Par slate.fr
Le mouvement queer de la capitale libanaise gagne peu à peu des espaces de libertés, portée par une vague de libération des mœurs sans précédent.
Une petite dame blonde d’une soixantaine d’années est venue applaudir son fils, tout de latex vêtu. Il est vingt heures à Beyrouth, dans le quartier musulman d’Amra. Ce dimanche soir du mois de juillet, dans la capitale du Liban, l’air est humide et l’atmosphère qui règne au Bardo est endiablée. Entre les murs de ce bar, non identifiable de l’extérieur, se tient la «1.000 Madonna’s night», un concours de drag queens très attendu par la communauté queer de la ville.
Toutes les participantes ont choisi une chanson de la Madone. Elles enchaînent les plus rocambolesques prestations devant un jury composé de l’humoriste engagé Larry BS et de Sandra Helem, manager des soirées EGO, réputées pour être les plus libres et explosives de la ville.
Pendant plus d’une heure et demie, une vingtaine de drag queens usent le plancher à grands coups de talons aiguilles. La foule est surexcitée. Le public hurle le nom des candidates et s’époumone sur les notes de «Like a virgin». Ce soir-là, c’est Sasha Elijah, mannequin, activiste et transgenre de 21 ans, qui raflera la mise.
«Je suis un garçon qui joue avec l’idée du genre»
Cette soirée, si elle paraît presque banale aujourd’hui à Beyrouth, aurait été inimaginable il y a encore quatre ou cinq ans. Une révolution due en grande partie à la figure de proue de cette libération artistique et de mœurs, Anya Kneez.
En 2012, après vingt-trois ans passés aux États-Unis, ce jeune homme d’origine libanaise décide de suivre ses parents retournant vivre au Liban. Avant son départ, il aura vécu quelques années à Brooklyn, en colocation avec trois drag queens qui l’initient aux plaisirs de la transformation.
«C’était quelque chose de tout à fait naturel là-bas, se souvient celle qui se fait appeler par son nom de scène et ne dévoile jamais sa véritable identité dans les médias. On s’amusait en allant de bar en bar avec nos costumes. Je prenais ça comme un jeu. Mais au fond, j’ai découvert le sens du mot “liberté”.»
À Beyrouth, Anya Kneez tente de reprendre le cours de «sa vie d’avant», mais le virus de la scène queer la rattrape: «Je me suis dit: “ASSEZ, je vais recommencer.” À cette époque, il existait déjà une communauté LGBT, mais pas une communauté queer.»
Elle décide alors de se produire avec l’une de ses amies, Evita Kadavra. Ce soir-là, Anya Kneez déboulera sur scène portée par six hommes, dans une tenue inspirée par Cléopâtre. «À cette époque, les gens n’ont pas vraiment compris que l’on faisait un spectacle de drag queen», se rappelle-t-elle amusée. Et aujourd’hui encore, son message n’est pas compris par tout le monde: «Je n’essaie pas d’être une femme. Je suis un garçon, passionné par la mode, qui joue avec l’idée du genre.»
Anya Kneez dessine toutes ses tenues et les confectionne à l’aide de sa machine à coudre. Elle se dit inspirée par les couturiers Christian Lacroix et Paul Poiret, ou par le film Matrix. «Je ne cherche pas forcément à être sexy, prévient-elle d’emblée. Je me définis comme une héritière des Club Kids», un mouvement post-punk constitué d’environ 800 drag queens clownesques et droguées, qui ont régné sur le milieu de la nuit new-yorkaise dans les années 1980.
En 2014, une question taraude Anya et Evita: comment se produire sur scène de manière sécurisée? «Il fallait trouver quelqu’un qui nous emmène et nous dépose à l’intérieur de la boîte de nuit, sans ne jamais se faire voir dans la rue, raconte Anya Kneez. C’est d’ailleurs encore un casse-tête.» Car même si on reconnaît à Beyrouth une certaine liberté, les avancées sociétales s’y diffusent encore lentement.
«Mon existence est par nature politique»
Aujourd’hui, le Liban est considéré comme le pays le plus tolérant du Moyen-Orient sur les questions LGBT+. La première gay pride de l’histoire du monde arabe s’y est déroulée en 2017. Dans une société encore très conservatrice, elle s’était tenue dans une relative discrétion, avec des conférences, des workshops, des festivités organisées dans des lieux privés. Pas de marche dans les rues, une démarche jugée trop provocante par les organisateurs.
En mai dernier, la seconde édition de la semaine des fiertés a dû être annulée au bout du troisième jour de fête. L’organisateur de l’événement, Hadi Damien, a passé la nuit en prison après l’intervention du bureau de la censure, rattaché au département de la sûreté générale. On lui interdisait la lecture d’une pièce de théâtre, Ogres de Yann Verburgh et Eugen Jebeleanu, qui décrit des crimes homophobes dans le monde.
Officiellement, le jeune homme de 29 ans fut arrêté pour un écrit «incitant à la débauche et au vice» sur le site internet de la Beirut Pride. Mais le texte aurait été falsifié, explique Hadi Damien: «Les auteurs de la version en arabe ont choisi des événements du festival, en ont changé le contenu et la description.» Il sera relâché le lendemain, après que le procureur a décidé l’arrêt de tous les événements liés à la pride. Son dossier n’est toujours pas définitivement clos, et il peut être rouvert.
En juin dernier, à plus de 9.000 kilomètres de Beyrouth, Anya Kneez défilait à la pride de New York, robe à la Liza Minnelli et drapeau du Liban en étendard. Une photo et une vidéo la montrant brandissant fièrement le drapeau arc-en-ciel deviennent virales sur internet. «Je suis devenue un emblème pour la communauté queer du pays», précise-t-elle, intrépide.
Mais la photo circule également sur des blogs homophobes et sur les réseaux sociaux accompagnée d’insultes et de menaces. Anya Kneez reste pourtant positive: «Le plus important, c’est que ce moment m’a rendue extrêmement fière, car j’aime mon pays.» Est-ce pour autant un acte politique? Sur la question de l’activisme, pas de réponse binaire: «Il faut comprendre que je suis gay au Moyen-Orient, mon existence est par nature politique.»
«Nous dépendons d’une loi instaurée par un autre pays»
Légalement, l’homosexualité est encore considérée comme un crime au Liban. L’article 534 du Code pénal prévoit une condamnation allant d’un mois à un an de prison ferme, accompagnée d’une amende d’environ 600 €, en cas de «relations sexuelles contre-nature».
Comme l’explique Joseph Aoun, cofondateur en 2004 de Helem, le premier centre d’accueil LGBT+ du Moyen-Orient, cette loi date du mandat français sur le Liban (1920-1946). «Nous dépendons d’une loi instaurée par un autre pays ici, mais aussi dans d’autres États de la région, détaille-t-il. Concrètement, cette notion très floue qu’ils nomment “contre-nature”, et dont la définition n’est jamais donnée, c’est la sodomie.»
Depuis sa création, Helem a publié de nombreux rapports documentant la brutalité dont font preuve les autorités libanaises envers la communauté LGBT+. Joseph Aoun se souvient de l’affaire du 9 août 2014, quand vingt-sept hommes ont été arrêtés et frappés lors d’une descente de police dans un sauna. «Le motif invoqué est souvent fallacieux. On accuse à tort les individus d’être des toxicomanes ou des prostitués», poursuit l’activiste.
La situation évolue malgré tout, et la pression exercée par Helem sur les autorités y est pour beaucoup. «Nous les avons forcées à collaborer avec nous, se félicite le cofondateur. Maintenant, à chaque arrestation, ils nous appellent pour que l’on puisse constater qu’ils ne feront pas de mal à la personne; 99% des actes de violences ont été stoppés.»
Il en va de même pour les tests VIH obligatoires, interdits depuis 2012. «Il y a des personnes à qui l’on annonçait qu’elles étaient contrôlées positives devant tout le monde au commissariat, sans respecter leur droit à l’anonymat. Et parfois, c’était même faux.»
Les humiliations, elles, sont encore très présentes. Parmi les méthodes utilisées, l’outing forcé, en téléphonant aux membres de la famille ou à l’employeur. «Sans parler du terme “faggot” [pédé, en français] écrit noir sur blanc sur leur casier judiciaire, celui-là même requis par certains employeurs lors d’entretiens d’embauche», déplore Joseph Aoun.
Pour Nour Nasr, activiste en faveur des droits humains et chercheuse à l’université de Beirut sur les questions du genre et de la sexualité au Moyen-Orient, les Libanais et Libanaises vivent une période charnière. «On pourra dire que l’on a connu l’époque de l’article 534», annonce-t-elle. Car pour la chercheuse, aucun doute: l’article sera bientôt abrogé.
Elle s’appuie notamment sur une décision historique rendue le 12 juillet 2018 par la cour d’appel pénale du Mont Liban. Deux personnes accusées d’homosexualité ont été acquittées, confirmant une décision du juge unique du tribunal pénal du Metn, Rabih Maalouf. Celui-ci avait refusé de criminaliser, en février 2017, une orientation sexuelle du fait de sa simple pratique, invoquant le droit à la vie privée.
«Je pense que dans une dizaine d’années cette loi n’existera plus, s’enthousiasme Nour Nasr. Cela peut paraître long, mais c’est la vitesse de la justice au Liban, droits LGBT+ ou non.»
«On peut être persécuté par la loi sans être une victime»
L’activiste note également un pas en avant de la part de plusieurs personnalités politiques. «Nous avons des alliés, comme Kataëb [les Phalanges libanaises, un parti essentiellement chrétien, ndlr] ou encore la militante Joumana Haddad, qui a failli remporter un siège au Parlement durant les législatives de mai 2018, expose Nour Nasr. Et puis il y a celles et ceux qui ne le proclament pas officiellement, mais qui se disent pro LGBT+ quand nous les rencontrons. Il nous faut apprendre à composer avec ces avancées fragiles.»
Une fragilité qui ne rime pas avec immobilisme ou misérabilisme. Mohamad Abdouni a fondé Cold Cuts, un magazine de photographie sur la culture queer orientale. «Ce projet exprime d’abord une volonté de documentation, proclame-t-il. Nous avons remarqué qu’il n’y avait pas d’archives sur notre culture. Notre génération n’a pas de références, contrairement aux Occidentaux.» Il cite notamment en exemple le mythique documentaire de Jennie Livingston, Paris Is Burning.
Pour le photographe de 30 ans, il était également urgent de se réapproprier l’histoire des personnes queer au Liban. «Nous avons vu débarquer pléthore de journalistes étrangers qui voulaient exploiter notre quotidien avec des publications alarmistes ou racoleuses ne reflétant en rien notre état d’esprit, dénonce-t-il. Ce n’est pas assez sexy d’entendre que notre communauté est en plein essor et que nous avons confiance en l’avenir.»
Un avis partagé par Joy Stacey, étudiante anglaise vivant à Beyrouth et fondatrice du podcast «Queer Narratives Beirut». «En tant que “non arabe”, nous devons réfléchir à un moyen de décoloniser le discours sur la sexualité au Moyen-Orient, de rendre une parole confisquée par certains journalistes», soutient-elle.
Pour les dix-huit épisodes du podcast, la productrice a imaginé une conversation d’égal à égal où drag queens, performers, homosexuels et bien d’autres discutent entre elles et eux, dans le lieu de leur choix. Un espace de liberté, loin des clichés et raccourcis véhiculés à leurs yeux par une partie des médias. Joy Stacey l’assure et le prouve: «On peut être persécuté par la loi sans être une victime pour autant.»
Au sein de la communauté, un slogan circule: «We want to tell our own stories.» Comprendre: nous voulons raconter nos propres histoires. L’appropriation du récit, comme mythe fondateur du mouvement, est l’objet du combat. Pour être libres, les queer et LGBT+ du Liban témoignent de l’histoire présente de leurs vies, sans mensonges, sans pensées préfabriquées, sans faux-semblants. Ils disent, tout simplement. Au commencement est le verbe.