By: Hélène Grillon
Dans le souci d’en améliorer la prévention, la Direction générale de la
santé a demandé à l’Inserm d’évaluer l’intérêt de la démarche d’autopsie
psychologique dans l’identification de facteurs de risques. Après expertise
collective, l’institut publie aujourd’hui la synthèse de ses travaux. « Li-
gnes forces » et recommandations.
SELON LES ESTIMATIONS de l’OMS, environ un million de personnes
meurent par suicide chaque année dans le monde, et le phénomène ne
cesse d’augmenter. Ce fléau touche tous les pays, à des degrés divers.
Les taux de suicide varient, pour le sexe masculin, de 0,5/100 000 à la
Jamaïque à 76,6 en Lituanie, et, pour le sexe féminin, de 0,2 à la Jamaï-
que à 16,8 au Sri Lanka*. En France, le suicide représente quelque 2 %
des décès annuels (avec un taux de prévalence de 26,1/100 000 pour les
hommes et de 9,4 pour les femmes en 1999), se situant dans une moyenne
haute par rapport aux autres pays européens. Il constitue la première cause
de mortalité chez les jeunes ainsi que chez les 30-39 ans. Bien que la part
du suicide diminue ensuite fortement avec l’âge, le nombre de décès par
suicide s’est, quant à lui, fortement accru.
La prédictibilité de l’acte suicidaire est très incertaine, et de nombreux
auteurs s’accordent à dire qu’il est impossible d’établir un portrait précis
du sujet suicidaire. Cependant, différents facteurs de risque ont été iden-
tifiés au fil du temps, notamment par le biais de « l’autopsie psychologi-
que ». Pratiquée dans une quinzaine de pays (en particulier le Canada,
la Grande-Bretagne et la Finlande, mais aussi Israël, Taïwan ou l’Inde.),
cette technique reste encore très confidentielle en France. Visant à recons-
tituer les circonstances psychologiques, sociales et médicales entourant le
décès d’une personne suicidée – par le recueil minutieux d’informations
dans l’entourage du défunt -, l’autopsie psychologique a été initialement
développée à des fins médico-légales, notamment pour résoudre les cas
de mort suspecte. Utilisée dans le cadre de la recherche, elle permet
aujourd’hui d’affiner la connaissance des facteurs de risque du comporte-
ment suicidaire et contribue ainsi à la prévention.
Cette technique consiste à collecter des informations sur un grand nombre
de paramètres, destinés à identifier, voire à expliquer, les raisons du sui-
cide et à évaluer les facteurs de risque que présentait la personne décédée. Les questions incluent les détails de la mort (circonstances, méthodes du
suicide, préméditation), le paysage familial (enfance, adolescence, éduca-
tion), le contexte social (support social, isolement), le parcours de vie, le
monde relationnel, les conditions de travail, la santé physique et mentale
(antécédents, conduites suicidaires antérieures), les événements de vie né-
gatifs, l’éventuel contact avec des services d’aide avant le passage à l’acte
et la réaction des proches au suicide.
Un impact sur le processus de deuil
Ces données sont collectées, pour l’essentiel, auprès de l’entourage du
défunt, dans une période idéalement située entre deux et six mois après le
suicide. Ce délai permet d’intervenir après la période la plus douloureuse
du deuil, et alors que les souvenirs ne sont pas encore altérés. La méthode
retenue pour prendre contact avec les proches est une lettre suivie d’un
appel téléphonique. Comme pour toute recherche impliquant des per-
sonnes, l’aval des comités d’éthique compétents est nécessaire, à la fois
pour valider la méthode, pour garantir le bon déroulement des entretiens
et la qualité des résultats. Fondée sur l’information indirecte, l’autopsie
psychologique est exposée à un biais structurel. Pour le réduire, il apparaît
donc essentiel d’interroger plusieurs proches (famille, médecin traitant,
relations de travail, etc.) pour un même cas. Cette technique requiert
le strict respect de conditions méthodologiques, pratiques et éthiques.
En guise de lignes de conduite, l’Inserm estime nécessaire de définir
clairement les hypothèses de travail, le protocole, les caractéristiques de
l’échantillon et des groupes témoins (un échantillon d’au moins 60 cas
pour tirer des conclusions susceptibles d’être généralisées) et de préciser
la qualification des intervenants. « L’autopsie psychologique tirerait avan-
tage d’une plus grande rigueur et standardisation dans sa mise en œuvre »,
souligne le groupe d’experts, qui recommande que la collecte de données
s’appuie sur des questionnaires adaptés, préalablement validés, et que la
conduite des entretiens soit confiée à des intervenants (psychologues ou
psychiatres) expérimentés.
En donnant la parole aux proches d’une personne suicidée, l’autopsie
psychologique a un impact sur le processus de deuil. La mise en œuvre de
cette démarche doit donc tout à la fois satisfaire à la rigueur scientifique
pour une recherche exploitable en prévention du suicide et répondre à la
nécessité d’une aide psychologique vis-à-vis des proches.
Pour une recherche concomitante de facteurs biologi-
ques et génétiques.
Les études existantes ont permis de confirmer la forte prévalence de
troubles mentaux parmi les suicidés : 90 % contre 27 % au sein du
groupe témoin. Tous les troubles sont représentés, mais la dépression
majeure semble jouer un rôle de premier plan. Selon les âges de la vie,
les facteurs de risque varient. Chez les jeunes (enfants et adolescents),
on trouve une forte prévalence de dépression, de troubles bipolaires,
mais également des comportements antisociaux avec une consom-
mation excessive d’alcool et de diverses substances psychoactives.
Chez les personnes âgées, les études – peu nombreuses et récentes – ré-
vèlent également la prédominance de la dépression majeure (à la source
de laquelle on retrouve, dans bien des cas, la perte d’un être cher ou un
faible support social), mais aussi celles de personnalités psychorigides.
Plus rares sont les études qui se sont intéressées au monde du travail.
Or, selon les experts, l’influence du contexte professionnel de nombreu-
ses catégories de populations mériterait d’être davantage explorée. De
même, l’autopsie psychologique pourrait profiter à certains sous-groupes
de population (jeunes, personnes âgées…) ou groupes particuliers (ho-
mosexuels, minorités, détenus…) trop peu renseignés. L’Inserm estime
notamment important de cibler les sujets ayant déjà fait des tentatives de
suicide, en particulier par des méthodes violentes : ces travaux pourraient
être d’un grand intérêt dans le cadre d’un programme de prévention.
« Couplée à l’autopsie psychologique, la prise en compte des facteurs
biologiques dans l’acte suicidaire (surtout violent : arme à feu, défe-
nestration…) est aujourd’hui bien documentée et pourrait améliorer la
performance du dépistage d’une probabilité de suicide et ainsi participer à
la prévention », affirment les experts. Aussi recommandent-ils que les fu-
tures études intègrent la recherche de facteurs biologiques et génétiques et
insistent-ils sur la nécessité d’une réglementation favorable à l’accès aux
prélèvements biologiques dans les conditions nécessaires à la recherche.
Les études de ce type pourraient être réalisées dans le cadre de collabo-
rations multidisciplinaires (médico-légal, neurobiologie, génétique, neu-
ropsychiatrie, psychiatrie…). Après cette évaluation scientifique, la DGS
propose à l’Inserm de poursuivre cette première étape par la réalisation
d’une « expertise opérationnelle », qui consistera à définir les conditions
d’une mise en application de l’autopsie psychologique en France, et à
établir un cahier des charges pour une bonne pratique.