jeunesse.
12Il ne sera pas question ici de l’édition 2013, récemment parue, dont l’organisation des articles semble avoir été modifiée.
13Ce modèle sera expliqué plus loin dans ce texte.
14Quelques entrevues se retrouvent dans la section magazine de L’ABC (la première partie du livre, qui correspond environ à un cinquième des pages), et les noms de certains commerces et produits se trouvent dans certains articles.
15Ce texte est une traduction de Hall 1980.
16Les auteures remercient M. Guillaume Perron, d’Entraide jeunesse Québec pour son appui à chacune des phases de la recherche. Elles tiennent également à remercier Mme Caroline Marcotte et Mme Catherine Ruel pour la transcription des entrevues ainsi que le Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (CRIVIFF) et le FQRSC (ÉVISSA) qui ont subventionné la recherche.
17Les auteures ont contribué également.
18Lavoie et al. (2012) présentent plusieurs types d’Acsosex. Parmi ceux-ci, le baiser entre personne du même sexe serait pratiqué dans le but d’exciter les personnes présentes. Les écrits scientifiques s’attardent peu aux baisers entre garçons et filles comme moyen d’exciter d’autres personnes. Peut-être est-ce dû au fait qu’il s’agit d’un acte relativement commun.
19Dans le présent texte, lorsqu’une citation est rapportée, la référence est indiquée entre parenthèses. Si la citation provient d’une entrevue en particulier, le code associé à cette entrevue est précisé (ex. : FMT16). Si la citation provient du groupe de discussion, on a simplement indiqué « Groupe de discussion ».
20Ce texte a été rédigé en collaboration avec ma directrice de recherche, madame Sylvie Thibault, Ph.D., professeure au Département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais.
21Voir par exemple L’Intervention féministe d’hier à aujourd’hui. Portrait d’une pratique sociale diversifiée, sous la direction de Christine Corbeil et Isabelle Marchand aux éditions du Remue-Ménage, 2010.
22Dans la présente recherche, à l’instar de plusieurs spécialistes s’intéressant au contexte andin (Camacho 2005; Camacho 2009; Gal 2011; INREDH 2004; ONU Mujeres 2011; Salazar 2008), j’utiliserai le concept d’ethnie. Ce choix réside dans le fait que, contrairement au concept de race, l’ethnie ne se limite pas à une différenciation arbitraire et physique, mais comporte une dimension d’appartenance.
23À l’instar de Camacho (2005) et d’INREDH (2008) et afin de considérer autant les femmes déplacées pour qui le statut de réfugiée n’a pas été reconnu que celles ayant complété le processus juridique avec succès, j’adopterai le concept plus large de «situation de refuge».
24Le Plan Colombia a été conçu comme un accord bilatéral entre les États-Unis et la Colombie afin de favoriser la démocratie et le développement, de combattre le narcotrafic et de contribuer à l’avancement des droits humains et à la promotion de la paix (Rojas, 2003 : 3). Il est important de noter que la mise en œuvre de ce plan est devenue une préoccupation pour les pays de la région andine pour lesquels, derrière l’argument du combat contre le narcotrafic se cachent des opérations politico-militaires qui ont engendré des conséquences néfastes pour les populations impliquées (INREDH, 2008 : 15).
25AI, 2004 ; Camacho, 2005 ; Gal, 2011 ; Ganipa, Benalcazar et Pena, 2004 ; INREDH, 2004 et 2008 ; Jaramillo, 2008; Perez, 2003 ; Rojas, 2003 ; Salazar, 2008 ; Riaño-Alcala et Villa, 2008 ; Villa, 2008.
26En 2000, en réponse à l’augmentation massive des demandes d’asile en Équateur, le UNHCR ouvre un bureau à Lago Agrio dans la province frontalière de Sucumbíos et, l’année suivante dans la ville d’Ibarra. Aujourd’hui, face aux flux constants de demandes et aux déplacements des personnes en situation de refuge au niveau national, des bureaux du UNHCR sont présents également dans les villes de Quito, Cuenca, Esmeraldas, Tulcán et San Lorenzo (Villa, 2008 : 82).
27Toutes les traductions de documents en espagnol ont été effectuées par la présente auteure.
28Il est important de souligner que les constructions genrées s’appliquent autant au masculin qu’au féminin qui contribuent tous deux à la perpétuation des violences basées sur le genre, voire à leur exacerbation. En d’autres mots, nous pouvons affirmer que ces violences « (…) sont intrinsèques à la construction actuelle des modèles hégémoniques tant de féminité que de masculinité, qui non seulement les provoquent, mais les légitiment, les régularisent, culpabilisent les femmes d’en souffrir et répondent à une structuration complète de la société» (Gal, 2011 : 31).
29« Alors qu’elle peut paraître évidente, la définition de la violence s’avère une tâche relativement compliquée. Même si certaines actions peuvent, sans aucun doute, incarner la violence, plusieurs auteurs critiques s’entendent sur le fait que la violence ne puisse pas être saisie grâce à une focalisation exclusive sur les actions ou les événements. Ils argumentent plutôt en faveur d’une compréhension de ces actes et évènements comme expression des structures sous-jacentes à la société (Nevins, 2005 ; Lawrance et Karim, 2007) » (Martin, 2010 : 216).
30Afin de comprendre les manifestations diverses et genrées de la violence, il est important d’inclure dans notre réflexion les structures patriarcales. En effet, « Gender-based violence is not only about women suffering acts of power and domination, but also about patriarchal ideology, which reproduces social conditions for the perpetuation of violence against women. It is necessary to understand how the chains binding women to a status of vulnerability or any type of violence is reinforced » (Arzate Salgado et Vizcarra Bordi, 2007 : 92).
31« (…) des cinq pays voisins de la Colombie, l’Équateur est le mieux préparé pour recevoir la population réfugiée colombienne. Contrairement au Venezuela et au Panama, l’Équateur s’est doté, en 1992, d’une législation qui s’ajuste aux principes et aux normes internationales sur les personnes en situation de refuge. De plus, l’Équateur, contrairement aux autres pays voisins, applique la Déclaration de Carthagène qui élargit le cadre régional de protection des victimes de violence généralisée » (Gal, 2011 : 63). Finalement, la constitution équatorienne, par son article 40 « […] reconnait le droit de migrer, ne considère personne comme illégal en raison de sa condition migratoire et oblige à la protection intégrale et reconnait la citoyenneté universelle » (Garcia Alarcon, 2011 : 5).
32Le « sexe transactionnel » (concept utilisé par l’UNIFEM, maintenant ONU-Femmes, dans le travail à la frontière nord en Équateur) réfère à des personnes dans des situations de vulnérabilités particulières qui se voient dans l’obligation de fournir des services sexuels en échange de protection, de nourriture, de logis, etc.
33Une personne sur trois quittant la Colombie et arrivant en Équateur y fait une demande officielle (Rojas, 2003 : 6).
34« La reconnaissance de la condition de réfugié par l’État équatorien est effectuée par le biais de la Commission pour la Détermination de la Condition de Réfugié. Celle-ci est formée de deux membres du Ministère les Relations Extérieures et d’un membre du Ministère de l’Intérieur. […] Les personnes qui allèguent craindre pour leur vie et être victime de persécution dans leur pays d’origine ou de résidence habituelle peuvent présenter leur demande d’asile. Toutefois, malgré l’existence de règlementation en la matière, il convient de soulever les difficultés auxquelles font face les femmes qui cherchent asile pour des raison liées aux violences basées sur le genre » (Gal, 2011 : 63-64).
35Arteaga, 2010 ; Arzate Salgado et Vizcarra Bordi, 2007 ; Berger, 2009 ; Camacho, 2009 ; Chapkis, 2003 ; Coll, 2009 ; Gonzales-Lopez, 2000 ; Herrera et Ramirez, 2008 ; Hirsch, 1999 ; Ibarra, 2003 ; Kallivayalil, 2010 ; Khandelwal, 2009 ; Kim, 2006 ; Mahler et Pessar, 2006 ; Mora, 2007 ; Menjivar et Salcido, 2002 ; Parson, 2010 ; Riaño-Alcala, 2008 ; Rojas-Viger, 2008).
36« Les stéréotypes dépeignent généralement le Colombien comme délinquant et narco-trafiquant et la Colombienne comme prostituée. La discrimination contre la population colombienne complique l’intégration à la société équatorienne » (INREDH, 2004 : 9-10).
37Il n’est pas question, ici, de justifier quelque forme de violence que ce soit, mais plutôt de critiquer les idées préconçues selon lesquelles les hommes seraient violents par nature et que les femmes seraient, par cette même nature, des victimes (Hollander, 2001).
38Il y a entre autres Pollock, LaCapra et Barzman, dont les références se trouvent en bibliographie.
39Lieber parle aussi de ce qu’elle appelle « une peur sexuée », ou la menace de violence envers les femmes qui vise à les forcer à suivre des règles arbitrairement imposées : « [L]a peur sexuée est basée sur de profonds stéréotypes qui alimentent l’idée que les femmes sont vulnérables par essence et qu’elles sont mieux à la maison. Ce sentiment de vulnérabilité incite les femmes à prendre des précautions lorsqu’elles sortent. La peur sexuée contribue donc à façonner et à produire du genre, et à renforcer l’association des caractères masculin et féminin avec les sphères publiques et privées respectivement. » Lieber, 2008: 274.
40Pour Preciado, l’assignation pharmacopornographique du genre peut être considérée comme une convergence de scripts culturels liés au milieu médical (hormones, chirurgie, anatomie) et aux représentations pornographiques (rapport entre les sexes, normes esthétiques de beauté, performance) qui construisent et assignent le genre.
41Nous empruntons l’expression à l’autofiction Quatrième génération (2007) de Wendy Delorme. Dans celle-ci, la quatrième génération est celle des femmes, hommes, trans et intersexes héritiés des féministes prosexe.
42Le post-féminisme de Bourcier marque une séparation radicale d’un féminisme qui renaturaliserait la binarité identitaire.
43Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements,
44« Une étudiante expulsée d’un cours », Radio-Canada, [en ligne], 2010, http://www.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2010/03/02/003-quebec_niqab.shtml , (page consultée le 19 décembre 2011).
45Il est à noter que le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes a été réaffirmé en 2008 par l’inscription de celle-ci dans le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
46L’auteure tient à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et le Fonds de recherche sur la société et la culture (FQRSC) pour leur soutien financier.
47Pour plus d’information à ce sujet, consulter notamment le numéro de Nouvelles Questions Féministes, intitulé France, Amérique : regards croisés sur le féminisme, paru en 1996.
48Au moment d’écrire ces lignes, la procédure au pénal a été abandonnée et un accord à l’amiable a mis fin à la procédure civile.
49Sans être exhaustif, ce corpus comprend les principaux textes se rapportant au débat entre Scott et ses critiques. Pour l’essentiel, ces écrits sont tirés des trois quotidiens, soit Le Monde, Libération et Le Devoir. Un billet publié sur un forum en ligne du New York Times, une retranscription de l’émission Les idées claires et un article du journal électronique Médiapart ont également été retenus.
50Scott mentionne que certaines féministes en France sont en désaccord avec cette conception des rapports hommes-femmes, mais que ces dernières forment une minorité.
51Si Scott a visé Ozouf et Habib dans son premier billet, elle n’a pas mentionné Raynaud à cette occasion.
52Il s’agit d’une expression utilisée par Christine Delphy pour dénoncer les Américaines qui ont forgé l’expression de French Feminism (Delphy, 1996 : 19).
53Tel qu’il a été mentionné précédemment, Fraisse se distingue à cet égard. La philosophe fait référence à un « féminisme français », mais il ne s’agit pas de celui qui est défendu par Théry, Habib, Ozouf et Raynaud.
54Scott vise Théry de façon moins directe, car la sociologue n’a pas fait paraître d’articles scientifiques ou de livres dans lesquels elle défend précisément cette « théorie ». Toutefois, dans ses répliques à Scott, Théry prend parti pour le féminisme « à la française » que Scott désigne sous le nom de « théorie française de la séduction ».
55Scott cite quatre travaux : Mots des femmes : essai sur la singularité française (1999) de Ozouf; Le consentement amoureux (1998) et Galanterie française (2006) de Habib; « Les femmes et la civilité : aristocraties et passions révolutionnaires » (1989) de Raynaud, paru dans Le Débat.
56Contrairement à ce que Scott laisse entendre dans un article (Scott, 2011c), c’est Hume et non Raynaud qui effectue ces affirmations. Par contre, Raynaud ne prend aucune distance par rapport aux propos de Hume.
57En fait, ils n’emploient pas du tout le terme de « genre ».
5880% selon le CSF (2012).
59Le SSPT est caractérisé par trois types de symptômes : 1) le fait de revivre un évènement traumatique de façon répétitive; 2) l’évitements répété et persistant de stimuli associés à l’évènement traumatique et 3) l’hypervigilence (Farley et al., 2005).
60Le soutien par les paires réfère à l’entraide par et pour les femmes dans la prostitution.
61Au Québec, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, la Maison de Marthe et le Regroupement québécois des Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel offrent des ressources d’aide spécifiques à la sortie de la prostitution. Il est intéressant de noter par ailleurs l’engagement du Secrétariat à la condition féminine (2011) qui a inscrit dans son dernier plan d’action en matière d’égalité pour les femmes de nouvelles mesures visant à venir en aide à celles qui veulent quitter la prostitution.
62La dissociation est un mécanisme de défense psychologique consistant à séparer le plus possible l’expérience traumatique de soi, son identité, ses émotions, ses pensées, son comportement, ses sensations physiques, etc. (Farley et Barkan, 1998 ; Trinquart, 2002).
63Mon mémoire de maîtrise portait sur les représentations des rapports sociaux de sexe dans la sociologie durkheimienne (Charron, 2011) et ma thèse de doctorat avait comme objet la construction de la légitimité intellectuelle des femmes (notamment des féministes) qui cherchèrent, avant 1940, à se trouver une place dans les sciences sociales françaises naissantes (Charron, 2009). Mes recherches postdoctorales se penchent sur la construction sociohistorique des inégalités de prestige théorique entre des disciplines masculines et féminines en sciences sociales, plus particulièrement entre la sociologie et le service social.