LES TOURS DE COMBAT (2)

Jean-Philippe Bernié

(Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans la revue Solaris)

Il ne fallait pas les percer, sinon tout ce travail n’aurait servi à rien. Un tuyau articulé émergea de sa partie centrale et vint se poser sur le carter du tripode vaincu ; il y eut une courte vibration, et elle commença à aspirer l’huile, mais le carter ne contenait pas grand-chose. Déçue, elle rentra le tuyau articulé et en sortit un autre, plus large, pour le carburant ; les tours consommaient une pâte d’hydrocarbures visqueuse, hautement concentrée. Elle vida le réservoir du tripode puis, l’opération terminée, retourna à l’abri. Derrière elle, son adversaire agitait faiblement ses senseurs, tandis que les dernières gouttes de ses réservoirs presque vides coulaient sur le sol sec. L’orage éclata enfin et un déluge de pluie s’abattit sur la plaine. Quelques étincelles illuminèrent les entrailles du tripode éventré et ses senseurs se tendirent dans un dernier soubresaut avant de s’immobiliser sous la pluie qui tombait. Lorsque les circuits électroniques cessèrent de fonctionner, sa balise émit un ultime signal à destination de son centre de commandement.

La tour de combat capta le signal alors qu’elle redescendait dans la combe. Elle n’avait reçu aucune communication de son propre centre de commandement depuis bien longtemps, mais elle n’en avait pas besoin ; il lui suffisait d’attendre, de guetter, et de remplir ses réservoirs de temps à autre. Telle était la mission que lui avaient assignée ses concepteurs : survivre dans un environnement hostile et attendre les instructions. Lorsque les ordres viendraient à nouveau, elle serait prête. Elle déploya ses senseurs et s’immobilisa près d’un tronc d’arbre mort. Sous la pluie, sa carapace métallique luisait.

L’orage se poursuivit jusqu’au milieu de la nuit suivante, puis le vent tourna. Le lendemain matin, le soleil se leva dans un ciel sans nuages. La tour vérifia toutes ses fonctions, comme chaque jour, puis elle déplia ses podes et sortit de la combe. Elle devait trouver rapidement de l’huile de lubrification. Elle dépassa le cadavre du tripode sans y prêter attention et se dirigea vers le nord ; elle n’avait pas patrouillé cette zone-là depuis longtemps et pouvait espérer y trouver d’autres proies. Elle capturait en général des tours plus petites qu’elle ou des grosses tours tombées en panne sèche qu’elle pouvait vider sans avoir à combattre. Parfois, elle rencontrait des tours de combat plus anciennes, qui n’avaient pas de fonction d’auto-réparation et finissaient par s’arrêter et rouiller sur place. Malheureusement, ces vieilles tours se faisaient rares, et leurs réservoirs avaient souvent été déjà vidés. Ses capteurs tendus devant elle, la tour de combat progressait lentement. La pluie de la nuit avait fait naître une floraison éphémère de plantes du désert qui tapissaient le sol rouge ; avant le soir, elles auraient fané, et le lendemain elles seraient mortes, leurs graines attendant le prochain orage pour fleurir à leur tour.

La tour avançait sur le tapis multicolore, ignorant la beauté sauvage du paysage qui l’entourait. Vers le milieu de la journée, elle franchit le lit asséché d’un ancien fleuve et entra dans les ruines. Elle connaissait les chemins à emprunter entre les édifices écroulés pour éviter de se retrouver bloquée dans un cul-de-sac de béton et d’acier, et elle avançait lentement au milieu d’un large boulevard lorsqu’elle s’immobilisa soudain, ses capteurs en éveil. Quelque chose?… Oui, quelque chose; une émanation chimique. Ses circuits s’activèrent et elle identifia… une tour de ravitaillement ! Cela faisait très longtemps qu’elle n’en avait pas rencontré.

Les tours de ravitaillement ressemblaient à de grosses bonbonnes et contenaient des quantités appréciables de lubrifiant et de carburant, ainsi que des pièces de rechange. Mais, se souvint la tour de combat, elles étaient en général bien entourées, gardées par des tours géantes de près de trois mètres de haut, face auxquelles elle aurait peu de chances. Prudente, elle recommença ses analyses, mais ne détecta que la signature chimique de la tour de ravitaillement. Elle tendit ses antennes aussi haut qu’elle put, mais ne capta que le faible champ électromagnétique dégagé par son moteur. Rien d’autre. Elle repartit lentement vers la source du signal. Quelques instants plus tard, elle parvint à un carrefour, et aperçut la tour de ravitaillement.

Ou ce qui aurait dû être la tour de ravitaillement. Au pied d’un bâtiment effondré gisaient des monceaux de débris métalliques, et, parmi eux, un moteur… un moteur de tour de ravitaillement, qui tournait au ralenti en crachant des petites bouffées de fumée bleutée. Soudain, le moteur s’éteignit. Perplexe, la tour de combat avança de quelques mètres. C’était exactement ce qu’attendait la tour géante dissimulée derrière le bâtiment en ruine. Elle lança un jet d’huile bref mais précis qui nappa les senseurs et la caméra de la tour de combat, puis elle démarra son moteur. Alarmée par ce bruit, la tour de combat tenta d’en connaître la provenance, mais aveuglée par le jet d’huile elle ne vit pas la tour géante surgir. La tour géante approcha rapidement, et, tout en demeurant hors de portée de la tour aveuglée, tendit vers elle un long cylindre articulé muni d’un crochet avec lequel elle saisit son dôme. Elle tira. Déséquilibrée, la tour de combat bascula et tomba. La tour géante se précipita et dès qu’elle arriva au-dessus du dôme de son adversaire qui tentait de se redresser, elle rétracta ses podes et s’affaissa sur lui, le maintenant au sol. Les plaques du blindage de la tour de combat gémirent sous le choc mais ne cédèrent pas ; elle agita frénétiquement ses podes, mais la tour géante qui pesait de tout son poids sur son dôme était hors d’atteinte. La tour géante attendit quelques secondes, puis une pointe de diamant montée sur une tige d’acier émergea de sa base et se posa sur la carapace de son adversaire. La pointe de diamant commença à tourner, vite, de plus en plus vite, et dans le grincement du métal qui se déchirait, s’enfonça lentement vers les centres vitaux de la tour de combat. Plus tard, la tour géante repue se dégagea de son adversaire inerte ; elle retourna dans sa cachette et éteignit son moteur. Fonctionnant sur sa batterie, elle déploya ses antennes et ses capteurs. Il lui suffisait d’attendre qu’une nouvelle proie approche pour démarrer le moteur de la tour de ravitaillement et réamorcer son piège.
FIN

Par: Jean-Philippe Bernié / Jeanphilippebernie.blogspot.ca
À LA FRANÇAISE

18 décembre 189*
Les nouvelles pièces commandées à grand frais d’Europe sont enfin arrivées. Mon automate prend forme ! Après toutes ces années d’effort, l’heure de mon grand-œuvre approche enfin.

23 décembre 189*
M. le notaire est passé, me proposant d’abandonner quelques heures mes travaux afin d’assister à la messe de minuit, demain en l’église Saint-Georges de Vesoul. J’ai évidemment décliné son offre ! Je ne puis penser à quitter mon atelier, fût-ce pour une soirée.

25 décembre 189*
La calèche de M. le notaire s’est présentée devant chez moi hier soir, et je n’ai eu d’autre choix que de m’habiller et sortir ! Les routes étaient glacées, la température polaire, le voyage aussi pénible qu’interminable. En arrivant sur le parvis de l’ancienne cathédrale, je compris l’insistance de M. le notaire : il m’a présenté à M. le comte de B…. M. le comte de B…, qui vient d’hériter du château de Corbenay-lès-Luxeuil et a décidé d’y demeurer, est féru de machines et d’automatismes ; je n’ai pu que promettre de lui montrer mes travaux.

4 janvier 189*
Visite de M. le comte de B…, aujourd’hui. Je lui ai montré une de mes précédentes réalisations  : le Joueur de tambourin, construit à partir des plans établis par M. Vaucanson au siècle dernier. Lorsque j’ai fait fonctionner l’automate, M. le comte s’est écrié, citant ce mot de M. Voltaire :
Le hardi Vaucanson, rival de Prométhée,
Semblait, de la nature imitant les ressorts,
Prendre le feu des cieux pour animer les corps.
Nous évoquâmes ensuite la supercherie du Turc joueur d’échecs, où un ingénieux système de tiroirs et de rabats coulissants a permis de mystifier toutes les cours d’Europe en dissimulant l’opérateur caché qui animait l’automate ! Emporté par l’enthousiasme de notre rencontre, j’ai évoqué mes intentions de créer un authentique automate, de forme parfaitement humaine, capable de bouger, de marcher, de danser, bref d’agir en tout point comme une créature d’os et de sang. Mal m’en a pris ! M. le comte a voulu absolument voir mes plans, puis mes pièces, puis mes constructions, et a bousculé mes réticences jusqu’à ce que mes travaux n’eussent point de secrets pour lui. Puis il est reparti sans mot dire. Et s’il utilisait mes idées pour son profit ? Je regrette d’avoir trop parlé.

La suite de cette nouvelle dans la prochaine édition de
Gay Globe Magazine