À LA FRANÇAISE (suite et fin)

Jean-Philippe Bernié

17 mars 189*
Mes soupçons étaient infondés ! M. le comte est revenu aujourd’hui, apportant des caisses soigneusement rembourrées, contenant de délicats mécanismes provenant de Paris, de Londres, de Berlin, et même de Bohême ! Je connaissais ces pièces, mais n’aurais jamais pensé avoir le privilège de les tenir un jour dans ma main, le moindre de ces engrenages étant au-delà de mes modestes moyens. M. le comte m’en fait cadeau ; en échange, il demande à ce que l’automate, une fois animé, soit nommé Louis, en hommage à la longue et digne lignée des rois de France. Le prénom des rois, pour le roi des automates ! M. le comte souhaite aussi que la première visite de Louis soit à son château. J’ai accepté, avec la plus joyeuse des gratitudes.

15 avril 189*
Louis prend forme ; les subtils cristaux qui régiront ses mouvements sont installés un à un. Dans quelques semaines, son cœur mécanique battra son premier coup !

26 juillet 189*
Je ne dors plus, et travaille comme un enfiévré. Demain est le grand jour, où mes doigts tremblants serreront, pour la première fois, le ressort principal dans la poitrine de Louis. Les délicats rouages et mécanismes commenceront leur course ; mais mes équations sont-elles justes ? Des erreurs se seraient-elles glissées dans ces pages que j’ai noircies de chiffres et de formules pour créer la vie artificielle de Louis ? Je ne suis plus sûr de rien, ai hâte de voir le résultat de mes efforts, et en même temps suis terrifié jusqu’aux tréfonds de mon être.

27 juillet 189*
Triomphe ! Louis s’est animé, comme prévu ! Les engrenages, les cristaux géométriques, les cordes et les poulies ont entamé leurs trajectoires calculées ! Louis m’a docilement suivi sur les quelques kilomètres du chemin qui mène au le château de M. le comte, que nous fîmes à pied, afin que j’évalue sa manière de se mouvoir et de se comporter.  J’avoue ne pas avoir retenu grand-chose des grands mots de M. le comte à sa vue : le succès de ma création m’embrumait l’esprit!

Louis nous a regardés calmement, son intelligence mathématique renonçant peut-être à comprendre nos émotions extrêmes. Et je n’ai même pas songé à goûter la splendeur et les ors du château de M. le comte, pourtant réputé le plus beau de la région, qui fut bâti au Grand Siècle et a miraculeusement traversé sans dommages les époques troublées qui ont suivi.

28 juillet 189*
Louis a disparu ! Ce matin, j’ai constaté qu’il avait quitté l’atelier où il a vu le jour. Je l’ai cherché toute la journée, sans succès ; au soir, je suis rentré chez moi, seul, abattu d’incompréhension. Il est maintenant très tard. Pourquoi est-il parti ? Où est-il ? Reviendra-t-il ?

1er août 189*
Rien. Dûment prévenu de la disparition de Louis, M. le comte a organisé en hâte une battue avec ses gens ; mais Louis reste introuvable. Serait-il tombé dans quelque trou, dont regorge malheureusement notre magnifique et sauvage région, ou aurait-il été enlevé par un voyageur fasciné et malhonnête?

13 octobre 189*
Mes espoirs de retrouver Louis ont disparu, seuls me restent mes regrets et mes questions. Par quel caprice de la Providence ai-je ainsi été privé du fruit de mes efforts, au lendemain même de mon triomphe ? Une Déesse jalouse m’aurait-elle puni d’avoir voulu créer une mécanique ayant les apparences de la vie ? Ah, quelle triste injustice ! Mais que le Ciel se rassure : j’ai abandonné mes travaux, et ai brûlé tous mes carnets. Rien ne remplacera Louis que j’ai perdu.

27 octobre 189*, 10 heures du matin
Reçu à l’instant un billet de M. le comte : Louis retrouvé. Venez vite.

27 octobre 189*, soir
Louis était dans un buisson, dans le bois qui surplombe le grand parc du château. Grippés par la pluie, ses mécanismes ne fonctionnent plus ; et les premiers gels ont fait éclater ses fragiles cristaux. Ce fut une bien triste image que de le découvrir ainsi, diminué comme un infirme, et mes yeux s’embuèrent autant de chagrin que de joie. Il se tenait là depuis l’été sans doute ; il fallut dégager ses pieds des herbes folles qui y avaient poussé. Le couvert végétal avait empêché de le voir, jusqu’à ce que les frimas de l’automne dénudent les branchages. Pourquoi Louis s’était-il enfui de chez moi ? Quelle irrésistible attraction avait-elle bien pu le subjuguer en ces lieux ? Je me tournai vers le château, et compris. Mon automate avait été happé par le plus doux des pièges : Louis était tombé amoureux, et se retrouvait condamné, jusqu’à ce que ses rouages se brisent et que ses systèmes s’arrêtent, à rester là, face à l’objet de ses affections, sur cette colline au-dessus du château de M. le comte, irrémédiablement captif de la beauté géométrique et de la splendeur mathématique de ses jardins à la française !
FIN

Par: Jean-Philippe Bernié / Jeanphilippebernie.blogspot.ca
QUAND J’EN AURAI FINI AVEC TOI

S’il arrive parfois que dans notre vie professionnelle ou personnelle nous souhaitions voir disparaître un adversaire coriace ou un partenaire encombrant, l’occasion de réaliser ce désir se présente rarement. Lorsqu’en ce lundi 15 février Claire Lanriel se réveilla à six heures trente du matin, elle ignorait qu’exactement trois semaines plus tard cette occasion lui serait offerte.

Elle marcha pieds nus jusqu’à la fenêtre, tira les rideaux : Montréal se réveillait lentement, et les tours illuminées du centre-ville émergeaient à peine de la brume qui montait du Saint-Laurent. Elle s’attarda à contempler son reflet dans la vitre : blonde, mince, les yeux gris, les pommettes hautes, elle portait élégamment la quarantaine. Satisfaite, elle passa dans la salle de bain, prit une longue douche chaude, puis, vêtue d’un épais peignoir crème, alla boire son café dans la cuisine. Elle alluma son ordinateur portable et jetait un coup d’œil aux cours de clôture des bourses asiatiques — les turbulences des marchés financiers la préoccupaient — lorsque le téléphone sonna.
Sept heures et quart du matin ? Claire prit le combiné et fit une grimace lorsqu’elle vit qui l’appelait. Elle reposa l’appareil et quelques secondes plus tard la voix geignarde de sa belle-sœur sortit du haut-parleur du répondeur :
— Bonjour, Claire, c’est Nathalie… Je pensais te trouver chez toi, je sais que tu te lèves tôt… Je pars de Québec dans quelques minutes, je dois être à Montréal aujourd’hui, et je pensais que ce soir, après ton travail, nous pourrions nous retrouver pour faire les boutiques… et je voudrais aussi que nous parlions du chalet…
Les doigts de Claire se crispèrent sur sa tasse. La voix de Nathalie continuait, plaintive :
— Appelle-moi sur mon portable… J’espère vraiment que nous pourrons nous voir aujourd’hui. Tu comptes beaucoup pour moi, surtout depuis la mort de Hughes…
Claire posa brutalement sa tasse et quelques gouttes de café s’en échappèrent. Elle coupa le son du répondeur puis se leva et prit un papier essuie-tout pour nettoyer le café renversé. Son frère Hughes avait commis deux erreurs majeures : épouser Nathalie quinze ans plus tôt avait été la première ; succomber à un cancer foudroyant l’automne précédent, la seconde. Esseulée et larmoyante, Nathalie s’était tournée vers sa belle-sœur et avait tenté d’en faire son amie — ce qui pour elle signifiait écouter d’une oreille compatissante le récit incessant de ses multiples malheurs qui faisaient d’elle une victime de la cruauté de l’existence. Dès leur première rencontre, Claire avait compris que Nathalie voyait la vie comme une longue plainte et elle avait fait de son mieux pour l’ignorer toutes ces années. À la mort de son frère, elle l’aurait vue disparaître de son existence avec plaisir, mais leur union avait fait de Nathalie une des trois copropriétaires du chalet familial, dans les collines des Cantons-de-l’Est, juste au sud de Sherbrooke.

— Twiddlekat ?
Le beau chat roux était resté invisible ce matin, alors que d’habitude il aimait venir se frotter contre ses jambes. Claire remarqua qu’il n’avait pas touché à l’assiette de thon en boîte qu’elle lui avait donnée la veille.

La suite de ce roman dans la prochaine édition de
Gay Globe Magazine