LES PRIVILÉGIÉS DE L’ENFER

Carle Jasmin

Un lecteur écrivait en avril dernier, au Magazine Gay Globe, un courriel où il dénonçait les privilèges réservés à certaines personnes qui peuvent circuler en toute impunité dans le Village gai de Montréal, ou ailleurs du coup, et qui ne semblent pas concernées par le couvre-feu ou les ordres de confinement, et ce ne sont pas des travailleurs essentiels! J’ai décidé d’examiner la situation et j’ai découvert ce que je ne pensais jamais exister…

Dès que j’ai eu vent de la situation, je me suis précipité dans le Village pour essayer de croiser une connaissance de longue date, Amhed, qui y oeuvre depuis très longtemps comme escorte pour hommes gais et qui le fait pour se payer la drogue dont il est irrémédiablement dépendant. Après trois jours à « faire la rue », qui est-ce que je vois coin Champlain et Ste-Cath à mendier une piasse? Mon cher Amhed.

L’avantage de connaître Amhed est qu’il est brillant, très éduqué et qu’il me permet toujours de lui poser les questions les plus indiscrètes sans jamais se formaliser de ma curiosité. Je l’ai informé que cette fois-ci je voulais lui parler pour un article, il a accepté, comme toujours.

Amhed est très imaginatif et ce ne sont pas les lois qui vont l’empêcher d’aller faire trois ou quatre clients par nuit, soit à leur domicile ou carrément dans les ruelles, derrière leur domicile, là où les policiers ne vont jamais. Il se promène sur les trottoirs sans la moindre crainte d’être contrôlé ou arrêté puisqu’il a un billet de sa travailleuse sociale qui le déclare sévèrement dépen-dant aux drogues dures et qu’il peut avoir besoin de se rendre soit à une pharmacie pour prendre une dose de Méthadone ou simplement pour aller chez son revendeur (pusher) pour prendre sa drogue. Oui, car voyez-vous, il fait partie de ces centaines de personnes qui ont ce privilège, parce que l’État ne veut absolument pas les voir en sevrage psychotique remplir les urgences des hôpitaux, ce n’est pas le moment, avec la pandémie…

Amhed me dit que son papier ne lui sert jamais à aller chercher sa drogue puisque c’est de jour qu’il s’occupe de ça, quand il a fait assez de clients pour aller s’en acheter.
C’est en riant qu’il me confie: « Ça fait au moins 15 ans que j’essaie de me reprendre en main, mais la drogue est plus forte que tout. Je reçois de l’aide sociale parce que je ne peux pas occuper aucun emploi, quand la Prestation canadienne d’urgence (PCU) est arrivée, j’ai fait la demande et j’ai reçu 12,000$ en tout, même chose avec la Prestation canadienne de relance économique (PCRE) que je demande à toutes les deux semaines par Internet, j’ai reçu au moins 15,000$ en tout et je ne suis même pas capable de me payer un logement. Je couche chez des clients, dans des entrées de commerces et je m’arrange », me dit Amhed avec un mélan-ge de sourire et de tristesse.

Beaucoup de gens qui savaient que les itinérants ou les toxicomanes avaient le privilège de pouvoir sortir la nuit se disent choqués ou horrifiés devant cette appa-rente iniquité face à leur propre sort. Entre nous, je préfère de loin être enfermé sous couvre-feu; que de vivre le privilège de l’enfer des drogues et de la misère humaine, juste pour pouvoir sortir la nuit me promener avec les zombies du Village!