
Roger-Luc Chayer ( Image : IA / Gay Globe)
Dans toutes les sociétés occidentales, le décès rapproché de plusieurs personnalités publiques provoque souvent des vagues de chagrin collectif, voire de profondes émotions partagées sur les réseaux sociaux. Récemment, au Québec, la disparition de Fanfreluche (la comédienne Kim Yaroshevskaya), de l’auteur Victor-Lévy Beaulieu et du chanteur Serge Fiori a suscité de nombreuses réactions en ligne.
En France, les décès de Geneviève Page, Herbert Léonard et Jean-Marie Le Pen ont également provoqué de vives réactions. Même si ce dernier demeure une figure très controversée, sa disparition a suscité une onde d’émotion importante chez de nombreux Français.
Aux États-Unis, la mort de l’acteur Gene Hackman, décédé tragiquement avec son épouse, celle du charismatique Val Kilmer, du légendaire boxeur George Foreman, ainsi que celle de l’acteur Richard Chamberlain, figure emblématique pour de nombreuses femmes et icône de la communauté gay, ont profondément marqué l’imaginaire collectif.
Ces pertes soulèvent des questions et génèrent une grande détresse chez les personnes qui s’identifiaient à ces figures marquantes. Plusieurs expriment un sentiment de vide ou de néant émotif difficile à apprivoiser.
Quels sont les effets et les symptômes d’un deuil collectif ?
Un deuil collectif, c’est un peu comme une brume qui s’installe doucement dans l’air ambiant. Sans qu’on s’en rende toujours compte, il vient teinter l’humeur générale, ralentir les élans et assombrir les conversations. Lorsqu’une figure publique meurt, surtout si elle faisait partie du quotidien ou de la mémoire commune, un étrange sentiment de perte s’infiltre. On ne connaissait pas la personne, et pourtant, on ressent une absence bien réelle.
Ce type de deuil provoque souvent un mélange diffus de nostalgie, de tristesse et parfois d’incompréhension. Les souvenirs remontent en surface — un film vu à l’adolescence, une chanson écoutée en boucle, un moment télévisé marquant. Les réseaux sociaux se remplissent alors de messages, de photos, de clins d’œil émus. C’est une manière pour chacun de dire : je me souviens aussi, moi aussi je suis touché. On ne pleure pas seulement la personne, mais aussi ce qu’elle représentait : une époque, une émotion, un repère.
Il peut y avoir un certain flottement, un trouble passager dans les repères intérieurs. Les gens se sentent parfois un peu plus fatigués, un peu plus émotifs. Et parfois, sans crier gare, des souvenirs personnels remontent à la surface, comme si cette disparition faisait écho à d’autres pertes, plus intimes.
Mais il y a aussi quelque chose de réconfortant dans ce partage de l’émotion. On se sent moins seul dans sa peine, on se reconnaît dans celle des autres, et cette communion silencieuse crée du lien. Le deuil collectif, finalement, agit comme un miroir : il reflète autant la personne disparue que ceux qui restent.
Comment les communautés LGBTQ+ peuvent-elles contribuer à apaiser les deuils collectifs grâce à l’expérience acquise durant la crise du VIH ?
La communauté gaie et lesbienne principalement a été très touchée par des deuils trop nombreux au début et pendant la crise de la pandémie du VIH/SIDA avec la disparition rapide de très jeunes personnes à une époque où on ne savait pas tout sur la maladie.
On dit que, dans certains milieux de la société, près de 30 % des personnes sont décédées.Au début de la crise du VIH, les personnes les plus durement touchées — particulièrement les hommes gais — œuvraient souvent dans des secteurs professionnels où la créativité, l’expression personnelle et l’indépendance étaient valorisées. On les retrouvait en grand nombre dans les milieux artistiques, culturels et communautaires. Beaucoup travaillaient dans le théâtre, la danse, la mode, la musique, le design, la publicité, les arts visuels ou encore le journalisme et l’édition. Ces domaines étaient plus ouverts à la diversité sexuelle et permettaient souvent une plus grande liberté de vivre son identité, dans un monde encore très fermé ailleurs.
D’autres travaillaient dans les milieux de la santé, de l’éducation ou de la restauration, où les carrières pouvaient être bâties sans nécessairement suivre les parcours traditionnels qui excluaient souvent les personnes LGBTQ+. À Montréal, par exemple, de nombreux hommes gais étaient actifs dans la vie nocturne : bars, clubs, cabarets, saunas, mais aussi dans les librairies, les maisons d’édition alternatives ou les radios communautaires.
L’expérience des communautés LGBTQ+ face au deuil causé par le sida peut offrir à la société d’aujourd’hui une leçon précieuse : celle de transformer la perte en solidarité, et le silence en mémoire vivante. Ces communautés ont dû, bien souvent dans l’indifférence ou le rejet, affronter des vagues ininterrompues de deuil. Elles ont appris à se rassembler, à pleurer ensemble, à parler de ceux qui partaient comme on garde une flamme allumée, et à trouver du sens dans ce qui semblait n’en avoir aucun.
Elles n’ont pas seulement pleuré leurs morts, elles les ont racontés. Elles ont créé des archives, des œuvres, des hommages collectifs, elles ont inventé des rituels, des gestes, des marches, des noms gravés sur des courtepointes ou des monuments. Ce faisant, elles ont évité que ces disparitions ne sombrent dans l’oubli. Elles ont aussi appris à faire de l’amour et du souvenir un acte politique, un acte de résilience.
Aujourd’hui, quand une société perd plusieurs figures marquantes en peu de temps et que cette peine devient partagée, diffuse, difficile à nommer, l’exemple des LGBTQ+ peut rappeler qu’il est possible de traverser la douleur en créant du lien. En parlant de ceux qui ne sont plus là. En écoutant ceux qui ont besoin de dire leur chagrin. En refusant que la tristesse se vive dans l’isolement ou la gêne. Ce sont des gestes simples, mais puissants, qui disent : nous avons déjà survécu à l’inacceptable, et nous avons appris à aimer encore.
Pour ma part, en tant qu’éditeur et journaliste depuis les débuts de la pandémie du VIH, et ayant malheureusement assisté au décès de plusieurs amis, collègues et d’un amoureux, j’ai toujours trouvé du réconfort à les présenter et à parler d’eux au moment d’annoncer leur départ. Ces instants tragiques, plutôt que de se limiter à la nouvelle de la mort, peuvent souvent devenir l’occasion de faire surgir de merveilleux souvenirs — des fragments de vie qui, eux, restent pour toujours.
Et ça fait du bien !
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