Gay Globe: 30 ans de journalisme

oto Roger-Luc Chayer

Par: Arnaud Pontin

Photo: Roger-Luc Chayer, par Bruce Moore – Groupe Gay Globe

L’éditeur du Groupe Gay Globe, Roger-Luc Chayer, a célébré à la fin du mois de mai dernier ses trente années de journalisme professionnel, non seulement au sein des communautés LGBTQ+, mais aussi auprès de plusieurs médias nationaux tels que TVA, TQS, le Journal de Montréal et bien d’autres. Trente ans à écrire, examiner et expliquer à un lectorat de plus en plus international, ce n’est pas une mince affaire. Extrêmement curieux, je souhaitais l’interviewer sur des questions complexes pour mieux comprendre le parcours d’une personne plutôt unique dans nos communautés.

A.P.: Roger-Luc, Quels ont été les plus grands changements dans le journalisme LGBTQ+ local et international au cours des trois dernières décennies ?

R.L.C.: Bon, ça y est, la question qui tue dès le départ… Tout a changé, surtout pour les médias traditionnels comme les journaux, la télévision et les publications papier. Mais ce qui est le plus remarquable selon moi, c’est que les médias produits par les communautés LGBTQ+ ou s’adressant à elles se sont adaptés et offrent plus que jamais une information différente du «mainstream». Cela nous permet de continuer à grandir.

A.P.: Quelle enquête avez-vous menée qui vous a le plus marqué et pourquoi ?

R.L.C.: Il y a définitivement eu de la « manigance » à tous les niveaux à une certaine époque, que ce soit dans le domaine politique, social, communautaire ou même commercial. Il y a environ 30 ans, il y avait une forte collusion visant à obtenir le contrôle sur tout ce qui concernait les communautés gaies et lesbiennes, comme on les appelait alors, avant l’apparition du terme LGBTQ+. Les dirigeants de cette collusion bénéficiaient du silence des médias nationaux, qui craignaient d’être perçus comme anti-gais. À cette époque, c’était la manne des subventions publiques et privées. Si un gouvernement ne donnait pas assez d’argent pour les causes gaies et lesbiennes, les «chefs» de ces mouvements menaçaient de «outer» (révéler l’homosexualité) certains ministres, même au risque de se tromper. On m’a confié à l’époque plusieurs de ces dossiers d’enquête que les médias nationaux n’osaient pas aborder, et c’était à mon éditeur de décider de publier ou non les résultats. Est-ce que ces « manigances » ont eu des aspects positifs finalement? Mes dossiers se sont souvent retrouvés à TVA, Radio-Canada, TQS et autres par la suite, ça répond à la question. Vu l’état d’avancement de la question LGBTQ+ en 2024, on peut certainement conclure que le fait d’avoir poussé un peu fort a eu des effets positifs. Cependant, je ne suis pas certain que les moyens utilisés étaient toujours les bons en rétrospective.

A.P.: Quels sont les plus grands défis auxquels les journalistes d’enquête LGBTQ+ sont confrontés aujourd’hui ?

R.L.C.: Être pris au sérieux ! Nous n’avons certainement pas les ressources de Radio-Canada, de J.E. ou de La Presse, mais nous connaissons mieux que quiconque notre milieu, notre monde et les acteurs décisionnels. Les journalistes traditionnels devraient consulter plus souvent les journalistes spécialisés avant de parler des communautés LGBTQ+, que ce soit sur les questions d’affaires publiques ou de VIH. Nous sommes les spécialistes, nous traitons de ces questions au quotidien et, pour ceux qui, comme moi, ont 30 ans de métier, cela représente une banque d’information inestimable, il me semble.

A.P.: Pouvez-vous nous parler d’un moment où une de vos enquêtes a eu un impact significatif sur la société ou la politique ?

R.L.C.: Je dirais que deux sujets ont été grandement affectés par des enquêtes journalistiques. Tout d’abord, il y a eu un impact certain sur la qualité de vie des personnes atteintes du VIH, car mon travail consistait à exercer une sorte de contre-pouvoir afin de toujours mieux protéger les plus vulnérables. Ensuite, il y a eu une attention accrue portée au phénomène du « pinkwashing », qui n’honore ni les entreprises qui l’utilisent ni les communautés LGBTQ+ qui pensent y voir de nouveaux alliés. En réalité, ces entreprises ne se soucient pas de nos communautés; pour elles, c’est uniquement une question d’argent et de profits.

A.P.: Comment avez-vous vu évoluer la relation entre les médias LGBTQ+ et le public au fil des ans ?

R.L.C.: Pendant mes 10 premières années, j’ai pu constater une demande continue, principalement financière, émanant souvent du secteur social. Je mettais en garde contre un effet de balancier qui risquait de nous retomber dessus de la part de la population en général, qui avait également ses propres revendications. J’avais peur qu’une sorte de révolte de la société se manifeste devant l’importance qu’on accordait alors aux droits LGBTQ+. Aujourd’hui, en 2024, j’ai le sentiment que cette révolte populaire est bien présente et agressive, comme je le mentionne dans mon éditorial en page 3 de cette édition. Les réseaux sociaux tels que Facebook, X et d’autres favorisent la dissémination de propos injurieux contre la Fierté ou la question des personnes trans ou les drag queens par exemple. Honnêtement, ces plateformes ne font pas grand-chose pour améliorer la situation. Je pense qu’il est de notre devoir en tant que journalistes des médias LGBTQ+ de continuer à expliquer nos réalités de manière approfondie, sans tomber systématiquement dans la survictimisation, ce qui pourrait finalement nous nuire plus qu’aider.

A.P.: Quels conseils donneriez-vous aux jeunes journalistes qui débutent dans le journalisme d’enquête LGBTQ+ ?

R.L.C.: Je donne régulièrement des conseils aux jeunes journalistes car ils sont encore confrontés aujourd’hui à ce que j’ai moi-même expérimenté au début de ma carrière. Tout d’abord, je leur dirais de ne jamais céder à la facilité, à la complaisance ou à la « plogue ». Le public n’est pas dupe; il repère rapidement ce genre de mauvais journalisme, et sa confiance peut en être irrémédiablement ébranlée. En 30 ans, on m’a souvent reproché ma rigueur professionnelle, soit, mais on ne m’a jamais accusé de corruption, et c’est une victoire personnelle à mes yeux.

A.P.: Comment gérez-vous la pression et les risques associés à la publication d’enquêtes sensibles ?

R.L.C.: Tout est une question d’expérience. Bien sûr, on apprend de ses erreurs, on acquiert une compréhension plus profonde des choses avec les années et la maturité. Je connais désormais beaucoup mieux les risques associés à différents styles de journalisme. Il y a des sujets ou des demandes du public que je ne traite plus de la même manière qu’auparavant, car je considère que ce n’est pas à moi de mener tel combat lorsque cela ne me concerne pas directement. Je recommande toujours aux gens de défendre leurs propres causes et de me tenir informé des développements officiels qui en découlent. Publier un rapport précis ou un jugement légal est toujours plus efficace que de risquer de commettre de graves erreurs lors d’une enquête.

A.P.: Quels sont les moments les plus gratifiants et les plus difficiles de votre carrière ?

R.L.C.: Le plus gratifiant pour moi, tout au long de ces trente années, a été la réaction et les commentaires des lecteurs, du public et souvent des partenaires. Bien sûr, recevoir une médaille royale sur ordre de la Reine Élisabeth II en 2012 a été le point culminant émotionnellement, mais la fidélité et la confiance du public sont tout aussi importantes pour moi. Ce qui a été le plus difficile sur le plan professionnel a été d’assister impuissant au décès de centaines de personnes atteintes du VIH. 

Mes amis, mes collègues, mes lecteurs, mes partenaires. Cela a brisé mon cœur, et j’en porte encore les cicatrices tous les jours. Toutes mes décisions sont influencées par ces souvenirs, notamment ceux avec les personnes que j’aimais le plus et qui sont décédées avec des souffrances incroyables.

Merci à Roger-Luc Chayer, qui m’a accordé la permission de lui poser des questions très intimes et de publier ses réponses sans aucune intervention de sa part. Cela fait également partie des règles élémentaires du journalisme professionnel…

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