À Dieu, Julien

Caroline Gréco

Gay Globe TV
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CAROLINE GRECO
À Dieu, Julien
GAY GLOBE TV
C.P. 172, SUCC. ROSEMONT
MONTRÉAL, QUÉBEC, CANADA H1X 3B7
SECONDE ÉDITION 2007
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Je suis debout sur le bord de la plage, un voiler
passe dans la brise du matin, et part
vers l’océan…
Il est la beauté, il est la vie.
Je le regarde jusqu’à ce qu’il disparaisse
à l’horizon.
Quelqu’un à mon côté dit : « Il est parti ! »
Parti vers ou ? Parti de mon regard,
c’est tout.
Son mât est toujours aussi haut,.
Sa coque a toujours la force de porter
sa charge humaine.
Sa disparition totale de ma vie est en moi,
pas en lui.
Et juste au moment où quelqu’un près de moi
dit : « Il est parti ! », il y en a d’autres qui,
le voyant poindre à l’horizon et venir
vers nous, s’exclament avec joie :
« Le voilà ! »
C’est ça, la mort !
(Traduit de l’anglais, auteur anonyme)
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PRÉFACE À LA PRÉSENTE ÉDITION
En relisant mon texte pour préparer cette édition, je me suis
aperçue que l’histoire du sida de Julien est bien dépassée. À
l’époque où j’écrivais, les trithérapies n’existaient pas encore,
la maladie était taboue. Avoir le sida signifi ait la mort à plus
ou moins long terme.
Aujourd’hui, je ne m’exprimerai plus comme cela,,, mais j’ai
pensé qu’il était précieux de conserver ce témoignage d’une
époque diffi cile, où on était bien démuni devant cette maladie
inconnue.
J’ai donc laissé mon texte tel qu’il était.
Caroline Gréco
La vieille dame était émue. Elle a regardé pendant quelques secon-
des l’arbre que nous venions de planter et elle a dit d’une voix forte
et assurée : « Julien, je crois en la vie éternelle et je suis sûre que
nous nous rencontrerons bientôt, là-haut ! »
C’est là, au bord de la rivière, dans ce pré où tu aimais venir te re-
poser, que nous t’avons vraiment quitté. Tes cendres étaient dans
le caveau familial, mais nous avions souhaité planter cet arbre en
souvenir de toi, avec les amis qui t’aimaient beaucoup : tu étais
mort, mais la vie continuait. La mort, la vie, et nous au milieu, avec
notre chagrin, nos soucis et le souvenir très fort de toi, Julien, que
nous ne pouvons pas oublier. Philippe a lu un très joli poème, puis
nous avons arrosé à tour de rôle ce petit arbre né de ton absence et
autour duquel nous allons essayer de nous réunir encore souvent,
pour te retrouver et nous revoir. Grâce à toi, de nouvelles amitiés
sont nées aujourd’hui; nous avons tous quelque chose en commun
: toi et la douleur de ta perte. Tu n’étais plus là, mais à cause de
cette douleur qui nous unissait nous nous sentions moins seuls et
nous trouvions une certaine consolation dans ce partage.
*
Cela fait six ans déjà !
Tu es parti faire le test sans aucune appréhension, seulement parce
que tu étais amoureux et que ton copain te l’avait demandé. Tu es
rentré en claquant la porte. Angoissé, hagard, livide, sans un mot,
tu m’as prise par la main et c’est seulement dans ta chambre, une
fois la porte fermée, que tu as réussi à me dire, dans un chuchote-
ment : « Je suis séropositif ! » Alors les larmes du désespoir sont
arrivées, et tu as pleuré longtemps. Diffi cile de décrire mon trouble,
ma terreur, mon désarroi, et les questions idiotes qui ont pu traver-
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ser mon esprit en cet instant :
« Qui l’a contaminé ? Depuis combien d’années ? Et maintenant,
combien de temps lui reste-t-il à vivre ?
Mon cœur battait très fort, ma tête bourdonnait. Par moments, je
pensais faire un mauvais rêve. Je me souviens d’une des premières
images qui me sont venues à l’esprit : c’était celle d’un condamné
à mort, et je me rappelle ma rage : « Lui au moins sait pourquoi,
mais Julien ? »
Pâle, décomposé, terrorisé, ne tenant pas en place, tu répétais
sans cesse : « Qu’est-ce que je vais faire, qu’est-ce que je vais
devenir ? »
Ton regard ! Jamais je ne pourrais oublier ton regard. Il y avait dans
tes yeux toute la détresse du monde. Tu me fi xais avec une telle
intensité et une telle demande, comme si, par un coup de baguette
magique, je pouvais accomplir un miracle et venir à ton secours.
« Maman, jure-moi que tu ne le diras à personne. Cette maladie est
tellement horrible, sale, déshonorante. Je ne veux pas que cela se
sache, je vais me décomposer petit à petit, maigrir, perdre mes che-
veux, me remplir de boutons … J’aimerais que ceux qui m’aiment
gardent un autre souvenir de moi ! »
Et après un long silence :
« J’ai peur aussi des autres. Comment vont-ils réagir ? Je ne sup-
porterai pas la pitié, la curiosité malsaine. Tout le monde va me fuir.
C’est vrai, je porte la mort en moi. »
*
Il fallait réagir, ne pas te laisser t’enfoncer dans le désespoir. Je
voulais t’aider mais avant tout, je devais m’informer le plus possible
sur cette maladie. Très agitée, j’ai foncé chez notre ami médecin.
« Gilbert, nous vivons un drame. Julien est séropositif. Je voudrais
savoir quelles sont ses chances de survie. Explique-moi, je t’en
prie !
– Quel est le niveau de ses T4 ?
– Ses T4 ?
– Oui, on désigne ainsi les lymphocytes chargés des défenses im-
munitaires. Lorsqu’on parle de séropositivité, cela veut dire que le
sang est infecté par la présence du rétrovirus HIV. Si les T4 sont
en nombre suffi sant, les défenses immunitaires restent normales et
la personne est un « porteur sain ». Le sida n’est pas déclaré. Ton
fi ls est en sursis. Pour combien de temps ? On ne peut pas savoir :
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quelques mois, quelques années … Il y a des gens qui vivent ainsi
depuis plus de dix ans. Peut-être vont-ils tenir comme cela toute
leur vie. Pour le moment, les statistiques ne nous donnent pas plus
de renseignements, car le sida est une maladie relativement nou-
velle. »
Je respirais : pour le moment, tu étais un porteur sain. La situation
était délicate mais pas encore dramatique. Je savais que tu devais
faire très attention de ne pas transmettre le virus à d’autres.
« Tout se complique, a ajouté mon ami, quand le nombre des T4
diminue de façon alarmante. Quand il n’y en a plus assez pour as-
surer correctement la défense de l’organisme, la maladie, le sida,
se déclare. Le corps se défend alors de moins en moins bien et il
contracte des infections opportunistes. On soigne ces infections.
Elles peuvent être suivies de périodes de répit pendant lesquelles
on peut mener une vie qui paraît normale, mais le problème reste
entier, et les défenses immunitaires s’amenuisent au fur et à me-
sure des infections. »
Je suis rentrée à la maison un peu moins paniquée. Julien n’était
« que » séropositif, tout allait bien pour le moment, il fallait croire
que tout allait continuer ainsi, et nous avions besoin d’espoir. Nous
devions prendre les devants, consulter des docteurs, suivre des
régimes, des traitements. Il y avait certes la médecine traditionnelle
qui n’avait pas encore trouvé de traitement effi cace, mais il y avait
toutes les médecines douces que nous connaissions si mal et cer-
tainement d’autres méthodes aussi. L’important était de résister, de
tenir, en attendant le remède miracle, et il viendrait vite, j’en étais
sûre, avec les progrès actuels de la recherche. Il faillit y croire, j’y
croyais très fort : nous allions gagner !
Les mois, les années ont passé avec des hauts et des bas, et les
nuits, qui sont les plus dures à vivre lorsque le sommeil tarde à ve-
nir. Alors les idées noires déferlent à une allure folle. Par moments,
un accès de fi èvre, une petite douleur, nous plongeaient dans l’an-
goisse : ce n’était rien, c’était la peur qui parlait !
*
Tu as eu droit à un sursis de plusieurs années. Puis après une lon-
gue période de contrôles, d’hospitalisations, de mieux, de rechutes,
d’espoirs et de désespoirs, tu nous as quitté il y a six mois.
*
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Très peu de temps après cette horrible nouvelle, Philippe, ton père,
nous a proposé de partir tous les trois en Italie. Nous avons es-
sayé de laisser nos soucis à la maison. Nous étions heureux de ce
voyage. Notre complicité et notre amour pour l’art nous ont beau-
coup aidés, sinon à oublier, du moins à prendre un certain recul
par rapport à nos préoccupations. Florence et ses peintres, ses
sculpteurs, ses architectes, la douceur de ses collines et la beauté
de ses paysages ponctués de cyprès. Ce séjour m’a laissé un sou-
venir de joie intense et de bonheur : ton rire, Julien, lorsque tu nous
réveillais le matin après avoir préparé le petit déjeuner.
«Debout, paresseux, nous avons tant de merveilles à découvrir !»
Ton entrain joyeux, ton désir de tout voir, ton admiration devant tant
de belles choses, nos discussions sérieuses sur l’histoire de l’art,
nos ballades dans la campagne et nos fous rires !
Pendant le voyage de retour, tu as fait des projets : tu allais chan-
ger de travail, tu étais séropositif, certes, mais tu n’étais pas ma-
lade et tu avais encore tellement de choses à réaliser.
La vie de tous les jours a ainsi repris à la maison. Il y avait, bien
sûr, cette épée de Damoclès qui se balançait silencieusement au-
dessus de nos têtes. À cause d’elle, nous avions parfois des sueurs
froides, mais, tous les trois, nous étions bien décidés à résister et
à combattre.
*
Te souviens-tu, Julien, lorsque, il y a quelques années, tu es rentré
un soir en m’annonçant que tu étais homosexuel et amoureux ? Te
souviens-tu de ma tête étonnée et horrifi ée, de nos discussions,
de nos bagarres, de tout ce chemin que nous avons parcouru en-
semble pour que j’accepte et comprenne avec ton père, et qu’on
continue à s’aimer ?
En ce temps-là, on dénombrait de plus en plus de cas de sida en
France, mais on parlait peu de protection. Par contre, de rumeurs
folles nous mettaient en garde contre les piqûres de moustiques.
Il fallait se méfi er de tout : de la salive, des douches, des bars,
des téléphones publics, des piscines, des toilettes, jusqu’au jour
où les chercheurs ont trouvé : le virus du sida se transmet par voie
sexuelle ou sanguine. Tu as vécu au mauvais moment, Julien, pour
toi, l’information est arrivée trop tard et le virus, lui, a continué sa
course sans bruit, mais en faisant tellement de ravages. Il me sem-
ble t’entendre dire :
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ble t’entendre dire :
« Je n’ai pas eu de chance ! »
*
Tout allait bien après la découverte de ta séropositivité, ta vie a
continué comme d’habitude : tu avais ton travail, tes copains, les
vacances, nous. Par moments, tu étais envahi par l’angoisse, mais
tu refusais avec véhémence de faire un contrôle médical :
« Personne ne peut me guérir, alors à quoi bon ?»
Cette attitude me paniquait complètement et je ne pouvais pas te
faire changer d’avis. Quelques années ont passé.
Pendant u certain temps, tu t’es beaucoup intéressé à la parapsy-
chologie. Tu as acheté des livres, tu es allé voir des voyantes, tu
étudiais les lignes de ta main, puis tu te plongeais dans des calculs
compliqués avec les chiffres de ta date de naissance…Un jour, tu
es même rentré avec une pyramide, une autre fois , tu m’as parlé
de marc de café …Toutes les personnes consultées te disaient à
peu de détails près qu’une nouvelle vie allait commencer pour toi,
avec un grand amour, un travail qui allait te passionner et, bien sûr,
beaucoup d’argent : c’est ce tu souhaitais. Combien ont vu ta mort
prochaine ? Tout cela, au fond, a peu d’importance. Ces voyantes
t’ont au moins redonné du courage, t’ont rendu la vie moins dure et
t’ont apporté l’espoir.
*
Je n’aimais pas ton ami Antony, que tu as fréquenté pendant quel-
ques mois. Tu me racontais qu’entre vous il n’y avait pas d’amour,
seulement une grande amitié. Antony avait souvent « des problè-
mes » et tu étais toujours là, prêt à le dépanner, mais lorsque tu
avais besoin de lui, il n’existait plus ! Je ne pouvais pas appeler
« amitié » une telle relation. Anthony était un sujet de discussion
entre nous, tu le défendais avec vivacité, moi, je trouvais que tu te
laissais trop infl uencer par lui : tu arrivais même à parler avec ses
intonations de voix ! Tu me racontais combien il était malheureux,
j’avais envie de te dire combien il était doué pour se faire plaindre.
Je n’ai compris cette amitié qu’un peu plus tard : Anthony tou-
chait à la drogue. Il en consommait pour oublier sa vie monotone
et vide, malgré l’argent dont il disposait. Paresseux, il ne savait que
faire de ses journées. Toi, tu avais besoin d’oublier : personne ne
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analyse de sang que tu trouvais inutile, puisque tu étais au courant
de ta séroposivité depuis quelques années déjà. Devant ma nervo-
sité croissante, tu es parti vers ta chambre en criant :
« Fiche-moi la paix avec l’état de mes T4, de toutes façons, cela ne
changera rien ! »
Ma réaction de rage a été inutile et éprouvante pour tous les deux.
Tu avais pris le parti de la fuite : surtout ne pas savoir ! J’ai été ha-
bitée par la peur qui m’empêchait souvent de dormir et l’angoisse
ne m’a plus quittée.
Mais ta vie aussi a changé : Il y avait les journées joyeuses, et les
autres où tu te posais des tas de questions. Tu continuais à sortir
très souvent, et je me gardais bien de te faire des remarques. Tu
voulais vivre, profi ter des copains et de la vie : parfois, tu étais trop
euphorique, et je n’aimais pas cette excitation et cette joie débor-
dante. Tu étais entouré par un groupe de plus en plus nombreux
d’amis, tu avais repris contact avec des garçons que tu avais perdu
de vue depuis longtemps. En y repensant, je comprends qu’avec
ce virus dans le sang, même si tu ne voulais pas admettre la gra-
vité du danger, inconsciemment tu avais senti que tes jours étaient
comptés, et cette envie de revoir tout le monde était une façon de
prendre doucement congé de ceux que tu aimais bien.
*
Après la gaieté venaient les moments de déprime. Tu me parlais de
la fragilité de la vie, du temps qui passe trop vite et de la mort. Com-
ment allait être ton futur ? Il ne fallait surtout pas que tes copains
découvrent ta séropositivité : ceci était l’un de tes soucis majeurs,
avec l’inquiétude de contaminer l’autre. Par moments, tu avais peur
du lendemain, tu perdais tout espoir, tu n’avais plus envie de faire
des projets, tu déprimais, tu me disais que tu n’avais plus le droit
de tomber amoureux, puis tu te demandais à quoi cela te servait de
vivre, d’avoir un compte en banque. Toi, de toute façon, tu savais
n’en avoir plus pour longtemps. Tu te renfermais alors dans un si-
lence terriblement triste et lourd, tu ne voulais plus voir ni entendre
personne, et je te retrouvais couché sur ton lit, le regard fi xe, dans
la pénombre de ta chambre. Je venais alors doucement m’asseoir
à côté de toi. En silence, j’attendais le petit signe qui m’aurait per-
mis de rétablir le contact, un geste tendre, un regard de connivence
ou un mot de toi « jeté » par hasard ou peut-être par désespoir, un
mot de trop, qui s’échappe comme d’un trop-plein, comme un appel
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au secours, un mot qui voudrait remplir ce silence, un mot qui n’a
pas forcément une signifi cation précise, mais qui est là, prononcé
comme on tend un bras pour s’agripper à quelque chose. Un mot
comme un signal. Cela me donnait du courage, on allait pouvoir
parler, et c’est ainsi que j’arrivais à t’aider au mieux. Nos conversa-
tions pouvaient être interminables : je te laissais dire ton angoisse
et, petit à petit, je parvenais à te conduire vers un terrain plus gai,
vers des projets à très court terme qui te réconfortaient, car tu étais
sûr de pouvoir les réaliser. Et souvent, nous nous quittions en riant
ou bien nous entreprenions quelque chose ensemble : provisoire-
ment, j’avais gagné la bataille !
Plus tard, beaucoup plus tard, vers ta fi n, combien de fois m’as-tu
rappelé ces bons moments où, avec mon aide, tu sortais de ton «
gros nuage noir », en répétant combien mon optimisme inébran-
lable t’avait aidé ! Optimisme pourtant tellement forcé que je me
demandais parfois comment tu pouvais ne pas t’en apercevoir !
C’était le seul « médicament » à ma portée qui pouvait t’aider !
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mais le vent violent a réussi à casser une bonne partie de mes
branches : je souffrais et je pensais à mes oiseaux, aux petits qui
étaient dans les nids et n’avaient encore appris à voler. La tristesse,
le désespoir et la peur m’ont envahi. Je ne pouvais que subir, je ne
pouvais rien faire d’autre.
De longues heures ont passé. Lorsque tout s’est arrêté, le silence,
terrible, immense, oppressant, a tout enveloppé Plus tard, le vent
s’est levé de nouveau, mais, cette fois-ci, c’était différent. Le souffl e
était léger et amical, et l’air qu’il fredonnait ramenait l’espoir. La na-
ture autour de moi s’est secouée doucement, et malgré moi, malgré
ma douleur, j’ai senti bouger le peu de feuilles qui me restaient. Un
oiseau a lancé un petit cri, première note d’une longue mélodie qui
me chantait la solidarité et nous encourageait à continuer à vivre
malgré tout.
Je me rend compte que ce rêve que je viens de faire correspond à
ce que je suis en train de vivre : nous étions une famille heureuse,
un mari, un fi ls, beaucoup d’amour, une maison toujours ouverte
aux copains, beaucoup de joie, de rires et de musique. Certes la
vie nous réservait, par moments des soucis et des peines, et nous
avions les mêmes problèmes, parfois diffi ciles à résoudre, comme
dans toutes les familles. Rien n’était parfait, et on le savait, mais
dans l’ensemble, tout allait bien. Mon souci majeur était la crainte
d’un accident grave, d’une sale maladie.
Le hurlement de terreur est arrivé avec ton test HIV, Julien. À partir
de là, le cauchemar a commencé, et mes « racines d’arbre », quoi-
que solides, ont tremblé et se sont demandées combien de temps
elles tiendraient le coup. La bourrasque est violente, la peine et la
peur aussi.
Mais la nature a des ressources insoupçonnables. Lorsque tout va
mal, elle ne nous abandonne pas et, parfois, elle peut distiller des
réserves de courage au fur et à mesure des besoins, comme si
elle voulait, par ce geste, s’excuser de tout le mal qu’elle nous ap-
porte.
J’attends avec impatience le chant de l’oiseau qui m’amènera un
peu d’espoir : pourra-t-il chanter encore ?
*
Dix-huit mois avant ta mort, tu as eu ta première alerte sérieuse.
Depuis un certain temps, d’étranges taches avaient couvert tes
bras. Par moment, elles s’atténuaient, puis revenaient. Tu étais de
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plus en plus fatigué pour aller travailler. Je dormais mal la nuit. Je
pense que ton souci égalait le mien. Tu refusais le médecin, et je
pleurais en cachette.
C’est à partir de là que j’ai pris conscience du point de non-retour.
Depuis cinq ans, le spectre du sida était présent, mais tu continuais
à vivre normalement, et je pense que nous nous sommes laissé
bercer par le doux ronronnement de ce faux bien-être, sans vouloir
regarder un peu plus loin. Tu ne voulais pas savoir, l’avenir était trop
angoissant et trop terrifi ant. Qu’aurait on pu changer ? L’échéance
était inéluctable ! Chaque jour qui passait était une victoire sur la
mort. Naïvement, par moments, je pensais qu’on nous annoncerait
enfi n la découverte d’un médicament miracle, tu allais être sauvé,
quelle fête on aurait organisée !
Et puis, il y a eu cette nuit terrible, le docteur appelé en urgence : tu
avais de la fi èvre et des douleurs insupportables à l’estomac. L’am-
bulance, l’hôpital et l’angoisse … Le diagnostic était sévère : une
péricardite, un poumon bloqué, et l’autre qu’il fallait sauver à tout
prix et vite ! Les heures tournaient lentement, je me sentais inutile
à ton chevet : tu souffrais, tu respirais avec peine, je ne pouvais
que prier et attendre.
As-tu compris la gravité de ton état ? Jamais, pas une fois, tu n’as
prononcé le mot sida. Je suis sûre qu’à ce moment là, tu as tout
compris … Et le message de ton silence était clair : « Ne me parlez
pas de ça ! »
*
Tu es rentré à la maison un mois plus tard. Tout s’écroulait autour de
nous. La maladie était déclarée, la bête immonde avait trouvé son
chemin et elle allait te dévorer petit à petit. Tout mon amour pour toi
n’y pouvait rien, mais il fallait quand même essayer de combattre.
Nous avons choisi nos armes : toi, continuant à nier farouchement
la maladie, moi, avec une façade d’optimisme « d’enfer » : c’est
ainsi que nous sommes entrés dans la bataille.
De nouveau tu m’as fait jurer que je ne dévoilerais pas ton état et
puis :
« Je ne suis pas malade, je n’ai pas le sida, je suis seulement sé-
ropositif, d’ailleurs si cela devait empirer, maman, je ne veux RIEN
savoir, à toi de discuter avec le médecin mais surtout ne me ra-
conte rien ! »
Tu étais tombé au fond d’un gouffre et moi, à l’extérieur, bien ins-
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tallée sur les rochers, je te voyais, je te hélais, mais je ne pouvais
rien faire, même pas appeler les secours puisque je t’avais promis
le silence. Qu’allions-nous devenir? Comment allions-nous nous en
sortir ? Tu voulais le secret, le silence autour de ta maladie : moi,
j’avais besoin d’être entourée, de pouvoir en parler pour puiser le
courage et la force de t’accompagner le plus sereinement possible
jusqu’à la fi n. Ce secret, qui a duré de longs mois, a été l’épreuve la
plus dure de ma vie., un fardeau si lourd à porter, tellement éprou-
vant, surtout lorsque je devais paraître gaie et enjouée devant les
amis qui me demandaient de tes nouvelles, étonnés de ne plus te
voir. Je jonglais alors avec des histoires inventées à chaud. C’était
abominable ! Je me sentais honteuse, je pleurais en cachette. Très
vite, j’ai fait le vide autour de nous. Puisque je ne pouvais pas être
moi-même, je préférais ne plus voir personne, ne plus jouer la co-
médie. J’avais l’impression de vivre cloîtrée, j’étouffais.
*
Sida. Quatre lettres toutes simples pour nommer une immense tra-
gédie. Un beau jour, on se retrouve dans la tourmente et il faut faire
face. La vie et la mort prennent une autre dimension. Elles sont
là, bien tangibles. Devant ce drame s’effacent tous les problèmes,
tous les détails fastidieux de la vie quotidienne et brusquement on
se retrouve devant ce bloc menaçant et on va à l’essentiel, car on
sait que le temps est compté.
Il a fallu que je puise tout au fond de moi des réserves incroyables
d’énergie, et de courage pour t’aider, Julien. Toi aussi, de ton côté,
tu as été un bon petit soldat, et tu t’es battu du mieux que tu as pu.
Il ne faut pas oublier ton père qui, par sa présence apparemment
calme et sereine était toujours là au bon moment : une présence
affectueuse et solide qui nous a maintes fois empêchés de plonger
dans la détresse et le chagrin.
*
Comment vit-on avec un malade du sida à la maison ? Diffi cile
d’oublier ce cri :
« Maman, ne m’abandonne pas !
– Julien, es-tu devenu fou ?
– Si tu savais maman, combien de copains se retrouvent seuls, à
l’hôpital comme des pestiférés ! La famille les oublie ! Maman, est-
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ce que tu as peur de moi, de ma maladie ? »
Ta maladie ? Que voulais-tu dire au juste par ce mot ? Tu savais
donc, mais tu ne voulais pas l’admettre. A quel jeu jouais-tu ? J’étais
vraiment perplexe : comment fallait-il que je me situe, quel parti
prendre, quoi dire ? Je déteste les situations ambigües, et tu le sa-
vais. Il n’était pas question de te faire un discours moralisateur là-
dessus, pas question non plus de te traiter de menteur. Le problè-
me était plus subtil, plus profond, plus dramatique aussi. Tu avais
certainement tout compris depuis ton hospitalisation et tu avais mis
au point un système de défense qui, à mon avis, était suffi samment
compliqué et tordu, mais qui devait te convenir puisque, jusqu’à la
fi n de ta vie, tu n’as jamais prononcé le mot sida avec moi. Tu as
toujours parlé de « ta maladie », en me précisant souvent : « Je
suis seulement séropositif », comme si ta séropositivité devenait,
selon les périodes d’hospitalisation, « une maladie », dont tu gué-
rissais lorsque tu allais mieux.
Tu avais trouvé une manière assez spécifi que et étrange de te pro-
téger et qui avait l’air de te convenir, dans laquelle tu puisais ta
force pour combattre. Cela te permettait de tenir bon et t’empêchait
de sombrer dans le désespoir.
Malgré ma réticence, je suis entrée dans ton jeu et, pour toute ré-
ponse, je t’ai embrassé en souriant :
« Si tu savais combien j’ai peur ! Julien, soyons sérieux : tu vas
rester à la maison et je me battrai pour te garder le plus longtemps
possible. Il est hors de question de t’oublier quelque part, et puis,
bientôt, tu iras mieux et tu reprendras ta vie. Ne me parle plus d’hô-
pital. »
Très peu de familiers étaient vraiment au courant de ton état, et
pourtant, ceux qui savaient ont eu des réactions d’effroi, voire de
panique. Je savais que je devais faire attention de ne pas me con-
taminer avec le sang;. Tu ‘as jamais aimé prêtre tes affaires de toi-
lette : brosse à dents et rasoir sont des objets trop personnels. Je
n’ai jamais su faire des piqûres, pour cela il y avait une infi rmière,
donc je ne risquais rien. Il n’y avait pas d’autres soins particuliers
à faire.
Lorsqu’un jour, on se retrouve avec un proche séropositif, celui-ci
est souvent mal accepté, voire rejeté, alors qu’il faudrait l’entourer
et l’aimer pour lu donner le courage de supporter ce drame.
Étonnée et choquée, j’ai senti la peur s’installer autour de nous,
parmi les très rares familiers qui avaient deviné. Peur de t’appro-
cher, Julien, peur de t’embrasser, peur de partager les repas avec
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toi, peur de boire dans ton verre, peur de te toucher, peur de se
servir de la salle de bains où tu prenais ta douche ! Il me semblait
que ces proches, qui avaient l’air d’être tellement au courant des
dangers de la contagion, oubliaient tout dès qu’ils étaient confron-
tés à la réalité. Pourquoi cette peur panique ?
Bill Kirkpatrick, prêtre anglican qui consacre sa vie à ceux qui ont
le sida, dans un quartier de Londres, décrit l’importance d’une peur
surmontée :
« Ce qui est vital, pour répondre aux besoins de ceux dont nous
nous occupons, c’est le sacrement du toucher. On peut l’offrir de
diverses façons : une simple tape sur l’épaule, une poignée de
main, l’étreinte d’une embrassade, l’imposition des mains, l’onction
d’huile, l’eucharistie. Toucher, c’est en vérité franchir le fossé qui
nous sépare d’un autre : geste tellement essentiel pour ceux qui ne
se sentent pas acceptés, qui se voient rejetés, qui ne sont même
plus des vivants aux yeux des gens. Ce contact physique prend
plus d’importance encore pour celui qui est engagé sur le chemin
de la mort. C’est alors un geste fort que le toucher : il atteste le lien
de la vie entre celui qui offre et celui qui reçoit, il crée un pont entre
cette vie et l’autre. Toucher, c’est libérer les énergies salvatrices qui
sont en nous (Lumière et Vie, Juillet 1990).
*
Avec le sida, ta sensibilité s’est encore accrue. J’avais l’impression
que des antennes invisibles t’aidaient à capter de façon de plus en
plus claire l’état d’esprit des rares personnes que tu acceptais de
rencontrer. Tu t’apercevais du moindre geste de recul, si minime
fût-il, d’un regard parfois à peine soucieux ou interrogateur, de la
moindre hésitation. Tu en souffrais énormément et dès que tu me
retrouvais en tête à tête, tu laissais éclater ta tristesse ou ta colère
:
« Maman, as-tu vu ce geste de recul lorsque j’ai voulu l’embrasser?
Je suis vraiment un pestiféré, on a peur de moi, peur que je leur
transmette cette saloperie s’ils me touchent, s’ils partagent leurs
repas avec moi, peut-être craignent-ils aussi de tomber malades
s’ils me regardent ! »
Cela n’a pas simplifi é la vie à la maison. De plus en plus souvent,
dès que tu entendais sonner à la porte, tu te cachais dans ta cham-
bre : « Je ne suis pas là et je ne veux voir personne ! »
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On pense qu’actuellement l’information sur la maladie est passée,
que tout le monde est au courant, et cela paraît vrai lorsqu’on en
parle et que cela ne nous concerne pas. Quelle différence entre la
théorie et la réalité, quelle différence devant un malade ! Il s’est
installé autour de nous une nébuleuse de panique, cela m’a éton-
née et déroutée. J’avais besoin d’amitié, de chaleur humaine et on
me donnait des adresses d’associations où j’aurais pu aller me res-
sourcer. Mais j’avais surtout besoin de prendre « des vacances»,
sortir, faire du shopping, voir un fi lm, oublier la maladie et l’angoisse,
me changer les idées pour reprendre des forces, moralement. Je
n’avais aucune envie de rencontrer des gens qui, par leur dévoue-
ment, m’auraient replongée dans l’ambiance dans laquelle je vivais
à la maison ! Pour cela, il fallait que quelqu’un vienne me rempla-
cer. Je me trouvais dans une situation impossible car tu ne voulais
plus voir personne ! J’avais pourtant eu de bon contacts avec des
associations sida, j’avais discuté, à plusieurs reprises, avec des
garçons prêts à venir te rendre visite, mais tu n’acceptais déjà pas
que des amis ou des parents viennent à la maison, et tu ne voulais
surtout pas rencontrer des inconnus. Tu te plaignais pourtant, par-
fois, de la solitude qui t’entourait, et puis, avec ton petit sourire :
« Tu vas me dire que c’est moi qui ai choisi l’isolement et que je
n’ai qu’à assumer ce choix. C’est vrai, tu as raison. Je n’ai pas
envie de voir du monde, de découvrir des regards de compassion,
des gestes de peur, ou d’entendre des paroles de consolation. Tu
es là, avec toi je peux être vrai, te dire ma souffrance et mon dé-
sespoir, mais aussi parler de tout et de rien, de nos souvenirs, de
nos projets. Tu n’as pas pitié de moi, ton regard sur moi n’a pas
changé, et c’est cela qui me donne du courage. Tant que tu seras
à mes côtés, je ne paniquerai pas. Qu’est-ce que je vais dire à un
inconnu? Comment va-t-il me regarder ? J’ai trop honte de moi, de
ma maladie. Je maigris tous les jours, regarde mes jambes, mes
bras, je perds mes cheveux. J’ai de la peine à parler, à bouger dans
mon lit. Non, je ne veux voir personne. Je voudrais que tous ceux
qui m’aiment gardent un souvenir de moi bien vivant, bien en chair
et non celui d’un mourant. »
*
Encore une grave rechute le mois suivant, de nouveau l’angoisse,
la peur et cette terrible question :
21
« Tiendras-tu le coup ? »
Cette fois-ci le médecin propose un séjour en maison de repos, à la
montagne, pendant un mois.
« Les poumons de Julien ont besoin d’air pur, nous dit-il, et un
changement de climat lui redonnera peut-être les forces qu’il est en
train de perdre. »
Tu te sentais perdu à l’idée de nous quitter, mais l’attrait de la mon-
tagne était fort et les photo de l’endroit, que nous avions vues te
donnaient envie de partir. La maison de repos ressemblait à un hô-
tel, c’était une construction moderne et claire, les chambres étaient
pleines de couleurs, et cette région des Pyrénées, sous la neige à
cette époque, était magnifi que.
Très faible, partagé entre la peur d’affronter l’inconnu sans nous et
l’envie de « partir en vacances », tu as fi nalement dit oui et tu es
parti en ambulance. Le voyage était long, et toi, épuisé, après ce
séjour à l’hôpital.
Le premier coup de fi l a été rassurant : l’endroit était vraiment très
beau t le voyagé s’était bien passé. Mais, dès le lendemain, les
choses ont commencé à se gâter.
« Maman, on recommence à me faire des prises de sang et des
tas d’analyses. Pourtant ils ont tous les résultats avec le dossier
de l’hôpital que je leur ai donné ! Je croyais être en vacances, ils
ne peuvent pas me laisser en paix ? Je me suis disputé avec le
docteur ».
Le lendemain, nouvel appel angoissé :
« Je veux rentrer, je craque, il n’y a que des malades du sida ici, à
quelques exceptions près, c’est horrible je les regarde et je m dis
qu’un jour ou l’autre je fi nirai comme eux. Maman, tu ne peux pas
t‘imaginer combien c’est dur pour moi de les voir, nous mangeons
tous ensemble. Certains ont même des malaises pendant le repas,
c’est effrayant et atroce. J’ai devant mes yeux mon devenir, viens
me chercher, je t’en prie ! »
Tu as tenu bon pendant une semaine. Ces journées furent très
éprouvantes pour toi et pour nous, tes parents. Tes appels télépho-
niques étaient fréquents et pathétiques.
Nous sommes partis te chercher. C’était le jour de Pâques, nous
avions une réunion de famille importante, mais tu étais une prio-
rité absolue. Il faisait un temps splendide, mais froid; et au fur et à
mesure que nous nous rapprochions des Pyrénées, on apercevait
la neige sur les montagnes. Nous admirions ce tableau magnifi que
en nous demandant, le coeur serré, comment nous allions te re-
22
trouver, quelles étaient tes chances de survie, comment allait être
notre avenir.
Tu nous attendais avec impatience, et nous avons été surpris de
te revoir un peu plus en forme, avec une meilleure mine malgré la
semaine infernale que, d’après toi, tu avais passée là-bas.
Si je regrette que ce séjour à la montagne se soit si mal passé, je
comprends aussi ton anxiété et ta peur, Julien, de te sentir entouré
de malades du sida. En quelque sorte, en les regardant, tu pouvais
t’imaginer l’évolution de la maladie, ses différents stades. Comment
pouvais-tu, dans ces conditions, retrouver le moral et l’envie de
vivre ?
*
Diffi cile de raconter la maladie : cette fatigue immense qui vous
tombe dessus et enlève tout courage de faire quoi que ce soit. Tout
est pénible : parler se lever, regarder la télévision, lire. Seul le cer-
veau reste actif, et les pensées défi lent à une allure folle : maigre
compensation, triomphe du mental sur le physique qui n’en peut
plus ?
Les semaines ont passé, avec des hauts et des bas, des rires et
des larmes. La fi èvre, la toux, la douleur, douleur morale surtout,
insupportable par moments. Brusquement, tu allais mieux, et je te
retrouvais sur la terrasse, au soleil. Tu allais voir tes oiseaux, et je
t’entendais rire quand ton canari préféré « répondait » à tes petites
questions, puis entamait un chant magnifi que, pour t’exprimer sa
joie de te revoir enfi n. Parfois, tu voulais m’accompagner lorsque
j’avais une course à faire dans le quartier. Tu n’avais pas le courage
de conduire ta voiture, mais tu étais heureux de faire un tour. Ces
sorties étaient très limitées dans le temps, car tu te fatiguais très
vite. N’empêche, nous étions heureux de pouvoir quitter la maison
pendant un moment, c’était un signe d’amélioration, et nous faisions
des projets de voyage . Nous avions encore tellement de choses à
voir à Florence, ta ville préférée. Tu étais incollable en peinture et
en sculpture ! En attendant de retourner en Italie, tu rêvais de tous
les chefs d’œuvre que tu voulais revoir.
23
ne pouvais plus nier l’état de ta santé. Tu étais malade, à l’hôpital,
c’était impossible de l’oublier, de le cacher. Les infi rmières que tu
connaissais bien t’accueillaient toujours avec le sourire et beaucoup
de gentillesse. Les prises de sang étaient une torture, tu n’avais
plus de veines. Je t’accompagnais au rez-de-chaussée pour les
radios ou un contrôle chez le cardiologue. Ces rendez-vous étaient
très fatiguant pour toi qui avais parfois de la peine à parcourir les
longs couloirs de l’hôpital. Je te poussais alors, doucement, dans ta
chaise roulante, ensuite il fallait attendre ton tour. Tu n’aimais pas le
regard des autres sur toi, et je sentais la honte qui t’envahissait. Ton
visage se renfermait, ton regard se fi geait. Impossible, même pour
moi, d’avoir un contact. La chaise était inconfortable, tu avais mal
partout, et le temps semblait s’arrêter. Je souffrais avec toi. Lors-
que, enfi n, ton tour arrivait, je recommençais à vivre et je t’attendais
en marchant dans le couloir.
Une fois, je m’en souviens, je t’ai retrouvé totalement effondré.
Lorsque tu avais quitté le cabinet du cardiologue, celui-ci avait dit ,
un peu trop fort, à l’infi rmière qui était avec lui :
« C’est un pédé ! »
Puis ils avaient ri.
Passé le premier choc, et l’envie d’aller les insulter : à quoi bon ? Le
client suivant était déjà entré, et tu étais trop fatigué pour attendre
encore. Nous sommes retournés dans ta chambre en inventant les
tortures les plus affreuses qu’on aurait fait subir à ces idiots qui ne
méritaient que notre mépris le plus profond.
La tolérance : accepter et respecter l’autre, ses différences, même
si celles ci vont à l’encontre de nos idées, de notre façon de voir, de
notre manière de vivre. N’est-ce pas un des points essentiels qui
conditionne l’accueil des malades ?
*
À l’hôpital, tu avais beau te raisonner, puisque tu savais que cela
ne durait que quelques jours, le moral en prenait un sacré coup. Je
passais beaucoup de temps avec toi. Tu trouvais qu’il y avait trop
de bruit, tu n’arrivais pas à dormir, la nourriture était mauvaise. Le
seul bon point était pour les infi rmières, effi caces et sympathiques,
mais débordées. Bref, l’ambiance de la maison te manquait et tu
comptais les heures que tu devais passer loin de nous.
Le retour se faisait toujours dans l’euphorie et la joie, avec le senti-
ment qu’une fois de plus on gagnait des point sur la maladie. Mais
24
le virus avançait inexorablement, malgré les périodes de répit. Tu
supportais diffi cilement les traitements qui t’enlevaient le peu de
forces qui te restaient, mais par moments, il t’arrivait d’avoir de bon-
nes journées. Je le comprenais dès le matin. Ces jour-là, tu venais
partager le petit déjeuner avec nous et ton sourire parlait pour toi.
Tout d’un coup, tu paraissais presque sauvé et je me prenais à rê-
ver de guérison. Ce bonheur était, hélas, de courte durée.
*
Qui nous a parlé un jour du « docteur fou » ? Je ne m’en souviens
plus.
C’était un petit homme au regard très bleu et très doux qui, après
ses études de médecine, s’était longuement penché sur la méde-
cine chinoise et avait adapté ses méthodes.
Tu étais en très mauvais état lors de ta première visite. Le « docteur
fou » nous a donné beaucoup d’espoir : c’est ce dont nous avions
le plus besoin ! Le retour à la maison a été gai et nous avons fait
des tas de projets.
Le traitement avait l’air de bien réussir, mais nous avions oublié
que le sida donne volontiers de faux espoirs pour mieux frapper en-
suite. En tout cas, à l’approche des fêtes, tu allais mieux ! Était-ce
le traitement préconisé par le « docteur fou » ? Ou tout simplement
une bonne farce du sida ? Depuis plus d’un moi, toi qui te traînais
du lit au fauteuil et vice versa, tu avais soudain retrouvé tes forces !
Étonnée, je t’entendais dire à un ami qui te téléphonais de Lyon :
« Oui, j’ai eu une pneumonie et je suis parti en convalescence à
la montagne. Oui, ça va maintenant, bien sûr je viendrai pour le
réveillon, tu peux compter sur moi. »
Je n’ai rien dit, habituée aux mensonges lorsqu’il s’agissait de ta
santé, mais quand j’ai réalisé que tu parlais sérieusement cette
fois-ci, l’angoisse et la peur m’ont envahie : trois cent kilomètres en
voiture, seul ! Comment allais-tu tenir le coup ?
Tu es quand même parti.
Je t’ai récupéré sans forces et fi évreux, mais heureux d’avoir pu
fêter le nouvel an avec tes copains.
*
C’est à cette période là qu’un neveu que nous aimons bien est venu
passer quelques jours à la maison. Tu t’entendais bien avec lui, et
30
générosité, et aussi par Bénédicte, la femme d’Henri, que nous ne
connaissions pas et qui nous a accueillis chaleureusement. Devant
elle, trottait en souriant un petit enfant blond, Florent, leur fi
ls !
La léproserie était située sur un grand terrain. Quelques arbres ap-
portaient un peu de fraîcheur. Une petite maison blanche abritait
l’infi rmerie et le logement de ceux qui soignaient et nourrissaient les
lépreux ; il y avait neuf cent malades : des hommes, des femmes
mais il y avaient aussi des enfants ! Plusieurs petites maisons, avec
de grandes ouvertures à la place des fenêtres, abritaient chacune
une vingtaine de malades. Ceux qui pouvaient encore se déplacer
se promenaient et se rendaient chez les autres. Notre arrivée était
un événement : leur résidence n’était pas un lieu touristique, et les
visites étaient très rares !
La dégradation physique des lépreux est dure à supporter. Les yeux
sont souvent le seul point vivant de leurs visages déformés.
Nous avons été entourés par des dizaines de malades qui nous
souriaient et essayaient de se faire comprendre. Nous ne parlions
pas tamoul, et Henri nous servait d’interprète. Il nous avait expliqué
auparavant, que nous ne risquions absolument rien au niveau de
la contagion.
« Si tel était le cas, je ne serais jamais venu avec ma femme et
surtout pas avec Florent ! Vous êtes, comme moi, bien nourris, en
bonne santé. La lèpre ne pourra pas vous infecter. Il ne faut pas
toucher les plaies des malades, mais, de toute façon, les panse-
ments les protègent et vous ne risquez vraiment rien. »
A l’ombre d’un grand banian, ces lépreux avaient installé un petit
bar tout simple. Nous avons bu avec eux ce thé indien si fort et si
parfumé. Ce partage a été pour eux un grand cadeau : nous n’avi-
ons pas peur d’eux, nous les acceptions malgré leur maladie, alors
qu’ils étaient pourchassés partout !
La lèpre et le sida : deux maladies qui font peur. Pourtant, on sait
comment éviter la contamination. Pourquoi donc cette peur viscé-
rale et incontrôlable ? Dans les deux cas, la grande déchéance
physique des malades impressionne l’entourage qui fuit cette vi-
sion de la mort par une mise à l’écart.
Un soir, où j’étais spécialement démoralisée en rentrant de l’hô-
pital, j’ai retrouvé dans mes papiers des notes que j’avais écrites
31
lors de ta première hospitalisation, Julien. A cette époque, je lisais
tout ce qui me tombait entre les mains et qui parlait du sida. J’ai le
souvenir d’une grande insatisfaction. Je ne trouvais rien qui aurait
pu m’aider, me donner du courage. Pourtant, je lisais de très beaux
témoignages sur la souffrance, son acceptation, la grâce et je dirai
même la joie et l’émerveillement devant ces nouvelles amitiés qui
se nouent à cause de cette maladie. Je découvrais tout ce qu’on
pouvait donner et recevoir. J’étais mal à l’aise. Le sida est certes,
une maladie sans espoir, faite d’allées et venues à l’hôpital avec
des rechutes, d’améliorations, jusqu’au jour où on dit adieu à la vie.
Mais jamais je n’ai lu des choses sur l’angoisse du malade et de
ceux qui l’entourent et l’aiment, de tous ces instants de la journée
où il faut être présent, encourager, parler, écouter, rire et surtout
cacher son angoisse et sa propre peur.
J’en demandais peut-être trop. Je voulais du vécu et je lisais des
phrases très belles et profondes sur l’acceptation de la maladie et
sur son évolution. J’aurais aimé trouver, dans ces écrits, le récit
tout simple de la vie quotidienne, la complicité amicale d’un accom-
pagnant qui m’aurait dit ses états d’âme, sans voyeurisme, tout
simplement pour me faire parvenir un message d’encouragement,
d’amour. Combien de mères, de pères, de conjoints, de frères, de
sœurs, d’amis, combien de personnes passent plus ou moins par
les mêmes épreuves, seuls, avec la tristesse et ses interrogations.
Ce genre de témoignage aurait pu me donner la force et le courage
de me battre encore plus …
*
Cette fois-ci, ça va vraiment mal, même le « docteur fou » ne peut
plus rien.
« Nous nous sommes connus trop tard » m’a-t-il dit avec un sourire
triste, lorsque nous nous sommes vus pour la dernière fois.
Alors, nous avons frappé à une autre porte. Au point où nous en
étions… René est venu quelque fois à la maison. Il est magnétiseur.
Il prétendait avoir guéri un garçon atteint du sida il y a deux ans !
Au bout de trois séances, tu lui as demandé de ne plus venir. René
te fatiguait trop.
Dans les jours qui ont suivi, tu n’as absolument pas dit un mot à
propos de René. Je crois que, comme pour moi, tes derniers es-
poirs s’étaient envolés.
« Maman, je dois arrêter de courir ! »
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Je n’ai pas compris tout de suite cette phrase terrible. Je n’ai pas
osé te demander d’explications, mais tu avais raison : fi nies les
chimères, fi nie la course éperdue à la recherche d’un espoir. Il fal-
lait maintenant avoir le courage de regarder les choses en face : la
mort te rattrapait, elle n’était plus loin, elle allait gagner.
*
La nuit est passée, tu es toujours en vie : je t’ai entendu tousser ; tu
es bien là, et l’espérance est encore permise.
« Maman, j’attends le café »…
– J’arrive !
Ce matin, tu as une bonne tête. La nuit a été meilleure que d’habi-
tude et tes traits sont plus détendus. Tu souris et tu me demandes
d’ouvrir la fenêtre pour profi ter du soleil et de la douceur de l’air. Je
t’embrasse, je suis bien, je t’écoute faire des projets fous : bientôt
l’été sera là, tu grossiras, tu reprendras contact avec tes amis, vous
irez à la plage… Il y a si longtemps que tu n’as plus nagé, il faut que
tu rattrapes le temps perdu. Je t’écoute, je te regarde, envahie par
la tristesse : seras-tu encore vivant dans quelques mois ? Je fais
un effort énorme sur moi-même pour t’accompagner dans ce rêve
fou : nous avons fui cette chambre de malade, tu pars en vacances,
tu te demandes qui t’accompagnera puisque tu n’as plus revu tes
amis, je t’aide à choisir l’itinéraire, tu me signales les monuments à
voir, tu t’inquiètes sur l’état des routes, de la chaleur. Je suis là pour
aplanir toutes les diffi cultés et, puisque c’est un rêve, j’en rajoute.
Tout devient simple, ces vacances seront une réussite totale.
Tu as parlé longtemps et l’excitation de ce projet t’a fatigué. Je te
quitte vite, car, cette fois-ci, je n’arrive plus à retenir mes larmes.
Tu ne t’en aperçois pas, Dieu merci. Ton regard heureux s’évade à
travers la fenêtre ouverte, vers le ciel bleu. Je te laisse rêver et je
m’effondre, désespérée, à l’autre bout de l’appartement : le mal est
là, il avance sans bruit. Quel sursis te donne-t-il ? Une semaine ?
Un mois ?
*
Je t’accompagnais toujours en voiture à l’hôpital et venais te re-
chercher. Et puis tes muscles se sont atrophiés petit à petit. Tu ne
pouvais plus te tenir debout. A partir de là, les ambulanciers ont
pris le relais car il fallait te porter. Je te suivais en silence, seuls nos
33
regards parlaient. Tu me disais combien cet état de dépendance
était dur à accepter, combien tu étais gêné lorsque nous croisions
des personnes qui te dévisageaient pendant le court trajet entre la
maison et l’ambulance. Je te répondais par des grimaces que toi
seul pouvais comprendre et qui, parfois, te faisaient sourire. Nous
étions de nouveau complices : c’était notre façon de nous transmet-
tre du courage, et ce petit rien nous aidait momentanément dans
ces instants diffi ciles.
Ce jour là, je ne savais pas que c’était la dernière fois que je pou-
vais te ramener à la maison. Tu as eu la force de te traîner essouffl é
jusqu’à la voiture où tu t’es installé avec tant de peine que j’ai failli
appeler une infi rmière. Tu t’es mis en colère en me demandant de
ne pas être si pressée et de te donner du temps. Au bout d’un long
moment ta respiration est redevenue normale. J’ai démarré. Mon
étonnement a été grand lorsque tu m’as demandé de faire un tour
en ville avant de rentrer à la maison ! Est-ce que tu « savais » que
c’était ton dernier regard sur Marseille ?
Nous sommes arrivés par l’autoroute du Littoral. On apercevait d’un
côté le port, ses bateaux, la mer, les îles, de l’autre, à perte de vue,
la ville qui éclate de blancheur ou se colorie en jaune ou en rose se-
lon l’heure. Le mistral, ce jour-là, souffl ait avec force et avait chassé
tous les nuages. La visibilité était très grande. Le phare du Planier,
si loin en mer, semblait très proche, et sa haute silhouette veillait
sur l’entrée maritime de la ville. Nous avons longé la corniche, en
silence. C’était magnifi que ! J’avais l’impression de me fondre dans
une carte postale, avec la mer bleu foncé et les vagues courtes
mais puissantes qui formaient des petites taches blanches d’écu-
me. Par moments, elles venaient s’écraser le long des rochers que
surplombait la route, et les embruns éclaboussaient la voiture.
« Comme c’est beau ! »
Tu répétais souvent et doucement cette phrase. Que voulais-tu
exorciser ? Je t’ai proposé de prendre un verre au bord de la plage.
Épuisé, tu n’as pas eu le courage de bouger de ton siège et je
n’ai pas insisté. A ta demande, nous sommes montés jusqu’à Notre
Dame de la Garde. De là-haut, on domine vraiment toute la ville, et
le coup d’œil en vaut vraiment la peine. Je suis sûre que tu en as
profi té pour dire une petite prière à la Vierge. Je savais que cette
colline était un de tes endroits préférés. Nous sommes restés un
long moment à admirer le paysage. Je n’osais pas interrompre ton
silence : tu étais entouré de tes souvenirs. Ici, tu aimais bien venir
avec ton copain, quand tu étais amoureux. Mais tu venais seul,
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devant moi, j’ai le temps. J’ai la chance de t’avoir encore près de
moi, vivant, et je suis heureuse malgré ma souffrance. Je te re-
garde intensément, je voudrais inscrire chaque détail de ton visage
dans ma mémoire, pour ne rien oublier. Petit à petit, tu te calmes.
Tu me tends la main, et tu me fais un clin d’œil complice. L’air de-
vient plus léger, nous parlons de choses futiles mais qui te relient à
la vie. Et pendant un court moment, tu t’évades de cet hôpital, de
cette chambre.
*
Tu es rentré à la maison après cette hospitalisation, terriblement
amaigri et faible, mais avec un sourire heureux. Tu as retrouvé ta «
chambre d’enfant ». Depuis ton premier séjour à l’hôpital, tu préfé-
rais revenir à la maison.
« Provisoirement, m’avais-tu dit, jusqu’à ce que je récupère un peu
de force. »
Après ce dernier retour, tu as changé. Tu es redevenu pareil à un
petit enfant, angoissé à l’idée de te retrouver seul, même pendant
un court laps de temps.
« Tu sors faire des courses ? Tu en as pour longtemps ? »
On aurait dit que ma présence te protégeait des malaises, des dou-
leurs, de l’idée oppressante de la mort. Je passais de longues heu-
res avec toi. Tu m’appelais : tu avais faim, tu avais soif, tu voulais
que je tire les rideaux ou que j’ouvre la fenêtre. J’étais là, oui, j’étais
là, seule, avec cette responsabilité, l’anxiété, la peur et l’idée de la
mort que je n’arrivais pas à chasser de mon esprit, forcément, puis-
que je savais que tes jours étaient comptés. Nous bavardions dou-
cement, tu t’assoupissais un peu, je m’en allais alors sur la pointe
des pieds pour revenir très vite, car ton sommeil était léger et bref.
Ta maigreur devenait inquiétante. Ton estomac enfl ait et tu transpi-
rais dès que tu t’endormais. Les boutons sur tes jambes et tes bras
provoquaient des démangeaisons parfois diffi ciles à calmer et ton
sommeil était perturbé.
Les jours passaient et tes forces s’en allaient aussi. Tu avais telle-
ment de peine à te tenir debout. Tu avais l’impression de te paraly-
ser petit à petit, tu ne comprenais pas…
Je te regardais avec un cœur si lourd et je pensais à la fl amme
d’une bougie presque totalement consumée. Cette fl amme qui va-
cille, semble s’éteindre, repart de plus belle, s’amenuise. Quand,
mon Dieu, enverras-tu un souffl e libérateur ?
Aujourd’hui tu as refusé de manger, sous prétexte que tout avait
un drôle de goût. Je me suis souvenue alors de la peur que j’avais
éprouvée après ta première hospitalisation, la première alerte sé-
rieuse, lorsque notre ami médecin avait demandé que tu sois suivi
dans un hôpital spécialisé. Il souhaitait aussi que tu commences un
traitement d’AZT. Tu ne voulais pas te faire soigner dans un centre
de notre ville, par peur de rencontrer des copains qui auraient vite
tout compris. Nous avons décidé, en accord avec ce docteur que tu
serais suivi à Nîmes.
AZT : une sonnette d’alarme a retenti dans ma tête. Quelque chose
de très grave allait arriver. Pendant quelques secondes, j’ai été te-
naillée par une peur que j’avais déjà connue. Ce jour-là, j’ai retrou-
vé le même serrement au cœur et le même tremblement dans mon
corps, et une angoisse qui allait en s’agrandissant et que j’arrivais
de moins en moins à contrôler.
Curieusement, j’avais vécu cela pendant une traversée en mer, à la
voile. Cet été là, nous avions décidé de partir en Corse pendant nos
vacances. Deux amis nous accompagnaient. Ce n’était pas la pre-
mière fois que nous traversions la Méditerranée. Le mistral souffl ait
très fort et nous avons du nous réfugier et jeter l’ancre à Port-Cros,
une ravissante île au large du Lavandou. Déclarée parc national,
cette île n’est pas habitée, si l’on excepte les deux ou trois maisons
du petit port. Nous avons accepté ce contretemps avec beaucoup
de philosophie en nous promenant sous la fraîcheur des arbres, ac-
compagnés par le chant, parfois un peu trop exubérant, des cigales
et enveloppés par toutes les senteurs de la garrigue provençale.
Nous avons repris la mer deux jours plus tard. Il y avait encore
beaucoup de vagues mais le vent faiblissait, la météo nous l’avait
promis ! Au bout d’une heure de navigation nous avions l’impres-
sion que le calme annoncé avait oublié de se manifester et nous
attendions avec impatience le bulletin météo suivant. La Méditerra-
née est une mer imprévisible, surtout quand souffl e le mistral.
Les vagues devenaient de plus en plus hautes, nous ne pouvions
plus faire demi-tour et la côte, pourtant proche, s’éloignait de notre
vue. Nous étions tous assis dans le cockpit autour du barreur. Phi-
lippe, nous a demandé de mettre nos gilets de sauvetage : je n’en
voyais pas l’utilité et m’étonnais de cet ordre. Était-ce le ton de voix
inhabituel de Philippe ? Je ne l’avais jamais entendu aussi directif
et tendu en même temps. Il n’était pas question de lui désobéir !
Surpris, nous nous sommes tous regardés et avons exécuté son
ordre sans le moindre commentaire. Ce n’est qu’à l’arrivée à Calvi,
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autour d’un café bien chaud, que nous avons pu exprimer toute la
peur qui nous avait envahi à ce moment là. Nous avions brusque-
ment pris conscience du danger et de notre solitude dans cette
immensité déchaînée où pas un seul petit bateau n’était en vue !
Cette même terreur, cette peur panique, cette angoisse qui m’étouf-
fait, je l’ai ressentie à nouveau, lorsqu’on a évoqué l’AZT pour Ju-
lien. La maladie et la mer : deux sujets tellement différents, et pour-
tant dans les deux cas, je sentais que la mort pouvait être possible
et qu’il fallait lutter de toutes ses forces pour s’en sortir.
Nous avons donc pris rendez-vous à Nîmes. Il faisait un temps
splendide pour un mois de novembre. Le mistral avait balayé les
nuages, et la luminosité du ciel intensifi ait les dernières couleurs de
l’automne. Le long de la Camargue, dans ces immenses prairies
caillouteuses, les taureaux, les chevaux, et les moutons jouissaient
d’une liberté qu’on aurait pu croire totale puisque, depuis la route,
nous ne pouvions pas voir les clôtures de leurs immenses pâtura-
ges.
J’avoue mon ignorance : à l’époque, je ne connaissais pas bien
l’évolution de la maladie, je ne savais pas combien ce médicament
miracle que nous allions chercher en toute confi ance pouvait être
redoutable si on ne le supporte pas. Ce jour-là, tu étais en forme. Il
faisait beau, et nous avions prévu de pique-niquer en route. C’était
un avant goût de vacances, car, après ce long mois d’hospitalisa-
tion, nous avions, Philippe et moi, le projet de t’emmener au soleil
un peu plus vers le sud. Il était donc normal que nous parlions de
tout cela, sur cette route qui conduisait à Nîmes, tout en admirant
le paysage. Il me semble, encore aujourd’hui, t’entendre rire. Il me
reste un souvenir de bonheur et surtout d’espoir : nous allions con-
sulter un spécialiste, je savais qu’on ne pouvait pas guérir du sida,
mais tu devais tenir bon, tu n’allais pas mourir, j’en étais bêtement
persuadée, et puis, les recherches des laboratoires, n’est ce pas…
Je me souviens très nettement de cette journée qui avait commen-
cé dans l’allégresse et s’était terminée dans l’angoisse, une fois de
plus.
Rien à dire de l’hôpital qui nous a accueillis, rien à dire du médecin
qui s’est occupé de toi. Le traitement a commencé sur place, et
nous avons repris la route du retour. Au bout d’une heure tu as été
pris de malaises !
L’AZT, au bout de trois semaines, t’avait réduit à une pauvre chose
amaigrie. Tu n’avais plus la force de te lever et tu avais perdu le
goût des aliments. Tu ne supportais plus les odeurs habituelles de
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alors que toi tu n’as jamais fait d’excès.
Nous avons là-dessus, d’interminables discussions : chaque orga-
nisme réagit à sa façon, néanmoins, on n’a pas encore découvert
pourquoi chez certains séropositifs la maladie ne se développe
pas.
Pendant longtemps, avant que le sida ne se déclare, lors de tes
grandes crises d’angoisse, tu fi nissais toujours par me dire :
« Si Gérard, malgré la drogue, ne tombe pas malade, je pense que
de mon côté, je n’ai pas de soucis à me faire. »
Depuis que tu es alité, Gérard est très angoissé : le moindre rhume
lui fait imaginer le pire, mais cette peur ne l’aide pourtant pas à se
détacher de la drogue !
Paradoxalement, ces deux garçons qui se rencontraient très ra-
rement, s’épiaient mutuellement leur état de santé, comme si l’un
devait nécessairement tomber malade si le sida se déclarait chez
l’autre !
Parfois tes amis me téléphonent. Je me perds dans mes menson-
ges, écoeurée d’être obligée de jouer la comédie pour dire ton ab-
sence, mais je suis fl attée aussi de constater que malgré « ton
éloignement de la maison », ils n’oublient pas. Cet après-midi, Jean
m’a fait une courte visite.
« Je reviens d’Angleterre où j’ai fait un stage dans une entreprise
pendant dix mois. Je sais que Julien est à Paris en ce moment,
mais je passais dans le quartier et j’avais envie de prendre de vos
nouvelles, Caroline. Comment ça va depuis tout ce temps et quel-
les sont les nouvelles de Julien ? »
Tendue et mal à l’aise, j’ai bredouillé quelques mots.
« Oh, m’a dit Jean, je connais les cachotteries de Julien. Il doit être
amoureux ! »
Heureusement, il a vite changé de conversation.
« Caroline, je dois vous dire que j’avais envie de vous voir. J’ai
besoin de me confi er à quelqu’un. Je ne parlerai certainement pas
avec mes parents. Ils ne me comprennent pas, et je les vois rare-
ment. Je viens d’apprendre deux histoires qui m’ont bouleversé.
Me permettez-vous de vous en parler ? »
J’ai beaucoup d’affection et d’amitié pour ce garçon que je connais
depuis son adolescence. Cela me fait plaisir de le recevoir et en
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même temps je suis très inquiète qu’il découvre ta présence, Ju-
lien.
« Caroline, vous connaissez Marc et vous savez certainement qu’il
est gravement malade. Il y a deux ans déjà, les médecins lui don-
naient trois mois de vie, mais Marc a une grande vitalité et ne veut
pas mourir. De temps en temps, il est hospitalisé en urgence et on
se prépare au pire… et, quelques semaines plus tard, on le rencon-
tre à nouveau ! Il fait souvent la fête et nous, ses amis, savons qu’il
ne se protège pas lorsqu’il a des relations sexuelles. Nous avons
eu avec lui des explications orageuses, car il admet qu’il se venge
ainsi de celui qui lui a transmis le virus. Il n’arrive pas à accepter la
maladie et toutes les souffrances qu’il endure, et il ne peut conce-
voir que d’autres continuent à vivre alors que, pour lui, le temps est
compté. Le sida l’a transformé en assassin lucide et décidé. Com-
ment l’arrêter ? Que faire ? C’est hallucinant ! Qu’en pensez-vous,
Caroline ? »
Il ne m’a pas donné le temps de lui répondre.
« Heureusement, il y a aussi des types bien, vous allez voir. Je ne
pense pas que vous connaissiez Fabien. Il ne faisait pas partie de
notre groupe, mais je le rencontrais souvent sur le court de tennis.
Fabien était séropositif depuis quelques années. Personne autour
de lui n’était au courant de ce malheur. Fabien avait un contact sim-
ple et chaleureux. Il ne parlait jamais trop de lui. Prêt à dépanner, à
donner un coup de mains ou à remonter le moral des autres, per-
sonne ne s’était étonné de le voir prendre en charge Christian, qui
malade du sida, seul, complètement perdu et très angoissé, avait
besoin d’un grand soutien pour surmonter cette période diffi cile.
« Fabien a été l’ami fi dèle, compréhensif et effi cace dont Christian
avait besoin. Fabien était là le soir, lorsque Christian rentrait du
travail complètement épuisé, n’ayant qu’une envie, celle d’aller se
coucher et de dormir. Un repas chaud et l’amitié de Fabien l’atten-
daient. Pendant combien de sombres nuits l’a-t-il soutenu et en-
couragé, quand l’angoisse de la maladie et de la mort devenaient
insupportables ? Il était là, fi dèle. Comment pouvait-il supporter ces
moments diffi ciles ? Lui seul savait que son tour viendrait un jour
prochain, et pourtant rien dans son comportement ne le laissait
supposer.
« Un jour, Fabien est parti, en prétextant une affaire urgente à ré-
gler dans sa famille. Six mois de silence, et voilà que j’apprends
avec beaucoup d’émotion, hier, sa mort discrète, dans un hôpital
de la ville ! Et Christian vit toujours ! »
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Jean avait besoin de parler. Je l’ai écouté. Je lui ai proposé une
tasse de café. J’ai pu dévier la conversation vers des sujets moins
graves. Il m’a raconté son séjour dans les environs de Londres.
Mais, tout à coup, j’ai cru entendre tousser Julien. Prise de pani-
que, j’ai prétexté un rendez-vous oublié, et nous sommes vite partis
ensembles. J’ai attendu que sa voiture soit suffi samment éloignée
pour regagner la maison !
*
Anne-Marie m’a demandé d’aller la voir. Son fi ls Antoine est mort
du sida il y a quelques mois. Elle ignore ta maladie.
Nos deux fi ls avaient fait connaissance dans un club de gymnasti-
que il y a quelques années, quand ils étaient encore au lycée, puis
ils se sont perdus de vue.
Je n’avais pas tout à fait coupé le contact avec Anne-Marie. Nous
n’avions plus tellement l’occasion de nous rencontrer mais nous
étions heureuses de nous revoir occasionnellement. Le père d’An-
toine n’acceptait pas du tout l’homosexualité de son fi ls et avait fi ni
par le mettre à la porte, au grand désespoir de sa mère qui allait le
voir à l’insu de son mari. Deux années plus tard, ce dernier avait
péri dans un accident de la route et Antoine était retourné vivre
avec sa mère.
Anne-Marie m’avait donné encore de ses nouvelles pendant un
certain temps, puis elle avait déménagé, et ne connaissant pas
l’adresse de son nouveau domicile, je me demandais parfois ce
qu’elle devenait.
L’appel d’Anne-Marie m’a bouleversée : l’envie de la revoir était
grande, mais le courage d’affronter une telle situation me manquait.
J’ai réussi à inventer une excuse mais, au deuxième coup de fi l, je
n’ai pas été capable de refuser son invitation.
« Antoine mort, m’a raconté mon amie, j’ai dû l’annoncer à tous
ceux qui l’aimaient bien. Il m’avait demandé le silence sur sa mala-
die et rares étaient ceux qui savaient.
« L’émotion autour de nous a été grande, j’ai reçu beaucoup de
témoignages d’amitié, même de gens que je connaissais à peine.
C’est important et réconfortant de se sentir entourée dans des mo-
ments pareils. Mais beaucoup ignoraient l’homosexualité d’Antoine
et m’ont demandé « comment » il avait attrapé cela. J’ai découvert
avec stupéfaction qu’il y a le bon et le mauvais sida ! Si la maladie
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l’acceptation du malade. Quand on est dans la tourmente, certai-
nes attitudes ou remarques blessent profondément et laissent des
traces indélébiles. »
C’est à ce moment là que j’ai vraiment compris pourquoi tu voulais
ce silence autour de ta maladie, Julien. Ce n’est qu’en entendant
les réactions stupides de certains, que j’ai vraiment saisi l’impor-
tance de ce vide que tu as voulu autour de toi.
*
Un mois environ avant ton départ, nous avons eu une surprise :
Bernadette est arrivée à l’improviste ! Bernadette, la grande amie
d’enfance, « la grande sœur », à peine un peu plus âgée que toi :
Bernadette-le-cyclone, la joie de vivre personnifi ée, avec son rire,
sa gentillesse, prête à rendre service avec une parole drôle, Berna-
dette qui nous avait tellement surpris le jour où elle nous avait an-
noncé son intention de faire partie de la communauté de Mère Tere-
sa ! La nouvelle était si incroyable que nous avions tout d’abord cru
à une farce. Quelques années plus tard, nous étions tous auprès
d’elle, très émus, à Rome, lors de ses vœux. Ensuite, Bernadette
est partie pour l’Afrique, puis l’Amérique. Le temps a passé, les
lettres étaient rares mais le contact n’était pas rompu, et elle con-
naissait ta maladie. Elle ne pouvait pas choisir un meilleur moment
pour venir nous voir. Un fl ot d’allégresse est entré chez nous à son
arrivée, et tu as même recommencé à sourire.
Elle nous a beaucoup parlé de son travail à New-York dans une
des maisons de Mère Teresa qui accueille des malades du sida.
Certains jeunes viennent parfois de familles aisées, mais sont com-
plètement abandonnés, parce que malades ! Et puis, il y a tout les
autres, très nombreux, qui savent où trouver un toit quand sentent
que la fi n est proche et qu’ils sont à la rue. Elle nous a raconté des
histoires étonnantes d’entraide parmi les malades. Ces garçons et
ces fi lles ont été abandonnés, mis à l’écart parce que porteurs de la
plus abominable maladie de notre temps. Ils se sont endurcis pour
survivre dans des conditions diffi ciles et précaires et sont parfois
violents parce qu’habitués à la loi implacable de la rue. Ils cachent
souvent, malgré les apparences, des cœurs très sensibles et gé-
néreux : comme ce garçon qui ne pouvait plus marcher et dont les
jours étaient vraiment comptés. Une nuit, il a entendu quelqu’un qui
appelait dans la pièce voisine. Il a réussi à se hisser dans un fau-
teuil roulant, s’est rendu au chevet de ce malade agonisant. Il est
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resté près de lui toute la nuit, jusqu’à sa mort. Quel courage pour ce
garçon qui savait sa propre fi n inéluctable !
Les récits de Bernadette, dans une des maisons de Mère Teresa
où la vie est d’une grande simplicité et pauvreté mais où l’on per-
çoit beaucoup de joie dans le don de soi, t’ont certainement aidé
à relativiser les choses, à accepter un peu mieux ton état. Tu as
perdu ton agressivité et tes regards de nouveau plein de tendresse
valaient tous les discours. Pendant les trois jours qu’a duré sa vi-
site, elle a passé de longues heures à bavarder avec toi. Que vous
êtes-vous racontés ?
« Nous sommes allés au fond des choses, avec beaucoup d’hon-
nêteté. Ton fi ls est super, il est vrai, je pense que maintenant il est
prêt pour le grand départ. Il m’a raconté ses périodes d’angoisse et
de révolte, ses rages de se sentir impuissant devant cette maladie
et puis il m’a parlé de sa foi qui l’a aidé, petit à petit, à préparer son
départ. Il prie beaucoup. Maintenant il est en paix avec lui-même,
il accepte l’idée de sa mort. Il m’a demandé de veiller sur vous,
même si je suis loin. »
Bernadette nous a embrassés avec beaucoup d’émotion.
Ses adieux avec toi ont été émouvants et pudiques : c’étaient des
adieux défi nitifs, et vous en étiez très conscients.
A la fi n de ta vie, le virus a attaqué ton cerveau. Il en a pris posses-
sion sournoisement. Tu as commencé par ne plus savoir te situer
dans le temps. Là encore, c’était très subtil. Par moments, tu ne
savais plus quelle heure il était ou si c’était le jour ou la nuit. J’ai
été surprise, mais tu étais si fatigué, tu dormais si peu, que j’ai mis
cela sur le compte de ta faiblesse et de ta fatigue. Un matin, je t’ai
retrouvé assez inquiet : tu entendais très diffi cilement, que s’était-
il passé ? Tu étais presque sourd et tu avais beaucoup de fi èvre.
Ton regard désespéré parlait pour toi. Ce jour-là, j’ai communiqué
avec toi par des petits mots griffonnés sur un bout de papier. Notre
ami docteur est venu te voir : il n’a pu que constater ton état. Il est
reparti très soucieux et, bien sûr, cela n’a pas calmé mon angoisse.
Il fallait absolument que je me maîtrise devant toi et je m’interdisais
de venir te voir toutes les deux minutes, comme mon cœur me le
dictait, pour ne pas t’affoler encore plus.
Quelle agonie, mon Dieu ! N’est-ce pas assez ?
Cette surdité s’est prolongée quelques jours, puis tu as recommen-
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cé à entendre, par moments. Au bout de deux semaines, tout est
rentré dans l’ordre : j’étais soulagée. Tu t’affaiblissais de jour en
jour, et je me demandais si cette mauvaise farce de l’ouïe n’allait
pas se répéter. Dans mes pensées, déjà très noires, j’avais ima-
giné encore d’autres catastrophes : après les oreilles, le virus pou-
vait s’attaquer aux yeux, je n’osais pas trop y penser… Inquiète, je
croyais devenir folle de douleur et de désespoir. Le courage me
manquait pour affronter ces tête-à-tête toute seule, sans pouvoir
m’appuyer sur une présence amie pendant ces journées intermi-
nables. Philippe rentrait tard le soir et, souvent, tu t’assoupissais à
ce moment là.
*
En même temps, et tout aussi sournoisement, ton caractère s’est
transformé. Cela aussi s’est fait en douceur, jusqu’au jour où j’ai
pensé que j’avais devant moi un petit vieux grincheux et mal luné !
Une amitié très forte et affectueuse nous unissait depuis toujours :
j’étais ta mère, tu étais adulte, nous avions dépassé le stade de «
fais ceci ou fais cela, obéis moi ! » Même si nous n’étions pas tou-
jours d’accord, nous discutions beaucoup (nous adorions ça tous
les deux !). Nos disputes ne nous séparaient pas longtemps et,
lorsque l’orage s’éloignait, nous arrivions à faire le point calmement
et sereinement.
Depuis que tu étais alité, tu appréciais ma présence continuelle
à la maison. Tu m’as suffi samment répété que tu avais tellement
de chance (« chance » ? ce mot me faisait bondir !) de ne pas te
retrouver tout seul et abandonné dans un lit d’hôpital comme, c’est
hélas, souvent le cas pour les malades du sida. J’essayais de te
faire rire, d’être gaie, dans la mesure de mes possibilités, et de te
gâter. C’était le seul moyen qui me restait pour compenser un tout
petit peu les ravages de ta maladie.
Je n’ai pas compris tout de suite tes réactions de mauvaise humeur.
Elles ne duraient pas longtemps. Je me disais que tu étais couché
depuis tant de jours que tu devais en avoir assez : tu t’énervais,
c’était normal et compréhensible. Ensuite, tout s’est accéléré : tu es
devenu de plus en plus agressif, de plus en plus diffi cile à suppor-
ter, un rien t’énervait. Parfois j’avais de la peine à te reconnaître : tu
avais un caractère agréable et conciliant, et tu étais devenu si dur
et si désagréable ! Tu critiquais tout, tu n’appréciais plus rien. Je ne
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savais plus quoi faire, j’étais perdue. Cela devenait insupportable,
j’avais l’impression d’avoir un étranger devant moi. Tu criais, et je
n’arrivais plus à placer un mot. Tes paroles étaient blessantes. Tu
ne m’avais jamais traitée ainsi. Je quittais ta chambre complète-
ment bouleversée, sachant pourtant que c’était la maladie qui te
rongeait.
J’aurais dû comprendre que le virus s’emparait de plus en plus de
toi. Il te séquestrait, en quelques sortes, puisque nous communi-
quions de plus en plus diffi cilement. J’en souffrais beaucoup. Plus
l’échange était impossible, plus j’avais de choses à te dire, des cho-
ses essentielles, tellement importantes que je m’en voulais d’avoir
oublié de t’en parler. Pourquoi n’y avais-je pas pensé avant, lors-
que ton esprit était encore clair, plutôt que de perdre du temps en
futilités ?
Julien, pardonne-moi. Tu vas mourir, je le sais. Ce ne sera peut-être
pas demain, ni dans une semaine, mais tes jours sont comptés,
c’est une évidence. Nous avons vécu beaucoup d’années ensem-
ble, nous avons été très proches. J’ai eu de la chance d’avoir pu
partager tout cela avec toi. Tu vas vers la mort et tu luttes : toutes
tes forces sont concentrées dans ce combat. Chaque geste que tu
arrives encore à faire, chaque phrase que tu dis, même si elle n’a
plus beaucoup de sens, chaque souffl e qui sort de ta poitrine sont
des victoires : tu gagnes ainsi des jours de vie. C’est l’essentiel,
pour toi, Julien. Il s’agit de ta survie. Cela te prend toute ton énergie
ce n’est pas le moment de venir te raconter mes états d’âme avec
mes questions essentielles, tu n’as plus le temps de m’écouter.
L’important est ta survie, le reste est devenu futilité !
*
De nouveau, tu n’es pas content, de nouveau, tu grognes. Je te
regarde et je ne te reconnais plus. Je n’écoute que le bruit de tes
mots et je pense à Julien, le vrai, celui qui est en train de nous quit-
ter tout doucement. Je te laisse maugréer et je m’allonge à côté de
toi, silencieusement.
Une photo de montagne est encadrée sur le mur de ta chambre. Je
ferme les yeux et je pense à un souvenir heureux. J’en ai besoin. Je
dois m’accrocher à quelque chose de beau pour tenir le coup.
Cette année-là, nous étions avec des amis dans les Alpes. Tu nous
avais rejoints pendant quelques jours. Moralement et physiquement
tu étais en grande forme : qui aurait pu soupçonner ta séropositivité?
53
Cela était encore « notre » secret, tout allait bien, et nous avions
laissé ce souci à la maison. Le temps était magnifi que, et nous al-
lions marcher comme tous les jours. La voiture nous avait amenés
jusqu’au bout de cette vallée austère et belle, là où la route s’arrê-
tait. Dans le fond, la rivière, après sa grande chute blanche, coulait
avec force vers la plaine. Nous voulions voir l’endroit d’où jaillissait
la cascade. Son plongeon majestueux nous attirait. Nous avions
commencé notre ascension. Le sentier était raide, nous avancions
lentement. Un écureuil a soudainement traversé notre route pour
aller se cacher dans un arbre, et les citadins que nous sommes
avons essayé de découvrir sa cachette, en nous bousculant joyeu-
sement. La forêt s’éclaircissait au fur et à mesure que nous mon-
tions, et nous avons atteint l’alpage avec ses deux maisons basses
et les vaches. L’endroit était si beau et si paisible que nous avons
décidé de faire une halte. C’est là que nous avons fait la connais-
sance du berger, un jeune homme blond d’une trentaine d’années,
heureux d’avoir pu s’échapper de son village, avec ses bêtes, et de
pouvoir goûter deux mois de calme et de silence dans la solitude
de ces montagnes. Après avoir visité « son » domaine, goûté l’eau
fraîche de sa source et admiré son troupeau, nous avons passé un
bon moment à faire connaissance, à rire et à chanter, accompa-
gnés par sa guitare ! Le soir est arrivé plus vite que prévu, et nous
n’avons pas eu le temps de terminer notre balade. Qu’importe : le
chant de la cascade nous a accompagnés pendant notre descente,
tandis que nous cherchions à nous souvenir d’une mélodie très
compliquée et drôle que notre berger musicien avait voulu nous
apprendre !
*
Tu toussais beaucoup, surtout la nuit, mais tu ne voulais pas que
je téléphone au médecin, car tu savais qu’il t’aurait fait hospitaliser
tout de suite et tu ne le voulais pas. Tu n’arrivais plus du tout à bou-
ger de ton lit, et j’étais bien désemparée, car malgré ta maigreur, tu
étais trop lourd à remuer pour moi. Tu ne voulais voir personne. Un
matin, tu m’as enfi n donné ton accord pour qu’un infi rmier vienne
m’aider : hélas ! Brusquement, tu as changé d’avis et tu ne lui as
pas permis de franchir le seuil de ta chambre ! Je me suis retrou-
vée de nouveau toute seule avec toi, avec ces problèmes maté-
riels à résoudre, lorsqu’il s’agissait de ta toilette ou de te changer
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les draps. C’était une gymnastique qui m’épuisait totalement, et les
élancements dans mon dos m’interdisaient certains mouvements.
N’empêche, j’apprenais l’humilité -être au service du malade- alors
que je pensais n’avoir pas une âme d’infi rmière et je ne voulais
surtout pas m’occuper de malades !
Quelques jours plus tard, tout s’est précipité : après une longue nuit
pénible, ta gorge très irritée ne supportait plus la moindre goutte
d’eau : tu avais l’impression d’avaler du feu, tu brûlais de fi èvre et
de soif. Il a fallu te faire hospitaliser en urgence.
*
Je savais, et toi aussi j’en suis certaine que tu ne reviendrais jamais
à la maison. Tu étais à la dernière ligne droite et l’arrivée (ou la fi n?)
n’était pas loin. Je t’ai laissé de longs moments seuls, ce matin-là,
en attendant l’ambulance. Tu étais plongé dans tes pensées, et
moi, j’avais du mal à contrôler mon désespoir, mes réserves de
courage étaient épuisées et je ne pouvais pas te regarder dans les
yeux : j’aurais éclaté en sanglots, et il ne le fallait pas, devant toi.
Philippe était aussi désemparé que moi. Nous tournions en rond
dans la maison, nous avions l’air affairés tous les deux, mais c’était
un alibi pour tenir le coup. Nous évitions de nous rencontrer pour ne
pas craquer. Toi, dans ta chambre, tu sommeillais ou bien tu fi xais
droit devant toi dans un mutisme total. A quoi pensais-tu ? Etais-
tu conscient ? Comment acceptais-tu ces derniers moments à la
maison ? De temps en temps, je venais timidement te voir : tu étais
silencieux, et puis parfois tu bougonnais ; l’attente de l’ambulance
t’énervait, je sais que tu mourrais de soif et que tu avais hâte d’être
à l’hôpital pour qu’on te soulage. Tu as réussi, malgré ta souffrance
et ton angoisse, à sourire aux ambulanciers qui t’ont transporté
avec beaucoup de douceur et de gentillesse. J’étais fi ère de toi : tu
partais dignement. Moi, je n’étais plus qu’un tas de chiffons, et mon
cœur avait éclaté en mille morceaux.
Après ton départ, pendant que je me préparais pour te rejoindre, j’ai
été obsédée par des questions idiotes : quel avait été ton dernier
regard pour ta chambre ? Pour la maison ? Et hier soir, qu’avais-
tu mangé pour ton dernier repas ? Est-ce que au moins, je t’avais
préparé quelque chose que tu aimais bien ? Quels souvenirs em-
menais-tu avec toi ? Heureusement Philippe m’a un peu secouée
55
et nous t’avons vite rejoint.
*
Pendant les derniers jours de ta vie, Cécile et Marine ont été pour
moi une aide précieuse. Je passais avec toi la plus grande partie
de mon temps, et Marine venait me relayer en fi n d’après-midi, tous
les jours. Cécile venait aussi te voir dès que son emploi du temps
lui en laissait la possibilité. Je rentrais à la maison, épuisée, mais
tranquille, puisque je savais qu’une amie fi dèle veillait sur toi. Les
infi rmières aussi étaient très gentilles, elles te connaissaient bien,
et tu étais devenu leur copain. Sandra était souvent de garde la
nuit. Elle t’apportait des biscuits ou des gâteaux qu’elle cuisinait
chez elle, et si les malades lui laissaient un peu de liberté, elle ve-
nait bavarder volontiers avec toi. Eveline, une autre infi rmière, pas-
sait souvent te voir en coup de vent, car elle avait beaucoup à faire,
mais on sentait qu’elle t’aimait bien, et elle voulait, par ses visites,
te manifester son amitié. Tu étais bien entouré, je pouvais rentrer à
la maison, soulagée. Les journées étaient très éprouvantes. Quand
j’arrivais le matin avec le café (et nous sommes exigeants à propos
du café, n’est-ce pas, Julien ?) et la brioche, tu m’accueillais avec
le sourire. Je te retrouvais : tu avais l’air heureux de me voir et tes
yeux brillaient de plaisir. Moi aussi, j’étais ravie d’être à nouveau
près de toi. Et puis, tout pouvait se gâter pour un détail : je n’arri-
vais pas à t’aider à te soulever comme tu le désirais, ou bien j’avais
oublié de ramener le T-shirt que tu m’avais demandé et, brusque-
ment, tu commençais à tempêter et à t’énerver. Je savais que cela
ne servait à rien de te répondre, car ton cerveau malade n’arrivait
plus à faire la part des choses. C’était horriblement triste. Très vite,
tu te rendormais, épuisé : tu faiblissais et tu t’assoupissais de plus
en plus souvent. Parfois, tu ouvrais les yeux mais je ne crois pas
que tu me voyais, tu étais déjà ailleurs, comme disait Évelyne à qui
tu te plaignais que je ne venais plus te voir !!
Un jour où tu m’avais spécialement malmenée, je suis partie en
courant. Je n’en pouvais plus et je savais que Marine devait arri-
ver bientôt. Ce jour-là, j’avais l’impression d’éclater de chagrin. Les
journées rallongeaient, bientôt l’été serait là. Je n’avais pas envie
de rentrer à la maison. Je voulais me changer les idées, faire un
tour dans les environs de la ville, voir des arbres et des fl eurs, me
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perdre et me ressourcer dans la nature. J’ai commencé à conduire,
doucement, en pensant à toi, bien sûr. Puis les larmes sont venues,
et le désespoir. Tout le malheur du monde est soudainement tombé
sur moi. Je pleurais pour toi, pour toutes les personnes qui avaient
pris le même parcours que toi, pour leurs parents et pour leurs amis
qui les entouraient. Mes larmes criaient l’injustice, et mes cris répé-
taient inlassablement le même mot : « Pourquoi ? ».
J’ai dû m’arrêter sur le bord de la route, car mes yeux pleins d’eau
ne voyaient plus rien. Lorsque j’ai repris le chemin un peu plus tard,
je me suis retrouvée sur l’autoroute qui me ramenait en ville. J’étais
épuisée, vidée, mon cerveau tétanisé avait donné des ordres auto-
matiquement, et la voiture me ramenait chez moi !
Je te regarde dormir avec les yeux pleins de larmes. Je voudrais te
serrer dans mes bras, t’embrasser, pour essayer de te donner du
courage, pour te dire que je suis là et que rien ne pourra t’arriver
puisque je suis ta mère et que je te protégerai… Voilà un discours
qu’on tient à un petit enfant, et tu es devenu pareil à un petit. Immo-
bile dans ton lit, incapable de te nourrir, de te retourner, de te cou-
vrir. Les infi rmières te parlent et te sourient quand elles s’occupent
de toi, comme si tu étais leur bébé. Souvent, Évelyne, après t’avoir
bien dorloté, sort vite de la chambre, pour que tu ne voies pas ses
larmes, mais souvent, maintenant, tu dors, et tu ne t’aperçois pas
ou tu ne te souviens plus de grand-chose. Tu as perdu, depuis des
semaines déjà, la notion du temps.
« Est-ce que c’est le soir ? »
Te souviens-tu lorsque tu as appelé l’infi rmière pour avoir ton petit
déjeuner, alors que c’était le milieu de la journée et que tu avais
bien mangé à midi ?
Depuis hier tu dors : c’est un sommeil agité, tu as de la peine à res-
pirer par moments et tu tousses, mais tout cela ne te réveille plus.
Ta fi gure s’est encore creusée et tes joues sont rouges, de cette
mauvaise rougeur qui signifi e la gravité de la maladie.
Je te regarde dormir, submergée par la tristesse. Mes yeux ne te
quittent plus. Je voudrais tellement me souvenir des moindres traits
de ton visage, te garder toujours présent dans ma mémoire, pour
« après ».
Il y a dix-huit mois, lorsque tu es tombé malade pour la première
57
fois, dès ton retour à la maison, j’ai commencé à te prendre en pho-
to. Déjà je me disais : « ce sera pour les souvenirs, pour « après».
Une photo ne saisit qu’un instant fugitif, et ton visage changeait si
souvent d’expression ! Maintenant je regrette de ne pas avoir pris
assez de photos ! Je n’ai même pas eu l’idée d’enregistrer ta voix,
ton rire surtout : ce rire en cascade, frais et contagieux, qui était
souvent rattrapé et mélangé aux nôtres. Quels bons moments ! Ils
sont tous gravés dans ma mémoire, je n’oublierais pas.
*
Me voilà donc assise à ton chevet, comme toutes ces journées
que je passe avec toi depuis que tu es hospitalisé. Heures longues
infi nies, à côté de toi. Au début, tu parlais encore, nous avions des
choses à nous dire. Il ne s’agissait plus de sujets très importants,
tu étais très fatigué, et tu n’avais plus le courage d’affronter de lon-
gues conversations, mais enfi n, nous parlions. Parfois, tu m’enten-
dais avec diffi culté et tu avais de la peine à rassembler tes idées,
puis, tout à coup, tu me disais un mot drôle, une boutade, et je te
retrouvais. Je te répondais en riant doucement, mais le cœur dé-
chiré.
Ensuite, avec le temps, tu es devenu de plus en plus silencieux,
avec par moments des absences. Seuls, tes yeux communiquaient
parfois, mais tu étais si fatigué qu’ils se fermaient vite, et tu t’as-
soupissais. Ta respiration était saccadée : rêvais-tu encore ? J’en
doute.
Je pense à ton canari. Un jour de beau temps, cet oiseau certai-
nement échappé d’une cage, est rentré dans ta chambre. Il n’a
pas paru surpris lorsque tu l’as pris dans ta main. Sa confi ance
t’as ému. Tu lui as acheté une jolie cage, mais parfois tu le laissais
en liberté. Quand il était fatigué, l’oiseau rentrait de son plein gré
dans sa petite maison. C’était une jolie petite bête avec un plumage
orangé qui chantait merveilleusement. Pour fêter sa première an-
née chez nous, tu lui as acheté une femelle qui avait un plumage
dans les mêmes tons que le sien. Passé le premier moment de
surprise, l’oiseau a déployé ses ailes : il s’est transformé en un
magnifi que éventail jaune orangé. Accroché aux barreaux, il a ainsi
fait le tour de la cage. Je n’avais jamais vu une déclaration d’amour
aussi belle ! Bien sûr, ils eurent des petits aux couleurs splendides.
Le temps a passé. L’oiseau a eu des problèmes respiratoires, tu as
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réussi à le soigner, mais le mal est revenu et tu n’as rien pu faire.
Un matin, nous avons retrouvé le canari au fond de la cage : c’était
une petite boule toute ronde, qui dormait, la tête cachée dans ses
plumes, en respirant diffi cilement. Il est mort trois jours plus tard.
En te regardant dormir, ta respiration m’a rappelé celle de ton ca-
nari. J’étais émue : homme ou animal, les même souffrances…
*
Hier, Évelyne l’infi rmière qui t’aime bien, est venue me voir. Elle
m’a dit que tu voulais me parler, me dire que tu allais mourir, mais
tu avais trop peur de me faire de la peine. Je suis venue à côté de
toi, en faisant bien attention de retenir mes larmes, et j’ai essayé de
te mettre sur le chemin de cet aveu : tu as soigneusement évité le
sujet. J’y suis revenue : sans succès.
Donc, malgré ta conversation avec l’infi rmière, tu as eu peur de
me parler de ton départ, hélas si proche. Je n’ai pas insisté. J’étais
pourtant prête à t’écouter avec courage, cette fois-ci. Tu es malade
depuis très longtemps. Quel chemin tu as parcouru pour pouvoir
accepter la mort ! Je te trouve merveilleux. Bernadette et Cécile
t’ont beaucoup aidé. Je suis très heureuse que tu aies pu réfl échir
et parler à ces amies avec lesquelles j’ai aussi beaucoup discuté.
Je sais que tu leur as dit que nous ne devons pas être tristes de ton
départ. Tu as ensuite ajouté :
« Quand je pense à la fête que le Bon Dieu est en train de me
préparer là-haut ! Vous voyez, les larmes ne sont vraiment pas né-
cessaires ! »
La mort. Comme moi, tu as dû y penser sans cesse. Pendant com-
bien d’heures, combien de nuits as-tu évoqué, imaginé, maudit et
enfi n accepté ta disparition ? Combien de larmes as-tu versées,
quelles souffrances as-tu endurées pour enfi n arriver sereinement
à dire oui au grand départ ?
Dans notre société actuelle on escamote la mort. Autrefois, lorsque
les grands-parents vivaient avec leurs enfants et petits-enfants, elle
faisait partie des événements naturels, et l’on s’éteignait devant
toute la famille réunie. Aujourd’hui, le mode de vie a changé, les
familles sont dispersées. Il y a les hôpitaux et tout le personnel
spécialisé qui accompagne les malades. Mais si on vit souvent la
mort en direct à la télévision, on assiste très rarement aux der-
niers moments de la vie. Le sujet reste tabou. On voudrait effacer
la vieillesse, on oublie la mort. Il est donc normal qu’il soit diffi cile
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d’aborder ce sujet, quand la fi n est là, si présente. Dans ces mo-
ments intenses, il nous est diffi cile de réfl échir sur ce mystère avec
un proche qui sait que ses jours sont comptés. Il faudrait pouvoir
s’y préparer tout doucement, se prendre par la main pour faire ce
chemin ensemble, pour s’informer, réfl échir et méditer sur ce mo-
ment grave et unique.
Avec toi, Julien, l’affaire n’a jamais été simple. Tu m’as tellement dit
et répété que si ton état s’aggravait tu ne voulais pas le savoir. Tu
m’as demandé avec tant d’insistance de ne rien te dire. Je n’étais
vraiment pas à l’aise. J’ai parcouru mon chemin en solitaire, avec
mes périodes de détresse extrême, quand je te voyais mort et ima-
ginais la vie sans toi. Tu avais besoin d’espoir. Dans la vie normale
déjà, il t’arrivait souvent de ne pas avoir le moral. Lorsque la mala-
die t’as agressé, tu t’es tout naturellement tourné vers moi. J’avais
promis le silence. J’ai joué le jeu, mais avec tant de culpabilité !
Philippe m’a demandé à plusieurs reprises de respecter ta volonté.
Malgré cela, j’ai souvent eu envie de transgresser mon serment et
de te parler : la peur d’une réaction dramatiques de ta part m’en
a empêchée. Je n’étais pas du tout sûre de pouvoir faire face. Je
pense que l’ambiance à la maison a continué à être chaleureuse
et assez gaie. Il le fallait pour toi, lorsque tu étais avec nous. Si
mon moral avait craqué, je ne sais pas si j’aurais pu continuer à
paraître optimiste et enjouée. Cela t’aidait à accepter la maladie
et l’idée de la mort, car je suis sûre que tu y pensais souvent. Et si
j’avais passé outre ? Si j’avais mis les pieds dans le plat ? Parfois
tout s’embrouillait dans ma tête, je ne savais plus vraiment bien
comment réagir devant cette situation, je n’arrivais pas à accepter,
à admettre l’idée de ta disparition et je n’avais pas le courage de
porter aussi ton désespoir. C’était au-dessus de mes forces.
Et pourtant ! Peut-être aurions-nous pu apprendre ensemble à ap-
privoiser la mort ?
*
Je te prie, mon Dieu, pour qu’il meure. Terrible prière, souhait in-
humain : il y a des situations qui deviennent parfois intenables, in-
vivables.
Je viens de passer de longues heures à ton chevet. La perfusion
te soulage, et tes traits sont plus détendus. Tu as les yeux ouverts,
mais tu es absent, ton regard est tourné vers la fenêtre : que vois-
tu? J’essaie de te parler mais tu ne réponds pas. M’entends-tu seu-
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lement ? Parfois, ton regard croise le mien, parfois tu as un moment
de lucidité, tu me reconnais, tu sembles étonné de me voir et une
lueur souriante envahit ton regard. Le temps passe si doucement.
Les enfants de l’école de la rue voisine sont maintenant retournés
chez eux et la nuit tombe lentement. Tu n’as pas bougé, il y a seu-
lement le bruit de ta respiration, tes quintes de toux et, entre toi
et moi, maintenant, la mort. Je caresse légèrement tes cheveux :
est-ce que tu me « sens » près de toi ? Je suis pleine de contra-
dictions : je voudrais m’enfuir, ne plus te voir ainsi, me réveiller de
ce cauchemar, rentrer à la maison pour te retrouver comme avant,
me jeter dans tes bras, te serrer fort, te regarder et te dire ce rêve
atroce que je viens de faire. Et d’autre part je suis contente d’être
là, à côté de toi, et je n’ai aucune envie de t’abandonner, même si tu
ne t’aperçois pas de ma présence. Toutes les minutes que je passe
auprès de toi me sont précieuses. Je te regarde et je t’aime. Je te
regarde, et dans ma tête je revois tout le fi lm de notre vie, tous ces
jours que nous avons partagés depuis ta naissance. Je pense à
tous ces rêves et ces projets que nous avons fait avec toi. Pourquoi
faut-il que tout cela s’arrête déjà ?
Il y a maintenant ces heures silencieuses que nous passons en-
semble, mais nous ne pouvons plus parler. Tu dors, tu ne m’en-
tends pas, tu n’es déjà plus là. Je me sens inutile sur cette chaise
près de ton lit : c’est horrible de ne pouvoir rien faire. Je t’ai donné
la vie, mais je n’ai pas le pouvoir de te sauver. Tout mon amour pour
toi et mon désir de guérison n’y peuvent rien. Il faut que j’apprenne
à te dire adieu, Julien, il faut que j’accepte l’idée de notre sépa-
ration : ce soir, je ne peux pas. Dans mon cœur, il y a un combat
terrible de révolte et de désespoir : plus personne ne peut t’aider.
Silencieusement, je laisse couler mes larmes, ma tête enfouie dans
ton oreiller, tout près de toi.
Quelqu’un est venu et me secoue gentiment. Une main sur mon
épaule, une phrase amicale, l’infi rmière de nuit qui venait faire sa
ronde a su trouver les mots que j’avais besoin d’entendre. J’ai dû
me résoudre à quitter l’hôpital le cœur serré, avec un grand sen-
timent de culpabilité, parce que j’avais l’impression de t’abandon-
ner.
« A demain, Julien : attends-moi, je t’en prie ! »
*
Et voilà. Le compte à rebours a commencé. Pendant combien
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d’heures seras-tu encore avec nous ?
Hier matin tu ne m’as pas reconnue. Ton regard hagard me fi xait
mais je ne crois pas que tu me voyais. C’était insoutenable. Je ne
suis restée que trois minutes et je suis sortie vite. J’étais désespé-
rée. J’ai été rattrapée par Évelyne, l’infi rmière qui t’aime bien. Elle
m’a embrassée avec des larmes dans les yeux pendant qu’elle me
disait combien elle te chérissait, que je pouvais être rassurée : elle
veillerait sur toi.
Je suis revenue te voir en début d’après-midi, et comme tous les
jours depuis que tu es hospitalisé, je t’ai apporté une glace. Tu as
eu l’air content, tes yeux me l’ont dit. Tu n’avais plus la force de par-
ler mais nos regards se sont croisés. J’ai retrouvé pendant un court
instant toute notre complicité et notre tendresse. Je crois me sou-
venir avoir vécu ce court instant très intensément : je sentais que la
fi n était proche. Je t’ai donné à manger ta gourmandise que tu as
avalé goulûment, puis, rassasié, tu m’as regardée avec ton beau
sourire et tu as fermé les yeux : tu ne les a plus jamais ouverts.
Tu n’es plus là et je suis perdue, tu n’es plus là mais je te parle,
je voudrais te raconter comme d’habitude les petits détails et les
événements de la vie quotidienne et puis, j’ai envie de rire encore
avec toi. Brusquement, je prends conscience que tout est fi ni, pour
de bon, et je pleure. J’ai devant moi des journées vides : il faut que
je réapprenne à vivre sans toi.
Il y a des gestes de la vie qu’on fait par automatisme, sans réfl échir.
Après ton départ, mon premier mouvement le matin au réveil, est
d’ouvrir la porte de ta chambre… Et puis, combien de fois ai-je dû
me retenir pour t’acheter, lorsque je fais des courses, les friandises
que tu aimais. Tu n’es plus là et pourtant tu restes si présent dans
mes pensées et mes préoccupations ! Hier, je me suis retrouvée
dans un magasin d’habillement : j’avais vu une chemise en vitrine
que tu aurais aimé follement. L’espace d’une minute, j’ai pensé que
ce cadeau aurait pu te faire plaisir et t’aurait changé les idées. De-
vant la vendeuse qui venait vers moi en souriant, j’ai brusquement
réalisé ma folie : je suis vite partie
*
Quand tu seras mort, me disais-je lorsque tu étais agonisant à l’hô-
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pital, je m’en irai toute une journée, seule, au bord de la mer, en
Camargue. Je marcherai le long de ses plages immenses et vides,
par une belle journée pleine de soleil et sans vent, avec les va-
gues douces qui viennent se perdre en dansant contre le rivage. Je
marcherai tranquillement pendant des heures, en m’arrêtant pour
suivre le vol d’une mouette ou admirer une hirondelle de mer, vite
rejointe par quelques unes de ses compagnes. Je regarderai la mer
: une mer d’argent, une mer luxueuse qui frémit et qui se fait belle
sous le soleil, une mer changeante aussi, car derrière moi, l’éclai-
rage me présente des couleurs somptueuses qui varient entre le
bleu et le vert, avec des taches plus claires, là où se trouvent les
hauts fonds de sable.
Je marcherai fascinée par le ballet magique des vagues qui vien-
nent et s’en vont en laissant une toute petite écume sur le sable,
trace timide de leur passage qui disparaît avec la vague suivante.
Les empreintes de mes pas aussi seraient vite effacés par l’eau, et
cela serait bien ainsi. La vie aussi s’en va, s’éclipse devant la mort.
Que reste-t-il après, si ce n’est les souvenirs qui s’estompent au
fi l des jours pour ne plus former qu’un point douloureux, un regret,
une absence, quelque part dans le cœur ?
Je marcherai dans le soleil, dans la chaleur naissante de l’été, sur
le sable de ces plages peu visitées par les touristes, parce que trop
loin de tout, parce que la route n’y va pas, et je serai bien, je ne se-
rai pas seule, puisque tu seras là à côté de moi avec tous les sou-
venirs. Je pourrai alors laisser éclater ma douleur, j’en ai besoin:
être moi-même, sans témoin, me vider et me laver avec toutes ces
larmes qui m’étouffent et que je ne veux pas laisser couler devant
tout le monde, car je ne veux pas être consolée, cela ne sert à rien.
Il faut simplement que cette douleur puisse sortir de moi-même
pour que j’arrive à faire face, pour accepter ce vide, ce manque,
cette mort absurde. Pour, tout simplement, continuer à vivre.
Six mois plus tard les trithérapies sont arrivées … oh, Julien !
Cet ouvrage a été réalisé par
Caroline Gréco
et
Roger-Luc Chayer de Gay Globe TV
en juillet 2007
Publié exclusivement sur Internet par Gay Globe TV
http://www.gayglobe.net
Dépôt légal: Août 2007
Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada
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Notes légales
Le présent volume, est publié avec l’aimable autorisation des Édi-
tions Fleurus (France) et est reproduit gratuitement sur Internet par
Gay Globe TV sous licence de Caroline Gréco.
Caroline Gréco détient l’ensemble des droits de production, de re-
production et de diffusion pour cette oeuvre et ce volume est pro-
tégé par la loi sur le droit d’auteur. Toute reproduction est interdite.
Couverture: Julien, par Roger-Luc Chayer
©Caroline Gréco
Prix: 3€
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tions Fleurus (France) et est reproduit gratuitement sur Internet par
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Caroline Gréco détient l’ensemble des droits de production, de re-
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Couverture: Julien, par Roger-Luc Chayer
©Caroline Gréco

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