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Le sexe avant le mariage
Dans le Caucase du Nord, beaucoup d’adolescents ont des expériences sexuelles avec d’autres garçons – au moins sept sur dix. C’est une façon de contourner les traditions de la société dans laquelle ils vivent, qui interdisent les relations sexuelles avant le mariage. Le désir sexuel se faisant ressentir bien avant que n’apparaisse la possibilité de se marier, les jeunes l’assouvissent avec des personnes du même sexe. Tous ne sont pas pour autant gays – la majorité d’entre eux restent attirés par les filles. Mais généralement, dans le Caucase du Nord, les adolescents de 15-16 ans trouvent sans difficulté des partenaires du même sexe – et la Tchétchénie ne fait pas exception.
Je n’ai jamais été intéressé par les filles. En fait, jamais non plus je ne me suis dit : « Je pense que je suis gay ! » Simplement, vers l’âge de 12 ans, j’ai commencé à être attiré par les garçons. Et j’ai accepté ce désir sereinement, comme quelque chose de tout à fait naturel.
Ma famille a compris que j’étais gay avant moi. Mes parents ont senti que quelque chose clochait chez leur fils. Je suis devenu un sujet sensible chez nous… Mes proches étaient gênés d’apparaître en public à mes côtés. Et, rapidement, j’ai commencé à ressentir un manque d’affection de leur part ; j’ai grandi, en fait, dans un climat d’hostilité constante à mon égard.
La chasse aux homosexuels
La première vague de chasse aux homosexuels en Tchétchénie a commencé en 2008-2009. À l’époque, c’était la mode des tchats. Airway Chat, alors très populaire, comportait une catégorie « Amour », avec des rooms pour les bisexuels, les gays et les lesbiennes. Tout le Daghestan et la Tchétchénie s’y trouvaient. Ces tchats servaient à piéger les gays : on les filmait pour les faire chanter en les menaçant, s’ils ne payaient pas, de montrer les vidéos à leurs parents. Ces maîtres-chanteurs n’étaient pas des hétéros agressifs mais des employés du ministère de l’intérieur.
Cette première vague s’est aussi accompagnée de meurtres. En 2009, un jeune de 17 ans est tombé du balcon du huitième étage d’un immeuble situé non loin dela maison de ma famille. Tous les voisins ont conclu qu’il était sous l’emprise de la drogue « comme tous les jeunes aujourd’hui ». Mais six mois plus tard, j’ai appris par hasard que ce garçon était gay et que c’étaient ses proches, quand ils l’avaient appris, qui avaient décidé de le tuer pour sauver leur nom du déshonneur. Ses parents n’ayant pas la force de le faire, c’est finalement son oncle qui l’a poussé dans le vide… D’autres jeunes ont été attrapés, assassinés et déposés, sans vie, sur le seuil de leur maison.
« Je dois te tuer. C’est la volonté de tous nos proches. Nous en avons décidé ainsi. »
À l’époque, je n’ai aucunement souffert de cette chasse, j’entendais seulement parler des victimes par mes amis. Je n’avais pas une vie sexuelle active, je n’étais pas en contact avec la communauté LGBT, j’étais plongé jusqu’au cou dans mes études et la dépression, qui s’était développée sur fond des conflits incessants avec ma famille. J’évitais les soirées gays parce que la moindre information sur leurs participants se propageait comme une traînée de poudre.
La deuxième vague date de 2011. Un de mes amis a failli en être victime. Des agents des forces de l’ordre l’ont arrêté, puis emmené au poste. Par miracle, il a réussi à s’enfuir. Aujourd’hui, il vit en France.
Les adieux du mollah
À 15 ans, je me suis passionné pour la religion. Non seulement je priais, observais le jeûne et remplissais tous les devoirs du musulman, mais je participais aussi activement à la propagande de l’islam et blâmais ceux qui ne s’empressaient pas d’y adhérer. Le vendredi, je préparais la salle de prière de la mosquée. J’espérais faire partie de ceux que l’on envoyait étudier dans des instituts islamiques au Caire. J’ai vécu ainsi deux ou trois ans, au cours desquels j’ai de plus en plus compris à quel point mon orientation sexuelle était incompatible avec l’islam.
Chaque nuit, je rêvais qu’on m’enterrait vivant. À l’époque, j’avais déjà eu ma première expérience sexuelle – avec un homme, s’entend –, et j’en éprouvais un sentiment de faute terrible et de péché. Je m’efforçais de m’éloigner de tout ce qui était séculier et charnel en priant constamment et en suivant des cours à la mosquée. Ma piété s’est renforcée – parallèlement, à la maison, j’étais continuellement battu. Mes grands frères avaient compris que je n’étais pas comme eux, mais leur rustauderie les empêchait de trouver une manière de m’approcher, de communiquer avec moi, d’où leur choix de la violence physique et psychologique. En me frappant et en m’humiliant sans cesse, ils tentaient de faire de moi un homme « normal ». Ma mère pouvait passer devant moi pendant qu’ils me frappaient et ne pas même s’arrêter. J’éprouvais néanmoins de l’affection pour elle, tout comme pour mes sœurs. En revanche, j’associais les hommes de ma famille à l’enfer.
Il a posé sa main sur le Coran et a prononcé : « Ce livre ne dit rien sur les gens comme toi, ni sur ce qu’il faut faire de vous. En tant que mollah, je ne peux pas t’aider. »
Un jour, celui de mes frères qui me cognait le plus a exigé que je me lève à 6h et que je prie cinq fois par jour. Je devais accomplir le namaz et ensuite aller travailler sur le chantier. Un matin, après une série de coups particulièrement violents, je suis arrivé à la mosquée dans un état de désespoir total. Mon visage était couvert de bleus. Le mollah, qui me connaissait, m’a demandé ce qui m’était arrivé. Au début, je lui ai répondu : « Je ne sais pas » mais, ensuite, j’ai décidé de me confier – c’est un serviteur de Dieu après tout. J’ai avoué que ma mère et mes sœurs m’avaient tourné le dos, qu’on me battait à la maison parce que j’étais différent et que je ne savais pas comment me défendre. Je lui ai demandé ce que je devais faire. Un mélange d’effroi, de déception et de dégoût est alors apparu sur son visage. Il a posé sa main sur le Coran et a prononcé : « Ce livre ne dit rien sur les gens comme toi, ni sur ce qu’il faut faire de vous. En tant que mollah, je ne peux pas t’aider. » Avant d’ajouter que la violence est mauvaise dans tous les cas. À peine avais-je eu le temps de retrouver un peu d’espoir qu’il a repris : « Mais en tant qu’homme tchétchène, je ne veux plus te voir ici. Ni à la mosquée, ni dans ce quartier. Je veux que tu partes dès maintenant, parce que tout ce que tu as dit, c’est la plus répugnante des choses que l’on puisse entendre. J’espère que ta famille aura la dignité de laver ton déshonneur. Pars. » Il luttait manifestement de toutes ses forces pour se contrôler.
Coming out
J’ai quitté la Tchétchénie en 2008 pour mes études supérieures. Je ne suis rentré à la maison que deux semaines en été et en hiver.
En deuxième année, j’ai commencé à décrocher, à cause de ma dépression. J’ai décidé de faire une pause dans mes études et de retourner en Tchétchénie. Cette année avec ma famille a été un véritable enfer. Je n’arrivais pas à passer pour un hétéro : j’étais définitivement un gay – et pas simplement un mec qui dormait de temps à autre avec d’autres gars. Mes proches comprenaient qu’avec le temps, ce problème apparaîtrait au grand jour parce que j’approchais de l’âge du mariage. Cette année-là, nous avons construit une extension de maison en prévision du mariage de mon frère aîné. Je me levais tous les matins à 5h, je travaillais toute la journée sur le chantier et, le soir, je m’effondrais de fatigue. Ma mère devait aller en Europe. J’ai compris qu’on allait me marier contre mon gré, comme beaucoup de Tchétchènes gays.
« Je veux que tu partes dès maintenant, parce que tout ce que tu as dit, c’est la plus répugnante des choses que l’on puisse entendre. J’espère que ta famille aura la dignité de laver ton déshonneur. »
J’avais décidé de faire mon coming out avant le départ de ma mère. J’ai commencé par le plus difficile : je me suis confié à mon frère aîné – celui-là même qui me frappait le plus. J’ai attendu que tout le monde se couche et je suis allé le voir pour lui dire que je voulais lui parler. Il m’a regardé avec l’air d’avoir compris : ce qu’il avait redouté toute sa vie allait se produire. Il avait les yeux injectés de sang et serrait les poings. Je lui ai dit que je voulais changer de vie, que j’étais las de tout. « Tu veux dire que tu es pédé ? », a-t-il hurlé en se jetant sur moi. Il m’a frappé à la tête et aux reins, et m’a traîné par les cheveux jusqu’à la cuisine. Tout en disant que j’avais perdu toute pudeur, il m’arrachait les cheveux par poignées, puis il a pris des ciseaux à volaille et me les a enfoncés dans la tête. Je me suis mis à saigner et à hurler mais j’étais sans défense – je tentais simplement de parer les coups et de me protéger. Cela ne m’a pas vraiment aidé.
Ne voulant pas qu’on nous entende, mon frère m’a traîné dans la salle de bains et a continué à me frapper.
J’ai repris connaissance à 8h du matin, couvert de sang, le visage bleu et les reins meurtris. J’ai jeté mes vêtements ensanglantés, pris une douche, suis retourné dans le salon et me suis couché sur le divan, le visage face au mur. Après quelque temps, ma mère et ma sœur sont descendues. Ma sœur m’a demandé ce qui m’était arrivé. Ma mère s’est approchée, a vu mon visage tuméfié et a dit : « Visiblement, il l’a mérité. »
Pas de meurtre dans la ville
Ma famille m’a interdit de sortir de la maison et m’a confisqué mes papiers. Mon autre frère devait bientôt sortir de prison – il avait écopé de cinq ans pour meurtre – et tout le monde attendait son retour. Parce que les décisions importantes relatives à un membre de la famille sont prises par les hommes.
Quand mon frère est rentré, ma famille lui a tout raconté. Contrairement à celui qui me frappait constamment, il a d’abord voulu parler. Il m’a demandé comment j’étais devenu gay et avec qui j’avais déjà couché. Je n’ai pas répondu, j’ai fui son regard et éludé les questions directes. Il m’a dit que j’avais le choix. Première « option » : aller à Kiev, où vivait un médecin qu’il connaissait et qui soignait soi-disant l’homosexualité à coups de comprimés et d’injections. Nous étions dehors et la nuit était déjà bien avancée. Je lui ai demandé : « C’est quoi l’autre option ? » « Je dois te tuer. C’est la volonté de tous nos proches. Nous en avons décidé ainsi. » Je me suis senti complètement vidé de toute force. Je lui ai répondu : « Faisons comme ça. » Mon frère m’a alors longuement fixé du regard. Puis il m’a dit de rentrer, de faire mes ablutions, de prier et d’aller dormir, parce qu’au matin, un voyage en forêt nous attendait – ce genre de choses ne se fait pas dans la ville ; habituellement, on fusille ou on égorge les gens en forêt, où on les enterre.
Je suis retourné à l’intérieur et me suis endormi en sachant que, bientôt, tout serait fini. Pour la première fois depuis plusieurs mois, j’ai dormi à poings fermés. Je me suis réveillé à 6h. Dans un acte magnanime, mon frère m’a autorisé à faire mes dernières ablutions. Après avoir prononcé ce que je pensais être ma dernière prière, je suis monté dans la voiture et j’ai attendu. Mon frère n’arrivant pas, je suis allé le chercher. Je l’ai aperçu en train de faucher l’herbe derrière la maison. Ses yeux étaient rougis. Je lui ai dit que j’étais prêt et nous avons quitté la ville.
« Tu es une partie de moi et je t’aime très fort. Mais s’ils te tuent pour ce que tu es maintenant et lavent notre famille du déshonneur, je ne les blâmerai pas. »
Ce n’était pas la première fois que mon frère allait tuer quelqu’un mais, dans la forêt, il continuait à me dévisager sans se décider à passer à l’acte. Finalement, il a tiré et m’a arraché un bout d’oreille – je pense qu’il a fait exprès de manquer sa cible. J’attendais le moment fatidique, mais il s’est mis à pleurer et m’a dit qu’il ne voulait pas avoir mon sang sur les mains – qu’un de mes oncles ou cousins le fasse à sa place.
J’étais angoissé à l’idée de ce qui allait se passer. Finalement, on m’a fait faire le tour des mosquées et on a fait venir le mollah à la maison. On m’a conduit dans un centre musulman où, soi-disant, on chasse les démons des gens. On m’a fait boire une saleté et on m’a saigné. Cette comédie a duré deux mois. J’ai commencé à perdre mes cheveux, tout mon organisme souffrait, j’étais livide.
Ma mère est partie en Europe. Un jour, je lui ai parlé au téléphone – je voulais lui expliquer comment je me sentais, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Elle savait que notre famille avait décidé de me tuer et m’a dit : « Tu es une partie de moi et je t’aime très fort. Mais s’ils te tuent pour ce que tu es maintenant et lavent notre famille du déshonneur, je ne les blâmerai pas. » Elle parlait d’un ton égal, sans méchanceté, en pensant chaque mot qu’elle prononçait. Ce sont les dernières paroles que j’ai entendues de sa bouche.
Où fuir ?
Un jour, des gens de l’université ont téléphoné pour dire que mon congé était terminé et que je devais soit passer tous mes examens, soit rembourser l’entreprise qui payait pour mes études.
Face à la perspective de devoir payer une somme à cinq chiffres, ma famille m’a obligé à aller passer mes examens. Après quoi, je devais commencer des études par correspondance.
C’est à ce moment que je me suis enfui.
Une amie m’a aidé, en disant que c’était maintenant ou jamais. J’ai mis mes affaires dans un petit sac de sport et nous sommes allés à la gare.
Le prochain train partait pour Saint-Pétersbourg. Je ne pouvais pas acheter de billet avec mon passeport : une de mes sœurs est juriste et a des contacts haut placés dans la plupart des instances.
En présentant mes papiers, je risquais d’être repéré. Mon amie a raconté au conducteur qu’un de mes proches était décédé et qu’il fallait absolument que je prenne le train. Elle lui a donné
5 000 roubles [80 euros, ndt] – tout l’argent que j’avais sur moi.
Il s’est mis à pleurer et m’a dit qu’il ne voulait pas avoir mon sang sur les mains – qu’un de mes oncles ou cousins le fasse à sa place.
Trois jours plus tard, je suis arrivé à Saint-Pétersbourg avec 63 roubles [1 euro] en poche et la conscience grisante que trois jours de route me séparaient de ma famille, qui n’avait aucune idée de la direction dans laquelle j’étais parti. Je devais trouver un travail qui ne nécessitait pas de fournir des documents d’identité.
J’ai vécu un moment à la gare, avant de trouver un boulot de serveur – ce genre de travail n’est généralement pas déclaré. Ils m’ont simplement demandé une copie de mon passeport, dont j’ai changé toutes les données sur Photoshop. Ils y ont à peine jeté un coup d’œil.
Plus tard, j’ai trouvé un second boulot dans une agence de publicité – je dessinais des réclames sur le sol et touchais 25 roubles par graffiti. […]
J’ai compris qu’il valait mieux que je ne m’attarde pas en Russie mais, pour partir, je devais me faire faire un passeport extérieur. En remettant les documents, j’ai appris que mon passeport intérieur, que j’avais caché pendant cinq ans, n’était plus valide : ma sœur juriste avait obtenu son annulation. J’ai aussi appris qu’en échange, elle avait reçu un nouveau passeport à mon nom, dont je ne connaissais pas les données. Heureusement, un défenseur des droits de l’homme influent en Tchétchénie me les a transmises. Je me suis ainsi fait faire de nouveaux passeports, intérieur et extérieur, et j’ai demandé l’asile politique en Europe.
J’y vis depuis un an et demi. J’apprends à m’aimer. J’ai un toit et un bon entourage. Toutes les nuits, je rêve de mon ancienne vie. Souvent, quand j’aperçois un Tchétchène dans la rue, tout se comprime en moi – j’ai peur des gens de cette nationalité et j’ai peur de la Russie.

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