Caroline Gréco
JULIEN, TOI QUI PÉFÈRES
LES HOMMES
GAY GLOBE TV
C.P. 172, SUCC. ROSEMONT
MONTRÉAL, QUÉBEC, CANADA H1X 3B7
SECONDE ÉDITION 2007
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Aux parents
dont les enfants
sont différents
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PRÉFACE À LA PRÉSENTE ÉDITION
Lorsque Julien m’a dit son homosexualité j’ai découvert un
monde inconnu puis avec lui, j’ai entendu des témoignages
familiaux dramatiques qui m’ont donné l’idée d’écrire pour les
parents.
En relisant mon texte pour préparer cette édition, je me suis
aperçue que certains passages avaient vieilli.
Dans les années 1985 – 1990 on parlait peu d’homosexualité.
Les gays et les lesbiennes avaient une vie discrète et cachée
et lorsqu’on avait un enfant homosexuel les parents avaient
souvent beaucoup de diffi culté d’abord à le savoir, ensuite à
l’admettre. Ils se sentaient coupables et n’osaient surtout pas
en parler à leur entourage. Aujourd’hui, je ne m’exprimerais
plus comme cela, mais j’ai pensé qu’il était précieux de con-
server ce témoignage d’une époque diffi cile.
Heureusement la situation a évolué. Oui, mais quand dans
une famille il y a un enfant homosexuel le problème de l’ac-
ceptation par les parents résurgit. Je reçois encore actuelle-
ment des lettres de parents qui ne comprennent pas et se
posent beaucoup de questions.
L’homosexualité d’accord, mais chez les autres !
Ce livre a été écrit avant tout pour venir en aide à des parents
qui découvrent, l’homosexualité de leur fi ls ou de leur fi lle, et
leur faire voir que la route vers une compréhension mutuelle
est praticable, puisque j’ai fi ni par la parcourir. Mais aussi pour
aider de jeunes homosexuels à comprendre les diffi cultés que
leurs parents ont à surmonter dans ce chemin.
Caroline Gréco
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Gay Globe TV
http://www.gayglobe.us
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Je suis triste et perdue ce soir. Je suis là, dans cet appartement que
j’aime et je voudrais être à des kilomètres de chez moi. Je suis sous
le choc, j’ai mal à l’estomac, mal à la vie, je tourne en rond dans
ces pièces que je connais dans leurs moindres détails, et même la
présence des objets familiers me laisse perplexe : j’ai l’impression
de visiter une maison que je connais bien, mais qui n’est pas la
mienne. Le temps s’est arrêté : où est passée l’âme de cet appar-
tement ? Et pourtant, j’aime ce salon avec le grand canapé et ses
fauteuils en cuir, la petite table basse en verre, où traînent toujours
journaux, livres et revues. Je traverse la pièce, déplace un bibelot,
redresse un tableau, gestes automatiques et bêtes, mais qui me
donnent l’impression de faire quelque chose. Je n’arrive pas à res-
ter tranquille, à me calmer.
Tout est silencieux, froid, tout me semble hostile. Alors, pour me
donner du courage, je fais le tour des chambres, comme le faisait
Julien lorsqu’il revenait après quelques jours d’absence.
« Maman, je fais mon tour ! »
C’était la phrase rituelle après les embrassades de bienvenue. Il
passait ensuite bruyamment de pièce en pièce :
« Oh, joli ce bouquet… Et cette chaise, où l’as-tu dénichée ? Ah, ici
tout est à sa place. »
Il reprenait ainsi possession de « son » territoire, de « sa » maison,
en commençant par sa chambre. Je le retrouvais au salon, vautré
dans un fauteuil.
« Comme on est bien, chez soi ! »
Il a fallu une petite phrase pour que le monde bascule pour moi.
Julien rentrait d’un week-end, heureux. Il m’a regardée, le visage
inquiet et les yeux brillants. Très vite, il m’a dit :
« Maman, je dois te dire quelque chose de très sérieux : je suis
homosexuel et amoureux ! »
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Un cyclone me secoue, me laissant anéantie, désespérée, sans
force. Dans ma tête, c’est la cavalcade des pensées folles, sans ré-
ponse. Julien ? Ce n’est pas possible ! Mon Dieu, non, pas lui! Que
va-t-il devenir ? Comment l’en empêcher ? Quelle horreur, quel dé-
goût ! Il faut le changer, le guérir, vite, avant qu’il ne soit trop tard !
Trop tard pour quoi ?
L’angoisse m’étreint : comment le dire à mon mari ? Comment réa-
gira-t-il, lui qui est parfois assez intransigeant et qui a des principes
sévères ! Pourra-t-il encore accepter son fi ls après cet aveu ? J’ai
peur. Il y aura des discussions sans fi n, des scènes, des larmes …
Est-ce que Frédéric est au courant ? Est-ce que son frère lui a fait
des confi dences ? Cela fait deux ans qu’il est parti poursuivre ses
études à Paris et nous ne le voyons plus que pour les vacances,
mais les deux garçons ont toujours été très unis.
Je regarde Julien dans les yeux : il a son sourire clair, net, pétillant.
Non, il n’a pas changé. Et alors ? Cela ne s’inscrit pas sur son front!
J’essaie de déceler des gestes efféminés, j’essaye de repérer de
quelle façon on peut voir sa différence… Rien ! Il est là, devant moi,
pareil à lui-même, souriant comme d’habitude. Homosexuel !
Enfi n, voyons, cela ne se fait pas en un jour ! La voix de la raison
essaie de se faire entendre dans ma tête en déroute. Julien n’est
plus un enfant, il est libre de choisir sa route. J’ai toujours donné la
priorité absolue à la liberté du choix. On peut conseiller un adulte,
discuter, peser le pour et le contre, clarifi er ses idées, en reparler,
lui laisser un temps de réfl exion, mais c’est lui, lui seul qui doit
prendre ses responsabilités, faire son choix, et en assumer les con-
séquences.
Si moi je l’oblige, si je lui impose mes idées, cela ne durera pas. Sa
volonté et son envie le feront revenir sur cette décision forcée. J’ai
toujours milité avec ferveur pour la liberté.
Changer Julien ? Je sais que c’est impossible et que j’en suis inca-
pable. La panique me reprend : que faire ? Si je suis honnête envers
moi-même, si je le laisse vraiment libre de choisir, je suis obligée
d’accepter son choix, de le tolérer, même si cela me paraît affreux.
Alors, il n’a qu’à partir vivre sa vie. J’imagine Julien ici, à la maison,
me présentant un ami : quelle honte, c’est affreux, non jamais je ne
pourrais le supporter ! Je vais mettre Julien à la porte, que je ne le
voie plus, que je ne pense plus à lui, oui, que je l’oublie… Qu’il s’en
aille vite, qu’il fasse sa vie, mais loin. Que personne ne soit au cou-
rant, les grands-parents, la famille, les amis… Je ne veux pas de
scandales, je ne veux pas voir son copain homosexuel ! Comment
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peut-il être attiré par les garçons ? C’est trop laid, trop moche, trop
sale. Julien ! Pourquoi ? Pourquoi devient-on comme ça ? Je me
sens vidée, je suis désespérée.
Tout d’un coup, il y a du brouillard devant mes yeux, je m’aperçois
que je pleure et je pense :
« Mais je l’aime, cet enfant ! »
Il me fait si mal, mais j’aurais encore plus mal si je ne le voyais plus.
Oublier Julien ? Je suis folle, je ne pourrais pas. Je ne sais plus où
j’en suis, ce que je dois faire ni ce que je dois dire. Il faut que je
fasse un gros effort et surtout que je ne coupe pas le contact. Il faut
que nous puissions parler en toute franchise. Quoi qu’il dise, je ne
dois pas fermer la porte de la communication.
En serais-je capable ?
Julien me regarde étonné :
« Maman, tu pleures ? »
Je me tais, je fais un effort pour me dominer. Énervé, Julien dit :
« Ce n’est pas la peine d’en faire un drame ! Je suis comme ça,
je n’y peux rien. J’ai beaucoup hésité avant de t’en parler, mais je
ne veux plus te mentir. Et puis, zut, tu es ma mère, tu as le droit de
savoir ! »
Et devant mon silence :
« Si tu veux, je fous le camp. Tu seras tranquille, dans cette mai-
son, avec papa, tu ne devras plus me supporter.
– Julien, ai-je dit tout bas, ne soit pas idiot, ce n’est pas la peine d’en
rajouter ! Calme-toi, laisse-moi m’habituer… Dieu sait si j’étais loin
de m’imaginer tout cela. »
Nous sommes restés un long moment face à face, en silence. A
quoi pensait Julien ? Un baiser léger :
« Bonne nuit, maman. Ne t’en fais pas »
Et il est parti dans sa chambre en murmurant :
« Quelle affaire ! Si j’avais su… »
*
Je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit-là : est-ce que Julien a vite
trouvé le sommeil ? Nos yeux ce cernés et notre mauvaise mine, le
lendemain matin, en disaient long sur nos échanges de la soirée.
Je suis sûre que Julien ne s’attendait pas à ce que je prenne son
aveu avec autant de « complications ».
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Il était surpris et étonné de ma réticence à accepter son homo-
sexualité et cela le mettait mal à l’aise et le chagrinait. Tous ses
efforts pour essayer de dissiper ce climat lourd et pénible qui gênait
nos relations, d’habitude simples et confi antes, ne faisaient que
renforcer le malaise. Dans ma tête, cette petite phrase « mon fi ls
est homosexuel » prenait une place démesurée, qui tournait à l’ob-
session : impossible de faire la part des choses ! Et mon mari qui
était parti à un congrès pendant cinq jours ! Il aurait été bon d’en
parler avec lui, cela m’aurait calmée, j’en suis sûre. Pour le moment
je gardais cette confi dence bien cachée au fond de moi, en atten-
dant avec impatience son retour.
Pourquoi Julien avait-il attendu que son père soit absent ? Était-il
tellement ému par la découverte de cet amour ? N’avait-il pas pu
se taire plus longuement ? Craignait-il la réaction de son père ?
Voulait-il d’abord me tester ?
Je me demandais avec curiosité depuis quand Julien était attiré
par les garçons. Mon Dieu, tout cela était bien pénible, compliqué,
fatiguant : quelle confusion dans ma pauvre tête !
En tout premier lieu, il ne fallait sous aucun prétexte perdre le con-
tact et la confi ance de Julien, mais lui montrer et lui faire compren-
dre que tout continuait comme avant, le laisser parler, s’il en avait
envie, de son copain, de ses copains et surtout, avec beaucoup de
tendresse, lui montrer que je ne le rejetais pas et que mon amour
pour lui restait toujours le même : profond et immense.
Julien est parti travailler et je suis restée seule devant ma tasse de
café vide : seule, assommée, pensive. Et tout d’un coup, ce texte
de Khalil Gibran m’est revenu en mémoire :
Vos enfants ne sont pas vos enfants,
Ils sont les fi ls et les fi lles de l’appel de la vie à elle-même.
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.
Vous pouvez leur donner votre amour
mais non vos pensées
Car ils ont leurs pensées.
Vous pouvez accueillir leurs corps mais pas leurs âmes,
Car leurs âmes habitent la maison de demain,
que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux,
mais ne tentez pas de les faire comme vous.
Car la vie ne va pas en arrière, ni ne s’attarde avec hier.
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Vous êtes les arcs par qui vos enfants,
comme des fl èches vivantes, sont projetés.
L’Archer voit le but sur le chemin de l’infi ni,
et il vous tend de Sa puissance
pour que Ses fl èches puissent voler vite et loin.
Que votre tension, par la main de
l’Archer soit pour la joie ;
Car de même qu’Il aime la fl èche qui vole,
Il aime l’arc qui est stable.
J’ai trouvé un certain réconfort en le relisant. la liberté est quelque
chose de tellement important pour moi, oui mais quand votre enfant
part sur un chemin de traverse, combien c’est diffi cile de le laisser
partir !
Pourquoi Julien a-t-il choisi une voie aussi compliquée ? Homo-
sexuel. Comment en est-il arrivé là ? Pourquoi faut-il qu’il fasse
partie de ce monde à part ? Diffi cile à comprendre et à admettre.
Et si cela était de ma faute ? Si j’en était responsable ? Cette ques-
tion lancinante ne cessait de me tourmenter, elle se lézardait en
des milliers de :
« J’aurais dû… Si j’avais su »…
Ai-je été une mère trop possessive ? L’ai-je trop protégé, trop gâté,
peut-être trop aimé ?
Julien est un hypersensible, un écorché vif qu’un rien peut bles-
ser profondément. Calme et solitaire, agréable à vivre, malgré ses
contestations parfois bruyantes, il n’a que très peu d’amis, que je
ne connais pratiquement pas. Bien qu’il soit très grand, on le prend
parfois pour une fi lle. Cela est dû à sa silhouette mince et élégante,
à ses traits fi ns et à ses cheveux mi-longs.
L’idée de l’homosexualité a dû me traverser l’esprit au moins une
fois, car je me souviens maintenant avoir pensé que, malgré son
aspect délicat, il n’avait pas vraiment des gestes efféminée.
Parmi ses amis il n’y a jamais eu beaucoup de fi lles. Je me sou-
viens de cette longue amitié avec Thibaut, qui a duré jusqu’à l’an-
née dernière, mais il me semble que c’était surtout leur passion de
la voile qui les unissait. Est-ce que celui-ci connaissait les tendan-
ces de Julien ? En ont-ils parlé ensemble ? Se sont-ils disputés à
cause de cela ? Ou alors est-ce Christelle, l’amie de Thibaut qui
a découvert les penchants homosexuels de Julien et qui n’a plus
voulu que les deux garçons se voient ? Leurs chemins, en tous cas
se sont brusquement séparés et Julien n’a jamais voulu me donner
d’explications.
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Quel désarroi dans ma tête, depuis la conversation de hier soir !
Homosexuel ! Moi, sa mère, qui me sentait si proche de lui, je n’ai
pas été capable de le déceler ! Comment cela a-t-il été possible ?
Et me voilà partie dans une remise en question sur la profondeur
des liens qui nous unissent, me voilà en train de chercher la faille,
le pourquoi… Tout cela est au fond très clair : cela est dû à mon
comportement : si j’avais été plus disponible, plus patiente, moins
pressée, plus à son écoute… Mais non, voyons, ce n’est pas pour
cela qu’on devient homosexuel !
Les heures passaient et je tournais en rond, avec mes réfl exions
morales et mes questions, qui loin de m’apaiser embrouillaient en-
core plus ma pauvre cervelle.
Et maintenant, comment l’aider ? Oui, mais que voulais-je dire avec
ce mot : « aider » ? L’aider à accepter son homosexualité ou l’aider
à abandonner cette tendance ? A partir de là, deux nouvelles ques-
tions se posaient : accepter le choix de Julien ou me faire plaisir?
J’étais constamment au croisement de ces deux routes, choisis-
sant, selon l’humeur ou la déprime du moment, une direction, pour
en changer quelques minutes plus tard, en essayant de me raison-
ner, sans y parvenir.
*
Au fi l des jours, en réfl échissant bien, je découvrais des petits dé-
tails, des réactions de comportement de Julien auxquels je n’avais
vraiment pas fait attention, auxquels je n’avais donné aucune im-
portance et qui, pourtant auraient dû me mettre en alerte et semer
le doute en moi.
Comment aurais-je pu penser à l’homosexualité ?
« Ce genre de choses n’arrivera pas dans ma famille », me disais-je
lorsque, rarement il est vrai, j’entendais parler d’un homosexuel.`
« C’est un malheur, pensais-je, mais enfi n, si les parents avaient
réagi un peu vite, ils auraient pu éviter ce genre de situation.»
Je me sentais bêtement en sécurité et sûre de moi, de ma vie et
surtout de celle de ma famille. Homosexuel ? Rien que le mot me
donnait la nausée et me faisait frémir. Les miens étaient à l’abri de
certaines perversions, mes enfants étaient magnifi ques, j’étais fi ère
d’eux, il était impossible qu’une chose aussi monstrueuse arrive
chez nous;
Aujourd’hui, je me demande avec un grand sentiment de culpabilité
si j’aurais pu changer l’orientation sexuelle de mon fi ls en étant plus
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attentive et moins fi ère. Est-ce ma faute ?
Julien est beau : cheveux blonds, grands yeux noisette, ombragés
de longs cils, des traits fi ns, grand, svelte. Une fossette se creuse,
sur la joue gauche seulement, lorsqu’il sourit : ce sourire le rajeunit.
Je le revois, enfant, quand il venait m’embrasser avec ce sourire
éclatant, en me serrant le cou jusqu’à m’étouffer. Je savais alors
qu’il avait fait une bêtise et qu’il commençait à user de tout son
charme pour essayer de se faire pardonner, bien avant de me par-
ler de son méfait ! Ah, les sourires, les éclats de rire et les bisous
de Julien ! Je proclamais qu’il était très affectueux, qu’il était doux
comme une fi lle. Mon mari faisait semblant de se fâcher et récla-
mait sa part de tendresse. Je le traitais de jaloux en riant. Je ne
voyais pas plus loin !
A l’adolescence, il a commencé à soigner de plus en plus sa tenue
vestimentaire, à aimer les bijoux et les eaux de toilette. Naïvement
je pensais qu’il découvrait les fi lles : était-il amoureux ? Et pourtant
il était entouré presque exclusivement de copains : il est vrai qu’à
cet âge on est très secret. Son hypersensibilité a sûrement été mise
en alerte quand je m’étonnais que sa bande soit composée seule-
ment de garçons. Là encore, combien j’étais naïve ! Je pensais que
cela était dû à leur grande timidité ! Un jour, il m’a présenté Corinne,
après m’avoir avoué son amour pour elle. Ils avaient dix-sept ans
tous les deux. Leur couple m’attendrissait. Je me disais que Julien
devenait adulte et j’en étais fi ère, en même temps j’avais le senti-
ment de le perdre un peu : était-ce de la jalousie ?
Corinne a disparu au bout de trois mois. Les copains sont restés.
Quelque temps après, Julien m’a avoué être amoureux de Lucien-
ne, qui, hélas ! avait déjà un ami.
L’amitié avec Françoise a duré plus d’un an. Ils se voyaient tous
les jours longuement et lorsque Julien rentrait à la maison ils se
téléphonaient encore interminablement. Ils avaient un comporte-
ment d’amoureux et pourtant je n’ai jamais vu, entre eux un geste
tendre, un baiser. Cela m’intriguait beaucoup. Julien m’a toujours
dit que ce n’était qu’une excellente amie, sans plus. Je n’arrivais
pas à comprendre. Je savais que Julien avait quelques diffi cultés
avec sa bande de copains qui n’aimait pas Françoise mais même à
ce moment là, je n’ai jamais eu le moindre soupçon. Françoise dis-
parue, seuls sont restés les copains. Julien me cachait peut-être un
nouvel amour ? Qui pouvait être cette nouvelle fi lle ? Peut-être une
femme mariée ? La voyait-il en cachette ? Ou alors était-il seul?
Pouvait-on vivre sans amour à vingt-trois ans ? L’amitié de ses
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copains lui suffi sait-elle ? A bien y réfl échir, eux non plus n’avaient
pas d’amies. Bizarre. Évidemment, avec la révélation de Julien,
tout devenait clair et je me demande comment j’ai pu être tellement
aveugle pendant tout ce temps!
Je pense à toutes ces soirées, où il me disait sortir avec Françoise
et il me racontait avoir rencontré tel ou tel autre copain qui s’était
joint à eux. Au fur et à mesure que Julien me parlait, Françoise
disparaissait de son récit. Si je lui en faisais la remarque, il me
répondait toujours qu’il n’était pas amoureux de cette fi lle et qu’il
était donc normal qu’elle ne soit pas au centre de ses soirées. Je
me souviens aussi de tous ces week-ends dont je ne savais pas
grand-chose :
« Je suis invité chez Nicolas. Il y aura aussi Jean et Ralph. Tu sais
combien nous sommes passionnés d’ordinateurs : nous allons être
bien occupés pendant ces deux jours. Je dormirai là-bas, c’est plus
simple.»
Et voilà. J’étais rassurée, je savais où il était.
*
Impossible d’avoir un partage, un secours moral de la part de mon
mari. J’ai essayé de lui en parler dès son retour. J’avais le coeur si
lourd, ce problème me semblait énorme.
Philippe m’a regardée en souriant :
« Ma chérie, tu ne t’aperçois pas de la gravité de ce que tu me dis
là ? Tu devrais être habituée aux provocations idiotes de la part de
ton fi ls : il a toujours essayé de te faire marcher. En ce moment on
parle tellement d’homosexualité, c’est presque devenu une mode,
et Julien veut se faire remarquer, une fois de plus. »
J’ai eu le souffl e coupé. Pendant un instant j’ai voulu croire mon
mari… Non ! Le comportement de Julien après son aveu démon-
trait, hélas, la sincérité de ses propos. Furieuse et déçue je me suis
énervée. Philippe m’a traitée d’hystérique. Plus tard, je me suis de-
mandée si la réaction de mon mari n’était pas tout simplement un
moyen de se préserver, car, j’en suis sûre maintenant, il a tout de
suite su que Julien disait vrai.
Cela a été dur, mais j’ai fi ni par convaincre mon fi ls que, s’il avait
choisi cette voie, il fallait qu’il aille jusqu’au bout et que c’était à lui
d’en informer son père.
Philippe a commencé par se fâcher très fort. Il a fait semblant de
ne pas prendre cette déclaration au sérieux. Énervés, le père et le
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fi ls ont échangé des mots très durs et Julien est sorti, en claquant
la porte. Julien parti, mon mari s’est tourné vers moi, sans un mot.
Son désarroi m’a fait peine. Il s’est vite repris et m’a dit d’un ton
glacial :
« Dis-moi que ce n’est pas vrai ! »
Sa colère est revenue, il a pris un air dégoûté et m’a assurée que
« ça lui passera », ensuite il s’en est pris à la liberté actuelle des
mœurs, aux enfants qui font « n’importe quoi » et aux parents qui
ne servent plus à rien, puisque de toute façon ils ne sont jamais
écoutés. Il s’est déclaré convaincu que tout cela était une mode et
que ces garçons étaient des provocateurs. J’ai essayé de le faire
réfl échir, calmement, en lui disant combien il était nécessaire de
garder le contact avec Julien et combien son fi ls avait besoin de
ne pas se sentir rejeté par lui, par nous. Il s’est tu et m’a ensuite
demandé, avec beaucoup d’autorité, de ne jamais plus lui parler de
« ça ».
« Je suis en retard, j’ai un rendez-vous. »
Et il est sorti.
Étrange réaction que de dire « C’est une mode, ça lui passera, »
alors que mon mari, médecin, a plus de connaissances que moi
sur le plan médical et psychologique et pourrait bien mieux com-
prendre Julien. En se fâchant si fort, en disant n’importe quoi et
ensuite, en prenant le parti de se taire, Philippe m’a fait mesurer à
quel point cette affi rmation de Julien l’a touché au plus profond de
lui-même, combien cela lui a fait mal, combien il doit souffrir. Lors-
que de temps en temps j’essaie de revenir sur le sujet, il ne prend
même plus la peine de me répondre. Moments diffi ciles à vivre.
J’ai découvert à quel point l’homosexualité de Julien se révélait,
pour nous parents, un mode de vie tellement contre nature, tota-
lement incompréhensible, inacceptable. Diffi cile de raconter à des
amis, à des connaissances : « Mon fi ls est homosexuel ». Dans le
cœur de tout parent, cela fait mal et on en a honte : honte d’avoir
un enfant différent. Devant un enfant handicapé, on éprouve de la
pitié et de la tristesse, on partage la douleur. La première réaction
devant un homosexuel, c’est le dégoût et la moquerie. On imagine
tout de suite un homme efféminé et maniéré dans son comporte-
ment et dans sa façon de parler. La société accepte mal l’homo-
sexuel, qui est caricaturé, ridiculisé, injurié.
devant ce que je croyais être une grande injustice. Pourquoi cela
chez nous ? L’homosexualité de Julien était devenue pour moi une
idée fi xe, j’y pensais constamment. Je voyais des homosexuels
partout, les couples d’hommes me fascinaient, mon regard ne les
lâchait plus, je me mettais en position de voyeur et je pensais à
mon fi ls : comment est-il lorsqu’il est avec un copain ? Est-ce que
son comportement change ? Reste-t-il le garçon simple, drôle et
sympathique que je connais ou bien ses manières changent-elles?
Devient-il efféminé ? Dans sa voix ? Dans ses gestes ? Où est le
vrai Julien ? Joue-t-il un rôle, celui de l’enfant que nous désirons
qu’il soit, lorsqu’il est à la maison ? Et quand il drague … Oh non,
c’était trop dur !
Cela tournait à l’obsession. Je ne voulais pas l’aide d’un psycho-
logue, j’avais trop peur de m’entendre dire que tout était bien de
ma faute.
Il fallait réagir face à la réalité, oublier mes principes et essayer de
comprendre Julien pour ne pas le perdre. Dans tout ce travail de
remise en question, d’acceptation, dans mes révoltes ou dans mes
crises de culpabilité je me sentais ligotée par toutes ces barrières
morales très strictes que mes parents m’avaient appris à respecter
dans ma jeunesse et que je croyais avoir abandonnées tout au long
de ma route, pour les remplacer par d’autres règles qui me parais-
saient plus justes et surtout plus conformes à ma façon de voir.
Et voilà que toutes les vannes s’ouvraient. Homosexuel, mon fi ls !
C’est sale, c’est dégoûtant, c’est un péché ! Il faut le guérir, le sortir
de là, avant que cela ne se sache. Quelle honte ! Mon éducation
religieuse et ma foi profonde m’empêchaient d’accepter : comment
situer l’homosexualité par rapport à l’Église et à Dieu ?
J’ai lu. Passionnément, avec avidité, ce fut une boulimie de lec-
ture.
C’est diffi cile lorsque l’on n’est pas spécialiste, de trouver une bib-
liographie complète. J’ai fouiné dans la bibliothèque de ma ville,
dans les librairies. Un article, dans le journal La Croix, m’a fait dé-
couvrir Xavier Thévenot et son livre Homosexualité masculine et
morale chrétienne . Dans ce livre, le premier que j’ai lu sur le sujet,
les témoignages de quelques homosexuels m’ont intéressée : ceux
qui sont chrétiens parlent de leur sentiment de culpabilité par rap-
port à l’Église et à leur foi. Des théories psychologiques essaient
d’expliquer pourquoi on naît, pourquoi on devient ainsi et, enfi n les
relations de la Bible à l’homosexualité sont évoquées. J’ai pris con-
science de la grande souffrance des homosexuels. Ce livre me les
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a rendus proches, humains. Derrière ce mot qui me faisait frémir,
j’ai découvert un monde d’hommes et de femmes qui un jour, se
découvraient être attirés par des personnes du même sexe, qui
essayaient de lutter contre ces tendances et n’y parvenaient pas,
qui devaient s’accepter ainsi : ce n’était souvent pas du tout facile
ni confortable. La plupart d’entre eux se sentaient coupables, hon-
teux, mais cela ne les empêchaient pas de vivre leur foi.
Marc Oraison aussi, dans son livre La Question homosexuelle m’a
donné à réfl échir :
… Le fait d’être homosexuel n’est en aucune manière un mal « mor-
al ». L’homosexualité n’existe pas, ce qui existe ce sont des sujets
humains qui, à partir du moment où la conscience de la sexualité
est vraiment acquise, éprouvent des émotions ou des attirances
explicitement sexuelles pour des sujets du même sexe qu’eux. Ont
est saisi par la complexité et l’immense diversité de ce que l’on ob-
serve. Il n’est pas « diffi cile » de juger : c’est impossible ! …
Ces lectures m’ont aidée à mieux comprendre le problème, je suis
devenue plus tolérante.
Ensuite il y a eu Freud
… Plusieurs individus, hautement respectables, des temps an-
ciens et modernes, ont été homosexuels et, parmi eux on retrouve
quelques-uns des plus grands hommes (Platon, Michel Ange,
Léonard de Vinci, etc…). C’est une grande injustice de persécuter
l’homosexualité comme un crime mais c’est aussi une cruauté.
Freud a toujours reconnu qu’il n’arrivait pas à trouver l’explication
de cette inversion.
Des articles, des romans, des émissions à la télévision, des fi lms
et de longs bavardages avec Julien m’ont beaucoup apporté.
Toutes ces lectures m’ont d’abord rassurée quand à ma culpa-
bilité. Les explications psychologiques m’ont fait comprendre que
l’homosexualité de Julien était maintenant acquise et que, si dans
certains cas des hommes arrivent à changer défi nitivement leur
tendance sexuelle, cela reste rare.
Avec un peu de bon sens et de fermeté envers moi-même dans mes
réfl exions personnelles, j’ai compris que je ne devais plus croire à
un miracle, mais accepter l’idée du chemin pris par Julien : ad-
mettre son mode de vie, ses amis, moins penser au qu’en dira-t-on
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et plus à mon fi ls, me faire à l’idée qu’il soit amoureux d’un garçon.
Cela a été le plus dur, le plus pénible : comment l’accepter ?
Le travail n’a pas été facile et le cheminement fut éprouvant. Je suis
partie pleine de bonnes intentions. Cela n’a pas suffi t. La commu-
nication a été parfois pénible. Il me semblait dire des choses sen-
sées, les phrases de Julien aussi étaient belles, mais nous ne nous
comprenions pas. Nous étions sur deux planètes et nous chemin-
ions en parallèle, sans jamais nous rencontrer. Il y a eu mes crises
de rage, de colère, de désespoir, ces journées où je ne voulais plus
le voir, ces nuits où je tournais en rond, où je pouvais enfi n pleurer,
m’abandonner à mon chagrin. Seule.
Julien faisait peine à voir. Dans nos affrontements, il me criait sa
déception devant mes réactions, il s’en voulait de m’avoir parlé ! Il
m’évitait, sortait avec des copains, rentrait tard, ce qui, évidemment,
augmentait mon angoisse. Nous nous sommes détestés, haïs, en
un mot : aimés. Nous nous sommes battus, nous sommes tombés.
Malgré nos désaccords l’autre était toujours là, prêt à tendre une
main. Nos discours étaient souvent maladroits, mais nous avons
fi ni par trouver un terrain d’entente. Peu à peu mes colères se sont
calmées. J’ai réussi à parler tranquillement avec Julien. Ses expli-
cations m’ont aidée à comprendre. Il me semblait alors que j’étais
capable d’accepter vraiment cette différence.
*
« Je me sens totalement homme, je suis sûr de mon identité sex-
uelle, elle me convient tout à fait. Je suis un homme comme les
autres, à un détail près : j’aime les hommes ! Pourtant j’ai fait des
expériences avec des fi lles, mais je suis mieux avec les garçons.
– Pourquoi avec les garçons, pourquoi cette attirance, peux-tu
m’expliquer ?
– Comment savoir ? Je n’ai pas eu à choisir. Déjà vers huit ans,
lorsqu’on me disais “quand tu seras papa”, je savais, je ne peux pas
t’expliquer ni comment ni pourquoi, que je ne me marierais jamais.
Au plus profond de moi-même, je me sentais différent des autres,
mais j’étais incapable d’y voir clair. Je crois que je me sentais très
fort, à cause justement de ce secret. Vers treize, quatorze ans les
fi lles ne m’intéressaient toujours pas et ce fut ainsi même plus tard.
J’ai eu quelques amies c’est vrai, mais je ne les voyais pas comme
des fi lles, j’éprouvais envers elles beaucoup d’amitié, sans plus.
« Je ne sais pas moi-même pourquoi les garçons m’attirent tel-
19
lement, je ne peux que le constater. Les épaules, le buste d’un
garçon peuvent m’émouvoir plus que les beaux seins d’une fi lle.
Quand je rencontre un garçon, j’ai envie de le séduire, il m’attire,
c’est instinctif, c’est ainsi. Je vois un garçon : il me plaît, c’est récip-
roque, on fait l’amour. C’est simple. Avec les fi lles ce n’est pas pa-
reil, tout est beaucoup plus compliqué avec elles. C’est plus subtil,
plus dangereux aussi, à cause des gosses. Je crois que je peux te
l’avouer : elles me font peur !
– Mais Corinne alors ?
– Corinne est venue à un moment où je me posais des sacrées
questions sur mon identité sexuelle. On s’est aimés, jusqu’au jour
où j’ai rencontré un garçon. J’ai alors compris qu’il ne servait à rien
de faire semblant de courir les fi lles. Avec lui j’avais enfi n trouvé ma
voie. Et voilà, maintenant j’ai rencontré Paul. Je suis bien avec lui,
nous avons les mêmes goûts, il est très cultivé, il m’apporte telle-
ment ! Je voudrais que tu le rencontres mais surtout ne dis rien à
personne, on ne va pas me comprendre. Maman, j’aurais dû te par-
ler depuis bien longtemps, mais j’avais si peur de ta réaction et de
celle de papa, cela me bloquait complètement. Vous m’avez trau-
matisé le soir où vous aviez invité le Professeur D. et sa femme.
Pendant le dîner celui-ci a raconté une histoire qui se voulait drôle
et ou il était question d’homosexuels. C’était sordide et triste. A
partir de là, vous avez eu une discussion sur les “pédés” et vos
phrases étaient remplies d’un tel mépris et d’une telle méchanceté
que j’ai eu peur. Je retenais mon souffl e, incapable d’avaler la plus
petite gorgée d’eau et je tremblais. Heureusement vous étiez trop
engagés dans votre conversation pour vous en apercevoir. Cette
soirée m’a beaucoup marqué. Pendant la nuit, inutile de te dire que
je n’ai pas réussi à fermer l’oeil. J’ai pensé qu’il était temps de quit-
ter la maison et de prendre un appartement. Vous n’aurez jamais
rien su de mes tendances, de mes amours. On aurait pu continuer
à se voir tranquillement : je n’aurais jamais avoué. En même temps
j’étais pris de remords, car partir ainsi c’était pour moi une solution
de facilité. Tu sais que je n’aime pas avoir des secrets aussi lourds
et importants envers vous. Et cela en aurait été un, énorme. Je me
sentais terriblement coupable et je m’en voulais de ne pas avoir eu
le courage de vous en parler. Je me sens si léger maintenant que
vous êtes au courant ! »
Il m’a serré fort dans ses bras : j’ai retrouvé le petit Julien qui
m’embrassait en riant et en m’étranglant, comme il le faisait avant
de m’expliquer qu’il avait fait une bêtise.
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J’ai regardé mon fi ls en souriant parce que je devais me donner
une contenance et que je jugeais stupide et inutile de montrer mon
désespoir. Si Julien avait pu deviner mes états d’âme il aurait eu
trop de peine et dramatiser encore plus la situation aurait été du
chantage.
Il avait dit lui même :
« C’est venu comme ça, je n’ai pas eu à choisir. Et maintenant, pour
Paul, tu m’aidera à le dire à papa ? »
Paul a dévoilé à ses parents qu’il est homosexuel et amoureux de
Julien. Pleurs de la mère, courroux du père :
« Tu es malade, tu dois te faire soigner ! »
Paul, complètement déboussolé, a revu Julien :
« Ce sont mes parents qui sont fous, ils ne me comprennent pas.
»
Julien m’a dit:
« Pour les parents de Paul, c’est plus dur à accepter, parce qu’ils
sont moins proches de leur fi ls.»
C’est vrai que Julien et moi avons fait un grand bout de chemin
ensemble, et que j’ai beaucoup appris. J’ai fait des efforts terribles
pour essayer de le comprendre, parce que j’aime mon fi ls et que je
ne veux pas le perdre. Par moments, j’arrive à accepter des idées
ou à comprendre des situations qui, il y a quelque temps, m’auraient
semblé impossibles à vivre et m’auraient fait hurler. Mais, par mo-
ments, je craque, complètement. La tristesse, le désespoir, toutes
ces questions auxquelles je suis incapable de répondre et ce senti-
ment de culpabilité qui revient lorsque mon moral est au plus bas,
avec ses « pourquoi » torturants … Comment vivre avec cela?
Julien est amoureux de Paul. Que signifi e pour lui « aimer » ? Julien
a besoin d’un ami, de tendresse, de contacts humains, il a besoin
d’un confi dent, il a besoin de rire, de vivre. Alors, pourquoi cette
saturation au bout de quelques jours ?
« Paul est trop possessif, trop jaloux ! J’ai besoin d’air, de liberté, de
revoir les autres copains. Je ne veux surtout pas que Paul les ren-
contres, ils seraient capables de me le voler. Et puis, ils sont jaloux,
ils vont tout critiquer, je ne veux pas d’histoires. »
Et devant mon air étonné :
« Mais maman, j’aime Paul et je ne veux pas le perdre ! »
Me voilà de plus en plus perplexe : nous ne donnons pas la même
signifi cation à l’amour.
Diffi cile d’accepter pleinement ce mode de vie de Julien : amoureux,
21
lui ? Mais comment peut-il avoir envie de coucher avec un garçon?
L’embrasser ? Faire l’amour ? L’envie me prend de secouer mon
mari, de lui crier : « Au secours, aide-moi ! Je me noie ! » Mas mon
mari continue à vivre, comme s’il n’était au courant de rien. C’est la
fuite : totale, éperdue.
Le matin, nous prenons généralement notre café ensemble tous les
trois. Il y a parfois des situations comiques, comme par exemple
lorsque Julien passe la nuit chez Paul. Je souris en voyant le re-
gard étonné et interrogateur de mon mari devant la place vide de
notre fi ls, tout en espérant, en vain, une question qui ne vient pas.
Les jours passent et le mutisme de Philippe m’inquiète et me dé-
moralise. Mon mari a un comportement vraiment bizarre : il semble
tout à fait à son aise quand il est avec Julien : très décontracté,
il discute sérieusement ou discute avec lui comme s’il avait com-
plètement oublié la confi dence de son fi ls. Avec moi, c’est la même
chose, mais si par malheur j’essaie de parler d’homosexualité, je le
sens se raidir. Tout se fi ge dans sa façon d’être : le regard se durcit,
les épaules se redressent, les mouvements deviennent plus sacca-
dés, oh, tout cela est à peine perceptible. Je lui en veux de dresser
ainsi un mur entre nous. Il ne prend même pas la peine de répon-
dre à mes questions, on pourrait croire qu’il est subitement devenu
sourd. Pourtant, il faudrait qu’on puisse en discuter tous les deux,
cela est nécessaire pour qu’on arrive à faire face, à accepter.
Que pense-t-il de Julien dans son for intérieur ? Comment Philippe
fait-il pour paraître si décontracté avec son fi ls ? Quelle souffrance,
quelle tristesse doit-il éprouver, mais nous parcourons le même
chemin et si nous pouvions communiquer, le fardeau serait peut-
être un peu moins lourd à porter.
Comment m’y prendre pour briser ce mur de silence ? Je ne sais
plus.
*
Frédéric et Marie ont profi té d’un long week-end de congé pour
venir nous rendre visite. Nous sommes toujours tellement heureux
de les revoir ! La maison avait pris son air de fête : j’avais mis des
fl eurs partout, au salon, dans leur chambre, et je m’étais surpassée
à la cuisine, pour préparer ces bons petits plats que mon fi ls aime
bien : feuilleté au jambon, rôti de veau fl ambé au cognac et inondé
de crème fraîche dont la recette est un secret de famille, puisque
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ma mère l’a apprise de sa mère, et pour fi nir, une tarte aux fraises
dont Frédéric dit toujours qu’il serait capable de faire des kilomètres
à pied pour venir la manger !
Frédéric ne ressemble pas trop à son frère Julien, et pourtant ils ont
la même taille élancée, le même sourire joyeux lorsqu’ils sont heu-
reux et le même froncement de sourcils quand ils ne comprennent
pas quelque chose. Cela m’amuse toujours de voir mes deux fi ls
côte à côte : Julien, habillé avec beaucoup de goût et d’élégance,
Frédéric, qui ne se soucie absolument pas de ses vêtements et
porte le plus souvent un jean, un T-shirt et un pull sur les épaules,
sa petite laine, comme il dit, pour ne pas avoir froid. Marie, petite
et brune, a des cheveux courts et frisés, de grands yeux sombres
et un petit nez en trompette. Elle s’habille simplement, mais avec
une certaine élégance. Marie est très douce, silencieuse et tou-
jours souriante. Elle a un caractère optimiste et gai. Elle termine
ses études d’infi rmière. Frédéric est étudiant à Paris, dans une
école d’ingénieur. Leur bonheur éclate dan leurs yeux, dans leurs
sourires. Joie tranquille et profonde. J’étais bien. Je les regardais,
et j’essayais de comparer un amour comme le leur à un amour ho-
mosexuel. Frédéric et Marie partageaient un sentiment profond et
paisible : ils l’espèrent long et durable. Cet amour est basé sur la
confi ance réciproque. Leur maison est toujours ouverte aux copains
et aux gens qu’ils aiment. Ils parlent de leur travail, de leurs espoirs,
de leurs joies, de leurs soucis, bref de leur vie. Je pourras dire que
leur devise est : construire et vieillir ensemble, dans la fi délité.
Les couples homosexuels sont beaucoup plus fragiles. Cela tient
peut-être à leur conception de l’amour et à l’impossibilité d’avoir
une descendance. Les enfants tiennent une place considérable
dans le couple : un enfant c’est le prolongement de soi-même, une
sorte d’immortalité. Et puis, quelle aventure pour de jeunes parents
d’aider un petit à grandir, de lui apprendre à affronter la vie, de
le suivre jusqu’au moment où, devenu adulte il prendra la relève
pour faire, à son tour, la même chose, avec une personne aimée !
Lorsqu’on parle de la famille, on pense à la famille élargie, à un
clan protecteur, rassurant, qui est là surtout en cas de coups durs
ou d’événements heureux, avec ses personnalités bien différentes,
parfois diffi ciles à supporter, mais toutes unies par un sentiment
très fort : l’appartenance au clan !
Lorsqu’une liaison homosexuelle se termine, que reste-t-il aux deux
partenaires, si ce n’est une plus grande solitude ? Lorsqu’on est
jeune, on trouve assez vite un nouvel ami, mais arrivé à un certain
23
âge, quelles sont les chances de ne pas vieillir seul ?
Profi tant d’un moment de tranquillité où nous étions seuls, j’a de-
mandé à Frédéric s’il était au courant de l’homosexualité de son
frère, et ce qu’il en pensait.
« J’ai commencé à me poser des questions il y a bien longtemps – a
dit Frédéric – Julien avait de drôles de copains. J’étais mal à l’aise
avec eux. Au début, je pensais que c’était à cause de la différence
d’âge : Julien et ses amis étaient vieux par rapport à moi et parfois,
ils m’intimidaient. Je ne les connaissais pas beaucoup, car Julien
ne voulait pas les amener à la maison et je n’avais donc pas trop
de contacts avec eux. Je ne les aimais pas vraiment, parfois leurs
regards avaient quelque chose de troublant, ce qui me mettait mal
à l’aise, quelques uns avaient des manières assez efféminées que
je ne supportais pas.
« Un jour, j’ai rencontré Ralph devant la maison. Il cherchait Julien,
car il avait quelque chose d’important à lui dire, et ne voulait pas
téléphoner par peur de vous, les parents. Il savait que je rentrais
du lycée, et il espérait me rencontrer. Nous avons été boire un café
ensemble. C’était une période où je commençais à avoir des soup-
çons sur le comportement de Julien. Je n’avais pas le courage de
lui en parler ouvertement : le sujet était délicat ! Et si je me trompais
dans mes déductions ? Il aurait pu prendre cela comme une injure.
J’attendais l’occasion, elle se présentait ! J’ai parlé avec Ralph tout
naturellement, comme si j’étais au courant de tous les états d’âme
de mon frère et bien sûr, cela marché ! Ralph a d’abord parlé de lui,
de sa diffi culté à cacher son homosexualité dans son entourage.
J’étais surpris, car je ne pensais pas que Julien faisait partie de
tout un groupe de garçons homosexuels. Il venait de se séparer de
Corinne, tu t’en souviens ? Je pensais qu’il avait été tellement déçu
par cet amour qu’il ne voulait pas entendre parles de fi lles pour
un moment, aprè tout c’était une réaction normale après un échec
amoureux et les copains étaient là pour le soutenir moralement.
« J’ai joué le jeu, j’ai fait celui qui savait tout de Julien et j’ai passé
un moment très instructif et très sympathique, je dois dire, avec
Ralph.
« En rentrant, je me suis expliqué avec mon frère. J’étais déçu qu’il
ne m’en ait jamais parlé. J’étais son petit frère, celui auquel on ne
raconte pas tout parce qu’il y a une différence d’âge … Parfois, il me
considérait comme un bébé, mais j’allais avoir quinze ans. Je me
sentais adulte parce que les fi lles commençaient à m’intéresser. Je
croyais être très proche de Julien, avec lequel je partageais mes
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petits secrets et je lui en voulais de m’avoir caché cela.
« Julien a eu l’air surpris que je l’attaque ouvertement. Embêté et
soulagé que je sois au courant, il m’a supplié de ne rien dire à per-
sonne, m’a fait jurer un silence total, surtout vis-à-vis de toi et de
papa. Il avait l’intention de vous en parler, mais plus tard. C’est ainsi
que je suis devenu son complice a conclu Frédéric en souriant.
¬¬¬– Et Marie, est-elle au courant ?
– Bien sûr, elle sait. Nous nous disons tout, et je ne pouvais lui taire
cela. Marie a accepté sans problème l’homosexualité de Julien.
Lorsqu’elle était au lycée, elle avait un très bon copain homosexuel
et ensuite, dans ses stages à l’hôpital, elle en a rencontré d’autres,
à plusieurs reprises. Elle dit qu’en général, ce sont des garçons
très doux et très gentils et qu’elle a un bon contact avec eux. Tu
sais, maman, actuellement on en rencontre tellement et de partout
que cela ne choque plus, cela devient presque une chose banale,
admise par tous. »
J’ai regardé Frédéric pensivement :
« Dis-moi, Fred, un jour tu auras des enfants. Si un de tes gosses
est homosexuel, comment réagiras-tu ? »
Le sourire de Frédéric a disparu. Il m’a répondu :
« Bonne question, maman, horrible question : ce que j’en pense :
de tout cœur, je ne me le souhaite pas, cela serait très dur ! »
me les yeux. Il y a aussi les soirs où le couple ramène un jeune
pour tous les deux…Ces comportements ne sont pas rares chez
les homosexuels.
Julien a rencontré Damien lors d’une soirée chez des amis com-
muns. Mon fi ls le trouve trop vide, trop efféminé aussi, mais il ne
peut s’empêcher d’être ébloui devant l’étalage de cette vie luxueuse.
Damien, qui a probablement besoin d’un témoin de la richesse dont
il dispose, désire souvent la présence de Julien pour le présenter
à ses amis. Et voilà ma peur qui revient ! Peur de cette morale dif-
férente de la nôtre, peur que Julien se fasse entraîner dans des
histoires obscures… Julien oh Julien, combien je tremble pour toi,
parfois !
X. Thévénot écrit : Le changement de partenaire sexuel et la drague
sont, de fait, deux réalités importantes du phénomène homosexuel
. Il explique ensuite la drague sauvage, où seul le contact sexuel
compte. Puis il décrit un autre type de drague, où l’on recherche
surtout une rencontre humaine, chargée d’affects amoureux qui
s’expriment aussi par le plaisir érotique. Et ensuite, il y a ceux qui
changent souvent de partenaire, malgré leur désir conscient d’avoir
une liaison stable : Je change parce que c’est plus fort que moi.
Cette vie de drague est souvent tolérée par l’ami.
Alex et René vivent ensemble depuis deux ans; Le travail de René
ne lui laisse que peu de jours de vacances. Alex, par contre, peut
se libérer assez facilement. De temps en temps, il part donc deux
ou trois jours « se reposer ».
René sait que son ami va se défouler avec d’autres garçons : il ac-
cepte.
Julien et ses amis se retrouvent souvent pour une fête, un repas,
une sortie en boîte, une soirée de drague. Le groupe ne résiste
jamais longtemps, parce que, dans cette ambiance de fl irt perma-
nent, il est en proie à la jalousie, aux commérages.
« J’étais au restaurant; À la table voisine de la nôtre, il y avait un
type magnifi que. Robert l’a dragué, et nous avons été tous ensem-
ble fi nir la soirée en boîte. Il était beau, d’accord, mais assez borné.
Dommage ! »
Et pourtant, quand Julien parle avec moi, il dit souvent que ce
qu’il y a dans la tête est plus important que la beauté physique. Et
tout de suite, il me cite des noms de copains avec qui il a eu des
aventures, en me précisant combien ils étaient laids mais intéres-
sants. Quelques minutes plus tard, il oublie ce qu’il m’a raconté
28
« Quelle catastrophe, mon Dieu, quel gâchis ! »
Paradoxalement, cela m’a donné du courage : je n’étais plus seule
à porter ce lourd fardeau, j’avais retrouvé mon mari. Je savais que
je ne devais pas trop l’agresser avec mes états d’âme, mes ques-
tions, au début tout au moins, mais je savais aussi qu’il était là, prêt
a me venir en aide dans les moments de déprime : tout devenait
moins compliqué, plus acceptable pour moi.
J’avais encore une question à lui poser. Elle me tenait à coeur :
la réponse était pour moi très importante, car elle allait m’éclairer
sur la façon dont il était prêt à accepter toutes les personnes et les
habitudes qui faisaient partie de la vie de Julien.
« Philippe, comment vas-tu vivre cela ? »
Je ne m’étais pas bien exprimée. Étonné, il m’a répondu :
« Mais ma chérie, ne crois-tu pas que nous sommes obligés de vivre
avec Julien tel qu’il est ? Ou alors il faudrait le mettre à la porte, dé-
fi nitivement ! Quoi qu’il fasse ou dise, il reste notre enfant!
– D’accord, nous l’acceptons, mais jusqu’où ? Julien vit encore
à la maison. Es-tu prêt à tolérer son mode de vie, ses copains ?
Jusqu’ici tu ne les as jamais rencontrés. J’en connais quelques
uns, ils sont tout à fait convenables, mais je sais que Julien a fait un
tri et ne tient absolument pas à ce que je rencontre ceux parmi ses
amis qui sont trop efféminés ou trop maniérés. Et toi ? Es-tu prêt à
les rencontrer ? Permettras-tu à Julien d’inviter quelqu’un pour un
repas ? Quelle tête feras-tu lorsque tu le rencontreras ? Que diras-
tu si Julien venait nous annoncer :
« Je suis amoureux, je voudrais vous le présenter.»
Es-tu prêt à vivre cela ? Ou bien préfères-tu qu’il prenne un ap-
partement pour vivre sa vie ? »
Mon mari s’est tu longuement en me regardant pensivement. Le
temps passait, chacun de nous était perdu dans ses pensées, puis
Philippe a murmuré, en secouant la tête :
« Caroline, ma chérie épargne-moi ça. Son amoureux ? Pas en-
core, je n’ai pas le courage d’affronter cela, donne-moi le temps de
m’habituer…si j’y arrive un jour ! »
Après avoir encore réfl échi, il a ajouté :
« Écoute, Julien vit avec nous. Apparemment, il se trouve bien à la
maison car il ne parle pas de s’en aller. Je crois que moralement il
a besoin de nous. Lui aussi doit apprendre à s’accepter. J’ai beau-
coup réfl échi et je sais que je dois l’aimer tel qu’il est. »
Petit sourire triste :
35
« Plus facile à dire qu’à mettre en pratique ! Il faudra qu’un jour
moi aussi je rencontre ses amis. Ne sois pas trop pressée, je dois
m’habituer à l’idée. Julien a passé l’âge des sermons, qui d’ailleurs
ne serviraient à rien. M’imposer pour qu’il change de vie ? Tu le
sais aussi bien que moi, cela est impossible, nous ne pouvons pas
l’obliger à changer ses tendances. Il faut que j’arrive à considérer
la vie affective et sexuelle de Julien comme un mode de vie accept-
able.
« J’ai terriblement besoin de toi, ma chérie, comme c’est diffi cile !»
salon était restée ouverte. Mon mari, qui aime le calme et a hor-
reur d’être dérangé, la ferme habituellement. Dès qu’il a entendu le
bruit de la clé dans la serrure, il m’a appelée, à plusieurs reprises.
Il m’a à peine laissé le temps de déposer les paquets à la cuisine,
que déjà il m’entraînait vers sa « tanière », refermait la porte et me
disait, avec une voix qui tremblait un peu :
« C’est une catastrophe, on est au courant de l’homosexualité de
Julien ! Mon Dieu, quel scandale, quel malheur, quelle honte ! Tout
le monde rira de nous ! »
J’avais rarement vu Philippe aussi agité : il allait vers la fenêtre,
revenait vers moi, faisait semblant de ranger un livre, déplaçait lé-
gèrement un fauteuil … Perplexe et contrariée, je lui ai demandé de
m’expliquer qui était d’abord ce « on ». Une personne, un groupe
d’individus ? Son désarroi m’agaçait.
« Philippe, assieds-toi et raconte !
¬¬– Jean-Louis, tu sais, la tapette …
– Ne parle pas n’importe comment, Philippe, Julien l’est aussi ! »
Je le regardais durement.
« Excuse-moi, ma chérie … Jean-Louis, donc, a été à l’Écu hier
au soir, tu sais, il s’agit de ce club homosexuel de la rue Kennedy.
Julien y était aussi, et naturellement, c’est la première chose que
Jean-Louis m’a racontée cet après-midi, lorsque nous nous som-
mes retrouvés pour écouter la conférence du cancérologue alle-
mand, le Professeur Schmidt. Tu connais Jean-Louis, tu sais com-
bien il est bavard, il doit être très heureux de pouvoir dire, autour
de lui, que j’ai un fi ls homosexuel. Il ne s’en privera pas, j’entends
déjà les rires gras et les commentaires qui vont suivre. Que faire ?
J’ai honte ! »
Mon mari se cache le visage dans les mains, attendant visiblement
de moi un secours, qu’il sait pourtant impossible.
Je ne savais que dire. Dans ma tête, les pensées défi laient à une
allure vertigineuse : Julien est homosexuel. Bien. À nous mainten-
ant de faire face à ce genre d’agression, de réagir avec fermeté et
bon sens : quelque part, dans notre orgueil, cela fait mal, très mal.
Étonnant que cette situation éclate seulement maintenant au grand
jour.
Je me suis rapprochée de Philippe, j’ai entouré ses épaules de mon
bras, je lui ai ébouriffé les cheveux, et, en essayant de sourire, je
lui ai dit :
« Et alors ? Cela devait arriver un jour, cela fera jaser pas mal de
monde, mais, au bout d’un certain temps, ils en auront assez et
38
les bavardages cesseront. Philippe, nous sommes deux, nous pou-
vons nous soutenir moralement. Pense au désarroi de Julien, il est
encore plus à plaindre que nous. Courage ! Et dis-toi que ce n’est
qu’un début ! »
Je me suis assise tout contre lui, dans ce grand fauteuil confortable,
je me suis blottie contre lui et nous sommes restés un long moment
sans parler, plongés dans nos pensées sombres. Des larmes silen-
cieuses coulaient sur les joues de mon mari. Je me sentais telle-
ment impuissante à le consoler. Un long moment plus tard, Philippe
a murmuré :
« Caroline …
– Oui ?
– Faut-il le dire à Julien ?
– Je ne crois pas, mon chéri, il est déjà assez perturbé comme cela,
et puis est-ce que cela changerait quelque chose ? »
Julien dit souvent qu’il se sent bien dans sa peau d’homosexuel
et qu’il n’a aucune peine à assumer son état. Il le répète trop sou-
vent pour que cela soit convaincant. Je pense qu’il veut y croire,
qu’il doit y croire et se donne ainsi du courage pour accepter cette
situation. Son angoisse, qu’il réussit mal à cacher, et sa question
« Est-ce qu’il sait ? » lorsque nous le présentons à quelqu’un qu’il
ne connaît pas, montrent bien que son homosexualité n’est pas
toujours simple et facile à vivre.
Il est parfois diffi cile de s’accepter. Cela dépend d’abord de soi-
même, mais l’entourage, les amis, les parents, peuvent aider ou,
au contraire, avoir une infl uence négative. L’acceptation ou la non-
acceptation de l’homosexualité est vraiment une réaction très per-
sonnelle.
Robert est très fi er de son état. Vers dix-sept, dix-huit ans, lorsqu’il
s’est aperçu qu’il préférait les garçons, il a annoncé cette nouvelle
à toutes les personnes qu’il connaissait et s’est mis à draguer tous
les hommes qu’il rencontrait. L’entrée dans le monde du travail
lui a porté quelques coups durs, car son homosexualité affi chée
n’était pas acceptée si facilement. Il a continué à draguer, mais plus
discrètement. Robert a horreur des fi lles, qu’il ne supporte pas, à
part ses deux sœurs, avec qui il partage des liens d’affection. Les
enfants, qu’il trouve trop bruyants et sources d’embêtements, ne
lui manquent pas et il donne l’impression d’être vraiment à l’aise
dans homosexualité. Il parle volontiers des Grecs anciens et de
39
Sébastien a vingt-deux ans. Il est moyennement grand, ses ch-
eveux blonds et bouclés entourent un visage aux traits réguliers.
Les yeux sont gris, le nez est fi n mais un peu trop long et la bouche
entrouverte laisse apercevoir une rangée de dents bien sagement
alignées. Sébastien est très nerveux, toujours en mouvement, on
dirait qu’il ne sait pas rester immobile : lorsqu’il est assis, ses jambes
se balancent constamment et ses mais sont toujours occupées à
tripoter sont paquet de gauloises ou son briquet. Il fume beaucoup,
avec des gestes saccadés et gauches. Son regard m’intrigue. On le
dirait perpétuellement effrayé par quelque chose. Ses yeux sourient
et il semble être plus calme lorsque Florent vient à côté de lui. Toute
son angoisse semble alors disparaître et il parle plus facilement.
Sébastien a vécu dans un petit bourg. Ses parents, des gens ai-
sés, n’ont jamais voulu admettre l’homosexualité de leur fi ls. Il avait
dix-sept ans lorsque son père l’a surpris avec un ami. La scène a
été terrible. Il n’a pas supporté que son fi ls unique prenne ce che-
min. Combien de tristesse dans ces cris, de déception, de rage
de ne pouvoir rien faire pour changer une telle situation, combien
de peur aussi du qu’en dira-t-on, en ville. Le père n’a pas su ou-
vrir le dialogue, il a voulu s’imposer avec toute son autorité : il a
pris son fi ls avec lui dans sa voiture. Ils ont roulé un moment en
silence vers la ville voisine, chacun plongé dans ses pensées. Sé-
bastien était surpris par cette balade en voiture, mais aussi heureux
d’être seul avec ce père qu’il ne voyait pas souvent, toujours sur
les routes pour son travail. Peut-être pouvaient-ils enfi n avoir une
conversation d’homme à homme, sans la mère au milieu ? Elle
était gentille, sa mère, mais encombrante, elle voulait tout savoir,
tout contrôler… Sébastien avait envie depuis longtemps de dévoiler
son lourd secret à son père : il était sûr qu’il l’aurait mieux compris
que sa mère, qui faisait souvent beaucoup d’histoires pour peu de
choses. Aujourd’hui, le sujet était brûlant, ils avaient laissé la mère
en pleurs et Sébastien était heureux, fi nalement, que son père lui
ait proposé cette sortie. Mais pourquoi son père ne disait-il toujours
rien ? Et pourquoi avait-il pris la direction du centre ville ? Il roulait
maintenant dans ces ruelles étroites… Avec toute cette circulation,
il fallait faire attention, ce n’était vraiment pas l’endroit idéal pour
causer ! Et voilà, brusquement le père freine, range l’auto sur le
côté et commence à parler avec une femme qui s’approche… Sé-
bastien est encore plus perplexe quand il voit le genre de bonne
femme : une prostituée ! Son père lui parle, sort son portefeuille et
revient vers la voiture. Il a un regard étrange, on y lit une certaine
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gêne mêlée à un peu de honte, mais la voix est très autoritaire et il
est toujours très en colère.
« Va voir cette femme, Sébastien, et prouve que tu es un hom-
me!»
Il repart avec la voiture et laisse son fi ls, complètement ahuri, sur le
trottoir, avec la prostituée.
Sébastien a fait une fugue. Il n’est plus jamais rentré à la maison. Il
s’est retrouvé tout seul, à dix-sept ans, dans une grande ville. Seul,
sans connaissances, sans argent, très secoué par la réaction de
son père, au bord du désespoir : il a coulé, il s’est vendu pour man-
ger, pour avoir un toit, pendant quatre ans il s’est prostitué. Il était
encore au lycée, lorsqu’il est parti de chez lui. Pas de formation,
impossible de trouver du travail, mais au moins, avec la prostitu-
tion, l’argent ne manquait pas.
Il a eu la chance de rencontrer Florent. On ne peut pas dire que ce-
lui-ci soit beau, avec son début de calvitie, ses pommettes saillantes
et les lourdes paupières qui lui donnent un air endormi. Et pourtant,
son regard est empreint de bonté et donne envie de l’entendre par-
ler, de le connaître plus à fond. Depuis un an, Florent et Sébastien
vivent ensemble et grâce à cet ami, Sébastien a réussi à sortir de
la prostitution, de l’alcool et de la drogue et a retrouvé sa dignité
d’homme. Florent lui a trouvé une place de vendeur dans un maga-
sin d’habillement et si leur couple reste assez solide pour continuer
à s’aimer encore, Sébastien a toutes les chances de s’en sortir.
Il ne parle jamais de sa mère et pour son père, il n’a que des mots
de haine. Il m’arrive de penser aux parents de Sébastien, car moi
aussi, après la confession de Julien, j’ai eu envie de le mettre à la
porte.
Quel drame pour ces gens, ils n’ont pas réussi à supporter leur
enfant ! Ont-ils des regrets ? Des remords ? Est-ce que le père
de Sébastien aurait réagi d’une façon différente s’il avait pu savoir
comment allait vivre son fi ls, en quittant la maison ? Se sentent-ils
coupables ? Comment vivent-ils après la disparition de leur fi ls ? Et
si Sébastien allait les voir ?
« Jamais ! m’a-t-il répondu. Je suis parti une fois, je ne suis pas
masochiste ! »
Nicolas s’en sort de façon moins dramatique. Il a réussi à cacher
sa différence à ses parents, qui ne se doutent vraiment de rien. Ils
sont juste étonnés que leur garçon n’ait pas encore trouvé de fi lle
à son goût.
et puis la décoration, c’est son boulot et il aime cela ! »
Ma pensée va tout de suite à Philippe : que dira-t-il devant tous ces
préparatifs somptueux ? Je suis un peu inquiète. Il faut absolument
que je lui en parle, que je le prépare. Je ne me sens pas trop à
l’aise. Philippe commence par accepter un peu la différence de son
fi ls, mais il ne faut pas trop le brusquer, le choquer, tout va trop vite.
Attention, il ne faut pas brûler les étapes, sinon on va perdre tout ce
qui a été acquis ! Il va falloir, une fois de plus, que je négocie tout
cela… et que le ciel me vienne en aide !
Nous voilà donc en route pour notre dîner chez nos amis, encore
surpris, parce que, au moment de partir, Julien nous a dit :
« Papa, maman, lorsque vous reviendrez, je suis sûr que mes co-
pains seront encore là. Je voudrais vous les présenter. Maman,
tu connais déjà Jean et Mario, mais papa ne les a encore jamais
rencontrés. »
Je regardais Philippe pendant que Julien parlait. Mon mari a re-
gardé son fi ls avec gentillesse.
« Volontiers, Julien, je voudrais bien les connaître, tes copains.
Nous ne rentrerons pas trop tard. Passe une bonne soirée et sur-
veille ton canard : il ne faut pas qu’il brûle ! A tout à l’heure ! »
Stupéfait, car c’était la première fois que mon mari lui parlait ou-
vertement de ses amis, de son envie de faire leur connaissance,
Julien terriblement ému est parti très vite vers la cuisine, en criant
pour se donner une contenance :
« Mon Dieu, mon canard ! »
C’est seulement dans la voiture que j’ai pu parler tranquillement.
« Philippe, c’est vrai que nous allons rentrer de bonne heure ?
– Bien sûr, ma chérie ! »
Un long silence. J’étais aussi émue que mon fi ls, heureuse que pe-
tit à petit, une ouverture semblait possible. Mon mari m’étonnait !
« Tu sais, Caroline, dans la vie, il faut avoir le courage de voir les
choses en face, de prendre le taureau par les cornes, comme on
dit. Avec Julien je ne peux pas jouer encore longtemps à cache-
cache. Tu es là, ma chérie, pour faire le trait d’union entre nous,
mais je suis son père, et il serait bon que j’essaie de continuer à
l’être !
Il n’y avait rien à ajouter ! La soirée me semblait merveilleuse. Tout
était beau. Que de chemin parcouru depuis quelques mois !
*
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Effectivement, nous ne sommes pas rentrés tard. Notre soirée avait
été très réussie, nous avions retrouvé de vieux amis, avec lesquels
nous avons beaucoup de souvenirs de jeunesse en commun et le
temps avait passé très vite. Nous étions un peu tristes de quitter
si tôt cette bonne ambiance, mais pour nous la soirée n’était pas
terminée : Julien nous attendait et nous étions curieux de voir notre
fi ls avec ses amis et en même temps un peu angoissés et inquiets
à l’idée de les rencontrer. Nous avions un peu bu (peut-être incon-
sciemment pour nous donner du courage ?) et pendant le trajet
du retour, nous étions gais et un peu excités. Philippe faisait des
projets pour fonder une école qui soit en mesure d’apprendre aux
futurs parents, comment se comporter dans toutes les situations
bizarres et incroyables par lesquelles nous font passer nos chers
petits et nous nous disputions la place de directeur… En attendant,
on aurait bien aimé avoir un mode d’emploi pour les moments qui
allaient suivre…
Julien et ses amis nous ont accueillis avec beaucoup de chaleur et
de gentillesse. Je soupçonnais qu’eux aussi, comme nous, avaient
dû boire un peu, pour lutter contre l’angoisse de notre rencontre.
Ils connaissaient les diffi cultés de Julien et les problèmes de com-
munication avec son père.
Nous avons parlé des talents de cuisine de Julien. Le repas avait
été excellent. Très vite, le discours est devenu plus intéressant.
Mon mari et Jean se sont trouvé une passion commune, l’histoire
du Moyen Age, et nous avons tous participé à la conversation qui
fut sérieuse et joyeuse en même temps : les trois garçons étaient
très cultivés et agréables à entendre. La discussion était brillante.
Philippe et Jean prenaient un plaisir visible à se mettre mutuelle-
ment en valeur. Julien était assez silencieux : la peur, la joie, le sou-
lagement surtout de voir son père si à l’aise avec ses copains… Il
ne disait pas grand-chose mais l’expression de son visage en disait
long sur son bonheur !
Au bout d’un moment, mon mari a déclaré qu’il avait soif et a de-
mandé si quelqu’un voulait boire.
Julien a fait mine de se lever pour aller chercher des boissons.
D’un geste, Philippe lui a fait signe de s’asseoir et a été lui-même
chercher les rafraîchissements. Julien n’y comprenait vraiment plus
rien : émerveillé, sans paroles devant la disponibilité de son père
qui non seulement recevait ses copains à la maison, mais allait les
servir lui-même, il en avait le souffl e coupé.
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Nous avons continué, tard dans la nuit, à discuter, à rire et à philos-
opher. Les heures passaient gaies et légères. Philippe était en train
de se débarrasser de beaucoup d’idées toutes faites et bornées
sur les homosexuels. Il découvrait qu’il y a aussi des garçons agré-
ables, fi ns et cultivés parmi eux : sa tension se relâchait au fur et à
mesure que le temps passait…
Nous nous sommes séparés avec des promesses de nous revoir.
Lorsque nous nous sommes retrouvés seuls, mon mari m’a dit :
« Jean est un garçon remarquable, je suis content d’avoir fait sa
connaissance. Les autres aussi sont très plaisants. Et pourtant,
Dieu sait si je n’avais aucune envie de les rencontrer ! »
Puis il a ajouté d’un ton désolé :
« Pourquoi faut-il qu’ils soient homosexuels ? C’est trop injuste,
trop dommage ! »
*
Je passe devant la chambre de Julien. Je suis en train de ranger
tous les vêtements de ski qui sont dans le placard du fond du cou-
loir, j’ai les bras chargés de pulls. La porte de la chambre de mon fi ls
est ouverte, et malgré la musique, il m’a entendue et m’appelle.
« Attends deux minutes, Julien, j’arrive !
– Maman, je n’ai pas encore eu le temps de te raconter ma soirée,
est-ce que tu as envie de m’entendre ? »
J’ai besoin de comprendre la vie de Julien et pour cela j’apprécie
qu’il ait ce besoin de parler. J’écouterai sans commentaires, pour
qu’il puisse aller jusqu’au bout de son récit. Si quelque chose me
dérange, j’essaierais de m’expliquer à la fi n. Mon but est de tout
faire pour ne pas rompre le contact : rester ouverte et compréhen-
sive, et intervenir sérieusement seulement en cas d’événements
graves ou de danger.
– Hier soir, j’étais chez Ralph, qui avait organisé un repas avec An-
dré et Roger. L’ambiance était tranquille. On écoutait de la bonne
musique pendant que Ralph nous racontait son voyage en Irlande
: ce doit être vraiment un pays magnifi que, si vert, il paraît qu’il
ressemble, par moments, à la Suisse. L’accueil y est chaleureux
et il était assez fi er d’avoir su se débrouiller si bien en anglais !
Alors, pour le chahuter un peu, nous nous sommes tous mis à par-
ler anglais et c’était vraiment comique, car Roger n’arrivait pas à
suivre. Nous faisions beaucoup de bruit, et c’est à peine si nous
avons entendu sonner à la porte. Nous avons pensé que les voisins
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n’appréciaient pas trop nos rires et nous étions prêts à nous excus-
er : la soirée était bien avancée et nous nous sentions un peu coup-
ables. Quelle surprise avons-nous eue en ouvrant la porte : c’était
Noël ! Petit, mince, très discret et silencieux, nous l’avons surn-
ommé « l’Ombre » depuis longtemps, cela lui va bien. Noël donne
l’impression de s’excuser tout le temps d’être là, de déranger. Bien
que très attentif à ce que les autres disent, il participe rarement
à nos discussions. Seuls ses hochements de tête nous montrent
combien il nous écoute sérieusement.
– Nous arrivons à transformer Noël, les rares fois où il accepte de
boire un verre. En général, il refuse de boire de l’alcool, avec seule-
ment un petit verre de vin, il se transforme en garçon très bavard
et très amusant. C’est incroyable combien Noël peut être différent
dans ces moments-là : c’est une autre personne qui est là, devant
nous. Je suis toujours stupéfait de ce changement de personnalité.
Est-ce que cela est dû à sa timidité ? Je sais qu’il porte dans son
cœur une histoire familiale très dure, qui l’a beaucoup marqué,
mais il n’en parle jamais. Est-ce qu’il s’est renfermé ainsi à cause
de tous ces événements tristes qu’il a vécus, ou bien cette discré-
tion fait partie de son caractère ? Sa famille vit très loin et il n’a plus
de contacts avec elle depuis longtemps.
« Je suis un sans famille, avoue-t-il dans les soirées de déprime, je
peux tomber malade, mourir, qui se souciera de moi ? »
Oui, nous, ses copains nous sommes là, mais chacun de nous a
ses soucis et ce que Noël n’ose pas nous dire mais que je ressens
très fort, c’est que les copains sont très changeants, et que rares
sont les amis sur qui on peut vraiment compter : il y a de quoi avoir
peur, quand on est seul comme lui, et qu’il faut faire face à des dif-
fi cultés.
– Maman, si tu savais combien je suis heureux de t’avoir parlé,
combien je vous suis reconnaissant, à papa et à toi, de continuer
à m’aimer tel que je suis. Je pense que je ne pourrais pas survivre
tout seul, comme Noël, je me laisserais mourir tout doucement. Il y
a bien Frédéric, mais il est loin d’ici et il a Marie… J’aime bien mon
petit frère, mais il est en train de construire sa vie et il n’a pas be-
soin d’une charge comme moi.
– Pour revenir à Noël, il a donc sonné à la porte. Il est entré comme
un fou. Sans un mot, hors de lui, il est allé vers Roger et lui a dit,
en le désignant du doigt : « Viens, toi ! » et devant son air étonné :
« Oui, toi ! »
– Roger, surpris s’est levé et Noël, en l’attrapant par la chemise, a
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hurlé : « Salaud, tu es un salaud, viens qu’on s’explique ! »
– Jamais nous n’avions vu Noël dans un était pareil. Il tremblait, on
ne pouvait pas dire si c’était de la colère ou du désespoir, et on le
sentait prêt à tout. Nous étions médusés, incapables d’intervenir
.
– Finalement Ralph s’est levé brusquement, il est allé vers les gar-
çons qui commençaient à s’empoigner sérieusement, les a pris
chacun par le col de leur chemise et en les poussant vers l’entrée,
leur a dit sur un ton énergique :
« Les enfants, si vous voulez vous battre, surtout pas ici, allez de-
hors ! » Roger et Noël se sont retrouvés sur le palier. Nous avons
entendu un bruit de poursuite dans les escaliers, des cris, puis la
porte de l’immeuble a claqué.
– Silencieux, ou riant nerveusement, nous sommes restés dans
l’appartement. Nous étions au courant des infi délités de Roger vis-
à-vis de Noël, mais cela est tellement banal dans nos amours ! Ce
qui nous avait étonnés était le comportement de Noël : jamais nous
ne l’avions vu dans un état pareil. Qui aurait pu penser qu’un gar-
çon aussi effacé pouvait se déchaîner ainsi ?
« Noël est fou, a murmuré Ralph. Je ne l’imaginais pas aussi vio-
lent!
– Roger aurait dû être plus discret, mais Noël le connaît bien et ce
n’est pas la première fois qu’il lui préfère un autre pour une soirée,
a expliqué André.
– Heureusement que Roger est venu seul, ce soir, sinon, les co-
pains, cela aurait pu devenir un carnage !
« Je le pensais vraiment : non, une bagarre ne m’aurait pas plus.»
Julien est devenu pensif tout à coup :
« Je me sens très proche de Noël, moi aussi je suis exclusif comme
lui, lorsque j’aime un garçon, je suis contre le partage. C’est peut-
être pour cela que j’ai tellement de mal à trouver un ami. Dès le
départ, j’annonce la couleur et je stoppe tout si je m’aperçois que
la règle du jeu n’est pas respectée. Noël a un handicap en plus : il
est tout seul. Cela doit être de toute façon horriblement diffi cile de
partager sa vie, car pour lui un ami n’est pas seulement un amou-
reux, mais il doit sûrement représenter aussi une partie de la famille
qu’il n’a plus. »
*
La porte a claqué : Julien est de retour de son travail.
« Maman ?
« Je croyais qu’il n’y avait personne, la maison est bien silencieuse!
Maman tu te souviens que je ne suis pas là ce soir. Je suis un peu
énervé, parce que ma voiture est tombée en panne. Je l’ai laissée
au garage en face du bureau, ça ne doit pas être très grave, mais
c’est embêtant pour moi, parce que je suis à pieds… Est-ce que tu
penses pouvoir me prêter ta voiture, ce soir ?
¬- Pas de problèmes. Je sors aussi mais avec papa et donc avec
son auto.»
– Super ! Viens, il faut que je te raconte ce qui m’est arrivé hier, une
histoire de dingue, vraiment je ne m’attendais pas à cela. J’espère
que je ne vais pas te choquer. Tu sais comment je suis : quand il
m’arrive quelque chose, il faut que je le raconte, sinon je suis trop
malheureux.
« Donc, il y a un nouveau bar qui s’est ouvert près du Cinéma Rex.
C’est un endroit très joli : il est décoré comme un intérieur de vieux
bateau. Tout est en acajou verni, sur les murs des lanternes en
cuivre donnent une lumière douce et elles sont entourées d’objets
typiquement marins : compas, baromètres, et quelques casques
de scaphandriers. Le bar, comme une vieille coque, est décoré à la
poupe par une très vieille barre à roue et à la proue par une ancre.
Il ne manque au barman que la casquette du capitaine !
« Dans un certain sens, Mathieu le barman, essaie de conduire son
embarcation un peu spéciale, secondé par Jean le videur. Il faut
montrer patte blanche si l’on veut que l’on vous ouvre : Jean est là
pour barrer la route aux clients indésirables.
« Il y a deux jours, j’ai été boire un pot avec Marc et l’endroit m’a
beaucoup plu par son élégance, son ambiance jeune et sym-
pathique. J’ai rencontré d’autres copains. Nous avons beaucoup
parlé de Vincent, qui est danseur et va quitter la ville parce qu’il a
décroché un contrat fabuleux avec l’Opéra de Paris. Le directeur
l’a vu danser ici et tout s’est fait très vite. Vincent déménage la
semaine prochaine. Nous sommes un peu tristes de le voir partir,
mais heureux pour lui de cette chance inouïe : il l’a bien méritée.
« Nous organisons une soirée d’adieu pour fêter son contrat fan-
tastique, le week-end prochain. Nous avons aussi fait des projets
pour aller le voir, mais tu sais comment c’est : la vie de tous les
jours et les obligations du travail… on se reverra, c’est sûr, mais il
va s’éloigner et je le perdrai petit à petit.
« Avec les copains, il y avait un garçon que je ne connaissais pas:
Kevin. Quelle beauté ! Brun, les yeux foncés, un visage fi n, pétil-
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lant d’intelligence, grand, élancé : il a exactement ma taille. J’ai un
peu parlé avec lui, nous avions envie de nous revoir plus tranquil-
lement, nous nous sommes donnés rendez-vous hier soir, même
endroit, même heure.
Je suis arrivé un peu en avance. Tu sais, je n’aime pas entrer tout
seul dans un lieu public : tous ces yeux, tous ces regards qui ne vous
lâchent plus dès que la porte s’ouvre. En général, je me précipite
vers la première place vide, vite, pour disparaître et me confondre
dans la fumée des cigarettes, n’être plus qu’une tête parmi tous ces
clients. Ce qui me met à l’aise, passé le premier moment, c’est que
je rencontre souvent quelque connaissance.
« Au bar, il y avait une fi lle magnifi que. Étrange, pour un lieu pr-
esque exclusivement masculin. Cette fi lle m’intriguait car elle me
rappelait quelqu’un. Je cherchais qui, en la dévisageant avec insis-
tance. Au bout d’un moment, je la vois venir vers moi. Déconcerté
et inquiet, je me demande quelle attitude adopter. Et puis tout à
coup, ça y est, je reconnaissais la fi lle : c’est le copain avec qui
j’avais rendez-vous !
« Je suis sans paroles, submergé de honte, car toute la salle nous
regarde et tous suivent des yeux le travesti. Embarrassé et furieux,
je lui dis qu’habillé et maquillé comme ça, il ne m’intéresse pas du
tout. Il aurait pu me prévenir ! Je quitte les lieux en colère.
« J’ai horreur des travestis, des folles. Ils me répugnent : tu es
une fi lle ou alors tu es un garçon, mais pas entre les deux. J’aime
les situations claires, et puis, moi, je suis un homme et je veux un
homme, pas un fantoche aux allures indéfi nissables ! »
Songeuse, je contemplais Julien. Je n’avais encore jamais pen-
sé aux travestis. Quel problème nouveau pour moi ! Je pouvais
m’estimer heureuse de ne pas devoir l’affronter ! Julien ne pouvait
pas lire dans mes pensées, il a terminé son récit en souriant et en
disant :
« C’était une histoire rigolote, tu ne trouves pas ?
– Oui, Julien, oui, rigolote… »
Julien est là avec Jean, son copain que je connais bien. Tous les
deux, ont l’air soucieux. Jean d’habitude souriant quand il vient
à la maison, est là, devant moi, pâle, les traits tirés. Il me donne
l’impression d’avoir encore grandi, tellement il se tient raide et droit.
Il secoue sa tête et ses longs cheveux bouclés s’agitent dans tous
les sens :
« Caroline, j’ai besoin de vous. »
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Intriguée et pour casser cette ambiance lugubre, je les prends af-
fectueusement chacun par un bras et je les entraîne vers la cui-
sine:
« Allons, mes enfants, venez boire un café et dites-moi tout ! »
Jean, silencieux, s’installe. Julien me jette un clin d’œil complice et
me dit :
– « Ah bon ? »
Alors Jean prend la parole avec véhémence, mais sa colère cache
mal sa déception et sa tristesse.
« J’ai parlé avec mes parents hier : je n’en pouvais plus de leur
cacher mon homosexualité, ça devenait insupportable, d’autant
plus que je pensais qu’ils avaient des doutes… Donc j’ai parlé. Ils
ont très mal pris ma confi dence. Bon sang, mais ne peuvent-ils pas
comprendre que je veux vivre ma vie ? »
Il s’est levé, est allé jusqu’à la fenêtre. Pendant un long moment, il
a observé les voitures qui passaient dans la rue, sans dire un mot: il
luttait contre les larmes. Julien m’a regardée, je lui ai fait signe de le
laisser tranquille un moment. Nous étions silencieux tous les trois.
Jean est revenu s’asseoir en face de moi.
« Caroline, est-ce que cela est normal qu’ils fassent toutes ces his-
toires, parce que je leur ait annoncé mon homosexualité ? J’aurais
pu me taire, d’autant plus que je n’habite plus avec eux. Ils n’en
auraient rien su. Mais voilà, j’ai voulu être franc et sincère : ce sont
mes parents. Je me culpabilisais déjà assez, je me traitais de lâche
parce que je n’avais pas le courage de le leur dire… Et voilà com-
ment je suis récompensé ! Si j’avais su… Bonjour les parents !»
« Justement, Jean, bonjour les parents !»
Il m’a jeté un coup d’oeil inquiet :
« Caroline, je ne vous comprends pas.»
– Jean, mettez-vous à leur place !
« Et à la mienne, qui s’y met ? »
– Attendez, laissez moi vous expliquer : Jean, lorsqu’un enfant vient
au monde, on ne pense pas qu’un jour il pourra être homosexuel.
Vous avez peut-être remarqué qu’on lui souhaite une vie longue et
heureuse. Et l’on pense inconsciemment déjà à sa descendance!
Avoir des enfants à son tour, c’est continuer la chaîne, un peu
magique, de la vie, une vie qu’on lui souhaite belle et facile.
« Les enfants ne me manquent pas – à murmuré Jean – je n’ai pas
envie d’en avoir ! »
– Laissez-moi continuer. Je comprend tout à fait que vous ne vouliez
pas d’enfants. Cela n’est pas une obligation, il y aussi des couples
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qui n’en veulent pas. Les enfants dérangent, posent beaucoup de
problèmes, il faut les supporter, discuter, les faire obéir… et accept-
er qu’ils ne suivent pas l’exemple de papa et maman, qu’ils devien-
nent musiciens alors que les parents les voudraient architectes ou
comptables alors qu’on les imaginait ingénieurs… Quand un enfant
attendu arrive, peu importe qu’il soit beau ou moche, cet enfant
c’est la plus grande merveille du monde, pour les parents. Jean,
vous avez certainement déjà vu le regard de jeunes parents sur
leur petit : quelle adoration ! C’est formidable !
– Un jour, cet enfant vous dit : « Ïe suis homosexuel.»
– Mettez-vous un instant, si vous le pouvez, à la place des parents.
Il faudrait qu’ils acceptent cela tout simplement ! Mais alors, Jean,
si cela était si simple, pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite à
votre père et à votre mère, lorsque vous en avez été sûr ? Pourquoi
attendre quelques années ? Vous vous demandez pourquoi ils se
mettent en colère. Vous ne comprenez pas?
Jean regardait ses mains et se taisait. Au bout d’un long moment,,
il m’a regardée :
« Je suis homosexuel et je leur fais honte.»
– Pourquoi ?
« Parce que je suis dans un monde qui leur est inconnu et qui leur
fait peur ! »
– Parce que vos parents vous aiment ! »
Jean m’a regardée d’un drôle d’air. Peut-être pensait-il que j’étais
devenue complètement folle ! J’ai répété :
« Parce qu’ils vous aiment ! Parce qu’ils sont tellement surpris par
cet aveu, parce qu’ils ont peur pour vous. Ils savent que vous n’avez
pas choisi une voie facile : on se moque souvent d’un homosexuel.
La nature nous crée homme et femme pour la continuer. Vous,
vous êtes sur une voie différente et cela dérange beaucoup : vous
avez d’autres habitudes, une autre façon de voir les choses et les
gens, une autre manière de fonctionner. Vous savez, Jean, quand
une situation nous choque ou nous dépasse, on s’en défend plus
facilement par la moquerie. Vos parents savent qu’étant homosex-
uel vous allez être exposé à des raillleries, vous allez être montré
du doigt, on rira de vous, on vous singera : vous en souffrirez. Les
parents ne souhaitent que le bonheur de leurs enfants,c’est très dur
pour eux aussi de vivre cela.
« Quelle exagération ! a dit Jean. Les homosexuelsss sont de plus
en plus acceptés maintenant.
– Alors, Jean, pourquoi cachez-vous vos tendances et vous ne
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dévoilez que devant des amis sûrs ?
Julien avait écouté jusqu’ici sans dire un mot :
« Alors, maman, nous sommes maudits »!
-Mais non, mon chéri, vous avez droit à la vie et au bonheur comme
tout le monde, simplement ce ne sera pas toujours facile. Moi aussi,
je me fais du souci pour toi. Je pense que ce que je peux faire, c’est
t’aider à construire une “carapace de défense” pour que les coups
bas que tu vas certainement recevoir ne te fassent pas trop mal.
En même temps, je partirai en croisade pour essayer d’expliquer
ce qu’est l’homosexualité : vous existez, c’est ainsi. Il faut que la
société apprenne petit à petit à vous tolérer et que les moqueries
cessent : ce sera déjà un premier point important d’acquis.»
Pendant que je parlais, je voyais croître la nervosité de Jean. À un
certain moment, il m’a interrompue :
« Et que pensez-vous, Caroline, des parents qui mettent leur enfant
à la porte ? C’est de l’amour, cela ?
– Dans un certain sens oui, Jean. Non, ne bondissez pas ainsi, lais-
sez-moi vous expliquer : nous avons chacun notre caractère bien
particulier, et nous réagissons avec nos moyens. »
J’ai regardé Julien :
« Souviens-toi simplement de ma réaction et de celle de papa,
lorsque tu nous a parlé ! Je ne vais pas vous faire un cours sur les
diffrences de caractère : nous sommes tous plus ou moins impul-
sifs ou calmes, compréhensifs ou durs, ouverts ou bornés.; Après
une telle révélation, mettez-vous à la place des parents, surtout de
ceux qui n’ont jamais eu affaire avec ce problème, qui le connais-
sent à peine et qui, probablement, avaient toujours rigolé jujsqu’ici
lorsqu’on parlait d’homosexualité. Un jour, on découvre que son
propre enfant est homosexuel ! C’est un grand choc. Alors, on ré-
agit comme on peut, et souvent ces réactions sont maladroites et
dures. C’est comme ça qu’un garçon se retrouve à la rue. Pou-
vez-vous imaginer combien on regrette ces gestes après ? Com-
ment remédier, lorsqu’on a agi trop vite, sur un coup de désespoir ?
Savez-vous que la souffrance des parents égale celle des enfants ?
Quand on a perdu la trace de son fi ls, comment le retrouver, surtout
si celui-ci ne veut plus entendre parler de sa famille ? Vous pouvez
l’interpréter comme un geste négatif, horrible, mais dans un certain
sens, il s’agit là aussi d’un geste d’amour. Si seulement on pouvait
réfl échir avant, on pourrait éviter bien des drames !
« Après il est trop tard pour les regrets … Pauvres parents et pauvre
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enfant … »
Pendant un long moment, nous nous sommes tus. Je crois que
chacun de nous faisait, à sa façon, son examen de conscience. Le
téléphone qui sonnait nous a ramené à l’instant présent. Mon in-
terlocuteur était très bavard. Lorsque j’ai enfi n pu raccrocher, Jean
était dans la chambre de Julien, j’entendais le bruit de leurs voix.
J’étais contente qu’ils n’aient plus besoin de moi. Cette conversa-
tion m’avait épuisée.
Je regarde un clip à la télévision : deux femmes chantent leur
homosexualité. Répulsion, horreur, cela me prend aux tripes. Je
devrais éteindre cette télé, mais je continue à les regarder, fasci-
née, dégoûtée, écœurée aussi par la chanson et par moi-même :
donc, toutes mes pseudo-déclarations sur l’acceptation de l’état de
Julien sont sans fondement ! Elles ne valent rien ! C’est un château
de cartes qui s’envole au premier frisson de vent. Cette réaction
prouve que rien n’est acquis pour moi ! J’avais construit tout un
système de défense et de soi-disant compréhension, qui aurait dû
me ménager, me protéger de toute agression homosexuelle. Eh
bien, c’est raté !
Ou alors, est-ce que ma réaction est si violente parce que, dans
ce cas particulier, il s’agit de femmes et que je me sens plus con-
cernée ?Je suis mal à l’aise, je ne sais plus où j’en suis, submer-
gée par une vague de dégoût. Pourtant, je n’éprouve pas la même
répulsion lorsqu’il s’agit d’amours masculines. Julien, ses amis,
ses amours … Dans la chambre de mon fi ls, il y a de belles pho-
tos d’hommes : des visages, des corps, des couples. Je ne peux
m’empêcher d’admirer leur beauté, même quand ils sont tendres
entre eux. Maintenant, dans ma tête, j’accepte. Oh ! Cela n’a pas
été facile ! Cette longue et pénible démarche m’a permis d’accepter
la situation et d’acquérir une certaine paix. Julien n’est pas comme
nous, il a d’autres désire et il peut tomber amoureux d’un homme,
sans pour cela être fou ou criminel. Et pourtant ! Rien n’est vrai-
ment acquis, et il faut se donner du temps. Je m’en suis aperçue ce
matin en entendant cette chanson.
Je vis dans un monde fragile, je trébuche souvent et je me blesse.
Parfois, il me reste des cicatrices douloureuses. Les jours se suivent
et se renouvellent à un rythme régulier. Avec le temps, j’acquiers une
certaine sagesse et une certaine compréhension. Elles m’aident à
vivre des situations diffi ciles : j’ai encore du chemin à faire. En toute
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honnêteté, je me demande si j’arriverai un jour, à accepter vraiment
l’homosexualité de Julien et celle des autres. J’ai essayé d’étudier
la question à fond, cela m’a aidée à comprendre, mais comment
l’admettre vraiment ? Mon amour pour Julien m’a forcée à faire un
gros effort sur moi-même : c’est parce que je l’aime que je me suis
documentée, que j’ai essayé d’en savoir plus. Je voulais, à tout
prix, rester proche de lui. Pourtant, au plus profond de moi-même,
il y a toujours ce petit sursaut de répulsion, toutes les fois que
j’entends parler d’homosexualité. Est-ce que Julien le sent ? Est-ce
que cela le chagrine ? Ou, au contraire, est-il plutôt fi er de sa mère,
comme il le dit souvent à ses amis ?
Et moi ? Est-ce que toute ma vie sera accompagnée de cette pointe
de tristesse ? Quand est-ce que j’arriverai à m’en débarrasser ?
Quel compromis arriverai-je à trouver avec moi-même pour vivre,
avec sérénité, cette déroutante relation, et pour que mon sourire, à
la vue de Julien, soit vrai et chargé d’amour ?
Julien passe souvent ses moments libre chez Dominique, qui
déprime complètement, car il vient de se séparer de son ami.
« En plus, me dit Julien, il a des problèmes avec sa mère, qui pense
que Dominique n’est pas un vrai homosexuel et veut lui faire ren-
contrer des fi lles. Elle est folle, cette femme, tu ne crois pas ? »
Quelle envie d’aller vers cette femme et de lui dire combien je suis
proche d’elle, combien je partage sa peine, ses doutes, ses ango-
isses !
« Mon amie, ma sœur, je ne te connais pas, mais laisse-moi te dire
que tu n’es pas la seule. Ta douleur me donne du courage. Elle
me fait prendre conscience qu’il existe d’autres mères qui vivent
ma propre souffrance. Tu as, comme moi, un fi ls homosexuel et,
d’après tes réactions, je suis sûre que tu passes par les mêmes
états d’âme que les miens, par les mêmes angoisses, les mêmes
moments d’espoir vite déçus, les mêmes solitudes. Je sais que tu
es mariée, mais de son père Dominique ne parle jamais.
« Ton fi ls vient de se séparer d’un ami avec lequel il a vécu six mois.
Ils se sont rencontrés, ils ont cru que ce désir qu’ils avaient l’un de
l’autre était de l’amour. Cinq jours plus tard, ils louaient un apparte-
ment. Ils n’ont pas eu le temps de faire connaissance : toutes ces
heures où l’on parle, où l’on se raconte, où l’on se met à nu. La nu-
dité de l’âme est bien plus dépouillée, bien plus compromettante et
plus importante qu’un corps déshabillé. Quand on s’aime vraiment,
on se raconte ses pensées les plus profondes et les plus cachées :
il s’ensuit une si grande complicité que souvent un regard suffi t pour
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se dire ses émotions qu’on ne partage qu’à deux. On s’accepte et
on se supporte sans efforts. Elles sont étonnantes, les concessions
qu’on arrive à faire par amour de l’autre ! Il faut avoir le temps de se
connaître, avant de prendre la décision d’une vie commune.
« Dominique a brûlé les étapes. Bien vite, il s’est retrouvé avec un
étranger dans son lit. Ils ont essayé de parler : ils ne se sont pas
compris. Tant de choses les séparaient, ils étaient à l’opposé l’un
de l’autre. Pendant un temps, ils ont espéré, ils ont essayé de se
donner la main pour ne pas se perdre dans ce chemin qu’ils décou-
vraient ensemble. Il y a eu trop d’orages, de brouillard, de cris, de
disputes : ils se sont quittés.
« Dominique a commencé à vivre seul. C’est dur de constater un
échec. On reste avec toutes ces questions et cette tristesse, ce
vague à l’âme. Plus envie de rien. Dominique déprime et se plaint
qu’il ne supporte plus sa mère et ses raisonnements idiots.
« Mon amie, ma sœur, tu dis tout haut ce que je pense parfois dans
le secret de mon cœur, quand je vois Julien douter, hésiter, quand il
est perdu et qu’il a de la peine à se retrouver lui-même.
« Et si nos fi ls s’étaient trompés ? Ils ne sont peut-être pas homo-
sexuels ! Ils n’ont pas eu de chance, voilà tout. A un certain mo-
ment de leur adolescence, ils ont rencontré un « ami » qui leur a
fait découvrir l’homosexualité. Trop timides avec les fi lles (ton fi ls
et le mien n’ont que des frères), ils ont fait l’amour avec un gar-
çon: c’était une question de facilité. Nous, leurs mères qui les con-
naissons si bien, qui les aimons tellement, nous savons qu’il faut
qu’ils rencontrent une fi lle gentille, douce, compréhensive et tout va
s’arranger.
« Ma pauvre amie, ma sœur, il faut avoir le courage de voir les cho-
ses en face. Il faut affronter les problèmes avec lucidité et courage.
Nos enfants disent être attirés par les garçons depuis quelques an-
nées : ils ont cru être amoureux, se sont trompés, ont recommencé
avec d’autres… Tout notre amour de mère est là, pour essayer de
les comprendre : on ne choisit pas d’être ou de ne pas être homo-
sexuel.»
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Cet ouvrage a été réalisé par
Caroline Gréco
et
Roger-Luc Chayer de Gay Globe TV
en juillet 2007
Publié exclusivement sur Internet par Gay Globe TV
http://www.gayglobe.net
Dépôt légal: Août 2007
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
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Notes légales
Le présent volume, est publié avec l’aimable autorisation des Édi-
tions Fleurus (France) et est reproduit gratuitement sur Internet par
Gay Globe TV sous licence de Caroline Gréco.
Caroline Gréco détient l’ensemble des droits de production, de re-
production et de diffusion pour cette oeuvre et ce volume est protégé par la loi sur le droit d’auteur. Toute reproduction est interdite.
Couverture: Julien, par Roger-Luc Chayer
©Caroline Gréco