LE MEILLEUR DES MONDES – 3 –

Aldous Huxley

— Mais, dans cet intervalle de temps, dit Mr. Foster pour conclure, nous avons réussi à leur faire pas mal de choses. Oh ! beaucoup de choses. – Son rire était averti et triomphant.
— Voilà l’état d’esprit qui me plaît, dit de nouveau le Directeur. Faisons le tour. Donnez-leur toutes les explications, Mr. Foster.
Mr. Foster les leur donna congrûment.
Il leur parla de l’embryon, se développant sur son lit de péritoine. Il leur fit goûter le riche pseudo-sang dont il se nourrit. Il expliqua pourquoi il avait besoin d’être stimulé par de la placentine et de la thyroxine. Il leur parla de l’extrait de corpus luteum. Il leur montra les ajutages par lesquels, à tous les douze mètres entre zéro et 2040, il est injecté automatiquement. Il parla de ces doses graduellement croissantes de liquide pituitaire administrées au cours des quatre-vingt- seize derniers mètres de leur parcours. Il décrivit la circulation maternelle artificielle installée sur chaque flacon au mètre 112 ; leur montra le réservoir de pseudo-sang, la pompe centrifuge qui maintient le liquide en mouvement au-dessus du placenta et le chasse à travers le poumon synthétique et le filtre à déchets. Il dit un mot de la tendance fâcheuse de l’embryon à l’anémie, des doses massives d’extrait d’estomac de porc et de foie de poulain fœtal qu’il est nécessaire, en conséquence, de lui fournir.
Il leur montra le mécanisme simple au moyen duquel, pendant les deux derniers mètres de chaque parcours de nuit, on secoue simultanément tous les embryons pour les familiariser avec le mouvement. Il fit allusion à la gravité de ce qu’on appelle le « traumatisme de décantation », et énuméra les précautions prises afin de réduire au minimum, par un dressage approprié de l’embryon en flacon, ce choc dangereux.

Il leur parla des épreuves de sexe effectuées au voisinage du mètre 200. Il expliqua le système d’étiquetage – un T pour les mâles, un cercle pour les femelles, et pour ceux qui étaient destinés à devenir des neutres, un point d’interrogation, noir sur un fond blanc.
— Car, bien entendu, dit Mr. Foster, dans l’immense majorité des cas, la fécondité est tout bonnement une gêne. Un ovaire fertile sur douze cents, – voilà qui serait largement suffisant pour nos besoins. Mais nous désirons avoir un bon choix. Et, bien entendu, il faut toujours conserver une marge de sécurité énorme. Aussi laissons-nous se développer normalement jusqu’à trente pour cent des embryons femelles. Les autres reçoivent une dose d’hormone sexuelle mâle à tous les vingt-quatre mètres pendant le reste du parcours. Résultat : quand on les décante, ils sont neutres, absolument normaux au point de vue de la structure (sauf, fut-il obligé de reconnaître, qu’ils ont, il est vrai, un rien de tendance à la croissance d’une barbe), mais stériles. Garantis stériles.
Ce qui nous amène enfin, continua Mr. Foster, à quitter le domaine de la simple imitation stérile de la nature, pour entrer dans le monde beaucoup plus intéressant de l’invention humaine.
Il se frotta les mains. Car, bien entendu, on ne se contentait pas de couver simplement des embryons : cela, n’importe quelle vache est capable de le faire.
— En outre, nous prédestinons et conditionnons. Nous décantons nos bébés sous forme d’êtres vivants socialisés, sous forme d’Alphas ou d’Epsilons, de futurs vidangeurs ou de futurs… – Il était sur le point de dire « futurs Administrateurs Mondiaux », mais, se reprenant, il dit « futurs Directeurs de l’Incubation ».
Le D.I.C. fut sensible au compliment, qu’il reçut avec un sourire.
Ils en étaient au mètre 320 sur le porte-bouteilles n° 11.

Un jeune mécanicien Bêta-Moins était occupé à travailler avec un tournevis et une clef anglaise à la pompe à pseudo-sang d’un flacon qui passait. Le ronflement du moteur électrique devenait plus grave, par fractions de ton, tandis qu’il vissait les écrous… Plus grave, plus grave… Une torsion finale, un coup d’œil sur le compteur de tours, et il eut terminé. Il avança de deux pas le long de la rangée et recommença la même opération sur la pompe suivante.
— Il diminue le nombre de tours à la minute, expliqua Mr. Foster. Le pseudo-sang circule plus lentement ; il passe par conséquent dans les poumons à intervalles plus longs ; il donne par la suite à l’embryon moins d’oxygène. Rien de tel que la pénurie d’oxygène pour maintenir un embryon au-dessous de la normale.
De nouveau, il se frotta les mains.
— Mais pourquoi voulez-vous maintenir l’embryon au-dessous de la normale ? demanda un étudiant ingénu.
— Quel âne ! dit le Directeur, rompant un long silence. Ne vous est-il jamais venu à l’idée qu’il faut à un embryon d’Epsilon un milieu d’Epsilon, aussi bien qu’une hérédité d’Epsilon ?
Cela ne lui était évidemment pas venu à l’idée. Il fut couvert de confusion.
— Plus la caste est basse, dit Mr. Foster, moins on donne d’oxygène. Le premier organe affecté, c’est le cerveau. Ensuite le squelette. À soixante-dix pour cent d’oxygène normal, on obtient des nains. À moins de soixante-dix pour cent, des monstres sans yeux.
— Lesquels ne sont absolument d’aucune utilité, dit Mr. Foster pour conclure. Tandis que (sa voix se fit confidentielle, avide d’exposer ce qu’il avait à dire) si l’on pouvait découvrir une technique pour réduire la durée de maturation, quel bien-fait ce serait pour la société !
— Considérez le cheval.
Ils le considérèrent.
— Mûr à six ans ; l’éléphant à dix. Alors qu’à treize ans un homme n’est pas encore mûr sexuellement, et n’est adulte qu’à vingt ans. D’où, bien entendu, ce fruit du développement retardé : l’intelligence humaine.
— Mais chez les Epsilons, dit fort justement Mr. Foster, nous n’avons pas besoin d’intelligence humaine. On n’en a pas besoin, et on ne l’obtient pas. Mais, bien que chez l’Epsilon l’esprit soit mûr à dix ans, il en faut dix-huit avant que le corps soit propre au travail. Que de longues années d’immaturité, superflues et gaspillées! S’il était possible d’accélérer le développement physique jusqu’à le rendre aussi rapide, mettons que celui d’une vache, quelle économie énorme il en résulterait pour la Communauté !
— Énorme ! murmurèrent les étudiants.
L’enthousiasme de Mr. Foster était contagieux.
Ses explications se firent plus techniques ; il parla de la coordination anormale des endocrines qui fait que les hommes croissent si lentement ; il admit, pour l’expliquer, une mutation germinale. Peut-on détruire les effets de cette mutation germinale ? Peut-on faire régresser l’embryon d’Epsilon, au moyen d’une technique appropriée, jusqu’au caractère normal qui existe chez les chiens et les vaches ? Tel était le problème. Et il était sur le point d’être résolu.
Pilkington, à Mombasa, avait produit des individus qui étaient sexuellement mûrs à quatre ans, et de taille adulte à six ans et demi.

Triomphe scientifique. Mais socialement sans utilité. Des hommes et des femmes de six ans et demi étaient trop bêtes pour accomplir même le travail d’Epsilons. Et le processus était du type tout-ou- rien ; ou bien l’on ne réussissait à modifier rien du tout, ou bien l’on modifiait complètement. On essayait encore de trouver le compromis idéal entre des adultes de vingt ans et des adultes de six ans. Jusqu’à présent, sans succès. Mr. Foster soupira et hocha la tête.

Leurs pérégrinations parmi la pénombre cramoisie les avaient amenés au voisinage du mètre 170 sur le porte-bouteilles n° 9. À partir de ce point, le porte-bouteilles n° 9 disparaissait dans une gaine, et les flacons accomplissaient le restant de leur trajet dans une sorte de tunnel, interrompu çà et là par des ouvertures de deux ou trois mètres de large.
— Le conditionnement à la chaleur, dit Mr. Foster.
Des tunnels chauds alternaient avec des tunnels rafraîchis. La fraîcheur était alliée à d’autres désagréments sous forme de rayons X durs. Lorsqu’ils en arrivaient à être décantés, les embryons avaient horreur du froid. Ils étaient prédestinés à émigrer dans les tropiques, à être mineurs, tisserands de soie à l’acétate et ouvriers dans les aciéries. Plus tard, leur esprit serait formé de façon à confirmer le jugement de leur corps.
— Nous les conditionnons de telle sorte qu’ils se portent bien à la chaleur, dit Mr. Foster en conclusion. Nos collègues là-haut leur apprendront à l’aimer.
— Et c’est là, dit sentencieusement le Directeur, en guise de contribution à cet exposé, qu’est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu’on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement. Faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper.
Dans un intervalle entre deux tunnels une infirmière était en train de sonder délicatement, au moyen d’une seringue longue et fine, le contenu gélatineux d’un flacon qui passait. Les étudiants et leur guide s’arrêtèrent pour la regarder quelques instants en silence.
— Eh bien ! Lenina, dit Mr. Foster, lorsque enfin elle dégagea la seringue et se releva.
La jeune fille se retourna avec un sursaut. On voyait qu’elle était exceptionnellement jolie, bien que l’éclairage lui fît un masque de lupus et des yeux pourprés.
— Henry ! Son sourire lui décocha un éclair rouge, une rangée de dents de corail.
— Charmante, charmante, murmura le Directeur, et, lui donnant deux ou trois petites tapes, il reçut en échange, pour sa part, un sourire un peu déférent.
— Qu’est-ce que vous leur donnez là ? demanda Mr. Foster, imprimant à sa voix un ton fort professionnel.
— Oh ! la typhoïde et la maladie du sommeil habituelles.
— Les travailleurs des tropiques commencent à subir des inoculations au mètre 150, expliqua Mr. Foster aux étudiants. Les embryons ont encore des branchies, comme les poissons. Nous immunisons le poisson contre les maladies de l’homme à venir.

La suite de ce roman
dans la prochaine édition de
Gay Globe Magazine

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