Le Soleil
À la fin des années 70, un mystérieux mal frappe les communautés homosexuelles de New York et de San Francisco. On l’appelle «la peste gaie» en raison des plaques hideuses qui apparaissent sur la peau des malades, souvent des hommes dans la fleur de l’âge. Des premiers cas sont recensés en 1983 à Québec, encore une fois au sein de cette communauté qu’on regardait déjà de travers. La panique s’installe et se transforme – aussi vite que la maladie fauche ses victimes – en hystérie collective. On sait que ce mal est mortel, mais pire, on ne sait trop comment il s’attrape. C’est dans ce contexte de psychose et d’urgence sociale qu’émerge MIELS-Québec en 1986. Entre le mélodrame de l’époque et la banalisation d’aujourd’hui, retour sur 25 ans de lutte contre le sida.
La crise du sida, «c’est comme la guerre. C’est plus difficile après que pendant. Quand t’es sur le terrain, tu fais face au feu, y’a de l’adrénaline. Mais après, tu réalises que plein de gens sont morts». Parmi eux, beaucoup d’amis, regrette Pierre Berthelot, un pionnier de la mobilisation contre le sida à Québec.
Avec la multiplication du nombre de cas, ce n’est qu’en 1985-1986 que le Québec réalise l’ampleur de la crise.
Quelques titres du Soleil à l’époque
M. Berthelot, jeune travailleur social qui fréquente le milieu gai de Québec en 1986, avait déjà entendu parler du sida quelques années auparavant lors d’un voyage sur la côte est américaine. «Les malades pouvaient avoir des plaques qui arrivaient sur la peau, le sarcome de Kaposi, ou un état de faiblesse généralisée. Y’en a qui rentraient à l’hôpital et qui mouraient au bout de deux semaines, c’était foudroyant.»
En plus de devoir affronter la maladie, les personnes atteintes faisaient face à la peur et au rejet, parfois, de leur propre famille. Remettons-nous dans le contexte, propose M. Berthelot : «Des gens aux moeurs dissolues – c’est ce que ça suggérait – ont amené dans notre population un mal mortel, transmissible par des liquides qui, habituellement, donnent la vie, comme le sang et le sperme» et de surcroît une maladie méconnue, mortelle, incurable et sans dépistage accessible avant 1985.
«Avant 1986, on n’avait pas encore la certitude que le sida ne se transmettait pas par la salive! lance M. Berthelot. Ça amenait des réactions irrationnelles», comme celles éprouvées lors des grandes épidémies de maladies contagieuses, comme la peste. Sauf que le sida est bien une maladie transmissible, non pas contagieuse. Le travailleur social en sait quelque chose, une personne paniquée n’est pas réceptive, si bien que l’information objective n’était d’aucun recours pour calmer les inquiétudes parfois démesurées. Dans les médias, on dénombrait les cas par région, par pays, comme c’était le cas lors de l’épidémie de grippe.
Tabou
«Puis c’était un milieu weird… ça touchait des groupes marginalisés, comme les homosexuels et [plus tard] les toxicomanes.» Souvent les jeunes gais fuyaient les villages pour s’établir en ville, sans nécessairement aborder cet énorme tabou avec leurs parents. «C’était pas drôle, poursuit
M. Berthelot. Dans une grande proportion, quand les parents apprenaient que leur fils était atteint du sida, ils réalisaient deux choses : la mort imminente de leur enfant, et qu’il est homosexuel. […] C’était un gros drame.»
Il se souvient de quelques familles qui se mettaient à en vouloir non pas seulement au sida, mais aussi aux conjoints et à l’homosexualité en général. Il arrivait parfois que des familles évincent complètement le partenaire de vie du malade après le diagnostic. Mais la plupart des familles, témoigne-t-il, demeuraient aux côtés des malades. Reste que, soit en raison du tabou ou de la gravité des symptômes, «les malades étaient vraiment isolés».
Et c’est le milieu communautaire qui s’est mobilisé, avant l’État, pour leur venir en aide. Le milieu gai s’organise à l’été 1986 «dans des fonds de caves», et Pierre Berthelot offre spontanément son aide. «J’allais là pour accompagner les mourants, mais je me suis trouvé beaucoup plus à organiser l’entraide.» Ils agiront sur deux fronts : l’aide aux malades et la prévention. MIELS-Québec (Mouvement d’information et d’entraide dans la lutte contre le VIH-sida) était né.
Le besoin d’un centre d’hébergement pour les sidéens, gravement malades, et leurs familles, mal outillées, se fait rapidement sentir, d’autant plus que la Maison Michel-Sarrazin refusait les sidéens à l’époque. MIELS-Québec achète donc une maison, avenue De La Ronde, dans Limoilou. Le jeune organisme fera bientôt face, dans le quartier, à une levée de boucliers vite qualifiée d’irrationnelle, conséquence d’une paranoïa ambiante autour de la maladie.
Inquiétudes
Attablé dans un café de la haute ville, Pierre Berthelot hoche la tête et roule les yeux en lisant les coupures de journaux de l’époque que Le Soleil lui a apportées. «J’ai six enfants, lit-on. Est-ce que je vais les laisser tous avoir le sida? Parce qu’ils vont en croiser, des malades, si ces derniers habitent le quartier», disait une dame inquiète dans un article de décembre 1987. «Il y a un dentiste, juste sur le coin de la rue. Les sidatiques vont y aller, bien sûr. Et les seringues, le sang? […] Que va-t-il advenir des déchets? Un chien déchire un sac d’ordures. Il lèche un Kleenex infecté. Puis s’en retourne chez son maître, qui lui fait des mamours…» Celle-là, M. Berthelot aurait pu la réciter par coeur… D’autres craignaient la dévaluation de leur maison ou s’inquiétaient de voir arriver dans leur quartier «des personnes dépressives, agressives et suicidaires». Les opposants rallieront même le conseiller municipal du quartier Limoilou
Minimiser les craintes
Les opposants n’y voyaient que des mourants, des problèmes et des risques. «Mais nous, c’était pas le sida qu’on voyait, on voyait encore la personne vivante. […] Il fallait dire au monde dans les réunions : « Vous pouvez [même] utiliser la même vaisselle, vous pouvez les coller, les serrer dans vos bras, ça ne s’attrape pas non plus aux toilettes… » C’était à ce point-là»
Transit Marc-Simon ouvrira finalement en 1988, mais dans un autre quartier, habité surtout par des locataires, avenue Chouinard, dans Montcalm. Avec le recul, M. Berthelot admet que le débat autour de l’ouverture de la maison a été «une occasion en or» de parler de la cause. Quelque 130 personnes y ont poussé leur dernier souffle, dans plusieurs cas entourées de leur famille. La famille d’origine, mais aussi la famille adoptive, c’est-à-dire celle dans le milieu gai et le conjoint. «Ça donnait à l’occasion des moments très émouvants quand tout à coup les deux familles ne faisaient qu’une pour accompagner le malade.» Toute une victoire. Peut-être pas sur la maladie, mais une victoire quand même.
Les soeurs à la rescousse
La controverse était à son comble en 1987-1988 avec des opposants prêts à déchirer leur chemise pour empêcher l’ouverture dans Limoilou de la maison Marc-Simon. Contre toute attente et non sans débats au sein de MIELS-Québec, c’est en grande partie l’intervention et l’aide de l’Église catholique qui a permis de dénouer l’impasse. Aujourd’hui, tous s’entendent pour souligner l’inestimable contribution des Soeurs de la Charité.
C’est précisément la controverse alimentée par les médias qui a incité les religieuses à s’impliquer, raconte soeur Jocelyne Laroche. «Pour moi, ç’a été un dévouement et un don total de qui je suis pour cette oeuvre-là, qui, à ce moment-là, répondait à une urgence sociale.» Elle n’a jamais oublié ces nombreuses années passées à la maison Marc-Simon. «Ce qui est le plus important pour moi, ce sont les liens que j’ai tissés avec les résidants et avec les familles des résidants, […] des liens auxquels je pense encore tous les jours.»
Les débuts ont été difficiles. «Je me faisais demander : « T’as pas peur de l’attraper? » Non, je n’ai pas peur! Au début, on faisait des réunions pour sensibiliser, et il fallait dire que non, l’ambulance et la morgue ne seront pas à la porte! Une fois implantée [avenue Chouinard], les gens [autour] ne se souvenaient plus» de la vocation de la maison.
Les besoins d’un tel établissement étaient bien réels. «Je trouvais que les parents qui arrivaient à la maison Marc-Simon étaient épuisés, fatigués, parce qu’ils avaient tout fait pour garder chez eux le fils ou la fille. Quand ils arrivaient à la maison, les parents étaient contents, d’une manière, parce que nous autres, on avait la responsabilité des soins et de l’accompagnement des malades. On leur enlevait une responsabilité fatigante», explique soeur Jocelyne.
L’hébergement Marc-Simon porte ce nom en hommage à deux hommes décédés du sida au milieu des années 80. Simon est un membre fondateur de MIELS-Québec, le premier bénévole à y oeuvrer tout en étant porteur du VIH. Marc, serveur au bar gai Le Drague, a quant à lui continué de travailler dans l’établissement même à un stade avancé de la maladie. Il servait les clients à visage découvert, même si les plaques du sarcome de Kaposi étaient bien visibles. Pierre Berthelot, un travailleur social militant de la première heure, aime dire qu’à l’époque, dans la communauté, «il sonnait l’alarme en silence».