Caroline Greco
Ce jour-là, tu étais en forme. Il faisait beau, et nous avions prévu de pique-niquer en route.
C’était un avant-goût de vacances, car, après ce long mois d’hospitalisation, nous avions, Philippe et moi, le projet de t’emmener au soleil un peu plus vers le sud. Il était donc normal que nous parlions de tout cela, sur cette route qui conduisait à Nîmes, tout en admirant le paysage. Il me semble, encore aujourd’hui, t’entendre rire. Il me reste un souvenir de bonheur et surtout d’espoir : nous allions consulter un spécialiste, je savais qu’on ne pouvait pas guérir du sida, mais tu devais tenir bon, tu n’allais pas mourir, j’en étais bêtement persuadée, et puis, les recherches des laboratoires, n’est ce pas… Je me souviens très nettement de cette journée qui avait commencé dans l’allégresse et s’était terminée dans l’angoisse, une fois de plus.
Rien à dire de l’hôpital qui nous a accueillis, rien à dire du médecin qui s’est occupé de toi. Le traitement a commencé sur place, et nous avons repris la route du retour. Au bout d’une heure tu as été pris de malaises! L’AZT, au bout de trois semaines, t’avait réduit à une pauvre chose amaigrie. Tu n’avais plus la force de te lever et tu avais perdu le goût des aliments. Tu ne supportais plus les odeurs habituelles de la maison, tu ne mangeais plus et tu avais des difficultés à boire.
Tu n’étais plus en état de retourner à Nîmes le mois suivant, comme prévu. Tu as abandonné ton traitement avec rage : «A quoi bon me rendre encore plus malade avec un médicament qui, de toute façon ne me sert à rien? Pourquoi faire des contrôles, puisque je sais que je ne guérirais pas! Pour surveiller la chute de mes T4 et m’angoisser encore plus? Ce que je vis ne me suffit-il pas? Quand ça ira vraiment mal, on avisera.»
Malgré la distance qui nous séparait, Frédéric, ton frère, et Marie, sa femme, étaient très proches de nous. Ils ne pouvaient pas venir souvent nous voir, mais nos longs bavardages au téléphone valaient presque des visites et nous remontaient le moral.
Je pouvais leur parler de toi en toute tranquillité et confiance, leur dire mes angoisses et mes peurs. Parfois, tu bavardais aussi avec eux, et Philippe terminait souvent la conversation en se plaignant de ne plus rien avoir à dire, puisque sa femme et son fils étaient intarissables! Nos conversations se terminaient souvent dans la bonne humeur. Frédéric était loin mais restait si proche! Il avait une grande admiration pour toi, son frère aîné, et souffrait d’être loin en te sachant si mal.
Lorsque de temps en temps, il arrivait à organiser, avec Marie, un week-end à la maison, cela nous remplissait de joie. Pour eux, rien n’avait changé malgré ta maladie, Julien.
Ils n’en avaient pas peur et n’hésitaient pas à passer de longues heures avec toi et à t’embrasser. Je vous entendais discuter et rire tous les trois. Parfois, Marie vous laissait seuls et venait bavarder avec moi.
Pour Philippe et pour moi aussi, ces visites étaient un vrai cadeau du ciel. L’ambiance de la maison devenait plus légère, notre lourd fardeau était plus supportable parce que les soucis étaient partagés. Par moments, nous arrivions à oublier notre peine et à retrouver des instants d’insouciance «comme avant»! Leur départ était un moment difficile: «Maman, papa, disait Frédéric, est-ce que je le reverrai encore vivant? Je n’arrive pas à partir, c’est trop dur, je vous promets de revenir le plus vite possible. Tenez bon, tous les deux. Je vous laisse des tonnes de courage, servez-vous-en. Je vous aime. À bientôt !»
Les jours passaient, terriblement lentement, et pourtant trop vite. Après les journées humides de l’hiver, le printemps s’était installé en mettant en place son décor pour accueillir l’été. J’aurais aimé arrêter le temps pour te garder encore avec moi. Et puis, par moments, quand ça n’allait pas du tout, quand tu avais ce regard si triste, insupportable, quand je ne réussissais même plus à te faire sourire, toi qui avait le sourire facile, je souhaitais que tu fermes les yeux pour que tu ne souffres plus.
Petit à petit, tu as perdu le goût de vivre : plus de musique ni de télé, plus de lecture, plus d’appétit. Tu es trop occupé à rester en vie, tu n’as pas le temps de t’intéresser à ceux qui t’entourent, ton regard insoutenable fait trop mal : regard d’animal blessé qui crie au secours, demande grâce. Tu as énormément maigri, tu n’as plus que la peau sur les os et ma main me fait mal quand je te caresse. Si tu te voyais, Julien, toi qui autrefois, en voyant des photos de malades du sida disais: «Je n’arriverai jamais à ce stade, maman, je me flinguerai avant!» On se voit mal soi-même. Ton corps, Julien, s’est transformé lentement, et tu as eu le temps de t’habituer. Nous acceptons parfois pour nous, des défauts que nous ne supportons pas chez les autres. Et puis, il faut une sacrée dose de courage, pour se tuer!
Elle vient souvent, dans la semaine, cette amie de longue date. Depuis ta naissance, elle m’aide à entretenir la maison, le matin. Avec les années, une tendre complicité nous lie. À son arrivée, nous prenons le temps de nous raconter «les dernières nouvelles» de nos maisons respectives, devant une tasse de café. Quand tes forces le permettent, tu nous rejoins à la cuisine et Lucie, qui se considère comme ta deuxième maman, a souvent un petit cadeau pour toi: un paquet de cigarettes, une tranche du gâteau qu’elle a cuisiné, la photo de ton chanteur préféré découpée dans un journal, des cartes de téléphone rares, pour ta collection, ou bien elle te raconte simplement une histoire qui l’a amusée.
«Pour lui changer les idées, Caroline! Il vit quelque chose de tellement dur, il faut l’aider à tenir bon.
On finira bien par trouver un vaccin, et il sera sauvé, tu verras!» Sa naïveté et sa simplicité dans sa manière de voir les choses me touchent beaucoup. C’est sa façon à elle de nous dire combien elle partage ce drame. Lucie est très intelligente et très intuitive. Elle est consciente, dans son fort intérieur, que ce problème du sida n’est pas si simple que ça à résoudre et elle espère de tout cœur que tu pourras vivre encore, malgré ton état. Ses phrases toutes simples sont là pour essayer d’exorciser ce que nous vivons. J’entends la clef tourner dans la serrure le matin et, tout de suite, vient la phrase rituelle et un peu angoissée: «Comment ça va ?» Très douée pour les massages, elle prend soin de ton dos, avec un sourire complice: «Il a besoin de moi, ce petit, il faut le chouchouter et le soulager. Allez, allonge-toi, je vais te soigner.»
Les jours noirs, quand tout va mal parce que tu souffres trop, Julien, quand ton moral est si bas que tu ne veux voir personne, je tourne à vide dans l’appartement. L’angoisse ne me laisse pas un moment de répit. Je suis contente alors de voir arriver Lucie et de la savoir à côté de moi. J’ai de la chance de l’avoir croisée, un jour, sur ma route!
Le plus mauvais moment de la journée était le matin. Ta chambre était à côté de la nôtre. Philippe avait installé une sonnette pour la nuit. Tu ne t’en es jamais servi, car tu voulais que nous puissions dormir tranquillement et tu estimais que tu nous donnais assez de travail et de soucis.
Pourtant, pendant la nuit, je t’entendais tousser et je n’arrivais plus à me rendormir, écartelée entre l’envie de venir te voir, tout en sachant que tu m’aurais mal accueillie, et ma raison qui me disait de ne pas bouger pour ne pas t’angoisser encore plus.
Souvent je me réveillais en pleurant le matin. Que se passait-il dans ma tête ? Le médecin m’avait prévenue que tu pouvais mourir d’une minute à l’autre. Pourtant apparemment, ton état était plus ou moins le même. Hélas, les analyses étaient loin de le confirmer. Je le savais, d’où cette angoisse et ces réveils en sursaut. J’ouvrais tout doucement la porte de ma chambre et j’écoutais…
Une quinte de toux, un soupir, un petit bruit me rassuraient vite. Mais il y avait aussi les matins où le silence était complet ! Je me revois le cœur battant à éclater, clouée sur place, attendant désespérément un signe de vie.
Suite dans notre
prochaine édition…
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