Caroline Gréco
Cette fois-ci c’était un adieu: tu es resté silencieux. Je partageais avec toi ces moments denses, émouvants et insoutenables.
Nous avons seulement échangé quelques petites phrases, tellement anodines! Tu ne pouvais détacher ton regard du paysage, et je n’étais que révolte, rage, désespoir: cette mort programmée continuait son chemin sans qu’on arrive à l’arrêter! Je n’étais qu’un long hurlement intérieur, j’exigeais qu’on stoppe cette douloureuse course vers le néant, mais à qui s’adresser? Que faire? Envie de tout casser… Et après? Brusquement, ta voix fatiguée m’a fait réagir. «On rentre!» J’ai répondu par une boutade, et nous sommes descendus de la colline en essayant de sourire. Tu es alité une fois de plus : des hauts, des bas… des contrôles, l’ambulance vient te chercher car tu ne tiens plus debout. Tes forces te quittent, les muscles s’atrophient, tu te lèves très difficilement et la fièvre ne te lâche plus. Un jour, une mauvaise rechute: ambulance, urgences…
Et tous nos espoirs, nos châteaux en Espagne s’envolent. De nouveau, je suis dans un grand trou noir et j’ai peur. Philippe, à mes côtés, ne dit pas un mot, mais ses traits sont tirés et il me serre très fort la main, comme s’il voulait me donner, et en même temps, prendre du courage. Je reprends le chemin de l’hôpital deux fois par jour, comme d’habitude, simplement pour être à côté de toi, pour que tu ne sois pas seul. Ensemble, nous attendons la visite du médecin et les résultats des analyses, avec ces moments de rêves fous et ces chutes vertigineuses où nous nous raccrochons de toutes nos forces à l’espoir qui nous quitte. Ta colère pour des petits détails cache ta peur devant la maladie. Tu exploses pour un rien : l’oreiller qui a glissé, l’infirmière qui tarde à venir, un bruit dans la rue, une douleur dans la jambe, la perfusion qui t’empêche de bouger comme tu le désires…
Je dois être patiente, te laisser te défouler. Quand l’orage est passé, il y a ces silences interminables et ton regard plein de détresse. Je suis là, envahie par la tristesse et l’impuissance, je t’écoute. J’ai la journée devant moi, j’ai le temps. J’ai la chance de t’avoir encore près de moi, vivant, et je suis heureuse malgré ma souffrance. Je te regarde intensément, je voudrais inscrire chaque détail de ton visage dans ma mémoire, pour ne rien oublier. Petit à petit, tu te calmes. Tu me tends la main, et tu me fais un clin d’œil complice. L’air devient plus léger, nous parlons de choses futiles mais qui te relient à la vie. Et pendant un court moment, tu t’évades de cet hôpital, de cette chambre.
Tu es rentré à la maison après cette hospitalisation, terriblement amaigri et faible, mais avec un sourire heureux. Tu as retrouvé ta «chambre d’enfant». Depuis ton premier séjour à l’hôpital, tu préférais revenir à la maison. «Provisoirement, m’avais-tu dit, jusqu’à ce que je récupère un peu de force.» Après ce dernier retour, tu as changé. Tu es redevenu pareil à un petit enfant, angoissé à l’idée de te retrouver seul, même pendant un court laps de temps.
«Tu sors faire des courses? Tu en as pour longtemps?»
On aurait dit que ma présence te protégeait des malaises, des douleurs, de l’idée oppressante de la mort. Je passais de longues heures avec toi. Tu m’appelais: tu avais faim, tu avais soif, tu voulais que je tire les rideaux ou que j’ouvre la fenêtre. J’étais là, oui, j’étais là, seule, avec cette responsabilité, l’anxiété, la peur et l’idée de la mort que je n’arrivais pas à chasser de mon esprit, forcément, puisque je savais que tes jours étaient comptés. Nous bavardions doucement, tu t’assoupissais un peu, je m’en allais alors sur la pointe des pieds pour revenir très vite, car ton sommeil était léger et bref. Ta maigreur devenait inquiétante. Ton estomac enflait et tu transpirais dès que tu t’endormais. Les boutons sur tes jambes et tes bras provoquaient des démangeaisons parfois difficiles à calmer et ton sommeil était perturbé.
Les jours passaient et tes forces s’en allaient aussi. Tu avais tellement de peine à te tenir debout. Tu avais l’impression de te paralyser petit à petit, tu ne comprenais pas… Je te regardais avec un cœur si lourd et je pensais à la flamme d’une bougie presque totalement consumée. Cette flamme qui vacille, semble s’éteindre, repart de plus belle, s’amenuise. Quand, mon Dieu, enverras-tu un souffle libérateur? Aujourd’hui tu as refusé de manger, sous prétexte que tout avait un drôle de goût. Je me suis souvenue alors de la peur que j’avais éprouvée après ta première hospitalisation, la première alerte sérieuse, lorsque notre ami médecin avait demandé que tu sois suivi dans un hôpital spécialisé. Il souhaitait aussi que tu commences un traitement d’AZT. Tu ne voulais pas te faire soigner dans un centre de notre ville, par peur de rencontrer des copains qui auraient vite tout compris. Nous avons décidé, en accord avec ce docteur que tu serais suivi à Nîmes.
AZT: une sonnette d’alarme a retenti dans ma tête. Quelque chose de très grave allait arriver. Pendant quelques secondes, j’ai été tenaillée par une peur que j’avais déjà connue. Ce jour-là, j’ai retrouvé le même serrement au cœur et le même tremblement dans mon corps, et une angoisse qui allait en s’agrandissant et que j’arrivais de moins en moins à contrôler.
Curieusement, j’avais vécu cela pendant une traversée en mer, à la voile. Cet été là, nous avions décidé de partir en Corse pendant nos vacances. Deux amis nous accompagnaient. Ce n’était pas la première fois que nous traversions la Méditerranée. Le mistral soufflait très fort et nous avons dû nous réfugier et jeter l’ancre à Port-Cros, une ravissante île au large du Lavandou. Déclarée parc national, cette île n’est pas habitée, si l’on excepte les deux ou trois maisons du petit port. Nous avons accepté ce contretemps avec beaucoup de philosophie en nous promenant sous la fraîcheur des arbres, accompagnés par le chant, parfois un peu trop exubérant, des cigales et enveloppés par toutes les senteurs de la garrigue provençale. Nous avons repris la mer deux jours plus tard. Il y avait encore beaucoup de vagues mais le vent faiblissait, la météo nous l’avait promis ! Au bout d’une heure de navigation nous avions l’impression que le calme annoncé avait oublié de se manifester et nous attendions avec impatience le bulletin météo suivant. La Méditerranée est une mer imprévisible, surtout quand souffle le mistral.
Les vagues devenaient de plus en plus hautes, nous ne pouvions plus faire demi-tour et la côte, pourtant proche, s’éloignait de notre vue. Nous étions tous assis dans le cockpit autour du barreur. Philippe nous a demandé de mettre nos gilets de sauvetage: je n’en voyais pas l’utilité et m’étonnais de cet ordre. Était-ce le ton de voix inhabituel de Philippe? Je ne l’avais jamais entendu aussi directif et tendu en même temps. Il n’était pas question de lui désobéir! Surpris, nous nous sommes tous regardés et avons exécuté son ordre sans le moindre commentaire. Ce n’est qu’à l’arrivée à Calvi, autour d’un café bien chaud, que nous avons pu exprimer toute la peur qui nous avait envahi à ce moment là. Nous avions brusquement pris conscience du danger et de notre solitude dans cette immensité déchaînée où pas un seul petit bateau n’était en vue! Cette même terreur, cette peur panique, cette angoisse qui m’étouffait, je l’ai ressentie à nouveau, lorsqu’on a évoqué l’AZT pour Julien. La maladie et la mer : deux sujets tellement différents, et pourtant dans les deux cas, je sentais que la mort pouvait être possible et qu’il fallait lutter de toutes ses forces pour s’en sortir. Nous avons donc pris rendez-vous à Nîmes. Il faisait un temps splendide pour un mois de novembre. Le mistral avait balayé les nuages, et la luminosité du ciel intensifiait les dernières couleurs de l’automne. Le long de la Camargue, dans ces immenses prairies caillouteuses, les taureaux, les chevaux, et les moutons jouissaient d’une liberté qu’on aurait pu croire totale puisque, depuis la route, nous ne pouvions pas voir les clôtures de leurs immenses pâturages. J’avoue mon ignorance : à l’époque, je ne connaissais pas bien l’évolution de la maladie, je ne savais pas combien ce médicament miracle que nous allions chercher en toute confiance pouvait être redoutable si on ne le supporte pas.
Suite dans notre
prochaine édition…
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