Roger-Luc Chayer
Dans les années 90, le psychologue et éditeur du magazine RG s’est retrouvé au cœur d’une saga judiciaire à la suite d’une attaque de la part de la journaliste Denise Bombardier de Radio-Canada. Cette dernière accusait M. Bouchard de faire l’apologie de la pédophilie dans le cadre de ses fonctions. Cependant, grâce à un combat judiciaire qui s’est étalé sur plusieurs années, Alain Bouchard a réussi à démêler le vrai du faux et à discréditer les accusations de la journaliste vedette de la société d’État canadienne. Ce combat résultant en plusieurs jugements des tribunaux, fait maintenant jurisprudence. Le jugement final de la Cour d’appel du Québec relate la situation et donne la victoire à Alain Bouchard. *** À noter que M. Alain Bouchard est décédé en septembre 2023 et que la décision de la Cour d’appel n’a pas été portée à la Cour suprême du Canada.
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COUR D’APPEL
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
No: 500-09-002051-910
(500-05-008464-891)
Le 18 mars 1996.
CORAM: LES HONORABLES PROULX
ROUSSEAU-HOULE, JJ.C.A.
FORGET, J.C.A. (ad hoc)
DENISE BOMBARDIER,
APPELANTE – (défenderesse)
c.
ALAIN BOUCHARD,
INTIMÉ – (demandeur)
_______________LA COUR: – Statuant sur le pourvoi de l’appelante contre un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal, rendu le 22 novembre 1991, par le juge Jean-Claude Nolin, qui a accueilli l’action en diffamation formée par l’intimé et condamné l’appelante à lui verser de 10 000$ pour dommages moraux et 2 500$ pour dommages punitifs et exemplaires.
Après étude du dossier, audition et délibéré;
Les propos jugés diffamatoires par le jugement entrepris font écho à des évènements survenus en 1983. Suite à la parution, dans le journal La Presse du 28 mars 1983, d’une lettre de l’intimé que l’éditeur du journal avait intitulée « À la défense des pédophiles », dans laquelle il soutenait que les relations sexuelles entre un adulte et un enfant ne sont pas nécessairement nocives pour l’enfant et peuvent même au contraire être bénéfiques, l’appelante invita l’intimé à son émission télévisée Noir sur Blanc, le 9 avril 1983. Au cours de cette émission, l’intimé affirma qu’il n’était pas pédophile. Il réitéra toutefois les opinions émises dans sa lettre ouverte au Journal La Presse et antérieurement exposées lors d’une conférence universitaire en 1979. Tant les propos de l’intimé sur les conséquences des relations pédophiliques que l’attitude dénonciatrice de l’appelante eurent à l’époque un grand retentissement médiatique.
L’appelante fut blâmée par le Conseil de presse du Québec, ce dernier estimant qu’elle avait discrédité l’intimé et empêché le public d’avoir une vue d’ensemble sur le sujet controversé. L’intimé fut déclaré coupable par le comité de discipline de la corporation professionnelle des psychologues du Québec. On lui imposa une radiation pour une semaine et une amende de 700$ pour avoir manqué à ses devoirs envers la profession «en ayant recours, dans ses déclarations publiques traitant de psychologie, à l’exagération et à des affirmations revêtant uncaractère purement sensationnel». Dans une mise au point publiée dans la revue Psychologie Québec, du mois de juin 1984, l’intimé reconnut que les propos qu’il avait tenus à l’émission Noir sur Blanc ne reflétaient pas l’opinion de la majorité des psychologues du Québec. S’il existait des recherches qui ne révélaient aucune évidence de perturbation sur l’enfant suite à des relations pédophiliques, il admit que plusieurs autres recherches arrivaient à des résultats différents et qu’en définitive les résultats actuels des recherches ne permettaient pas de conclure que les relations pédophiliques étaient inoffensives pour les enfants.
Le 18 août 1983, alors qu’elle était l’invitée d’étudiants en communication à une émission radiodiffusée par la station C.K.R.L. – FM de l’Université Laval, l’appelante déclara:
… Comment peut-on reprocher à une journaliste qui interviewe un pédophile, donc quelqu’un qui justifie les relations sexuelles avec les enfants, comment peut-on lui reprocher de manifester un préjugé …
L’intimé intenta alors une première poursuite en diffamation dont il se désista en 1988, chaque partie acceptant de payer ses frais.
Le 15 mars 1989, sous le titre « Denise Bombardier, la journaliste qui écrit », le journal étudiant de l’Université duQuébec à Montréal, Montréal Campus, publia le reportage d’une étudiante en journalisme, Chantal Vallée. Cette dernière avait interviewé l’appelante dans le cadre d’un de ses cours. Elle rappela que l’évènement journalistique du 9 avril 1983 avait laissé des traces mais que la journaliste ne rendait pas les armes pour autant. La citant au texte, elle rapporta:
On ne peut pas interroger un pédophile ou un nazi comme n’importe qui. On ne peut pas se faire l’avocat du diable. Je savais qui il était. Je l’ai fait venir pour le dénoncer, parce que personne ne l’avait dénoncé.
Ce sont ces propos qui ont donné lieu au présent recours en diffamation.
En première instance, l’appelante a essentiellement plaidé:
1. que l’action de l’intimé était irrecevable parce que les propos qu’il avait émis, comme membre d’une corporation professionnelle, contrevenaient aux bonnes moeurs et à l’ordre public et méritaient d’être vertement dénoncés;
2. que ses propres propos, en mars 1989, constituaient un commentaire loyal et honnête en matière d’intérêt public puisque le terme « pédophile » considéré dans le contexte des évènementssurvenus en 1983, référait au concept général de « quelqu’un qui fait l’apologie de la pédophilie ».
Lors de l’audition en appel, l’appelante a abandonné ce dernier moyen. Elle n’a retenu que le premier, ajoutant toutefois, subsidiairement, que les dommages-intérêts accordés à l’intimé devraient être diminués sinon complètement annulés étant donné qu’il a lui-même suscité la polémique et que ce sont ses prises de position et non la dénonciation faite par l’appelante qui sont la cause de ses dommages.
L’intimé, membre de la corporation professionnelle des psychologues, connaissait l’état des recherches en matière de pédophilie, l’opinion générale du public sur ce sujet et les dispositions du Code criminel qui défendent les contacts sexuels entre enfants et adultes. Il a néanmoins publicisé jusqu’en 1983 des opinions favorables à la pédophilie. Peut-il, dans ces circonstances, être admis à se plaindre des propos excessifs, téméraires et inexacts de l’appelante qui mue par une obligation morale, le dénonce une autre fois, en 1989?
Comme l’a justement décidé le juge de la Cour supérieure, la fin de non-recevoir ne saurait être appliquée à l’encontre du recours entrepris parce qu’il n’y a pas eu de contravention à une règle d’ordre public. L’intimé a émis desopinions qui ont été désavouées par sa corporation professionnelle et qu’il a lui-même nuancées en écrivant «que les résultats actuels des recherches ne permettent pas de conclure que les relations pédophiliques sont inoffensives pour les enfants».
Si les déclarations publiques de l’intimé ont constitué des actes dérogatoires à la dignité de la profession, elles ne sauraient être considérées comme génératrices d’un acte fautif au sens du droit civil ou du droit criminel. Lorsque les tribunaux admettent une fin de non-recevoir à l’encontre d’une action, la morale sans doute y trouve son compte, mais le dommage doit avoir consisté dans la lésion d’une situation que réprouve la morale, mais qui est aussi contraire à la règle de droit(1).
La polémique suscitée par les opinions de l’intimé et la notoriété de ses propos écrits et télédiffusés ne seraient- elles pas cependant la cause unique sinon la cause principale de ses dommages? En se plaçant en situation de controverse publique sur une question intéressant l’ordre public et les bonnes moeurs,n’a-t-il pas provoqué la critique diffamatoire dont il a été victime?
Ce moyen de défense, pas plus que le plaidoyer de commentaire loyal(2) abandonné en appel, ne saurait constituer une excuse, en l’espèce. La liberté d’exprimer une opinion sur une question d’intérêt public bénéficie d’une protection mais celle- ci entre uniquement en jeu lorsque l’opinion diffamatoire constitue l’expression honnête du point de vue de la personne qui l’émet. Il appartient à l’auteur de la diffamation de convaincre le tribunal de l’authenticité de ses allégations. Comme vient de l’exprimer le juge Cory dans l’arrêt Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S., 1130:
Le droit de la diffamation vise essentiellement à interdire la publication de propos faux et injurieux. De toute évidence ce n’est pas trop exiger des individus qu’ils vérifient la vérité des allégations qu’ils publient (p. 1187).
En traitant l’intimé de pédophile, l’appelante savait qu’elle ne disait pas la vérité ou était à tout le moins insouciante à cet égard. Ce faisant, elle a passé outre à son devoir et doit assumer un niveau raisonnable de responsabilité pour avoir porté atteinte à l’honneur, à la dignité et à la réputation personnelle et professionnelle de l’intimé. Ce dernier a été blessé dans ses sentiments intimes de dignité et de fierté. Plus de cinq ans s’étaient écoulés depuis la diffusion des déclarations vivement critiquées par l’appelante. Il avait droit à l’oubli et à la protection de sa réputation contre toute atteinte injustifiée.
Les dommages-intérêts moraux et exemplaires accordés par le premier juge en conséquence de la diffusion de la déclaration fausse et injurieuse sont légitimes et raisonnables eu égard à l’ensemble de la preuve et à la nature de l’atteinte au droit à la dignité, à l’honneur et à la réputation protégé par l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne. Il convient à cet égard de rappeler la mise en garde formulée dans l’arrêt Hill précité et reprise dans l’arrêt Botiuk c. Toronto Free Press, [1995] 3 R.C.S., p. 37, à savoir qu’une cour d’appel doit faire preuve de retenue et de prudence avant de modifier l’évaluation des dommages-intérêts dans les affaires de diffamation.
En conséquence et pour l’ensemble des motifs précédemment mentionnés, le pourvoi de l’appelante est REJETÉ AVEC DÉPENS.
MICHEL PROULX, J.C.A.
THÉRÈSE ROUSSEAU-HOULE, J.C.A.
ANDRE FORGET, J.C.A. (ad hoc)
Me François Aquin
Procureur de l’appelante.
Mes Arsenault, Lemieux
Procureurs de l’intimé.
Date de l’audition: 21 février 1996.
1. Voir: Banque nationale c. Soucisse, [1981] 2 R.C.S. 339 , le juge Beetz, p. 362. L’un des fondements juridiques possibles d’une fin de non-recevoir est le comportement fautif de la partie contre qui la fin de non-recevoir est invoquée; Réserves du Nord (1973) Ltée (In re): Biega c. Druker, [1982] C.A. 181 . La contravention, par l’appelant, de dispositions d’ordre public constitue une fin de non- recevoir à sa réclamation; Mazeaud H. et L. et J. Mazeaud et T. Chabas, « Leçons de droit civil » Tome 1, 1er volume, 8°ed., Ed. Montchrestien, Paris, 1986, p. 407-410.
2. Voir Steenhaut c. Vigneault, [1986] R.R.A. 548 (C.A.). Le juge Chouinard rappelle qu’une telle défense comporte trois critères bien définis: 1) l’existence d’un intérêt public dans la matière au sujet de laquelle l’auteur s’exprime, 2) l’intention honnête de servir une juste cause, 3) une conclusion raisonnablement soutenable à l’égard des faits rapportés. Voir également Cherneskey c. Armandale Publishers Ltd, [1979] 1 R.C.S., 1067; L. c. Les Éditions de la Cité, [1960] C.S. 985; N. Vallières, « La Presse et la diffamation », Wilson et Lafleur, 1985, p. 110. Cette défense de commentaire loyal se fonde donc sur la vérité des faits et sur le droit de critique qui appartient à tous, autant qu’à la presse, concernant les questions d’ordre public.
DÉCISION DU CONSEIL DE PRESSE CONTRE DENISE BOMBARDIER
D1983-04-018
15 juin 1983
Plaignant
M. Jean-André
Leblanc
Mis en cause
CBFT-TV [SRC,
Montréal] et Mme Denise Bombardier (animatrice)
Représentant du mis en cause
M. Pierre O’Neil
(directeur du service de l’information, Société Radio-Canada [Montréal])
Résumé de la plainte
L’animatrice
Denise Bombardier exprime ouvertement ses préjugés et s’attaque à l’intégrité
professionnelle du psychologue Alain Bouchard lors d’une entrevue portant sur
la pédophilie, diffusée sur les ondes de Radio-Canada le 9 avril 1983 dans le
cadre de l’émission «Noir sur Blanc». Ce faisant, l’animatrice porte atteinte
au droit à une information juste, impartiale et objective.
Griefs du plaignant
Le Conseil de
presse a terminé l’étude de la plainte de monsieur Jean-André Leblanc
concernant la façon dont vous avez dirigé l’entrevue sur la pédophilie avec
monsieur Alain Bouchard, psychologue, au cours de votre émission «Noir sur
Blanc» du 9 avril dernier.
Selon monsieur Leblanc,
vous avez, par votre façon de faire, «sérieusement porté atteinte au droit du
public à l’information juste, impartiale et objective et fait fi de manière
tout à fait irresponsable de l’éthique journalistique» en exprimant ouvertement
vos préjugés et en vous attaquant à l’intégrité professionnelle et à la
réputation de votre invité. Monsieur Leblanc considérait également que vous
aviez empêché monsieur Bouchard d’exprimer complètement son point de vue sur le
sujet sur lequel vous l’aviez invité à discuter, en l’interrompant constamment
pour faire valoir le vôtre; votre façon de faire ayant pris l’allure d’une
attaque en règle contre une opinion avec laquelle vous n’étiez manifestement
pas d’accord. Aussi, par votre comportement, vous auriez fait preuve d’un «abus
de pouvoir et détourné le droit du public à des fins personnelles».
Commentaires du mis en cause
Le directeur du
service de l’information de Radio-Canada, monsieur Pierre O’Neil soutenait que
la plainte n’était pas fondée puisque ni le droit du public à l’information ni
celui de monsieur Bouchard de s’exprimer n’avaient été brimés dans ce cas. Bien
que ce ne fût pas votre meilleure entrevue à «Noir sur Blanc», cela n’avait pas
empêché Radio-Canada, selon lui, de favoriser et de pousser un peu plus loin le
débat sur un sujet particulièrement délicat et préoccupant. D’ailleurs, au
cours de l’émission suivantes, Radio-Canada avait poursuivi l’étude en invitant
le président de la Corporation professionnelle des psychologues du Québec. Bien
que Radio-Canada n’ait pas de politique éditoriale et s’efforçât de ne pas
émettre d’opinions, ajoutait-il, il arrivait toutefois que l’on s’émeuve et que
cela paraisse.
Analyse
Comme animatrice d’une émission d’affaires publiques, vous jouissez d’une grande latitude dans la conduite de votre émission, souvent polémique, et dans l’expression de vos points de vue. Cette latitude ne vous soustrait cependant pas à la responsabilité que vous avez comme professionnelle de l’information de respecter l’opinion de vos invités ou leur donner la chance d’exprimer complètement leurs points de vue.
Or, dans le présent cas, le Conseil estime qu’en imposant votre point de vue personnel avec insistance et en n’accordant que peu de chance à votre invité d’exprimer le sien, vous en êtes arrivée à le discréditer aux yeux des téléspectateurs. Vous avez aussi, de par votre attitude, empêché le téléspectateur d’avoir une vue d’ensemble sur le sujet controversé dont vous avez traité.
Analyse de la décision
- C12A Manque d’équilibre
- C15J Abus de la fonction d’animateur