À DIEU JULIEN (Épisode 14)

Caroline Gréco

Le courage me manquait pour affronter ces tête-à-tête toute seule, sans pouvoir m’appuyer sur une présence amie pendant ces journées interminables. Philippe rentrait tard le soir et, souvent, tu t’assoupissais à ce moment là.

En même temps, et tout aussi sournoisement, ton caractère s’est transformé. Cela aussi s’est fait en douceur, jusqu’au jour où j’ai pensé que j’avais devant moi un petit vieux grincheux et mal luné! Une amitié très forte et affectueuse nous unissait depuis toujours: j’étais ta mère, tu étais adulte, nous avions dépassé le stade de «fais ceci ou fais cela, obéis moi!» Même si nous n’étions pas toujours d’accord, nous discutions beaucoup (nous adorions ça tous les deux !).

Nos disputes ne nous séparaient pas longtemps et, lorsque l’orage s’éloignait, nous arrivions à faire le point calmement et sereinement.

Depuis que tu étais alité, tu appréciais ma présence continuelle à la maison. Tu m’as suffisamment répété que tu avais tellement de chance («chance»? ce mot me faisait bondir!) de ne pas te retrouver tout seul et abandonné dans un lit d’hôpital comme, c’est hélas, souvent le cas pour les malades du sida. J’essayais de te faire rire, d’être gaie, dans la mesure de mes possibilités, et de te gâter. C’était le seul moyen qui me restait pour compenser un tout petit peu les ravages de ta maladie.

Je n’ai pas compris tout de suite tes réactions de mauvaise humeur. Elles ne duraient pas longtemps. Je me disais que tu étais couché depuis tant de jours que tu devais en avoir assez : tu t’énervais, c’était normal et compréhensible. Ensuite, tout s’est accéléré: tu es devenu de plus en plus agressif, de plus en plus difficile à supporter, un rien t’énervait. Parfois j’avais de la peine à te reconnaître: tu avais un caractère agréable et conciliant, et tu étais devenu si dur et si désagréable!

Tu critiquais tout, tu n’appréciais plus rien. Je ne savais plus quoi faire, j’étais perdue. Cela devenait insupportable, j’avais l’impression d’avoir un étranger devant moi. Tu criais, et je n’arrivais plus à placer un mot. Tes paroles étaient blessantes. Tu ne m’avais jamais traitée ainsi.

Je quittais ta chambre complètement bouleversée, sachant pourtant que c’était la maladie qui te rongeait.

J’aurais dû comprendre que le virus s’emparait de plus en plus de toi. Il te séquestrait, en quelques sorte, puisque nous communiquions de plus en plus difficilement. J’en souffrais beaucoup. Plus l’échange était impossible, plus j’avais de choses à te dire, des choses essentielles, tellement importantes que je m’en voulais d’avoir oublié de t’en parler. Pourquoi n’y avais-je pas pensé avant, lorsque ton esprit était encore clair, plutôt que de perdre du temps en futilités?

Julien, pardonne-moi. Tu vas mourir, je le sais. Ca ne sera peut-être pas demain, ni dans une semaine, mais tes jours sont comptés, c’est une évidence. Nous avons vécu beaucoup d’années ensemble, nous avons été très proches. J’ai eu de la chance d’avoir pu partager tout cela avec toi. Tu vas vers la mort et tu luttes : toutes tes forces sont concentrées dans ce combat. Chaque geste que tu arrives encore à faire, chaque phrase que tu dis, même si elle n’a plus beaucoup de sens, chaque souffle qui sort de ta poitrine sont des victoires: tu gagnes ainsi des jours de vie. C’est l’essentiel, pour toi, Julien. Il s’agit de ta survie. Cela te prend toute ton énergie ce n’est pas le moment de venir te raconter mes états d’âme avec mes questions essentielles, tu n’as plus le temps de m’écouter. L’important est ta survie, le reste est devenu futilité!

De nouveau, tu n’es pas content, de nouveau, tu grognes. Je te regarde et je ne te reconnais plus. Je n’écoute que le bruit de tes mots et je pense à Julien, le vrai, celui qui est en train de nous quitter tout doucement. Je te laisse maugréer et je m’allonge à côté de toi, silencieusement. Une photo de montagne est encadrée sur le mur de ta chambre. Je ferme les yeux et je pense à un souvenir heureux. J’en ai besoin. Je dois m’accrocher à quelque chose de beau pour tenir le coup. Cette année-là, nous étions avec des amis dans les Alpes. Tu nous avais rejoints pendant quelques jours. Moralement et physiquement tu étais en grande forme : qui aurait pu soupçonner ta séropositivité? Cela était encore «notre» secret, tout allait bien, et nous avions laissé ce souci à la maison. Le temps était magnifique, et nous allions marcher comme tous les jours. La voiture nous avait amenés jusqu’au bout de cette vallée austère et belle, là où la route s’arrêtait. Dans le fond, la rivière, après sa grande chute blanche, coulait avec force vers la plaine. Nous voulions voir l’endroit d’où jaillissait la cascade. Son plongeon majestueux nous attirait. Nous avions commencé notre ascension. Le sentier était raide, nous avancions lentement. Un écureuil a soudainement traversé notre route pour aller se cacher dans un arbre, et les citadins que nous sommes avons essayé de découvrir sa cachette, en nous bousculant joyeusement.

La forêt s’éclaircissait au fur et à mesure que nous montions, et nous avons atteint l’alpage avec ses deux maisons basses et les vaches. L’endroit était si beau et si paisible que nous avons décidé de faire une halte. C’est là que nous avons fait la connaissance du berger, un jeune homme blond d’une trentaine d’années, heureux d’avoir pu s’échapper de son village, avec ses bêtes, et de pouvoir goûter deux mois de calme et de silence dans la solitude de ces montagnes.

Après avoir visité «son» domaine, goûté l’eau fraîche de sa source et admiré son troupeau, nous avons passé un bon moment à faire connaissance, à rire et à chanter, accompagnés par sa guitare! Le soir est arrivé plus vite que prévu, et nous n’avons pas eu le temps de terminer notre balade. Qu’importe : le chant de la cascade nous a accompagnés pendant notre descente, tandis que nous cherchions à nous souvenir d’une mélodie très compliquée et drôle que notre berger musicien avait voulu nous apprendre!

Tu toussais beaucoup, surtout la nuit, mais tu ne voulais pas que je téléphone au médecin, car tu savais qu’il t’aurait fait hospitaliser tout de suite et tu ne le voulais pas. Tu n’arrivais plus du tout à bouger de ton lit, et j’étais bien désemparée, car malgré ta maigreur, tu étais trop lourd à remuer pour moi. Tu ne voulais voir personne. Un matin, tu m’as enfin donné ton accord pour qu’un infirmier vienne m’aider: hélas! Brusquement, tu as changé d’avis et tu ne lui as pas permis de franchir le seuil de ta chambre! Je me suis retrouvée de nouveau toute seule avec toi, avec ces problèmes matériels à résoudre, lorsqu’il s’agissait de ta toilette ou de te changer les draps. C’était une gymnastique qui m’épuisait totalement, et les élancements dans mon dos m’interdisaient certains mouvements. N’empêche, j’apprenais l’humilité -être au service du malade- alors que je pensais n’avoir pas une âme d’infirmière et que je ne voulais surtout  pas m’occuper de malades! Quelques jours plus tard, tout s’est précipité : après une longue nuit pénible, ta gorge très irritée ne supportait plus la moindre goutte d’eau. Tu avais l’impression d’avaler du feu, tu brûlais de fièvre et de soif. Il a fallu te faire hospitaliser en urgence.  Je savais, et toi aussi, j’en suis certaine, que tu ne reviendrais jamais à la maison. Tu étais à la dernière ligne droite et l’arrivée (ou la fin ?) n’était pas loin.

Je t’ai laissé de longs moments seuls, ce matin-là, en attendant l’ambulance. Tu étais plongé dans tes pensées, et moi, j’avais du mal à contrôler mon désespoir, mes réserves de courage étaient épuisées et je ne pouvais pas te regarder dans les yeux: j’aurais éclaté en sanglots, et il ne le fallait pas devant toi. Philippe était aussi désemparé que moi. Nous tournions en rond dans la maison, nous avions l’air affairés tous les deux, mais c’était un alibi pour tenir le coup. Nous évitions de nous rencontrer pour ne pas craquer. Toi, dans ta chambre, tu sommeillais ou bien tu fixais droit devant toi dans un mutisme total. À quoi pensais-tu? Étais-tu conscient? Comment acceptais-tu ces derniers moments à la maison? De temps en temps, je venais timidement te voir : tu étais silencieux, et puis parfois tu bougonnais ; l’attente de l’ambulance t’énervait, je sais que tu mourrais de soif et que tu avais hâte d’être à l’hôpital pour qu’on te soulage.

Suite dans notre
prochaine édition…

Pour lire l’oeuvre de
Caroline Gréco,
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