Caroline Gréco
LE DÉRAILLEMENT
LETTRE À MES ENFANTS PERDUS
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Le pire , c’est d’être rejeté par ceux qu’on aime
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Notre 11 septembre a eu lieu le 29 juillet 2000
C’était une belle journée d’été. Les UEH se terminaient. J
e m’étais attardée à discuter
avec un intervenant, puis je m’étais offerte le luxe de prendre «le chemin des écoliers»
pour rentrer à la maison. J’avais besoin de réfléchir tranquillement sur tout ce que j’avais
entendu pendant ces deux jours. Je roulais d
ans cette belle nature qui entoure Marseille, en
admirant le début des calanques. L’envie me tentait d’aller y faire un tour, escalader
quelques collines … pourquoi, juste à ce moment, là une tristesse indicible s’est elle
emparée de moi
? D’où venait ce
tte brusque envie de me jeter contre un arbre et d’en finir?
Mais en finir de quoi
? Une grande angoisse m’a envahie, j’ai mis longtemps à m’en
débarrasser. Lorsque je suis arrivée au Vieux Port, la vue de ma maison m’a tranquillisée.
Pourquoi cette peur ?
L’immeuble était toujours là, il n’y avait eu ni tremblement de terre,
ni incendie, j’allais monter chez moi.
Je n’ai pas compris le petit mot griffonné à la hâte par
Manon
, accroché à la porte
d’entrée
: «maman attention, il y a les garçons»… pourquoi
attention
? Je me réjouissais au
contraire de voir mes fils
!
Hélas
!
Brusquement, ils étaient là tous les trois, nos garçons, dans un état de rage, de haine,
de violence indescriptible et nous avons eu peur. Méconnaissables mes enfants. Envolée
leur douc
eur, leur gentillesse, leur sensibilité. Leur regard, habituellement clair et rieur
était impressionnant
: c’était un regard cynique et déterminé, un regard qui ne respectait
aucune barrière. Votre père, sous choc, était assis dans un coin du salon, entour
é par trois
fous qui hurlaient «papa, tu es pédophile, avoue que tu es pédophile»!
J’ai eu à peine le temps de dire
:
« Mais que se passe
–
t il dans cette maison, à quoi vous jouez »?
Leurs cris ont couvert la fin de ma phrase
:
« Tais
–
toi, tu n’as rien à d
ire, c’est nous qui parlons maintenant, il est temps
d’avouer
!»
Le reste s’est perdu dans un bruit infernal, chacun de son côté hurlant des insanités.
Affolée, perdue, j’ai pensé qu’ils avaient envie de nous tuer et pour me donner du courage
je me demanda
is lequel passerait à l’acte le premier.
Qui étaient ces énergumènes qui nous regardaient froidement en nous accusant de
choses horribles
? Je les fixais terrifiée, je pensais à ces procès politiques où des personnes
innocentes sont interrogées pendant de
s heures. On ne les écoute même pas
: elles sont
coupables et doivent le reconnaître. J’en avais froid dans le dos.
Incapable de prononcer un mot, je me répétais «c’est un cauchemar, tu vas te
réveiller ».
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« Il faut qu’on parle », criaient ces trois indiv
idus mais avant que nous puissions dire
le moindre mot, des hurlements
:
«Taisez
–
vous, c’est nous qui parlons
!»
Alors on écoutait, avec l’espoir de comprendre ce qui nous arrivait. Ils étaient
terriblement embrouillés dans leurs discours et nous n’arriv
ions pas à suivre. Dès le
moindre essai de parole de notre part, ils recommençaient à brailler, on aurait dit des
fous
: c’étaient des fous furieux. Ils sont sortis sur la terrasse, ont renversé les chaises, la
table et les verres avec les boissons, pendan
t que l’un d’entre eux hurlait «mon père est
pédophile et ma mère est complice, qu’on le sache»
! Par moments, ils tremblaient comme
des feuilles et après les cris venaient une crise de larmes et de nouveaux des insultes.
Sidérée, sous choc, incapable de r
éagir, de penser, j’aurais voulu les prendre dans mes bras
pour les calmer, les rassurer, les embrasser, leur demander ce qui s’était passé, pourquoi
ils étaient dans un état pareil, les tranquilliser et bercer leurs peines comme lorsqu’ils
étaient petits.
La peur de me faire battre me retenait de faire le moindre geste affectueux.
Anéantie, je ne comprenais rien.
Pierre
me communiquait sa surprise et son désarroi par
son regard interrogatif et désespéré.
La scène à duré plus de deux heures, puis, brusquem
ent, ils sont partis, nous laissant
sans forces, complètement démolis.
sabelle
était avec ceux qu’auparavant on appelait ses “frères”. J’écrirai d’elle plus
loin.
Isabelle
est un cas à part.
Cela arrive souvent que vers l’adolescence, les enfants adoptés s’in
ventent des
malheurs et des mauvais traitements inexistants. A partir de l’âge de 9/10 ans,
Isabelle
a
commencé à raconter des horreurs sur nous, à mentir, à nous faire souffrir. Nous l’avions
adoptée parce que nous étions prêts
à l’accueillir comme notre pr
opre enfant. Elle nous a
apporté beaucoup de souffrances. Elle a été trop loin.
Le choc a été terrible.
Notre « cathédrale» a subi des dommages incalculables. La cathédrale
: c’est notre
philosophie de vie.
Pierre
l’avait si bien expliqué à nos enfants
:
« Imaginez que tout au long de votre vie, vous avez à construire quelque chose de
magnifique, disons une cathédrale. Vous commencez par amasser des pierres, vous les
triez
: chaque fois que vous faites quelque chose de bien vous pouvez prendre la pierre
correspondante. Pour une telle construction il faut des pierres de toute taille parce que
même un petit geste envers quelqu’un, un sourire, une parole d’encouragement est un
petit caillou que vous pouvez ajouter à votre construction. Les jours, les années
passent,
l’édifice commence à sortir de terre, les fondations sont bonnes. De temps en temps vous
vous arrêtez pour jeter un coup d’oeil sur votre oeuvre, parfois vous êtes devant des
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choix
: faut
–
il faire une ouverture ici
? Et cette gargouille où la pla
cer
? Mais il vous arrive
aussi d’avoir, hélas tout un pan de mur qui s’écroule
: vous vous rendez compte alors que
les matériaux choisis n’étaient pas les meilleurs, il faut revoir cela
!
« Il ne faut surtout pas se décourager, vous avez le temps. Dans la
vie on peut se
tromper tout en étant de bonne foi. Courage alors, l’édifice n’est pas fini, il reste encore
beaucoup de travail
: au boulot
! Choisissez bien vos pierres, réfléchissez au moindre
détail, avancez lentement, avec l’amour du travail bien fait
.
« Ce qui est important, mes enfants, c’est le regard que vous poserez sur votre
construction lorsque vous serez vieux. Il faudra que l’ouvrage soit beau, que vous en
soyez fiers pour pouvoir le montrer à vos enfants et petits enfants qui, à leur tour, au
ront
mis en route leur chantier ».
Or cette cathédrale a été terriblement secouée par un cataclysme inattendu
et
inexplicable.
Nous sommes sortis vivants de cet amas de débris, tout ce qui restait des joies, des
peines, des rires d’enfants, des petits
et grands bonheurs, des soucis et des réussites, des
chants, des vacances ensoleillées, tout ce qui était notre famille, mais les blessures sont très
profondes et nous nous demandons si nous pourrons nous en remettre un jour et
recommencer à vivre « norma
lement ».
Après cet écroulement, lorsqu’on étouffait encore, à cause de la poussière épaisse qui
retombait très lentement sur le sol, nous avons eu d’autres secousses inattendues.
C’étaient quelques proches, amis ou voisins qui essayaient de nous aider, d
e nous sauver,
mais leurs paroles maladroites nous enfonçaient encore un peu plus dans le trou béant
provoqué par le désastre.
« Êtes
–
vous sûrs de ne pas être un peu coupables, essayez de vous souvenir de vos
actes, de vos paroles »…
« Il n’y a pas de
fumée sans feu ».
Hébétés, désespérés, assommés par ce cataclysme, nous avons décidé de nous
réfugier tous les trois,
Pierre
,
Manon
et moi dans ce qui restait de nos murs. Nous avons
pris soin de bien nous barricader pour ne plus rien entendre et nous avon
s essayé
d’analyser l’événement pour réussir à comprendre.
Une douleur folle nous étreignait. Elle nous empêchait de réfléchir calmement.
Au fur et à mesure que les jours passaient, au fur et à mesure que la poussière
retombait, en regardant par la petite
fenêtre de notre réduit, nous pouvions mieux
mesurer dans ses moindres détails, l’étendue de notre désastre.
C’est cela j’imagine, qui a du se passer à New York lorsque les deux tours sont
tombées
: une fois la poussière disparue on a pu s’approcher du tr
ou béant qui restait et
imaginer … pleurer, hurler sa détresse.
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En ce qui nous concerne, nous n’arrivions plus à vivre, à raisonner, à nous organiser.
Notre tête était remplie par les hurlements des garçons et par leurs terribles accusations.
Nous n’arri
vions plus à avoir un contact avec le monde extérieur. Notre vie s’est arrêtée
un jour ensoleillé d’été, le 29 juillet 2000. Il y a eu un avant et un après.
Maintenant, lorsque je me retourne, je vois un champ de ruines
: tout est démoli et
rien ne repous
se, pas la moindre petite fleur entre les pierres, plus un souffle de vie. Le ciel
s’est rempli de gros nuages noirs et menaçants. Que va
–
t il nous arriver de nouveau
?
Pendant les premiers jours, après le clash, nous étions tellement abasourdis par ce
q
ui nous était arrivé
! La douleur nous empêchait de réfléchir, de faire le point, par
moment nous n’arrivions même plus à mettre en mots nos pensées. Quelle était notre
faute
? Qu’avions nous fait de mal
? Est
–
ce que c’était mal d’aimer ses enfants
? On av
ait
beau se remettre en question, se torturer, nous tournions en rond, l’esprit en déroute, le
coeur en morceaux. Nos garçons nous avaient, jusqu’ici, paru bien dans leur peau,
heureux avec leurs familles. Ils n’habitent pas la même région et pourtant nous
nous
retrouvions souvent, chez l’un ou chez l’autre et nous ne perdions jamais une occasion
pour organiser une rencontre. Nous nous retrouvions avec joie et je ne pense pas que
c’était par devoir qu’ils nous recevaient : leur rire franc et spontané venait
du coeur. Les
petits
–
enfants avaient l’air d’être heureux avec leurs parents. Nos rencontres étaient des
moments de pur plaisir. Elles allaient au delà du simple bavardage et c’était bon de nous
raconter. Nous étions tous adultes désormais et si nos discu
ssions étaient parfois sérieuses,
nous aimions aussi beaucoup nous amuser, faire des farces et jouer avec les petits.
Comment des garçons qui nous étaient si proches avaient
–
ils pu inventer de tels
mensonges, se transformer en monstres, devenir de tels pan
tins
? Oui, je parle de pantins,
car nous avons vite compris qu’ils avaient subi un lavage de cerveau
: dans quel but
?
Pourquoi? Par qui
? Cela était clair, mais incroyable
! Comment ont ils pu tomber si bas
?
Comment les réveiller
? Les aider
?
C’était e
t c’est encore aujourd’hui absolument hallucinant.
Oui, mes enfants, notre famille est morte. Disloquée, pulvérisée, anéantie, salie,
emportée par une avalanche de boue noire dont les traces ne s’effaceront qu’au moment
de notre disparition, cette mort
que j’attends avec impatience. Tous les jours je me réveille
avec cette immense peine, en me demandant avec angoisse où puiser les forces pour
affronter cette nouvelle journée vide de cette présence chaleureuse. Il y a certes
Pierre
et
Manon
qui m’entouren
t affectueusement mais pour eux aussi le quotidien est dur.
43 années de bonheur, d’amour partagé, de complicités, où vous avez pris votre
place petit à petit, où la vie s’est débrouillée pour nous apporter notre lot de joies et de
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soucis, mais nous étions
ensemble, nous nous aimions et cet amour nous donnait une
grande force. Comment oublier
?
Mais le MAL est arrivé
! Pourquoi
? Par qui
? Comment
?
Maintenant, vous, les criminels, ceux que je n’ose plus appeler «mes enfants» vous
êtes rentrés chez vous. V
os femmes, muettes et volatilisées depuis le jour de la grande
scène, vous attendaient. Contaminées, elles aussi, car comment oublier tous ces jours
passés ensemble dans l’allégresse, la gaieté, les rires, les jeux avec vos enfants, les bisous,
les câlins?
Lors de votre scène démentielle, vous nous avez déclaré avoir expliqué à vos enfants
quel genre de monstres nous étions
: un père pédophile et une mère méchante et complice.
Choqués et affolés, ces gamins n’ont rien du comprendre. Nos rapports étaient p
leins de
tendresse et d’amour. Vous ont ils cru
? Comment ont ils réagi
? Sont ils sous choc
? Vous
rendez vous compte du désastre psychologi
que que vous leur faites subir
? Toute leur vie
sera marquée par l’égarement et l’inconscience de leurs parents
! Da
ns quelles conditions
vont ils vivre cela
? Il en restera toujours une trace.
Vous êtes vraiment des minables !
On leur a enlevé leur âme. On leur a changé leur cerveau. Verrouillées leurs idées,
leurs émotions, leur personnalité ! Disparue leur joie d
e vivre, leur spontanéité, leur
gentillesse, leur amour de la vie !
Butés et méchants contre les personnes qui ne sont pas de leur avis, inhumains avec
nous, leurs parents, avec
Manon
, leur soeur, ils ont coupé tout lien avec les amis qui ont
essayé de les
raisonner, qui ne comprennent plus et qui, angoissés nous demandent
comment les aider et nous aider. Nous sommes perdus, effondrés. J’ai beau réfléchir,
demander conseil, voir des spécialistes de ces situations, je n’arrive pas à avancer, bloquée
par une
barrière inconnue et infranchissable.
Je suis dans un gouffre profond et obscur, je cherche vainement un indice qui nous
aiderait à trouver une toute petite lumière pour nous redonner un peu d’espoir. Hélas!
Notre souffrance est immense, terrible, inaccept
able.
La douleur morale peut être parfois plus insoutenable que la douleur physique. Pour
soulager cette dernière la science moderne a créé tout un arsenal de médicaments qui
calment souvent avec succès. Mais que faire pour atténuer la douleur de l’esprit
?
Où suis
–
je ? Tout est noir et silencieux autour de moi. Il ne fait ni froid ni chaud, il
s’agit d’un lieu sans odeur, sans bruit, un endroit neutre. Je souffre et c’est une souffrance
continue, insupportable, dure à vivre. Le temps passe lentement. Il
m’arrive d’avoir si mal
que pour me donner du courage je songe sérieusement à abolir cette notion de temps, à
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l’arrêter
: la mort, voilà la solution pour ma douleur. Mais s’il est assez simple de trouver le
moyen d’en finir, c’est le courage qui me fait d
éfaut
!
La vie serait elle si attachée à moi
?
Je suis devant une grande bâtisse lugubre et sombre. Il s’agit d’une maison carrée, à
plusieurs étages, avec des petites fenêtres bien alignées, toutes avec des barreaux. Autour,
la nature est triste et déso
lée
: la sécheresse a jauni les champs, les arbres sont rares et on
ne voit aucune maison. Pas de bruits, aucun cri d’oiseau dans le ciel, pas un aboiement de
chien. Le silence est impressionnant.
On entre dans cette maison, qui a l’air d’être une prison,
par un grand portail vert
foncé, bien cadenassé. Je sonne mais tout reste silencieux et personne ne vient m’ouvrir. Je
suis là, à l’extérieur, terriblement angoissée
. Mes enfants, votre âme est là
–
dedans.
Prisonnière, meurtrie, réduite au silence et dans l
‘impossibilité de communiquer. Nous
n’arrivons pas à vous faire passer le moindre message d’amour et de courage.
Que faire
? Comment vous aider à vous évader
?
Mes pauvres enfants, vous avez probablement eu droit à un lavage de cerveau, vous
ne vous êtes p
as rendu compte du danger, vous vous êtes égarés, vous ne savez plus
réagir, discerner le bien du mal, le vrai du faux. Vous avez perdu la mémoire, vous ne
vous souvenez plus de rien, ou alors le peu de souvenirs qui vous restent ont été piétinés
et rédui
ts à une bouillie infâme qui sent le sale et l’envie de faire du mal.
Dois
–
je crier
? Hurler
? Cela ne sert à rien. Vos bourreaux sont très habiles, très forts,
ils vous gardent jalousement prisonniers. Vous êtes anesthésiés, amnésiques
: vos femmes
ont su
bi le même sort. Je n’arrive pas à le croire
!
Comment vous sortir de cet enfer, de ce cauchemar
? Je vous aime et je ne peux pas
vous aider. Terrible souffrance pour moi, pour papa, pour
Manon
mais pour vous aussi
!
Que faire
?
Qu’avez vous fait de vos e
nfants
? Comment vont
–
ils
? Comment vivent ils cette
période noire
? Quelle envie de les serrer dans mes bras, de reprendre nos «parlotes»
comme dans le bon vieux temps, de rire, de chanter, de se balader…
Vous, leurs parents, quand réussirez vous à vous
réveiller
?
Maintenant il y a cette prison entre vous et nous. Souvenez vous, nous sommes là,
nous vous attendons devant cet horrible portail vert foncé, prêts à vous recevoir dans nos
bras, prêts à vous aider à vous échapper, à vous faire oublier ces lon
gs mois horribles et
inimaginables. Notre amour pour vous n’a pas perdu de sa force. Notre souffrance est
profonde et fait très mal. Parfois, nous avançons dans des ténèbres affreuses, nous
perdons un peu notre chemin, mais nous sommes deux, trois avec
Man
on
qui nous aide à
porter la boussole et à nous indiquer la route. Nous arrivons à tenir le coup, mais dans
quel état
!
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Vos accusations sont terribles, mauvaises, sales, ignobles de votre part. Nous savons
que vous n’êtes plus vous mêmes actuellement et qu
e le jour où vous vous
réveillerez il
faudra vous aider à supporter la culpabilité qui sera la vôtre, lorsque vous vous rendrez
compte de tout le mal que vous nous avez fait.
Nous sommes perdus, brisés. J’ai beau réfléchir, demander conseil, voir des
spé
cialistes de ces situations, je n’arrive pas à avancer, bloquée par une barrière inconnue
et infranchissable.
Je suis dans un gouffre profond et obscur, je cherche vainement un indice qui nous
aiderait à trouver une toute petite lumière pour nous redonner
un peu d’espoir. Notre
souffrance est immense, terrible, inacceptable.
La douleur morale peut être parfois plus insoutenable que la douleur physique. Pour
soulager cette dernière la science moderne a créé tout un arsenal de médicaments qui
calment souvent
avec succès. Mais que faire pour atténuer la douleur de l’esprit ? Je suis
enveloppée de douleur, je dois vous sortir de ma tête, tous, je dois faire mon deuil, me
convaincre que vous êtes tous morts, que nous ne nous reverrons plus, que cette vie
heureus
e que nous vivions tous les jours, cet amour partagé, cette joie, ce bonheur, tout
cela a été détruit.
Il me faut changer les projets pour le restant de mes jours : je ne peux plus compter
sur vous, ma famille s’est réduite à trois personnes. Finies les ré
unions chaleureuses et
bruyantes, oubliées la joie de ces retrouvailles, j’ai perdu l’envie de vivre.
Vous étiez aussi notre “assurance vieillesse”. Le fait de vous avoir autour de nous, si
proches malgré tous ces kilomètres qui nous séparaient mais qui ne
nous empêchaient pas
de vous revoir souvent, nous donnait la certitude et surtout la tranquillité et le bonheur de
penser que quoiqu’il puisse nous arriver, vous étiez là, nous ne serions pas seuls.
Vous nous l’aviez prouvé lors de la première opération d
e papa : une heure après
mon coup de téléphone,
Paul
était déjà là, les autres sont venus aussi très vite, cela m’avait
donné une force incroyable.
Mais maintenant ? Voilà le grand point d’interrogation, voilà l’énigme. Encore
aujourd’hui cela reste un
mystère. Il y a eu la grande scène ! Comment avez
–
vous fait pour
vous mettre dans cet état que je qualifie de démence, dans cette furie indescriptible pour
venir jusqu’à la maison nous insulter horriblement ? Une dizaine de jours avant cette
rencontre incr
oyable,
Sylvain
nous avait demandé si nous acceptions d’accueillir
Christophe pour quelques jours : ses sœurs partaient chez des amis et lui, voulait aller
chez papi et mamie. Nous avons passé six jours délicieux. Vous êtes venus ensuite, peu de
jours plus
tard. Vous avez commencé à crier dès votre entrée dans l’appartement.
Te souviens
–
tu,
Sylvain
, avoir été dans notre salle de bain, avoir pris un verre à dents,
l’avoir lancé de toutes tes forces contre la grande glace, en hurlant :
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« Au moins vous ne pourre
z plus voir vos sales gueules dans la glace, lorsque vous
ferez votre toilette le matin ! »
Sylvain
ensuite, lançant une bouteille d’eau sur ma tête, en criant …
Jean
, aidé par un
de ses frères renversant la table de la terrasse où il y avait des verre
s et des bouteilles …
criant ensuite, parce qu’il nous avait demandé de lui prêter de l’argent quelque temps
auparavant et nous lui avions répondu que nous lui faisions cadeau de cette somme. Il
nous a insultés parce qu’il avait dit « prêter » et nous av
ions répondu « cadeau » ! Ce jour
là, nous n’avons pas pu échanger une seule phrase, car nos mots étaient couverts par vos
vociférations :
« Taisez
–
vous, c’est nous qui parlons ! »
Vous étiez hors de vous, tellement enragés et menaçants que nous avons eu t
rès peur
de nous faire battre. Mais le pire et le plus douloureux, était de vous voir ainsi. Vous étiez
dans un état anormal, provoqué certainement par quelque drogue, hypnose que sais
–
je ?
En tous cas par quelque chose de très maléfique. Des colères parei
lles on ne les voit que
dans les films, bien que je n’en aie jamais vues d’aussi terribles, au cinéma.
Pleine d’angoisse, je regardais les trois personnages déments qui vociféraient : qui
étaient ces forcenés ? Je ne les reconnaissais plus !
Par la suite,
Paul
a écrit à un certain nombre de nos amis et à la famille (sauf à ses
oncles, pourquoi ?) en déclarant «
Pierre
est pédophile et sa femme
Louise
complice ».
C’en était fini de « papa et maman » !
Cela se passe de commentaires ! Que s’est
–
il passé que
vous ayez ainsi perdu le
contrôle de vous mêmes ?
Depuis toujours la musique est mon moteur, elle me donne des forces, elle m’apaise,
elle m’aide à réfléchir, elle me remplit de joie, mais lorsque la douleur est insupportable,
l’écoute devient impossible
.
Après la mort de mes parents, pendant des mois, je ne la supportais plus. La maison
restait silencieuse, en deuil. Pourtant l’envie de musique était là, bien présente, mais la
moindre note transformait mes yeux en fontaine. Je n’arrivais pas à me contrôl
er, j’éclatais
en sanglots.
Enfants, vous nous avez quittés depuis treize mois
: treize mois de silence, treize
mois d’angoisse, de déprime, de désespoir. Par moment il me semble devenir folle,
étouffée par des questions qui restent bien sûr sans réponse,
ma tête est pleine de projets
invraisemblables pour venir vous secouer, vous réveiller. Je suis votre maman, je vous
aime, je souffre avec vous, qui devez subir un drôle de traumatisme «pour être bien» a
–
t
–
on du vous dire. Je hurle, je ne supporte pas de v
ous savoir pris en otage. Et vous, tels des
marionnettes, des zombies, vous suivez la route indiquée, en souffrant. On vous a
convaincus de vous séparer de votre famille, de vos amis, qui viennent nous voir parce
qu’ils trouvent chez vous porte close. Eux
non plus ne comprennent pas ce qui vous arrive
et nous demandent comment faire pour vous retrouver
!
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La maison est calme depuis votre départ, elle est morte. J’ai rangé mes CD au fond
d’une armoire et j’allume la radio seulement pour avoir des nouvelles.
Partout en ville il y
a de la musique, je n’arrive pas à la supporter. Il m’arrive parfois, lorsque je suis dans un
magasin, de laisser mes courses, pour me précipiter dans la rue, et pleurer à l’abri des
regards. Un jour, une dame m’a arrêtée très gentime
nt
: « Vous êtes si triste, comment
pourrais je vous aider? »
A vingt ans, je rêvais de construire une grande famille remplie d’enfants, pleine de
bonheur, de rires et de complicités. Un jour, j’ai rencontré
Pierre
: le bien être d’avoir
trouvé celui ave
c qui on peut tout partager, quelqu’un de très cultivé, intéressant, drôle,
fin, sensible. Nous avions un projet de vie, petit à petit nous avons construit notre route
tous les deux d’abord, avec vous, nos enfants, ensuite. Nos valeurs étaient
claires
dans
nos
têtes et faciles à suivre puisque de tout temps elles faisaient déjà partie de nous
: l’amour
au sens large du terme, le partage, la générosité, la sincérité, l’écoute de l’autre. Je crois
que notre parcours reflète bien le chemin que nous avons voulu
suivre.
Les années ont passé, nous pensions avoir réussi, nous étions vraiment heureux de
nous retrouver tous ensemble, la preuve était que, même si nous habitions loin les uns des
autres, nous nous rencontrions souvent, avec grand plaisir.
Quarante trois
ans de bonheur, cela ne s’invente pas, on ne peut pas «faire semblant»
pendant toutes ces années, et pourtant c’est de cela aussi que vous nous accusez
!
« Nous vivions pour le regard des autres. »
Comment peut
–
on être assez stupide pour prétendre cela
? Pourquoi alors veniez
vous à la maison dès que vous en aviez la possibilité
? Comment expliquer tous ces coups
de fil où nous parlions longtemps, heureux de s’entendre, de se
raconter
? Et nos
retrouvailles, chez les uns ou les autres
? Est
–
ce que, à ces
moments
–
là, faisions nous
semblant d’être heureux de nous revoir
? Étions nous vraiment obligés d’y participer si
l’envie nous manquait
? Pourquoi aviez vous besoin de nos conseils lorsque quelque chose
vous tracassait
? Pourquoi nous étiez vous si proches
?
Comment avez vous fait, tout à coup, vers la quarantaine, et même la quarantaine
dépassée, pour prendre conscience d’avoir vécu une vie de maltraitance et de souffrance
?
Pourquoi vos enfants étaient
–
ils souvent chez nous et pourquoi semblaient
–
ils si h
eureux
de nous voir
?
La douleur se transforme parfois en colère, en rage, elle me donne des idées de
meurtre. Cela vous réduirait enfin au silence, vous ne pourriez plus raconter des horreurs
sur nous et démolir notre famille comme vous le faites encor
e actuellement. Au début,
vous avez essayé de manipuler aussi vos oncles et vos tantes. Nous avons remarqué avec
intérêt que vous avez choisi surtout ceux qui vous paraissaient plus malléables et, en effet,
il y a des personnes qui se sont posé des questio
ns
: dans vos accusations, vous étiez
tellement déterminés, vous aviez l’air si sûrs de vous
!
12
Ce furent pour nous des moments terriblement éprouvants. Nous étions dans la
peine et nous découvrions qu’une partie de notre famille doutait de nous
! Il y a e
u un
froid pendant un certain temps. Nous avons pu et su nous expliquer : maintenant tout est
rentré dans l’ordre. Cela aurait été certainement plus simple et moins douloureux si nous
avions pu éviter cela …
Avant ce drame j’étais fière de vous, mes fils
, Votre attitude me laissait croire que
vous étiez intelligents, sensibles, clairs dans votre tête, bien dans votre peau, forts et bons.
Je ne vous ai pas reconnus lors de la grande scène. J’avais devant moi votre enveloppe
charnelle mais on vous avait cha
ngé le cerveau. Comment, par quels moyens arrive
–
t on à
manipuler ainsi des personnes
? Je ne peux que faire le constat. Comment avez vous pu
tomber si bas! Même vos femmes n’ont pas su se protéger ni vous protéger
! Vous avez
saccagé notre vie familiale
et semé tellement de peine autour de vous, à commencer par
vos enfants qui n’ont plus le droit de nous voir et sont probablement horrifiés d’avoir des
grands parents aussi «méchants»
! A cause d’eux,
Manon
aussi souffre
: elle a perdu trois
frères et neuf
neveux.
Quelle pourriture vous êtes, mes enfants
!
Vous, mes belles filles je ne vous comprends plus. Même si vous n’étiez pas là
pendant la grande scène (par lâcheté
? par é
goïsme
? par je m’en foutisme
?
) naïvement,
j’espérais un signe de vous. J’essay
ais de me mettre à votre place et je me disais que, dans
un cas pareil, j’aurais foncé chez mes beaux parents pour leur dire :
« Quelque chose ne va plus, aidez moi à comprendre. Jusqu’ici nous avons eu de
bons rapports, je vous connais depuis des années,
nous étions souvent ensemble et s’il y
avait eu le moindre problème, je m’en serais aperçue. »
Nous vous avons attendues
: en vain. D’ailleurs, depuis ce maudit jour, vous vous
êtes évanouies dans la nature
: c’est tellement plus facile de choisir la fuite
! Cela m’a fait
mal, très mal. Je vous aimais
: maintenant je ne sais plus
! Depuis bien des années vous
faites partie de la famille. Il nous semblait, à
Pierre
et à moi, que nos fils étaient heureux
avec vous, nous nous aimions et une grande complicité n
ous liait. Vous étiez souvent chez
nous, je vous considérais comme des amies et je me réjouissais de vous avoir comme belles
filles. Ma belle mère ne m’a jamais acceptée au fond de son cœur et j’en ai beaucoup
souffert. Toutes nos rencontres, pour moi, éta
ient une épreuve, une souffrance. Je m’étais
juré qu’avec mes belles filles les choses seraient bien différentes. Il me semblait avoir
réussi et j’en étais heureuse. Hélas
! J’arrive à regretter de ne pas vous avoir traitées en
«belle mère». Vous avez démo
li quelque chose de précieux et de profond qui nous
unissait, un sentiment que j’appelle : l’amour. Imbéciles
!
Même si on arrivait un jour à se réconcilier, ce ne sera plus jamais comme avant.
D’ailleurs je n’ai plus aucune envie de vous revoir. Vous êt
es égoïstes et bêtes. Vos maris
souffrent, nous souffrons aussi et vous ne savez qu’attiser un grand feu. La déception est
grande pour moi, je vous plaçais très haut, vous étiez formidables. C’est fini
!
Je pleure, je pleure, je pleure, j’avance en pleur
ant et je n’en peux plus. Comment
avez
–
vous pu vous laisser manipuler ainsi
?
Souvenez vous, il y a bien longtemps, nous avions fait la connaissance d’un garçon
qui faisait partie d’une secte. Avec vous, nous nous étions renseignés sur ce «monde»
glauque
et dangereux, nous étions presque devenus des spécialistes
! Vous étiez
adolescents alors, beaucoup de choses ont changé et actuellement ce sont les thérapies
sectaires qui recrutent. Il suffit d’un petit groupe et surtout d’un «thérapeute»
: le tour est
joué. Vous étiez au courant de ce genre de choses, cela ne vous a pas empêché de tomber
dans le piège
! Vous n’avez pas su vous défendre du MAL, chose immonde qui a réussi à
mettre vos cerveaux à l’envers, à vous faire croire toutes les horreurs dont vous
nous
accusez et vous avez détruit toute la famille.
Ils étaient vraiment diaboliques ces gens qui ont travaillé sur votre mental. Nous
n’avons malheureusement aucun indice sur vos nouvelles fréquentations. Vous avez
coupé tout lien aussi avec vos amis. N
ous devenons fous et je me casse la tête en cherchant
à cause de QUI et COMMENT vous en êtes arrivés là, par quel moyen nous pourrions
vous aider à vous sortir de ce bourbier. J’ai beau discuter, rencontrer plein de gens, lire,
réfléchir, je ne sais toujou
rs pas quoi faire.
C’est incroyable et horrible, on ne peut pas vous aider, nous ne pouvons que vous
attendre et espérer le miracle. Attendre, se taire, être là, vous aimer en silence et de très
loin, sans donner le moindre signe, qui de toutes façons ser
ait interprété en négatif et
comme vous êtes tous dans la même galère …
Je découvre des lectures intéressantes :
Dans le rapport 2001
–
Étude: les activités de psychothérapeute, de la Mission
Interministérielle de Lutte contre les Sectes (MILS), je lis
:
« Les psychothérapies constituent, avec la formation professionnelle, le terrain
privilégié investi par de micro groupes sectaires, où sévissent des escrocs et des gourous
susceptibles d’une grande capacité de nuisance auprès de personnes vulnérables.
«
La psychothérapie est fréquemment une activité plurielle. Les circuits de formation,
en représentent une part non négligeable : un psychothérapeute exerçant en cabinet libéral
est souvent également formateur, voire coach. Il peut éventuellement assurer la
supervision
–
qui lui est rémunérée
–
d’autres psychothérapeutes ».
Au travers des dossiers dont elle est saisie, la MILS a toutefois pu observer que les
thérapeutes extrêmement nuisibles sont parfois mus par un jeu de pouvoir et de mise sous
influence, d
avantage que par l’attrait de l’argent.
La MILS a pu examiner l’organisation d’un groupe français dispensant des
formations à l’analyse transactionnelle. Cette organisation met en évidence un système de
vente pyramidale.
14
«Tout nouveau « membre » a l’autor
isation, qui peut constituer de fait une
obligation, de prendre des patients en analyse transactionnelle alors qu’il est lui
–
même
encore en formation au métier de psychothérapeute. La prise en charge de patients lui
permet de rémunérer sa propre formation.
Des taxations sont opérées au profit du maître
en psychothérapie, des échelons régional, national, international de l’organisation.
« La pyramide a pour base les clients en thérapie, puis les « contrats» … population
en formation dans les quatre champs,
c’est à dire la guidance, l’éducation, l’organisation,
la psychothérapie. Les contrats peuvent espérer devenir certifiés dans les quatre champs,
enseignants en cours d’habilitation
enseignants didacticiens.
« Appliquée notamment à la vie professionnelle
, l’analyse transactionnelle offre des
formations comportant l’usage de « timbres psychologiques » timbre humiliation, timbre
colère, timbre anxiété, que l’adepte colle dans son carnet psychologique.
« Au delà de ces exemples qui relèveraient d’un bêtisier
, s’ils n’émanaient
d’entreprises ou de salariés contestant à juste titre de tels apprentissages dans le cadre de
formations professionnelles financées sur des fonds mutualisés, des pratiques attentatoires
à la dignité des personnes, émanant de psychothéra
peutes ou “praticiens” de l’analyse
transactionnelle ont été portées à la connaissance de la MILS.
« Il a pu être constaté que jouaient une habilité et une solidarité sans faille entre
organismes et groupements professionnels douteux, au détriment des vict
imes. Des
comités d’éthique ou commissions de déontologie auto proclamés discréditent les plaintes,
suscitent de faux témoignages et se prononcent en faveur des psychothérapeutes
concernés. »
Je regarde la mer et je pense à toi,
Paul
. Nous avons été s
éparés pendant des longues
années, tes enfants ont grandi loin de nous et nous étions des grands
–
parents frustrés de
votre présence, mais heureux et si fiers que tu puisses vivre ton rêve. Parfois l’absence
était dure à vivre, presque insupportable, mais i
l y avait le courrier et quelquefois le
téléphone ou un télégramme.
Après des années de « galère » pendant lesquelles tu construisais Tara, ton bateau, tu
avais levé l’ancre pour de bon
! Cette passion de la mer et donc ce chantier t’avaient
interdit le m
oindre écart pendant cinq ans
: pas de sorties, pas de folies. Tout ce que tu
gagnais était englouti par Tara. Tu as rencontré
Manon
qui a partagé ton rêve. Elle a même
appris la soudure pour mieux t’aider. Nous avions une grande admiration pour vous
deux.
Vous aviez une vie dure mais vous étiez heureux. Lorsque le découragement vous
envahissait, lorsque vous aviez des doutes sur la fin de ce chantier, nous étions là avec vos
frères et
sœur
pour vous entourer, vous redonner du courage.
Le jour de votre dépa
rt nous étions tous terriblement émus. Tu nous taquinais
souvent en nous déclarant que tu espérais arriver au moins jusqu’au Frioul, l’île en face de
Marseille, mais nous savions que ton rêve était le tour du monde.
15
Et puis, il y a eu tes lettres. Tu écris
bien,
Paul
, c’était un bonheur de te lire. Dans ces
moments
–
là, nous avions l’impression d’être à tes côtés. Tu racontais vos aventures que
nous faisions ensuite partager à la famille et aux amis. Nous avons eu la chance aussi de
venir vous rendre visi
te sur vos îles lointaines. A chacune de nos rencontres, nous nous
retrouvions avec joie, comme si nous nous étions quittés le jour auparavant et nous
rattrapions vite le temps perdu.
Papa a même traversé l’Atlantique avec vous. Ce sont des
souvenirs de b
onheur inoubliables. Toi et le bateau,
Manon
, Benoît…
Après la traversée du Pacifique il y a eu la naissance de Thomas… et toujours la
navigation. Tu nous racontais la vie à bord, les paysages, les îles lointaines, la découverte
de ces terres exotiques
, la beauté du monde, les rencontres, mais aussi vos difficultés.
Parfois la recherche d’un petit boulot pour remplir le porte
–
monnaie était difficile, vous
avez eu quelques problèmes de santé, mais dans l’ensemble on sentait le bonheur à travers
les ligne
s de tes missives et nous étions heureux pour vous et fiers, très fiers de votre
exploit.
Pendant votre halte, à la Guadeloupe, votre bateau a brûlé. Ton coup de fil désespéré
m’a rejointe chez Nonna. Ce soir là je dînais aussi avec Andrea, mon frère, mes
sœurs et
leurs maris. La nouvelle nous a coupé l’appétit. Nous étions atterrés pour toi, pour ton
rêve brisé. Andrea, a eu une idée
:
« De quelle somme
Paul
a t
–
il besoin ? Il faut l’aider, si non à quoi sert une famille
?
Nous allons partager les fr
ais en parts égales et toi, Nonna tu donneras le double pour ton
petit
–
fils. “Tara” doit repartir. »
Ainsi fut fait.
Maintenant, c’est différent. Tu nous as insultés, pourris, traînés dans la boue, plus
bas que terre. Pourquoi
? Aujourd’hui encore, nous ne
comprenons pas et la douleur est
toujours là, avec les questions. Toi, enfermé dans ta folie
: comment la définir autrement
?
Et ta femme, tes enfants avec. Andrea est très en colère envers toi, envers tes frères. Il a
essayé de venir vous voir, de discu
ter avec vous. Vous avez été odieux et surtout vous
avez tellement dénigré Nonna que pour lui vous êtes tous morts
: vous n’existez plus.
Il a raison. Vous avez dépassé les bornes.
Que faire
?
Que devenez vous
? Comment vivez
–
vous
? Comment croire que mêm
e Benoît et
Thomas sont engloutis avec
Manon
dans ton mauvais «trip»
? Ils ont pourtant dix sept et
vingt ans maintenant
! Est
–
il possible qu’ils n’aient pas envie de nous parler, d’essayer d’y
voir clair
? Pour comprendre
! Ont ils subi eux aussi un lavag
e de cerveau
?
Cela nous apparaît évident.
Je ne pensais pas que des histoires aussi abominables pouvaient survenir dans les
familles heureuses et unies. Aujourd’hui,
Paul
, je préférerais vous savoir morts. Au moins,
après la douleur de la disparition,
restent les bons souvenirs, cela nous aurait aidés pour
continuer à vivre.
16
Comment faire avec vous si loin et pourtant si proches
? Où trouver la force pour
accepter tous ces jours vides de vous
? Nous ne savons même pas si nous pourrons vous
revoir, si vo
us arriverez à vous réveiller de ce cauchemar immonde, si nous aurons le
temps de nous aimer à nouveau, si nous pourrons recommencer à vivre «comme avant».
Paul
, je n’en peux plus, je ne comprends RIEN à cette sale histoire, par moments il
me semble gli
sser vers la folie
: trois fils, trois belles filles, neuf petits enfants ont été
engloutis
: quinze personnes sont devenues esclaves de quelque chose que je nomme LE
MAL. Disparues… c’est à se tirer une balle dans la tête ! Si seulement je pouvais m’ar
rêter
de vous aimer
!
Nous avons survécu ainsi pendant une année, enfermés tous les trois dans notre «
trou », en coupant tout contact avec l’extérieur. Notre amour nous soutenait et l’effort que
nous faisions pour empêcher l’autre de sombrer complètemen
t, nous aidait, par moment, à
dépasser notre douleur.
Surtout, oui surtout il y avait
Manon
, notre soleil, si présente, si proche, si disponible.
Témoin de notre vie passée, elle nous empêchait de sombrer dans la folie, elle nous
encourageait, elle nous p
rotégeait. Avec elle nous pouvions nous souvenir «d’avant» et
cela était important qu’elle participe au récit de notre vie familiale, avec un détail oublié,
un souvenir. C’était une preuve de plus que notre vie avait bien été celle que nous
évoquions, car
après des accusations si terribles il était évident que nous devions nous
remette en question et puisque nous ne comprenions rien de ce qui nous était reproché, le
témoignage et l’amour de
Manon
nous aidaient à survivre et à essayer de faire des projets
po
ur sortir nos fils, ses frères, de cette machinerie infernale. Plus le temps passait et plus il
nous semblait certain qu’ils avaient été manipulés, mais comment et par qui
?
Et le temps passe
: journées tristes, mornes, difficiles. L’espoir est souvent l
à, bien
présent. Il a côtoyé des moments très durs, mais jusqu’à maintenant il arrive encore à faire
surface. Nous ne connaissons pas la date, mais nous restons persuadés que nos fils
prendrons conscience un jour, de tout le mal qu’ils nous ont fait et que
nous pourrons
alors reprendre une vie normale et être encore heureux ensemble.
Le temps passe. Enfants, vous avez certainement eu le temps de réfléchir, de vous
parler, de voir les choses avec calme, peut
–
être avez vous réussi à mettre en veilleuse votre
rage, votre colère qui ressemblait étrangement à de la haine.
Est
–
ce trop espérer que d’envisager une vraie rencontre ? Êtes
–
vous prêts maintenant
à voir les choses lucidement, à discuter sans cris ni hurlements, ni menaces
?
Le temps passe, vos enfants on
t des grands
–
parents. Les vacances et les week
–
ends
nous réunissaient souvent et c’était un bonheur de se retrouver chez les uns ou chez les
autres. Tout à coup il y a eu ce grand silence
: plus de rencontres, de balades, d’appels
17
téléphoniques, plus de co
urrier, plus rien. Est
–
ce qu’ils vous posent des questions
? Je
crains que les mots papi, mamie et
Manon
soient tabous maintenant. Un jour, il faudra
leur expliquer, ils vous demanderont des comptes. Ils voudront peut
–
être aussi nous
rencontrer pour nous p
arler, si nous sommes encore en vie.
Gare à vous si vous n’avez pas réussi à vous réconcilier avec nous avant notre mort,
les conséquences pourraient être catastrophiques et cette fois
–
ci ce sera à votre tour de
souffrir.
Nous n’avons AUCUNE envie d’être m
échants, nous voulons seulement que la
VÉRITÉ éclate au grand jour et que vous alliez l’expliquer à tous ceux à qui vous avez
raconté des ignobles bobards sur nous.
La maison est ouverte à vous tous. Nous vous attendons !
Il y a plus de dix ans, nou
s partions chercher une ferme en Provence pour toi,
Sylvain
, pour ta petite famille et surtout pour tes chèvres. Nous p
artions souvent pendant
le week
–
end à la recherche d’une maison à restaurer, avec une bergerie et du terrain
autour… En même temps, nous
découvrions la Provence avec ses villages magnifiques, ses
vallées somptueuses et cette nature aux couleurs éclatantes du sud. Vous souvenez vous,
Sylvain
et Annie de notre allégresse, de nos découvertes, de cette immense bergerie vide et
en vente, où il n
e restait qu’un bouc dangereux
? De nos projets fous, des vergers dont
nous rêvions de voler les fruits, de
Pierre
qui ne voulait jamais s’arrêter, même pour nous
laisser cueillir une seule petite pomme
?
Cécile a fait ses premiers pas tremblotants sur le
plateau au dessus des Mées, au
milieu des cailloux en riant, en s’arrêtant pour ramasser une fleur, regarder un insecte…
pendant que nous visitions une ferme certainement belle autrefois mais qui demandait
trop de travaux de restauration.
Pendant ce tem
ps,
Paul
et
Manon
naviguaient très loin et nous attendions leurs
lettres avec beaucoup d’impatience. Nous suivions leur périple grâce à un grand atlas
acheté pour l’occasion, en rêvant devant les noms de petits ports ou d’îles que nous
découvrions grâce
à nos marins.
Jean
, le chanceux, les avait rejoints sur une petite île
vénézuélienne pendant trois semaines
! Il était rentré très impressionné par les liens
d’amitié et d’entraide qui se tissent entre les navigateurs de voiliers qui font le tour du
mo
nde, enchanté aussi par la beauté des sites, par la vie en mer, par Benoît son petit neveu
qui gambadait sur les grandes plages de sable fin, très à l’aise dans sa petite vie de
«matelot»
!
Jean
étudiait en Suisse. Il venait souvent nous rendre visite a
vec un ou
plusieurs copains qui découvraient avec émerveillement la beauté de Marseille. Vous
étiez loin,
Manon
aussi. Vous restiez pourtant si proches, et nous étions heureux. J’aurais
du arrêter le temps
!
18
Je suis chez une amie, la musique me surprend
: le clavier bien tempéré de Bach,
quelle merveille
! Je l’écoute avec émotion. Je ferme les yeux, je rêve, je suis au bord de
l’eau, sous la fraîcheur des arbres. La rivière descend en chantant, il me semble entendre le
Louise
no. J’écoute, je suis bien,
allongée sur l’herbe. Les enfants et les petits
–
enfants sont
avec moi, avec
Pierre
. Une petite tête vient se poser sur mon épaule
:
« Mamie, tu dors
? »
J’ouvre les yeux et je ris de voir trois petits
bouts
de chou qui me regardent.
« Mamie, ne bouge pas
, regarde, il y a un écureuil sur l’arbre. Là haut, il y a son nid,
tu le vois
? Il doit y avoir des petits, j’en suis sûr. »
Et nous voilà partis dans une grande explication sur le mode de vie de ces petits
animaux. Christophe raconte, il n’a que six ans
, mais passionné par tout ce qui touche à la
nature, il sait beaucoup de choses et c’est un régal de l’entendre. Notre petit professeur
nous explique comment dort l’écureuil, ce qu’il mange, la couleur de sa petite fourrure…
Mais voilà que, brusquement
quelque chose a bougé là bas, dans l’herbe
: nous
courons voir qui se cache sous les feuilles, mais évidement avec les cris des enfants la
bestiole a disparu. Pour nous consoler nous voilà maintenant les pieds dans la petite
rivière, il doit bien y avoir q
uelques poissons qui se cachent sous les cailloux. Une belle
balade le long du lit de la rivière nous fait découvrir encore des merveilles. Nous essayons
de pêcher des écrevisses qui filent entre nos jambes, à la grande joie de tous. Nous ne
sommes pas équ
ipés pour cela, nous reviendrons, c’est promis
!
Après toutes ces émotions, rien de mieux qu’un bon goûter sous la fraîcheur des
arbres. Au retour, dans la voiture qui nous ramène à la maison, nous chantons et nous
nous racontons des blagues.
C’était ce
la ma vie d’avant
: belle et joyeuse. Les petits
–
enfants, avec ou sans leurs
parents, étaient souvent chez nous pendant leurs jours de vacances, des jours de joie et de
bonheur.
Mes yeux remplis de larmes deviennent des rivières. Aujourd’hui j’ai 65 ans.
Je suis
anéantie. Comment un drame si affreux a
–
t
–
il pu survenir
?
Lettre que j’aurais voulu écrire à mes petits enfants.
Une année sans nouvelles, sans vous voir, petits
–
enfants, sans vous embrasser, c’est
une année que je ne souhaite à
aucun grands
–
pa
rents
, surtout lorsqu’on ne comprend pas
la cause de ce silence. Vous nous manquez terriblement. Papi rêve souvent de vous, il a de
la chance quand il dort, mais lorsqu’il se réveille il est tellement désespéré que cela me
console de ne pas à avoir vivre c
ela. Est
–
ce qu’on se reverra un jour
? Est
–
ce qu’on pourra
de nouveau se rencontrer, se parler, se dire qu’on s’aime, vous dire tout ce que représentez
pour nous, vous expliquer quels trésors uniques vous êtes
? Est
–
ce qu’on aura encore la
possibilité de v
ous chouchouter, de rire, de nous raconter «nos secrets» si importants?
19
Malgré ce que vos parents ont pu vous dire, au moins vous, les grands, pourquoi ne
donnez vous pas un petit signe de vie
? Avez vous aussi perdu tous vos souvenirs
?
Comment est
–
ce pos
sible
? Où alors vos parents vous ont tellement menacés que vous
n’osez plus prendre la moindre initiative, ne fut ce que pour un appel téléphonique
?
Benoît et Thomas, vous aviez dix
–
huit et quinze ans lorsque nous nous sommes vus la
dernière fois, à cet
âge on se sent un peu adultes, non
? Et cela arrive parfois de désobéir à
ses parents
! Vous n’étiez pas du genre soumis pourtant. J’ai des frissons et j’ai mal pour
vous, en vous imaginant avec une cervelle si ligotée maintenant
: nous avons tellement
bes
oin de vous
!
Nous sommes coincés, après la lettre de menaces de
Paul
qui se dit prêt à venir
casser tout l’appartement si nous essayons de vous joindre. Cette lettre, cet horrible
torchon, nous a fait peur. Après avoir vécu une scène de violence et de
haine
insupportables, le fameux jour où vos pères sont arrivés tous ensemble pour nous
déverser un chapelet d’injures et d’accusations horribles et invraisemblables, nous n’avons
pas envie de revivre cela. Mais vous, mes petits enfants, comment acceptez vo
us cette
séparation
? Si vous saviez combien de fois j’ai failli vous appeler, juste pour entendre
votre voix
! Seule la peur d’une réaction violente la part de vos parents m’a empêchée de
le faire. Pourtant nous sommes persuadés que la paix, dans notre fa
mille, se fera à travers
vous, avec votre aide. N’oubliez pas que vous êtes nos soleils, notre raison de survie et que
nous vous aimons.
Je vous embrasse très affectueusement
Mamie
mai 2002
Une lettre
de Jean
!
Ta lettre m’a glacé le sang,
Jean
,
elle m’a coupé le souffle, elle m’a fait très mal. J’ai
fermé les yeux en essayant de reprendre des forces : non ! Je n’allais pas craquer ! Mes
yeux se sont remplis de larmes et j’ai eu une si forte envie de hurler.
Je n’ai pas de mots, seulement un vide
qui fait si mal et je me retrouve perdue dans
un désert hostile.
Qui est cet
Jean
qui a le courage de m’envoyer de telles missives
? Qui attend, avec
ses frères, un pardon de notre part, pour des actes terribles que nous n’avons jamais
commis
! Certain
ement pas mon fils, celui que je continue à aimer malgré tout, avec
l’espoir insensé qu’il se réveillera un jour du rêve sordide qu’il vit depuis plus d’un an, un
fils qui m’embrassera en souriant, comme dans le bon vieux temps
:
« Alors, quoi de neuf, ma
man, raconte
! »
Nous reprendrons alors nos conversations, nos potins, nos récits comme autrefois, ils
pourront durer des heures et ce sera bon de te retrouver, mon enfant perdu.
J’arriverai peut être à comprendre comment tu as pu basculer dans ce délire o
rgiaque
et sexuel, à saisir ce qui s’est passé pour que tes frères et vos femmes aient été emportés
20
aussi par cette vague maléfique et destructrice que nous n’avons pas vu venir et de
laquelle nous avons été incapables de vous protéger
!
En attendant, je n
e peux plus avoir le moindre contact avec toi puisque tu as dressé
un mur épais et bien lisse, un mur infranchissable, puisque tu parles aussi un langage que
je ne comprends pas et chacune de tes paroles est un coup de poignard dans mon cœur.
Comment en es
–
tu arrivé là
?
Le temps passe, tes enfants grandissent, vous n’avez pas le droit, Élisabeth et toi, de
nous séparer d’eux. Plusieurs fois nous avons pensé porter plainte
: les flics, le tribunal …
nous avons réfléchi
: vos enfants doivent être suffisam
ment traumatisés comme ça, il ne
faudrait pas les démolir complètement.
J’ai fait des enquêtes pour le tribunal de Marseille, dans le temps. C’était pour des
parents qui se disputaient leurs enfants lors d’un divorce
: les parents avaient chacun leur
versi
on, c’étaient à celui qui raconterait le pire contre l’autre, et les enfants ne sortaient pas
indemnes de cette tourmente. Je n’ai pas envie de traumatiser encore plus mes petits
enfants. Ce n’est pas la peine d’agrandir encore plus ce drame. Un jour, plus
tard, ils vous
demanderont des comptes. Ce sera douloureux, nous ne serons peut être plus là, mais ça,
ce sera votre problème. Je compte sur votre sincérité. A vous de trouver les mots justes
.
En Nouvelle Calédonie,
Paul
, tu aurais parlé de mauv
ais œil, de sort. Au moyen âge
l’accusation aurait été
: sorcellerie. Nous avons pensé à un envoûtement sans être sûr de la
signification exacte du mot, mais le résultat de tout cela reste le même, seul le terme
change.
Endormir la personnalité, l’esprit d
e quelqu’un, le mettre en état de dépendance
totale, en lui changeant même ses souvenirs, tout cela par petites touches, peut
–
être par
l’hypnose, la drogue, les médicaments, surtout les médicaments à base d’herbes, ou par
tout autre moyen, convaincre la pe
rsonne qu’elle a subi des choses horribles ou qu’elle a
été témoin d’actes mauvais dans son enfance, il y a tant d’années…
Après cela, proposer à la « victime » de l’aider en l’enfonçant un peu plus dans ces
souvenirs redoutables, par des techniques hél
as, bien éprouvées, en lui proposant de lire
des ouvrages traitant du « développement personnel». Les librairies sont pleines de ce
genre de bouquins, hélas
!
Donc, si vous voulez retrouver le bien être, il faut découvrir ce fameux secret de
famille, et si
vous avez mal à la tête, mal au dos, si, dans votre enfance vous avez fait pipi
au lit, vous avez saigné du nez ou autres sornettes de ce genre, voilà «l’armada» de ces
faux et très dangereux thérapeutes (sans aucun titre valable, bien sûr), qui vient à v
otre
secours
! Je suppose d’ailleurs que l’aide promise n’est pas gratuite, mais d’ici à proclamer
que c’est justement ce sacrifice pécuniaire qui aidera la pauvre victime à s’en sortir au plus
vite !
21
Oh! mes enfants envoûtés, mes enfants tant aimés, mes
enfants actuellement détruits,
je vous imagine enveloppés dans un grand filet solide où vous vous retrouvez tous
prisonniers, avec vos familles et quelques uns de vos amis, aussi naïfs que vous l’avez été.
Le reste, ceux qui n’ont pas voulu vous suivre dan
s cette voie abominables, vous les avez
laissés de côté
: les traîtres
! Vous ne voulez plus les voir
!
Pendant ce temps vous essayez de retrouver “le droit chemin” dans la souffrance
:
oui, cela fait mal d’abandonner les parents, une sœur, des amis que vo
us aimiez
tendrement, mais le « monstre » vous tient solidement avec ses potions bizarres et
dangereuses, en vous jurant que ce n’est que comme cela que vous pourrez retrouver
votre équilibre psychologique et vous voilà emprisonnés et enchaînés dans ces fi
lets
diaboliques, où vous devenez tous les jours un peu plus soumis, un peu plus désespérés.
Quelle horreur, mon Dieu
!
De notre côté, passé le premier choc, nous voilà partis en guerre. Il faut vous sortir de
là, d’urgence. Mais qui sont véritablement les
ennemis
? Pas vous, mes pauvres chéris,
embobinés comme des idiots.
Pour Jean Marie Abgrall, (psychiatre, criminologue, expert auprès des Tribunaux et
spécialiste de la manipulation mentale)
« Nous sommes tous manipulables, même si le degré de résistan
ce à la manipulation
varie selon les individus et les moments de la vie, que cela soit à l’école, en famille, au
travail.
« Pour obtenir sans contraintes visibles une adhésion et une participation active des
sujets, on utilise des masques séduisants, en s’
appuyant sur les aspirations des personnes
susceptibles d’être intéressées. Ainsi, seront proposés des programmes de développement
personnel, des activités humanitaires, écologiques, commerciales, culturelles et éducatives,
des médecines alternatives. De m
ême de larges emprunts aux diverses religions et
psychothérapies sont susceptibles de séduire un bon nombre d’entre nous, ainsi que
l’ésotérisme.
« Même s’ils en ignorent les théories, ces thérapeutes déviants n’hésitent pas à faire
des emprunts aux techni
ques des psychothérapies. Non contrôlées, accessibles à tous,
chacun de nous en un rien de temps peut devenir psychothérapeute grâce à des
formations payantes proposées par n’importe qui. Nous sommes tous manipulables et
lorsque cette manipulation se fait
coercitive l’individu perd son libre arbitre et se
transforme en marionnette.
« Certaines pratiques de mise sous influence peuvent entraîner des altérations des
processus de pensée, une déstabilisation au niveau des besoins physiologiques et
psychologiqu
es qui renforcent le processus de dépendance et enferment dans un système
de croyance. Aussi, la manipulation mentale n’opérerait que si elle est totalement
22
dissimulée : la victime sera persuadée que toutes ses pensées et décisions viennent
librement d’ell
e.
« Utilisée avec détermination et préméditation dans l’intention de mettre sous
dépendance, la manipulation mentale permettrait une emprise psychologique sur des
individus considérés comme des objets dont on pourrait disposer à sa guise. Ainsi, celui
qui
recourt à la manipulation mentale se garantirait pouvoir, domination psychique et
physique, profits et exploitation financière.
« Au sens large, les psychothérapies regroupent toutes les techniques thérapeutiques
qui visent à agir sur des troubles mentaux
et / ou non verbaux (corporel,
comportementaux) et, d’une manière plus précise, la relation du thérapeute compte bien
plus que la technique retenue.
« D’une grande diversité, qu’elles soient individuelles ou collectives, détournées de
leur finalité, la pl
upart des psychotechniques peuvent être utilisées à des fins de mise sous
dépendance. Ainsi seront utilisées certaines modalité, PNL, analyse transactionnelle,
rebirth, hypnose, sophrologie … dans le but de déstabiliser les sujets par un travail de
remis
e en question de leur représentation du monde extérieur et du monde interne, par
l’acquisition de nouvelles connaissances et d’un nouveau langage, par la fabrication de
certitudes et enfin, de modeler la personnalité grâce à une relation privilégiée établi
e entre
le thérapeute et le patient, où la neutralité bienveillante n’existe pas.»
Guy Rouquet (Président de l’association Psychothérapie Vigilance, article paru dans
le Monde le 24.11.03) écrit :
« Parler et agir au nom des victimes :
–
Paul s‘inscrit à
un stage de développement personnel. En un week
–
end il «accouche
de son âme» et d’un univers délirant dont seul le suicide le délivrera un an plus tard.
–
Isa entreprend des études en psychologie. En suivant une psychothérapie, elle
pense parfaire sa form
ation. Elle y apprend à détester son père et à haïr sa mère.
–
Bob appartient à un corps d’élite de la gendarmerie. Un collègue l’incite à voir un
psy. Un nouvel homme naît, pétri de haine conjugale, qui ne sourcille pas quand son
épouse menace de se jeter
par la fenêtre avec leur bébé dans les bras : «saute si tu en as
envie.»
–
Éric a un cancer. Aux conseils de son fils médecin il préfère ceux de son thérapeute :
«Positive et tu guériras». Il meurt avec cette conviction.
–
L’amie de Jean l’incite à suivre
une thérapie : «tu verras, c’est super».
Le jeune homme devient méconnaissable, il moleste sa mère et s’inscrit à un
séminaire d’évolution personnelle pour trouver son «maître intérieur» grâce à des
breuvages dits sacrés. Astrologue, sa psychothérapeute s
e rend souvent en Amazonie avec
ses «frères et sœurs». Sous prétexte d’initiation à la vie adulte, elle y accompagne aussi des
mineurs.
25
Paul
,
Ta lettre a été accueillie comme un petit rayon d’espoir et je te remercie.
Le chem
in à
parcourir est encore très long et avant de penser à une rencontre
beaucoup de travail reste encore à faire.
Nous prendrons néanmoins contact avec le médiateur que tu souhaites.
Nous ne t’infligeons aucune souffrance,
Paul
. Qui souhaite cela
? La
v
ie s’en charge
déjà, hélas ! E
t nous n’avons pas le choix. Qui a envie d’être malheureux et de rendre les
autres malheureux
?
Nous aimerions comprendre sur quel chemin vous avancez, tes frères et toi, pour
proclamer avec assurance certaines idées et tous c
es mensonges. Nous voudrions le
comprendre parce que nous pensons que la discussion sera possible à partir du moment
où il y aura un tout petit noyau d’écoute, d’explication et de compréhension entre nous.
Ce qui est sûr, c’est que nous continuons à vous a
imer, malgré tout et que nous
voudrions rétablir de bonnes relations comme autrefois.
Mais vous, êtes vous sûrs de le vouloir vraiment
?
« Nous avons eu de la chance dans notre vie, » m’a dit
Pierre
, hier soir;
« Avec le drame que nous vivons
? » Ai
–
je
répondu surprise.
« Nous avons vécu tellement d’années de bonheur
! J’ai une réserve incroyable de
bons souvenirs. »
Pierre
–
la Sagesse, la Bonté, la Douceur,
Pierre
–
le Sage.
Pierre
, ma bouée.
Oui, le deuil n’aurait pas été pire que ce que je vis actu
ellement. Trois fils, trois belles
filles, neuf petits enfants … cela fait un paquet de deuils à vivre. Horrible, déchirant,
inhumain ! On se demande comment on peut survivre à un tel désastre
! Et pourtant il y a
pire
! Il y a des cataclysmes qu’on ne p
eut pas imaginer et même si des survivants
racontent, on partage le récit de l’horreur, on en rêve même peut
–
être, mais on n’arrive pas
à aller au fond du vécu de celui qui raconte.
Nos amis nous entourent avec beaucoup de gentillesse et de prévenance, ma
is
personne, personne ne peut se mettre à ma place, me rejoindre dans le gouffre de douleur
dans lequel je me trouve, c’est impossible. Et pourtant, je remercie Dieu d’être entourée de
tant d’affection.
Nous étions riches d’un très grand trésor. Vous étiez
, pour nous les meilleurs fils du
monde, nous avions une admiration profonde pour tout ce vous entrepreniez, depuis
votre enfance, jusqu’à cet horrible journée de juillet 2000 où tout s’est effondré. Vous aviez
26
tout notre amour, notre confiance, nous étion
s très proches les uns des autres, vous étiez
notre réussite éclatante et beaucoup de gens nous enviaient d’avoir réussi cela. Nous
formions un clan, c’est du moins ce que disaient de nous nos amis qui nous connaissaient
bien. Il ne nous fallait pas de gro
s discours pour se comprendre
: un clin d’oeil, un mot, un
regard, un sourire suffisaient. Plus tard, lorsque vous vous êtes mariés, c’était un bonheur
de vous retrouver souvent et de voir grandir vos enfants. Vous avez tout démoli, quel
gâchis
!
Si vous é
tiez tous morts, je remplirais la maison de vos photos pour vous revoir et les
souvenirs seraient là avec moi et je me dirais
: ici, c’est
Sylvain
, c’était le plus difficile à
prendre en photo. Ce jour là j’ai été plus rapide que lui, avant qu’il ne tourne
la tête. Nous
étions à côté de Neuchâtel, sur un pont. C’était l’époque où il avait décidé de suivre une
formation dans une école agricole en Suisse et dès qu’il apercevait un tracteur ou un engin
pour les travaux des champs, il faisait le fou.
Lors de ce
voyage, nous avions visité le petit village de Gruyère, qui a l’air de sortir
tout droit d’une carte postale, avec sa grande rue, ses vieilles maisons décorées de fleurs,
d’enseignes et de drapeaux suisses, ses boutiques à touristes, ses restaurants. Aprè
s le
village il y a le château, une belle bâtisse que nous avions visitée. Tout autour les
montagnes sont majestueuses, ça et là, entre les forêts, on aperçoit quelques villages. La
région est vraiment splendide. Nous étions comme des enfants, heureux d’êt
re en
vacances, de se régaler d’une bonne fondue, d’entendre cet accent suisse qui nous faisait
rire, d’écouter
Pierre
nous raconter comment tous les jours, pour garder cette belle couleur
verte dans la nature, on versait sur les champs et les montagnes de
s seaux de peinture
verte. Il n’en finissait plus de nous donner des détails et nous de rire. Nous avions
continué à nous amuser lors de la visite à la fromagerie de Gruyère.
Pierre
déchaîné, nous
avait longuement expliqué que si le fromage avait de trous
c’était parce que, à un certain
moment, on lâchait plein de petites souris affamées dans les caves de la fromagerie…
Avant de nous apercevoir qu’il n’y a pas de trous dans le Gruyère suisse
!!!
J’aimerais bien regarder les photos de
Paul
et
Sylvain
, to
us les deux barbus qui
tiennent dans leur bras leur premier bébé et l’embrassent
: même geste tendre à plusieurs
années de distance. On imagine en souriant la grimace de Benoît et de Cécile
noyés sous la
barbe de leur papa !
Il y aussi cette belle photo de
Noël, où
Manon
tient dans ses bras une poupée.
Lorsque vous étiez jeunes, nous étions souvent chez mes parents pour les Fêtes. Cela nous
donnait l’occasion de nous réunir avec mes sœurs
, mon frère
et leurs familles. C’était
tellement drôle de voir nos enf
ants qui arrivaient à comprendre leurs petits cousins malgré
l’italien, l’espagnol et le français
! La grande maison familiale était remplie de rires, de
chants, de cris, de cavalcades dans les escaliers et les couloirs
: c’était un peu la foire
d’empoigne
, mais il faisait tellement bon se retrouver !
Je regarderais aussi avec bonheur la photo
de Jean
et de
Sylvain
entourés de pigeons,
devant le Duomo de Milan. Plus loin revoilà
Jean
sur notre premier bateau, l’Arlette. Il
doit avoir 9/10 ans.
Pierre
lu
i avait confié la barre. Il regarde l’horizon, en bon marin et
semble très absorbé par son travail de capitaine provisoire. On ne l’entend pas, mais je sais
qu’il chantonne, heureux.
Il y a tellement de photos, je pourrais remplir une bonne partie des murs
de notre
maison
: vous adolescents, photos de vacances
: à la montagne, en bateau, au ski … photos
de vos compagnes, de vos mariages, de vos enfants…
Mais mon cœur est tellement triste et malmené que je ne peux pas revoir tous ces
bons souvenirs
: je
laisse les photos dans leur tiroir, je pleure et tout s’embrouille
!
Dans une quinzaine de jours la SNIM (Semaine Nautique Internationale de
Marseille) va commencer. Je suppose que
Pau
l
viendra régater avec ses deux copains,
comme tous les ans. Autref
ois, c’était bon de vous héberger tous les trois,
Paul
. Nous
restions à quai mais nous étions en mer avec vous, en même temps. Et lorsque vous
rentriez, le soir, que de rires et de blagues et de récits sérieux autour d’une des bonnes
bouteilles que vous
aviez toujours en réserve
!
Cela me fait penser,
Paul
, au temps où tu construisais Tara, ton voilier.
Au début, tu passais souvent de longues périodes à la maison avec
Manon
, en
attendant de trouver un appartement jusqu’au moment où vous pourriez enfi
n vivre sur le
bateau. Ses parents ne voulaient pas te voir, tu n’étais pas assez bien pour leur fille, tu
n’avais pas de diplôme de grandes écoles… Papa et moi faisions des efforts pour ne pas
exploser devant vous qui n’y étiez pour rien, mais notre idé
e sur ces gens qui ne savent
pas juger avec le coeur nous écoeurait. Nous réconfortions alors
Manon
avec toute la
tendresse et l’amour que nous lui portions et elle disait souvent qu’elle avait trouvé une
famille qui l’aimait.
Après la naissance de Benoît
, en sortant de l’hôpital, vous vous êtes installés sur la
bateau qui était encore un chantier, mais
Paul
avait réussi à faire un semblant de cabine
pour son bébé, avec des rideaux qui le protégeaient des courant d’air
!
L’automne, cette année là, était
doux et le bébé avait le temps de s’habituer à sa
nouvelle maison avant le grand départ, c’est du moins ce que disaient ses parents.
Nous pouvions vous voir depuis la maison et nous avions alors mis au point un
système de communications marrant. Le télép
hone portable n’était pas encore inventé,
mais vous aviez une cabine téléphonique près de chez vous. Lorsque nous avions un
message important pour vous, je sortais sur la terrasse un grand drap orange
: cela voulait
dire
: téléphonez
! Et ça marchait. Ce m
oyen de communication a été très efficace jusqu’au
jour de votre départ.
Cette année,
Paul
, durant la semaine de la SNIM je vais ressortir ce drap orange
: si
tu participes aux régates, si tu es en mer, est
–
ce que cela t’aidera à te réveiller un peu?
28
Hier, une amie est venue me voir et nous avons, entre autres, parlé de l’auto stop.
Cela m’a fait penser à de bons souvenirs, à tous ces voyages que j’entreprenais au moins
une fois par mois, pour venir vous voir,
Jean
et
Sylvain
, lorsque vous étiez ét
udiants. Je
partais seule de Marseille avec ma 4L et je prenais toujours quelqu’un en stop, en me
disant que le voyage allait être moins long si je pouvais bavarder et si par malheur je
crevais, j’aurais de l’aide. Je n’ai jamais crevé, restent les souveni
rs de discussions drôles
ou très sérieuses.
Ma première étape était chez toi,
Jean
. Je me réjouissais de te revoir. Tu étais
tellement perdu et triste loin de la maison
! Tu me faisais connaître tes amis et ta ville avec
ses forêts aux alentours, si den
ses et belles, la blancheur des Alpes en hiver, et la beauté
des paysages en toute saison.
Plus tard, lorsque
Sylvain
a aussi commencé son école à Cernier, je venais vous
chercher et souvent ma voiture prenait la direction de Lugano. Vous vous en souvenez
?
Nonna heureuse de nous voir, nous gâtait. Quelque part, moi aussi, je me retrouvais en
enfance. Parfois, nous avions des réactions de gosses, tous les trois
! Vous vous souvenez
de nos éclats de rire
? C’était le bonheur… qui durait jusqu’au dimanche s
oir. Retour chez
vous et le lendemain je reprenais la route vers Marseille.
Je m’offrais souvent le luxe de rentrer par le chemin des écoliers. Je découvrais
émerveillée des petites routes magnifiques qui m’amenaient vers le sud, des châteaux qui
me donnai
ent envie de revenir pour les visiter tranquillement en été avec papa et, en
arrivant vers la Provence, une quantité incroyable de champs bleus de lavande en juillet.
Souvenirs aussi d’un week
–
end où, après avoir partagé un pique nique délicieux
dans une b
elle forêt vous m’avez fait la surprise de m’emmener visiter une petite ville
médiévale toute proche où il se déroulait une fête folklorique.
Souvenirs de petits restaurants, de balades, de rires, d’angoisses… te souviens
–
tu,
Jean
, le jour de ton pr
emier examen
? La course folle à travers Lausanne que nous
connaissions mal, l’heure qui tournait, les embouteillages … et l’arrivée tout juste à
l’heure
? !
Et lorsque tu as décidé de te marier, souviens toi,
Sylvain
, de notre rencontre avec ta
nouvelle
amie. Nous avions fait le voyage, papa et moi, car tu nous avais annoncé ton
envie de te marier avec Annie, rencontrée seulement trois mois auparavant. Tu étais très
jeune et ta décision nous avait surpris. Nous avons bien bavardé sur l’amour, le mariage,
l’engagement … et la vie, dans une ambiance chaleureuse. Le soir, nous avons fêté votre
décision dans un excellent petit restaurant.
De tels souvenirs, j’en ai une montagne
: joie d’être ensemble, un peu en vacances,
même si cela ne durait que l’espace
d’un week
–
end, souvenirs de balades, de petits
villages que nous découvrions ensemble, de vallées, de forêts, de bons repas, le tout
enveloppé d’une grande tendresse, d’amour.
Pendant ce temps,
Paul
et
Manon
naviguaient. Vous étiez loin, mes enfants et
tes
beaux
–
parents,
Paul
, se sont rapprochés de nous
: nous les voyions de temps en temps. On
33
Nous avons éclaté de rire et immédiatement d’autres rires se sont fait entendre
: il y
avait vos amis aussi et derrière les portes presque fermées, vous attendiez notre ré
action.
Heureusement nous étions nombreux pour remettre tout en place, mais quel boulot
et quelle belle pagaille !
Il nous arrive de rire encore, parfois, mais rien n’est plus comme avant. La maison est
devenue bien calme et triste et nous essayons de surv
ivre au mieux.
Nos vieux amis fidèles nous entourent avec beaucoup d’affection et nous avons de
nouveaux amis qui sont au courant de notre drame, qui partagent notre tristesse et avec
lesquels nous faisons d’autres rencontres, d’autres projets et c’est bie
n ainsi.
Enfants, impossible de vous effacer de notre cerveau, vous êtes tellement présents
dans nos pensées
! J’ai l’impression de vous croiser mille fois dans la rue, à travers une
silhouette qui pourrait être la vôtre, une coupe de cheveux qui de loin p
ourrait vous
appartenir, un geste ou une façon de marcher, un sourire, la manière de s’habiller ou bien
c’est un enfant en qui je retrouve les yeux d’un de vos enfants le même regard coquin ou
sombre ou heureux, un enfant qui rit ou fait un caprice ou un g
rand câlin, et me voilà
transportée à côté de vous, comme dans le bon vieux temps.
Si vous n’étiez pas là, je pourrais dire que j’ai de la chance, ma vie pourrait être
heureuse et paisible, avec un mari sympa et ouvert avec qui je suis bien, parce que, mal
gré
toutes ces années vécues ensemble, nous avons encore tellement de choses à découvrir et à
partager et puis avec
Manon
, qui nous est si proche. Nous pourrions bien vivre cette
vieillesse qui arrive doucement, sans avoir besoin de faire des choses extrao
rdinaires, mais
simplement en profitant d’être ensemble dans la joie.
Quelque part la trajectoire a dévié, il y a eu un déraillement inattendu, avec des
bruits de ferraille, des cris de douleur, des blessures qui n’arrivent plus à cicatriser … et
beaucou
p de douleur. Et nous sommes là, perdus, hébétés, nous avons peur, nous n’avons
plus d’espoir.
Comment et dans quel état allons
–
nous continuer notre chemin, et surtout quelle
route choisir
?
J’ai rencontré quelqu’un dont le nom correspondait à la person
ne qui était devant
moi, mais ce n’était pas mon fils qui m’accueillait.
Jean
, où était ton sourire, ton bonheur
de nous revoir
? Tu me faisais penser plutôt à un juge venu entendre notre défense, mais
le coupable c’est toi. Tu voulais nous revoir pour
parler, tu nous as dit combien tu avais
souffert, combien cela allait mieux maintenant.
Papa t’a répondu que nous mourrons tous les jours un peu, que nous vivons une
agonie terrible, que toi et tes frères vous nous avez insultés ignoblement et, bien sûr, n
ous
n’avons pas pu nous taire sur l’accusation de pédophilie. Papa t’a demandé si tu savais la
signification exacte du terme, que lorsqu’il y a quelque chose de ce genre qui arrive dans
une famille on parle plutôt d’inceste
! Mais voilà que cette foi
–
ci te
s souvenirs ont changé,
34
jamais ton père ne t’as touché, il s’agissait de tes frères.
Paul
a toujours soutenu qu’il était
en colère contre nous a cause de ce que nous vous avions fait, et que s’il était avec ses
frères c’était par solidarité
! Alors
? Ou
i, il fallait demander à
Sylvain
.
Revenons à toi,
Jean
.
Tu as déclaré avoir raconté à tes enfants, il y a deux ans, combien papi était
dangereux, parce que pédophile. Ensuite vous avez dû, Élisabeth et toi, les amener chez
un pédopsychiatre, car vous le
ur aviez expliqué cela un peu brutalement. Et maintenant tu
t’embrouilles, tu ne sais pas vraiment, non, papi n’est pas pédophile, mais pour le moment
tu n’as pas envie de le dire à tes gosses.
Jean
, tes phrases sont incohérentes et confuses,
nous n’arr
ivons pas à te comprendre, on sent la manipulation. Pourquoi as
–
tu désiré nous
revoir ? Papa souffre, tu n’as pas le droit de traiter ton père ainsi. Ma souffrance devient
rage et puisque nos paroles n’arrivent pas à traverser l’épaisse couche de ton cerve
au
endormi, j’ai une envie difficilement contrôlable de te gifler à toute volée, de te secouer, te
rouer de coups, te voir par terre, pour essayer de te réveiller enfin ! Je réalise bru
squement
que tu mesures 1,85m. E
t je me sens toute petite.
Tu es lament
able et tes frères aussi. Mes trois fils sont pitoyables, j’ai des envies de
meurtre ! Qu’on en finisse un jour, je n’en peux plus !
Quelle douleur nous avons, devant un tel agilement, et cette accusation aussi terrible
et fausse
! Comment pourrons nous re
trouver un jour ? Dans quel état d’esprit vont être
les petits enfants ? Quels dégâts avez
–
vous fait
! Bravo mes trois garçons
! Vous êtes, hélas,
médisants, malfaisant, cruels et sans coeur. J’ai perdu tout espoir devant cette situation
épouvantable et mo
n chagrin est violent.
Je vais vous dire une chose horrible
: je ne souhaite plus vous voir. Allez au diable.
Vous, mes enfants, vous semez la discorde, la haine, la rancoeur, la merde
! S’il existe une
justice, un jour vous paierez et ce sera bien fait, v
ous l’aurez mérité
!
Et voilà que maintenant si papa n’est plus pédophile, vous nous accusez de
maltraitante.
« Dis
–
moi, ai
–
je dit, explique
–
toi, donne
–
moi un exemple
! »
« Tu n’es pas en mesure d’entendre. »
Voilà la réponse. Nous avons pataugé un bon mo
ment entre tes phrases vides de
sens et nos efforts pour essayer de t’amener à nous comprendre. Tes réponses étaient des
phrases toutes prêtes que tu débitais comme un bon élève qui a bien appris sa leçon.
J’avais déjà eu la même expérience avec
Sylvain
. Au
bout de cinq minutes j’étais partie,
cela ne valait pas la peine de tourner en rond inutilement. Cette fois ci, il y avait aussi
papa qui est bien plus patient que moi et si je suis restée, malgré mon envie de fuir, c’est
parce que j’avais une ombre d’esp
oir d’un petit déblocage de la situation. Hélas
!
Tu n’as pas su répondre non plus, lorsque nous t’avons demandé comment tu en
étais arrivé à nous accuser de n’importe quoi.
« J’ai beaucoup travaillé sur moi même ».
Nous n’avons rien pu savoir de plus.
Jean
, pour esquiver les réponses tu es très fort, mais ce n’est pas comme cela que
nous pouvons avancer, si nous voulons nous retrouver un jour, et ta demande de nous
revoir nous avait laissé espérer un petit pas en avant.
Tu as continué à parler avec des
grandes phrases creuses et de ton monde globuleux
tu nous envoyais des messages incompréhensibles pour nous qui n’avions pas de
décodeur.
Toi, tu étais l’accusateur, l’innocent, à nous d’encaisser le reste. Nous étions des
parents qui ne vivaient que pour
la galerie, pour une façade, pour montrer aux amis, aux
voisins et au monde entier que nous étions une famille bien.
QUI
vous a mis cela dans la
tête
?
Jean
, où as
–
tu enfoui tes bons souvenirs
? Ton rire, ta complicité, tes chants, tes
gestes tendres en
vers moi, ton bonheur d’être avec papa
?
Jean
, ce n’est pas possible une
horreur pareille !
Jean
, réveille toi
! Comment t’aider et aider tes frères
?
Jean
, au secours
!
Je me suis réveillée en pleurant, ce matin. Pendant toute le nuit j’ai ess
ayé de relire
notre rencontre d’hier. Le seul point positif : ton coup de fil,
Jean
. Tu souhaitais nous
revoir. Je me demande pourquoi. Nous ne parlons plus la même langue depuis longtemps
et les seules fois où nous avons essayé de communiquer, que ce s
oit par lettre, par
téléphone ou lors d’une rare rencontre, nous sommes rentrés avec un tel vide dans le
cœur, une telle peine, un tel désespoir
!
Hier j’avais devant moi une «enveloppe
de Jean
». Dès que cette enveloppe a
commencé à parler je me suis de
mandée qui était cette personne qui me rappelait
tellement mon fils, mais qui ne lui ressemblait pas du tout dans les propos qu’il tenait.
Jean
, as
–
tu souffert, dans la vie
? OK, mais qui a une vie rêvée, sans problèmes?
Aucun parent au monde ne peut pr
otéger de cela son enfant et chaque individu a des
ennuis, des soucis, des moments de tristesse
: la vie n’épargne personne, crois
–
moi. Même
les parents les plus aimants ne peuvent rien faire
! La preuve!
C’est n’est pas la peine de nous accuser. Vous non
plus vous ne pouvez pas garantir
à vos enfants une vie sans souffrance
! Et lorsqu’on arrive à traiter ses parents comme des
chiens, c’est de la démence pure et de la méchanceté gratuite. Quelle montagne de mal
vous nous faites
: pour RIEN
!
Et puis il y
a eu ce grand éclat de soleil
: une petite voix qui disait
:
« Allô, mamie c’est Cécile! »
Comment décrire ce grand bonheur qui m’a enveloppée, cette joie, cette tendresse…
Depuis longtemps je pensais, j’espérais un signe de Cécile. Benoît et Thomas so
nt trop
manipulés par leurs parents et les autres grands
–
parents. Cécile est la plus âgée du reste
de «la troupe». Nous avions des liens privilégiés, elle me racontait ses petits secrets, nous
bavardions beaucoup toutes les deux
36
Et voilà, elle était à l’au
tre bout du fil
! J’aurais aimé la serrer dans mes bras, la
couvrir de baisers.
« J’ai une carte téléphonique, je suis dans une cabine »
Nous sommes dit des choses tendres, des mots d’amour, de bonheur. Les mêmes
mots qu’elle a redit à son papi.
Donc, ell
e nous aimait toujours, donc nous n’étions pas d’infâmes grands parents,
puisqu’elle avait eu envie de nous appeler
: on n’avait pas réussi à la manipuler
!
« J’aimerais tellement te revoir, ma Cécile »
!
« Moi aussi
! »
Je n’ai pas posé de questions, ce n
’était pas encore le moment. L’important était de se
redire notre affection, notre amour, notre joie.
Elle rappellera, j’en suis sûre.
Quel cadeau ! Nous avons pleuré de joie.
Il y a des jours où je vous aime profondément. Il y a des jours, où je vous h
ais, mes
pauvres chéris. Je me reproche de ne pas vous avoir assez protégé du grand méchant loup
qui vous a englouti, cette horrible et méchante bête qui a su si bien se déguiser pour mieux
vous appâter, ce monstre, cette boule de Mal qui a su vaincre vos
résistances et celles de
vos femmes. A moins, qu’elles n’aient servi d’appât et qu’elles se soient laissées prendre
en premier
?
Je me demande jusqu’à quel point, jusqu’à quel âge vos enfants vous suivront,
quelles souffrances, à cause de tout cela, ils de
vront encore subir. En attendant, je suis
pleine d’admiration pour la démarche de Cécile. Nous ne nous sommes pas parlé
longtemps pendant cette communication téléphonique, mais il y a eu tellement d’amour,
dans nos phrases, tellement d’émotion, de joie
!
D
onc, le Mal n’a pas de prise sur elle, puisque sa démarche était
Manon
et décidée.
Elle doit aussi se poser des tas de questions par rapport à cette situation absurde et cruelle.
Elle était souvent chez nous (mais les autres petits enfants aussi), nous all
ions souvent
chez son père et ses oncles, et elle doit bien se rendre compte de l’absurdité de cette
situation. L’autre jour, elle voulait nous entendre, se rassurer de notre amour, nous dire
son envie de nous revoir.
Maintenant, nous sommes dans l’attente
. Mille projets ont germé dans ma tête : la
voir en cachette, l’enlever pendant une ou deux heures, l’embrasser, lui dire combien nous
sommes fiers d’elle, savoir comment elle vit tout cela et parler, tout simplement comme
autrefois.
Nous sommes sûrs que l
a réconciliation (si cela peut se faire un jour !) viendra par les
petits enfants et Cécile a un grand rôle à jouer. Il faut simplement calmer mon impatience,
laisser faire le temps. Courage !
37
Maintenant nous sommes retombés dans la routine. Pas question
d’appeler Cécile,
nous ne voulons pas qu’elle ait des problèmes à cause de nous. Dur à vivre. Nous avons
retrouvé notre nuage noir qui nous ôte toute visibilité. Et pourtant, dans cette obscurité il y
a une petite lumière qui brille, nous savons que Cécil
e nous aime et cela fait chaud au
coeur et nous donne de l’espoir. En parlant d’elle,
Pierre
dit que nous sommes devant une
grande maison fermée, mais au deuxième étage il y a de la lumière et une fenêtre est
ouverte, malheureusement il nous manque l’échel
le pour monter
!
Nous avons été voir le puy de l’association “Contexte et Réseau”.
Paul
nous avait
demandé dans une méchante lettre de prendre un premier contact, si nous étions d’accord,
pour qu’on puisse éventuellement se revoir mais avec un médiateur
. Au bout de trois
mois, on nous a enfin proposé le rendez vous d’hier mais sans
Paul
.
La personne qui nous a reçu n’avait visiblement jamais entendu parler d’une
situation pareille. Elle nous a posé beaucoup de questions et nous a demandé de revenir
da
ns une dizaine de jours.
Entre temps nous avons pris de contacts aussi avec l’association GEMPPI, association
qui lutte contre les sectes. Ce matin c’était le jour de permanence et nous avons rencontré
une maman qui vit exactement la même histoire avec se
s deux filles. Ici, le son de cloche
était vraiment différent. Ils sont au courant de toutes ces déviances qui détruisent les
familles. Cela fait du bien de savoir que nous ne sommes pas les seuls à vivre ce
cauchemar. Nous avons ainsi appris qu’une nouvel
le vague de pratiques thérapeutiques
nous arrive des États
–
Unis, et les ravages causés là
–
bas sévissent actuellement en Europe,
en France en particulier. Il y aurait plusieurs familles touchées comme nous, rien qu’en
Provence.
Les méthodes employées par ce
s faux thérapeutes varient et se recoupent. Elles sont
diaboliques
: il s’agit de faire croire à des patients adultes que leur mal
–
être et les
difficultés qu’ils rencontrent dans leur vie sont dus à des traumatismes anciens et jusque
–
là totalement refoulés
, généralement d’abus sexuels de leurs parents, pendant leur petite
enfance. Et si les patients n’en ont aucun souvenir, c’est que les abus étaient très graves et
ont été totalement occultés. La thérapie en sera d’autant plus longue, puisque le souvenir
n’
existe pas
!…
Cela nous a fait froid dans le dos. Comment se défendre dans ce cas, comment
récupérer nos fils
? Nous n’arrivons même pas à savoir quelle thérapie ils suivent
!
Je prends de plus en plus conscience du temps qui dévale les escaliers des jour
s et je
me demande quand nous réussirons à embrasser de nouveau nos petits enfants.
Embouteillage monstre dans la ville
: une manif contre Le Pen me barre toutes les
routes pour rentrer à la maison. Je décide de prendre l’autoroute du Littoral mais pour
38
cela je dois aller jusqu’à l’Hôpital Nord, si je veux trouver une voie libre. Me voilà donc
sur l’autoroute qui va vers Aix.
Combien de fois ai
–
je pris cette direction pour venir te voir,
Sylvain
?
Je pourrais conduire les yeux fermés
: Aix, puis le grand t
ournant, direction
Manosque… Je passe le pont Mirabeau. Là, il y a des siècles, lorsque nous nous aimions
encore, nous nous étions arrêtés avec papa, toi
Sylvain
et ta femme, à la recherche d’une
ferme. L’endroit était beau, après le village il y avait de
s champs et au milieu une ferme en
mauvais état. Naturellement notre imagination galopante faisait plein de projets. Personne
à qui demander s’il y avait quelque chose à vendre. Je me souviens être retournée le jour
suivant, un lundi, pour le demander à la
mairie. Non, ils n’étaient pas au courant d’un
projet de vente. Quelqu’un m’accompagnait, je ne me souviens plus qui était avec moi.
Mais continuons
: après Mirabeau la vallée s’élargit, la Durance se croit un grand
fleuve et s’étale magnifiquement dans u
n large virage, avec une plage. J’ai toujours rêvé
de m’y baigner en été, cela reste encore à faire. On voit la chaîne des Alpes de Haute
Provence et c’est de là qu’on peut admirer, lorsqu’on arrive de Marseille, les premières
neiges en hiver
: c’est sompt
ueux
! J’oublie de dire combien ce paysage est beau en toute
saison, avec les couleurs tendres du printemps, la lumière crue de l’été et les teintes du
«bouquet final» de l’automne
! La Durance nous accompagne tranquillement, tout au long
de la route, en t
raînant en boucle selon les lieux, en changeant de couleur selon l’état du
ciel. On sort enfin de l’autoroute, après, c’est juste à côté, une petite route, anciennement
nationale, à la retraite depuis qu’un tracé plus large et plus importante à été mis en
place.
Nous voilà sur le vieux pont, la maison est juste après le tournant.
Les cris de joie des enfants, les bisous, les rires, une porte qui s’ouvre, le sourire
d’Annie, à moins que ce ne soit le tien,
Sylvain
… Nous voilà heureux.
Une visite aux chèvres
, un regard à la fromagerie, ensuite il faut suivre la petite
troupe qui doit nous montrer tellement de choses dans le jardin ou dans leurs chambres.
La bonne odeur du repas nous rassemble à la cuisine où les récits des uns et des autres se
mélangent. Aprè
s le repas y a encore mille choses à voir
: les champs, les prés, les arbres,
les oliviers, les oies, les lapins, les fleurs…
Une grande tristesse m’envahit aujourd’hui, je suis très tentée de continuer la route,
de faire une surprise aux enfants
: comm
ent vais
–
je être accueillie
? Seule la peur de cette
inconnue me raisonne, je rentre à la maison comme prévu, hélas
!
Et voilà
: on a sonné à la porte,
Pierre
a ouvert. J’ai entendu
:
« Entre ».
C’était
Paul
. Surprise.
J’ai eu très mal, tous mes sent
iments se sont complètement bloqués, anesthésiés.
Je ne pouvais pas dire un mot, je regardais ce garçon, mon fils, autrefois si aimé et je
me demandais
:
39
« Est
–
ce que tu souffres
? Est
–
ce tu arrives à l’aimer encore
? Est
–
ce qu’il te fait pitié?
Horreur
?
Peine? Mais réponds moi, bon sang
! »
Je n’éprouvais RIEN. J’étais de marbre. Et plus je m’énervais pour savoir comment
réagissaient mes sentiments, plus je me bloquais.
Comment lui, notre bourreau le plus acharné, celui qui criait par la terrasse et qui
a
écrit à plusieurs personnes :
«
Pierre
est pédophile et sa femme complice »
Celui qui nous a interdit d’écrire à ses enfants, ne fut
–
ce que des vœux pour leurs
anniversaires, sous peine de venir « tout casser dans notre appartement », en ajoutant et en
s
oulignant que c’était une menace, celui qui nous faisait peur, car depuis le fameux jour,
nous le sentions prêt à tout pour nous faire du mal, comment pouvait
–
il arriver sous une
apparence calme, sonner à la porte et entrer chez nous
?
Tranquillement, sans
un mot, depuis tout ce que nous vivons depuis deux ans,
Paul
,
«qui passait dans notre quartier» voulait savoir pourquoi le psy ne nous avait pas
convoqués tous ensemble, pour s’expliquer. Il semblait contrarié, mais n’a pas fait de
commentaires lorsque
Pierre
lui a dit que nous avions suivi sa demande et que c’est le psy
qui en avait décidé ainsi.
La conversation était très difficile,
Pierre
aurait voulu avoir des nouvelles des
enfants. Les «ça va» laconiques de
Paul
ne nous ont pas donné envie de co
ntinuer cette
longue liste de demandes qui nous brûlaient les lèvres. Je regardais mon étranger de fils
en essayant de le retrouver, ne fut
–
ce que par un geste, un mouvement de la tête, quelque
chose mon Dieu, n’importe quoi
!
Je ne l’ai pas reconnu.
Il e
st parti en nous disant
:
«Lorsqu’on se retrouvera pour discuter, il faudra faire des concessions.»
Pierre
n’a pas répondu. J’ai eu peur d’une réaction violente de la part de cet individu
et j’ai dit :
« Bien sûr ».
Mais je n’en pensais pas moins
!
Penda
nt plusieurs heures après le départ de
Paul
je ne comprenais pas pourquoi je
n’arrivais pas à avoir la moindre réaction, après sa visite. Je continuais à me sentir de
glace, insensible.
Pierre
ne disait rien mais je le sentais complètement démoli, une f
ois de
plus. J’aurais voulu lui passer un peu de ma froideur, mais comment faire
?
Dans l’après midi, en longeant le Vieux Port, je regardais toutes ces personnes
occupées à nettoyer les bateaux, à contrôler les voiles, à frotter, à ranger… C’est là que
tout
a basculé
! Un désespoir immense m’a envahie. Comment oublier toutes ces années
pendant lesquelles
Paul
construisait son bateau. Nous avons alors partagé son bonheur
devant ce rêve fou, ses angoisses, ses découragements, ses victoires
!
Quelle fie
rté et quelle joie, bien que teintées de mélancolie à cause de la séparation, le
jour de son départ
! Il avait tenu bon, il avait réussi
! Champion,
Paul
!
Lettre à
Jean
Merci de ta lettre. Comme toi,
Jean
, lorsque tu as reçu mon écrit, j’ai réa
gi aussi avec
colère à ta missive mais en la relisant plus calmement, j’en retire aussi un côté positif
: je
sens que nous avons tous les trois
–
toi, papa et moi
–
besoin d’éclaircir notre histoire.
Le problème entre nous, as
–
tu dit, est que tu as souffe
rt dans ton enfance d’une grave
maltraitance. Mais tu n’as pas voulu t’en expliquer
: « Vous n’êtes pas en état de
comprendre », t’es
–
tu contenté de dire. Comment veux
–
tu que nous puissions «trouver un
nouveau chemin de dialogue », selon tes dires, si tu
refuses de t’expliquer et te retranches
derrière des mots ronflants dont apparemment tu ne connais pas bien le sens. Sais
–
tu ce
qu’est la maltraitance grave
? Comment oses
–
tu te plaindre de maltraitance
? C’est une
insulte vis à vis des enfants qui sont vr
aiment maltraités. Tant que tu n’auras pas mis noir
sur blanc ce que tu nous reproches, des faits précis
–
et non pas ce que tu penses avoir été
la cause de notre manière d’agir ou la façon dont tu interprètes nos motivations
–
tout
dialogue et tout rappro
chement me paraît impossible.
Tu oublies un peu facilement le désastre que tu nous as fait subir
: nous priver de
tout contact avec nos enfants et nos petits
–
enfants et de surcroît après des accusations
graves dont tu ne nous as pas semblé particulièrement
convaincu la dernière fois que nous
nous sommes vus, et qui seraient donc calomnieuses. Tu fais peu de cas de notre
souffrance, elle ne semble pas te concerner, et tu attends de nous un pardon pour des faits
que nous n’avons pas commis. Tu m’as accusée fo
rmellement d’être complice de la
«pédophilie» de ton père, et je sais bien, moi, que ce n’est pas vrai. Tu m’as reproché
formellement de ne pas t’avoir aimé et de ne pas savoir te regarder « avec les yeux du
cœur ». Et tu m’as jetée à la poubelle, tu m’as
reléguée dans le compte pertes et profits, tu
m’as poignardée dans ce qui m’était le plus cher
: l’amour pour vous, mes enfants. Tu as
agi vis à vis de moi sans aucune pitié, sans aucune compréhension, sans aucun sentiment
Tu as jugé sans aucune complaisan
ce et posé ton ultimatum
: nous n’avions qu’à plier ou à
crever. Tu as décrété ta vérité sans même envisager que tu pouvais aussi te tromper, tu as
appliqué ta sentence sans laisser parole à la défense. Tu as tout interprété avec la plus
grande malveillanc
e. Et pour donner plus de poids à tes accusations, il a fallu que tu
“oublies” complètement ton enfance
: effectivement, si tu avais gardé de bons souvenirs,
cela t’aurait obligé peut
–
être à conserver un reste d’affection pour nous et à ne pas jeter aux
or
ties tout ce qui avait été ta vie. Et même si je me suis trompée dans ma façon d’être avec
vous, même si, sans le vouloir, je t’ai fait souffrir, je t’ai toujours traité avec amour.
Tu es père à présent, et tu peux comprendre l’intensité de l’amour que l
‘on peut
porter à ses enfants. Honte à toi,
Jean
! Imagine ce que tu ressentirais si tu ne pouvais plus
les voir
!
Paul
nous avait demandé de prendre contact avec un psy pour essayer une tentative
de dialogue. Avec espoir, nous avons obéi et l’avons
rencontré trois fois. Ensuite ce psy
41
demandé à voir
Paul
, mais apparemment la porte s’est refermée. Demande à ton frère
comment cela s’est passé, nous, nous n’en savons rien.
Jean
, lis cette lettre au premier degré, comme elle est écrite. N’essaie p
as de te
demander pourquoi j’écris ce que j’écris. Je t’écris ce que je sens sans aucune arrière pensée.
Si tu ne veux pas entendre ma vérité, inutile de faire semblant de vouloir un dialogue.
Encore une fois, mets tes griefs noir sur blanc, mais des vrais
griefs
: quand tu nous dis par
exemple que nous avons agi uniquement pour la galerie, c’est une interprétation, une
lecture du passé que vous avez faite sans qu’elle soit étayée, et sans que nous puissions la
comprendre. De quel droit nous juges
–
tu
? Qui
es
–
tu pour le faire et d’où le fais
–
tu
? Que
me reproches
–
tu
exactement
qui soit tangible
? Cette clé nous manque pour ouvrir un vrai
dialogue.
Et ne me dis pas que tu nous a déjà tout dit
: je ne comprends pas ta façon de
t’exprimer, tu es plus occupé à
m’expliquer ce que je pense qu’à me dire ce que tu ressens.
A bientôt, je l’espère de tout mon coeur.
Combien de temps encore
?
Cette question revenait souvent lors de nos longs trajets en voiture pendant les
vacances, ou pendant les balades en montagn
e.
On posait la question en riant, c’était devenu un passe
–
temps.
« Deux heures », était invariablement la réponse de
Pierre
, mais on savait que cette
mesure de temps n’avait aucune valeur
: on pouvait aussi bien arriver dix minutes ou
quatre heures plus
tard, peu importe. Cela était devenu un jeu, on en riait, on en rajoutait,
c’était à celui qui dirait les choses les plus drôles.
Aujourd’hui, je vous pose la même question mais le ton a changé, la phrase est très
sérieuse et angoissée, cela veut dire to
ut d’abord
: est
–
ce que nous arriverons à nous
expliquer sur le fond, un jour, est
–
ce que nous saurons être attentifs pour bien saisir les
questions des uns et des autres pour qu’on puisse se répondre avec clarté et se
comprendre vraiment
? Cela est indisp
ensable si nous voulons retrouver la joie de nos
rencontres d’avant.
Ces réflexions sont suivies immédiatement par une autre question très sérieuse
sévère, grave, inquiétante, demande qui n’a plus aucun lien avec le jeu d’autrefois.
Répondez nous vite
: co
mb
ien de temps cette situation va
–
t elle encore durer ?
Ce petit mot
: « quand » je l’ai entendu aujourd’hui encore de la bouche de Cécile, car
elle a encore téléphoné
!
« Mamie, papi j’ai trop envie de vous voir
! Mais quand
? Comment faire
? Je vous
embr
asse très très fort tous les deux, vous me manquez
! »
Toi aussi, ma chérie tu nous manques tellement et la punition est trop injuste
! Nous
avons parlé de ses vacances, de son école, d’un petit journal qu’elle prépare avec deux
amis de sa classe. Je lui a
i raconté que son oncle
Jean
, au même âge écrivait un petit
42
journal avec sa grande amie Véronique. Ils faisaient cela très sérieusement. Je me souviens
qu’ils avaient interviewé un conducteur de bus un jour.
Jean
était revenu à la maison très
fier d’
avoir «travaillé comme un journaliste»! Seulement, à cette époque il n’y avait pas
encore d’ordinateur et il fallait tout écrire à la main
! La présentation du petit journal était
belle, avec des dessins et de la couleur mais le tirage était très réduit et
seulement pour
quelques rares privilégiés
: je garde précieusement une copie des quelques numéros
parus
!
Cécile, depuis que nous avons bavardé un moment au téléphone, j’ai la tête en
ébullition pour essayer de trouver le moyen de te voir, au moins deux
minutes pour
t’embrasser, entendre ta voix, ton rire…
Je ne trouve que des solutions dangereuses pour toi, car si tes parents ne veulent pas
de nos rencontres, je ne veux pas que tu soies punie à cause de nous.
Prends patience, ma chérie, on se reverra,
c’est promis, mais ne me demande pas
quand
: dans deux heures
? Je délire
!
Voilà ce que j’écrivais le 28 juillet 1989
:
Jean
et Élisabeth se sont mariés. Comment faire passer, avec des mots l’amour et la
force du « clan »
? A cause de ce sentiment t
rès fort qui nous unissait, je nous croyais
invulnérables :
Pierre
,
Paul
,
Manon
,
Jean
,
Sylvai
n
et moi.
Cela a été éclatant pendant ces jours de fête.
Manon
et Annie étaient aussi avec nous,
Joie intense, un bonheur si grand! L’impression d’avoir réuss
i un chef d’oeuvre qu’on
aurait aussi bien pu rater royalement.
Je pense que c’est cette force du clan, cet amour, cette joie de se retrouver qui a
frappé le plus ceux qui étaient avec nous pendant cette fête de mariage. Beaucoup de
personnes, émues, ont
éprouvé le besoin de nous en parler.
Il nous reste le souvenir fabuleux d’avoir vécu, une fois de plus un moment très
important de la vie
de Jean
et d’Élisabeth.
Manon
et
Paul
ne pouvaient pas choisir une meilleure époque pour venir nous voir
depuis l
eurs îles lointaines.
Manon
n’a pas changé
! Douce, bonne, compréhensive, je
m’éclate avec elle. Elle est vraiment de bon conseil. C’est super aussi de retrouver
Paul
,
qu’est
–
ce qu’on peut être proches et s’amuser avec nos potins
! Je préfère ne pas pen
ser à
leur départ
: nous venons de refaire connaissance avec nos petits fils, quand pourra
–
t on se
revoir ?
Manon
est étonnante de bon sens. Je retrouve ma «vieille» copine, drôle, gaie et
tellement proche.
Manon
et
Manon
–
fille s’entendent à merveille et c
’est bon de les voir
ainsi.
Que dire
de Jean
et d’Élisabeth
? Ils semblent heureux,
Jean
rayonne de bonheur, cela
fait « kik au cœur » de le voir ainsi.
43
Sylvain
et Annie, adorables.
Sylvain
est un vrai boute
–
en
–
train, nous avons bien ri et
rigolé avec l
ui. Lui et
Paul
, quand ils s’y mettent… le même rire, les mêmes mimiques, et
en même temps, lorsqu’un problème se présente, ils réagissent avec la même efficacité,
plus nuancée quoique très ferme de la part de
Paul
, plus abrupte de la part de
Sylvain
,
mais puisqu’ils avancent tous les deux dans le même sens ils se complètent parfaitement.
Enfants, si vous saviez combien je vous aime
!
Dix huit mois plus tard, il y a eu la naissance de Florian. Difficile d’écrire la
tendresse, le bonheur, l’élan qu
i fait que d’un coup, devant ce petit bébé, il y a eu un grand
choc de joie et d’émotion dans mon cœur
: c’était lui, un autre petit de la famille et je
l’aimais déjà terriblement. C’est toutes les fois pareil et c’est génial.
Une semaine de grand bonheur,
de rires, de discussions, de retrouvailles, de
découvertes, de vacances pour
Pierre
et moi, chez
Jean
et Élisabeth. Nous sommes
toujours si bien chez nos enfants, c’est doux, c’est chaud, c’est simple et tellement
affectueux.
Une autre lettre
de Jean
, une autre déception. Encore une douleur qui vous déchire le
cœur et les tripes
: est
–
il possible qu’il soit devenu si borné, si tordu dans ses façons de
raisonner, si aveugle, si con
? Pareil pour ses frères et leurs femmes.
Mon Dieu, au secours
!
Pourt
ant j’étais
Manon
dans mes phrases me semblait
–
il Je lui demandais des
réponses bien précises.
Jean
nous accuse de maltraitances graves. Pour la deuxième fois je
lui demandais de me donner un exemple. Qu’est
–
ce qu’il y a eu
? Qu’avons nous fait
? Un
exe
mple,
Jean
! Il me répond qu’il connaît le vocabulaire et qu’il pèse ses mots. Il est venu
à Pâques pour nous le dire et il espérait que nous le comprenions. Mais, justement, lors de
notre triste entrevue de Pâques, à ma question sur la maltraitance, il
nous avait dit que
nous n’étions pas en état de comprendre
! Et voilà que, dans la lettre de ce matin, il écrit
qu’il espère que nous le comprendrons un jour, que c’est là un des chemins possibles pour
se retrouver. Si je n’ai pas envie de l’entendre, il
ne faut pas m’étonner que le dialogue
entre nous soit difficile.
Je hurle
: qu’est
–
ce que cela veut dire
?
Il y a de quoi devenir fou. Tout ce que j’ai écrit est analysé, tripoté, mâchouillé,
retourné contre nous.
Jean
et ses frères (et je ne parle pa
s de leurs femmes
!) sont devenus
des juges sans cœur et sans intelligence qui éructent leurs sentences sans se préoccuper de
l’affaire. On sent la manipulation. Nous, les prétendus coupables, nous n’avons qu’à la
boucler, de toutes façons nous sommes les
minables, les méchants, les affreux. Silence
donc
! Que faire d’autre
?
44
Ma peine, mon désespoir, ma douleur sont si grands. Comment les décrire
?
Je suis assise au bord d’un lac gris. L’eau est sombre, à cause des gros nuages noirs
qui ont envahi le ciel
. Il s’agit d’un lac de montagne, on y arrive après trois heures de
marche, le sentier traverse d’abord une forêt dense mais accueillante, remplie des chants
d’oiseaux, de bruissement de feuilles, de murmures de ruisseaux, parfois une branche
craque, quelq
ue chose bouge
: un petit animal qu’on devine à peine disparaît au loin.
Au bout d’une bonne heure de marche, les arbres se raréfient, les premiers pâturages
apparaissent, le chemin continue à monter. Un cercle de montagnes majestueuses,
certaines avec un
peu de neige encore, par ci, par là, accueille le randonneur
: quelle
beauté! On continue à grimper et brusquement voilà le lac
!
Petit mais profond, aux couleurs changeantes selon l’état du ciel, il doit disparaître
sous la neige en hiver et se rendre tr
ès utile quand les beaux jours reviennent
: chamois,
bouquetins, mouflons et marmottes lui rendent souvent visite pour se désaltérer. Sa
surface est lisse par grand beau temps, les sommets qui l’entourent y laissent leur image.
Je suis là, entourée par cet
te belle nature et mon moral est aussi foncé que l’eau de ce
lac. Il n’y a plus de soleil dans mon coeur depuis le jour où nos enfants se sont laissés
manipuler, et nous ont accusés et insultés pour des faits inexistants.
Aujourd’hui l’eau du petit lac es
t grise et lisse. Comment est il lorsque le vent violent
se lève, lorsque la tempête arrive avec l’orage
? Je le sais pour l’avoir vu. Le paysage
semble changer, se durcir : les vagues de ce petit lac n’atteignent jamais de grandes
hauteurs, mais la force
qu’elle dégagent et la violence avec laquelle elles font danser l’eau
est impressionnante.
Le lac entier est alors pris par la colère, une colère noire, qui semble venir depuis ses
grandes profondeurs et qui éclate au contact du vent.
J’aime bien ce petit
lac. Mon moral et mon désespoir lui ressemblent. Depuis
longtemps déjà je vis dans le gris, un gris morne, triste et monotone.
Il faisait toujours beau chez nous. Oh, bien sûr, des petits nuages passaient parfois,
mais juste pour nous faire apprécier davan
tage le bleu du ciel, après leur disparition.
La vie a continué, les enfants ont grandi, il y a eu des mariages, des enfants sont nés,
ont commencé à grandir. Nous nous retrouvions souvent malgré l’éloignement des uns et
des autres et toutes les fois c’éta
it la fête, le bonheur.
Il y a deux ans, exactement, il y a eu ce cataclysme, ce drame. Inattendu. Aujourd’hui
encore nous n’y comprenons rien. Nos fils sont devenus des étrangers, ils ont un langage
incompréhensible obstrus.
Alors parfois, après la doul
eur vient la colère, une colère qui monte des profondeurs
de mon cœur et qui hurle contre la méchanceté et l’injustice, qui éclate avec beaucoup de
larmes, parce que je n’y comprends rien, parce que nos enfants ne sont même pas capables
de nous expliquer p
ourquoi, après nos années de bonheur et d’amour, brusquement ils
nous rejettent avec des accusations invraisemblables et horribles. Dans ces moments là, la
45
douleur est si forte et insoutenable que je souhaite leur mort et la mienne, pour que tout
finisse.
Est
–
ce qu’un petit lac souffre lorsqu’il se met en colère
? Je ne le crois pas, je pense, au
contraire, qu’il doit aimer les orages pour jouer avec les vagues.
Je voudrais être un petit lac.
Je me demande quel est le but de ceux qui vous ont manipulés. L
’argent ? Vous en
ont ils pris bea
ucoup ? Avez vous des dettes ? O
u alors il ne s’agit pas de cela, c’est
vraiment une prise de pouvoir pour vous réduire en esclavage, un détournement de
cerveau afin d’y semer la méchanceté, la haine, le mal !
« Ils » ont
gagné, pour le moment. Vous êtes leurs prisonniers et vos femmes
certainement aussi puisque je ne les ai jamais entendues ni vues depuis le jour du crash
mais je connais leurs propos haineux envers nous. Cela est une souffrance en plus pour
nous. Comment
ont elles pu oublier toutes ces années où nous étions si proches ? Le MAL
a gagné, le MAL doit jubiler, faire la fête : « encore des couillons qui se sont laissé prendre!
»
Il y aura un retour de balancier : pas de pardon pour de tel salauds, croyez moi !
Nous, en tout cas, nous ne pouvons pas oublier toutes ces bonnes années vécues avec
vous depuis le jour de votre naissance. Si je devais les résumer en un seul mot, je dirais «
bonheur », puis « chance ».
Chance et bonheur d’avoir rencontré papa d’abord, é
merveillement et bonheur à
chacune de vos naissances, bonheur de toutes ces années partagées. Bonheur de notre
entente, entre nous six, de nos discussions, de nos joies, bonheur tout simplement d’avoir
pu être avec vous, bonheur d’être fiers de vous, de ce
que vous étiez devenus tout au long
ces années passées trop vite. Nous étions loin d’imaginer le danger qui nous guettait
!
Nous imaginions notre vieillesse heureuse, pleine de rires et de bonnes surprises, entourés
par vous et vos enfants …
On nous di
t de ne pas perdre courage. Difficile de suivre ce conseil
!
En attendant une vraie rencontre, si vous arrivez vraiment à vous réveiller un jour,
comment vous faire passer toutes ces ondes d’amour, qui pour le moment, se heurtent à
un grand mur hérissé de
méchantes défenses
?
Petit Yannick,
Nous nous connaissons à peine
: toi, tu ne dois plus avoir aucun souvenir de ta
mamie, moi, j’ai dans ma tête un bébé adorable, qui apprenait à marcher dans ta nouvelle
maison au bord du lac. Papy et moi nous étions d
e passage, heureux de vous revoir et de
faire mieux connaissance avec toi, que nous avions vu juste une fois, à ton baptême. Tu
nous as vite accepté, en nous montrant ta chambre avec tes «trésors», le temps est passé
46
très vite. Le soir, pendant que le rest
e de la famille, avec papy, jouait à je ne sais plus quel
jeu de société, tu dormais sagement malgré le bruit.
Bien installée sur le nouveau canapé que nous avions admiré en arrivant, je regardais
les joueurs. J’étais dans une « bulle » de bonheur. Guill
aume gagnait tout le temps et sa
joie bruyante faisait plaisir à voir. Florian n’était pas très content et Sylvain surveillait
étroitement son petit frère. Rien à faire
: Guillaume gagnait. Papa et papi riaient et
encourageaient les deux grands, tout en fé
licitant le vainqueur. Maman, qui terminait de
ranger la cuisine, nous a rejoints bien vite aussi.
Toi, le « pitchoun », comme on dit chez nous, tu dormais du sommeil du juste et rien
ne pouvait te déranger.
Aujourd’hui, Yannick, c’est le jour de ton anniv
ersaire, tu as 4 ans
! J’ai pensé à toi
toute la journée et j’avoue que j’ai beaucoup pleuré en cachette, pour ne pas faire encore
plus de peine à papi et à
Manon
qui sont aussi tristes que moi. Cela ne m’a pas empêchée
de faire plein de voeux pour toi, po
ur que ta vie puisse être plus juste, honnête et
Manon
,
pour que la joie et le bonheur t’accompagnent toujours, pour que nous puissions nous
revoir et refaire connaissance bientôt. Nous avons déjà plus de deux ans à rattraper
: tant
de bisous, de cadeaux,
de mots doux, de petites histoires à se raconter, tant de gestes
tendres et de bavardages dont nous avons été privés ! Ils sont tous, bien en sécurité dans
un grand, très grand sac que j’ouvrirai dès que nous nous rencontrerons. Nous pourrons
alors, du moi
ns je l’espère, rattraper tout ce temps perdu.
Petit Yannick, je ne sais pas quand tu liras cette lettre, je voudrais seulement te dire,
mon chéri, qu’il y a beaucoup de sales histoires qui circulent sur nous. Rien n’est vrai dans
ce qu’on raconte. Ne sois
pas fâché avec tes parents, on leur a mis
des tas de mensonges
dans la tête
: ils ont été naïfs et ils y ont cru, mais ce n’est pas tout à fait de leur faute.
Maintenant il faut surtout et vite faire de la lumière sur ces racontars, pour oublier cette
tri
ste période, nous rencontrer, et nous confier toutes ces belles choses que nous n’avons
pas eu l’occasion de nous dire.
Bon anniversaire, mon chéri, j’espère que tu as été bien gâté. Je t’embrasse, avec papi,
avec tout notre amour de grands
–
parents.
Ta ma
mie
A bien y réfléchir, en somme, vous avez perdu la tête tous les trois et vos femmes
avec. Votre cerveau, hélas, ne connecte plus bien, je pourrais dire que vous avez disjoncté,
peut être pas sur toutes les lignes, mais en ce qui concerne les communic
ations familiales
vous êtes en haute mer, vous avez perdu la boussole et vous avez pris une direction qui
vous semblait bonne, sans vous douter un instant que c’était un mirage, un très mauvais
mirage. Vous n’avez pas hésité à mettre le cap dans cette dire
ction attrayante
: là bas le ciel
paraissait plus bleu et cette illusion séduisante et trompeuse ne vous a pas fait imaginer un
instant la route dévastatrice et infernale qui vous attendait.
47
Je ne sais pas et je me demande comment vous êtes au travail, com
ment vous
réagissez avec vos enfants. Vous étiez des parents attentionnés, rieurs, sympathiques. Je
doute que vous soyez encore aussi détendus et joyeux avec cet immense fardeau de
problèmes que vous subissez. Je me fais beaucoup de souci pour les petits
–
e
nfants. Quelle
vie leur construisez
–
vous
? Quel monde leur présentez
–
vous ? Comment vivent ils votre
déprime, car il est impossible que vous soyez vraiment heureux avec tous les souvenirs
puants et laids dont on vous a subrepticement farci la tête
!
Vous
étiez des fils clairs et transparents, nous pensions vous avoir aidés à vous
établir sur un socle solide et inusable. Nous ne savions pas que les termites modernes se
régalent aussi avec les métaux les plus durs maintenant.
Vous voilà par terre. Nous ne p
ouvons rien faire pour vous, pas plus que la famille et
les amis. Nous ne pouvons qu’assister à votre descente démoniaque en espérant en un
miracle qui me paraît de plus en plus improbable. Je me demande jusqu’à quel point il ne
vaudrait pas mieux vous sép
arer de vos enfants. Cela me serait insupportable d’être le
témoin de leurs vies tristes et gâchées par des parents devenus, comment dire
? Débiles.
Ce « comment » est le mot clé de ce drame. Si on pouvait savoir comment et par qui
ce désastre a commencé,
nous pourrions essayer de vous venir en aide, vous sortir de cet
enfer et vous faire retrouver la goût du soleil et la saveur du bonheur
!
Je me réveille souvent avec l’impression d’être dans un trou affreux. Au fur et à
mesure que les jours, les mois,
les années passent, cela devient invivable, sordide, atroce. Il
y a ce silence dur à vivre, coupé deux fois par une lettre et une rencontre avec
Jean
, deux
lettres de menaces de
Paul
et le silence dense et lourd de
Sylvain
.
Les lettres
de Jean
sont
longues et incompréhensibles. Les personnes à qui je les ai
montrées se demandent avec moi la signification de ces phrases écrites dans un mauvais
jargon qui se veut psy et qui sent si bien la manipulation. Cela a été pareil verbalement
:
tout échange est
impossible.
Dans ces conditions inutile de répondre, de se voir
: cela redouble ma souffrance et je
ne suis pas masochiste
!
Quant à
Paul
, il y a une telle violence, une telle haine dans ses propos
! Cela m’enlève
toute envie d’avoir le moindre contact
avec ce fils sympa, qui m’était si proche par sa
sensibilité, sa gentillesse, son amour.
Sylvain
reste muet.
Où sont mes enfants
?
Pour nous donner du courage, j’essayais de faire le point avec
Pierre
, hier soir.
Cécile va avoir dix
–
huit ans dans quatr
e ans. Nous pensons avoir des chances de la
revoir à ce moment là. Je me réjouis déjà de la serrer dans mes bras, de bavarder avec elle.
Peut
–
être pourrons nous comprendre pourquoi ses parents, ses oncles et ses tantes ont
perdu la tête.
48
Ensuite, au fur e
t à mesure que le temps passera, nous pourrons revoir Florian et
petit à petit les autres. De toutes façons, nous les contacterons. A eux de décider s’ils ont
envie de nous revoir. Avec tristesse, nous pensons souvent à Benoît et à Thomas Ils sont
majeurs
maintenant, mais trop sous l’emprise des parents et des grands
–
parents. Tels de
chevaux fous, ils se sont emballés sur une mauvaise route. Je me demande parfois s’il est
possible que Benoît et Thomas aient oubliés leurs week
–
ends chez nous, nos sorties, n
os
discussions, l
es petits restos … incroyable
!
Impossible de leur écrire car les lettres sont mises à la poubelle, c’est tout au moins
ainsi que leur père nous l’a fait savoir.
Nous nous sommes demandés,
Pierre
et moi, si nous avions la force d’atten
dre
encore quatre ans pour revoir Cécile, essayer de comprendre ce qui s’est passé et l’entourer
de tout cet amour que nous avons mis en réserve pour elle, en attendant de faire pareil à la
majorité des autres. La réponse a été positive.
J’espère de tout c
œur que la petite flamme d’espoir nommée Cécile nous aidera à
tenir le coup
!
Pendant soixante ans ma vie a été belle,
Manon
, simple et heureuse. Les soucis n’ont
pas manqué mais les joies ont été bien plus nombreuses et je n’ai retenu que le beau.
J’ava
is dix sept ans lorsque j’ai rencontré votre père. Dès le premier moment il m’a fait rire.
Avec lui j’ai appris à apprécier le bon côté des choses même dans les moments les plus
graves, à relativiser les événements, à aimer la vie. Nous avions beaucoup de
points
communs et une grande envie de construire quelque chose de solide ensemble
: nous nous
sommes mariés, nous avons créé une famille. Aujourd’hui encore je suis heureuse d’avoir
Pierre
près de moi, cela me donne une force incroyable pour affronter ces
journées vides
de vous, nos enfants et petits
–
enfants. Heureusement papa est là et nous nous apportons
l’un l’autre la force et le courage pour continuer à vivre.
Enfants, je vous ai donné la vie, avec joie, bonheur et émotion
: vous m’apportez le
désespo
ir, la mort.
Pourtant nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à vous,
Paul
,
Sylvain
et
Jean
. Dans votre jeunesse, vous étiez des garçons plein d’enthousiasme, de joie de vivre,
de bonheur
: ce n’était pas pour rien que vous nous ameniez souvent,
même un peu trop
souvent à mon goût, des copains qui avaient de gros problèmes et qui partageaient notre
vie pendant une période plus ou moins longue.
Vous vous êtes mariés
: pendant de longues années tous les prétextes était bons pour
nous retrouver malg
ré l’éloignement, et le moindre repas devenait une fête. Et, tout à
coup, vous avez basculé, vous avez coupé tout lien avec nous, même vos femmes se sont
évanouies, du jour au lendemain on n’en a plus entendu parler
: aucune n’a jamais donné
signe de vie.
Et pourtant c’est ou c’étaient vos compagnes depuis longtemps, j’avais
49
l’impression que nous nous entendions bien, que nous étions proches. Où sont elles
? Avez
vous divorcé tous les trois
? Êtes vous au moins heureux
? Je ne le pense vraiment pas. Je
pens
e par contre très fort, que vous n’êtes pas capables de vous apercevoir de l’état dans
lequel vous êtes et donc, qu’il est impossible de vous en échapper
! Pourquoi vous infligez
vous toutes ces peines
? Je vous renvoie la question que vous nous avez posée
, un jour
dans une lettre.
Hélas, nous subissons et nous essayons de toutes nos forces, de vous libérer de ce
MAL qui vous tient tous prisonniers, avec vos enfants. Ce sont ces derniers qui nous
inquiètent le plus. Quelle vie leur préparez vous
? Quelles
conséquences cela aura
–
t il dans
leurs vies d’adultes
?
Vous, leurs parents, vous en êtes responsables
!
« La paranoïa,
–
dit le Petit Robert
–
est un trouble caractériel dont les symptômes
sont, entre autres, la méfiance, la susceptibilité excessive,
la fausseté de jugement avec
tendance aux interprétations, engendrant un délire et des réactions d’agressivité. »
Voilà la transformation que vous avez subie
: j’imagine combien vous devez être mal
dans votre peau, maintenant. Ne me dites pas que votre car
actère a toujours été comme
cela
! Allons donc
! Pourquoi aviez vous un contact facile, un coeur prêt à dépanner celui
qui était dans la peine, un sourire splendide … et puis vos rires éclatants, où rien n’était
faux ! La méfiance, la susceptibilité, la
fausseté, l’agressivité étaient des mots, des états
d’âmes inconnus de vous, de nous
!
Mes pauvres enfants, quelle destruction de l’âme avez vous subie, quel mal vous
vous faites
! Transmettez vous tout cela à vos enfants
? Voilà ce que je crains le plus.
Comment vous secouer ? Quel réveil, quelle sirène, quelle bombe pourrais
–
je vous lancer
pour vous réveiller enfin de ce cauchemar
!
Nous attendons des jours meilleurs, nous sommes là, nous essayons de survivre.
Lorsque le désespoir est immense, lorsqu’on
a l’impression de lâcher prise, lorsque la
douleur enveloppe le corps et l’esprit et qu’on souhaite en finir parce qu’on n’arrive plus à
faire face et que la souffrance devient insupportable, que faire pour ne pas sombrer dans la
folie, pour ne pas mourir
? Où trouver le courage pour continuer à lutter quand on sait
que la manipulation mentale est le fruit d’un tel lavage de cerveau qu’on s’en sort
difficilement…et encore, il faut arriver à s’en sortir
!
Dans les contes de fée on apprend que le prince cha
rmant a réveillé sa princesse bien
aimée avec un baiser
: nous avons plein d’amour pour vous, mais comment vous joindre
pour un baiser magique
?
Je n’arrive plus à écouter la musique, je ne peux plus lire, je ne peux plus vivre
: je
suis trop triste, ma
tête est remplie de douleur, j’ai trop mal.
50
Pendant la journée je fais ce que je dois faire, les courses, le ménage, je papote, je
bouge, je participe à des rencontres, à des réunions, je réponds au téléphone, gestes
d’automate. Il m’arrive même de parler
de ma famille, lorsque des connaissances me
posent des questions. Dans ces moments là, j’arrive à me dédoubler. Mes enfants vivent
loin de nous, j’arrive à faire un trait sur le drame que nous vivons, à l’oublier
complètement et je peux parler d’eux comme
dans le bon vieux temps. Il me faut cela,
pour survivre. Lorsque les questions se font plus précises, j’invente les réponses, cela
devient un jeu, je suis au théâtre, et c’est une bonne pièce, douce, heureuse, je connais le
texte par coeur, notre bonheur a
duré longtemps. Ce n’est pas difficile de le raconter, j’y
prends goût, j’en ai besoin, pour me donner du courage, pour me prouver qu’avant «cela»
nous étions heureux. Il m’arrive de rire, d’avoir l’air vraiment heureuse. Tout cela n’est
qu’un effort pour
cacher ma grande souffrance qui ne me lâche pas.
Lorsque le récit se termine, j’ai l’impression de me réveiller d’un rêve splendide et je
cours me cacher car le présent me rattrape et la blessure saigne.
Autour de moi, tout me parle de vous, mes enfan
ts, le moindre coin de
l’appartement, toutes ces rues, ces quartiers, ces plages que nous avons découverts
ensemble, ces sentiers des calanques. Et nos journées en Camargue, les week end en
bateau, nos balades dans le coeur de la Provence ! Je suis entouré
e des souvenirs de toute
ma vie avec vous.
Ce bus qui me précède, dans les embouteillages me fait penser à ton entrée au
collège,
Paul
. Nous venions de déménager, nous étions un peu perdus dans cette grande
ville, tu étais angoissé, tu te demandais com
ment trouver le chemin de l’école. Je t’avais
proposé de prendre le bus, j’allais te suivre en voiture. Nous avions déjà étudié le parcours
ensemble, pris des repères. La circulation, dense, du matin nous a séparés, tu t’es trompé
d’arrêt et nous nous somm
es égarés
! Je ne savais plus où te chercher, la cloche de l’école
sonnait lorsque je t’ai vu arriver en courant, petit garçon au milieu des groupes des grands
qui pressaient le pas
!
Je passe assez souvent devant ton collège, on a mis des barreaux mainte
nant dans ce
petit espace où je garais la voiture lorsque parfois je venais te chercher. En t’attendant, je
regardais tous ces élèves qui sortaient, en riant, en discutant
: les grands avaient parfois
une cigarette aux lèvres et j’essayais de t’imaginer qu
elques années plus tard … Tu as 45
ans maintenant
: tout est passé si vite
!
A la gare,
Jean
, tu es avec moi, surtout lorsque je vais chercher quelqu’un. Quand tu
m’accompagnais, lorsque tu avais dix, onze ans, tu disparaissais soudain dès que nous
ar
rivions sur les quais. La première fois que cela est arrivé, j’ai eu très peur. Par la suite je
savais qu’il fallait te récupérer dans la locomotive du train qui venait d’entrer en gare. A
cette époque, tu rêvais de devenir conducteur de trains, la SNCF te
passionnait. Lorsqu’un
convoi arrivait, dès que la porte de la locomotive s’ouvrait, tu savais trouver les mots
51
justes et je te retrouvais dans la cabine
! Ta chambre était remplie de livres d’images ou
d’histoires de trains.
Et lorsque nous partions en
vacances, quel travail de descendre tous les bagages
jusque dans la voiture
! Une amie me racontait hier une histoire que j’avais oubliée depuis
bien longtemps.
Sylvain
, avait voulu échapper à la corvée. Il était déjà dans l’ascenseur
lorsque
Pierre
lui a d
emandé de prendre au moins ses petits ski.
Sylvain
est retourné en
courant dans l’appartement pour dire une dernière fois au revoir à notre amie qui allait
garder la maison en notre absence, mais surtout pour lui murmurer à l’oreille
: «Agathe, à
bas les pa
rents
!» Il nous avait rejoint ensuite, avec un sourire coquin.
Nous revenions d’une promenade d’un mercredi après midi, ou peut
–
être était
–
ce un
dimanche, cela importe peu. Sur la Corniche la circulation était dense et la voiture
avançait doucement. Pou
r faire passer le temps nous avons fait un jeu. Nous habitions
Marseille depuis peu de temps, vous étiez bien jeunes encore, et je voulais être sûre que
vous connaissiez notre nouvelle adresse. Les grands ont bien répondu,
Jean
a un peu
hésité sur le nu
méro de l’immeuble et lorsque le tour de
Sylvain
est arrivé ce sont les aînés
qui ont posé les questions
:
« Où habites tu
Sylvain
? »
« A la maison
! »
Un éclat de rire lui a répondu, mais a trois ans la réponse était trop compliquée pour
lui. Le petit, fie
r de nous amuser a demandé de continuer le jeu, les autres n’en
demandaient pas mieux.
« Que fait ton papa
? »
« Il travaille. »
« Et ta maman travaille aussi
? »
« Non, elle fait la soupe. »
Nous avons tellement ri que
Sylvain
s’est vexé et nous ne l’avons
plus entendu
jusqu’à l’arrivée.
Est ce un signe
? Papa, cette nuit, a rêvé de vous, mes enfants. Il était au salon avec
Jean
, Élisabeth et
Paul
et vous discutiez, tous les quatre comme au bon vieux temps,
tranquillement, amicalement, comme si rien
n’était arrivé.
Quant à moi, ce matin, en faisant mes courses, j’ai rencontré un ami qui n’est pas
voyant mais a des flashes, de temps en temps. Nous parlions de vous et voilà que tout à
coup, cette personne, me dit
:
« Tu les reverras tes gosses, malhe
ureusement je ne peux pas te dire quand. La notion
du temps n’existe pas dans la voyance, cela peut arriver demain ou dans des années, mais
une chose est certaine, tu vas les revoir. »
52
Ami, tu me donnes de l’espoir mais qu’est
–
ce que tu en sais
? J’ai trop
mal, il ne faut
pas me parler ainsi, la situation est trop compliquée, trop dure à vivre, trop désespérante.
Évite, je t’en prie, ce genre de discours. Les jours passent, doucement et en silence. Pas le
moindre signe de vie de leur part.
Nous devenons
fous.
On se reverra peut
–
être, mais dans quelles conditions
? Autour de mon lit de mort ?
Ou celui de
Pierre
? Dans quel état d’esprit serons nous
? Même si nous nous rencontrons
demain, tu imagines quels gouffres il nous faudra enjamber et tout en étant f
ous de joie de
les revoir, quel travail sur le pardon il faudra qu’on fasse
! En serons nous capables
? Les
petits
–
enfants nous aideront à faire ce chemin. Nous n’avons aucune animosité envers
eux
: ils ont suivi leurs parents. OK pour les petits, mais les
grands
? (Cécile mise à part). Il
doit y avoir un truc, est
–
ce que les enfants ont aussi été soumis au même traitement pour
avoir oublié les bons moments passés chez nous
? Cécile serait
–
elle la plus indépendante,
puisque apparemment elle ne vous a pas
suivis
?
Hier, le mistral qui soufflait de toutes ses forces, a balayé le ciel et nous avons eu une
journée magnifique. Aujourd’hui les nuages sont de retour, nuages noirs et menaçants. Par
moment ils s’amusent à nous arroser abondamment, par surprise,
quelques minutes plus
tard, un rayon de soleil revient timidement, comme s’il voulait se faire pardonner la
mauvaise farce de ce temps changeant.
Mon moral suit la même marche
: tout va bien et brusquement mes yeux se
remplissent de larmes, avant même que
mon cerveau ait donné le moindre signal de
tristesse. Cela me surprend parfois, je me demande, l’espace d’une seconde, pourquoi ce
déluge
! Hélas, la douleur qui m’envahit n’attend pas et elle me serre si fort
! Je dois la
décevoir car mes larmes ne m’app
ortent aucun apaisement
: il faut simplement qu’elles
s’arrêtent de couler. Je n’y trouve aucun bénéfice, seulement un épuisement qui m’enfonce
encore un peu plus dans ma souffrance.
Jusqu’à quand
?
Aucun espoir, aucun signe, rien… le temps passe, les am
is nous entourent, essayent
de nous aider, nous rencontrons des psy, des avocats, des médecins, des associations
antisectes, j’ai même rencontré une personnes des R.G.. La réponse est toujours la même
:
vos fils sont manipulés, c’est signé, ils ont un lang
age programmé, c’est clair et net. Ils
vous répondent par des phrases qui n’ont aucun sens, ils ont appris des phrases toutes
faites prêtes à servir selon le type de vos questions, ce sont des automates. Mais QUI vont
ils voir
?
C’est la question qui tue.
On piétine.
Les jours passent, je me demande pourquoi je vis. Nos amis sont au courant de la
situation, mais il y a toutes ces connaissances, ces personnes avec qui on passe une soirée
chez des amis, ou qu’on rencontre par hasard, qui gentiment, nous pos
ent «la question» :
vous avez des enfants
? Combien de petits
–
enfants? A partir de là, souvent, d’autres
demandes suivent et c’est horrible, car nous n’avons pas envie de dire
:
« Vous savez, nos enfants ont été manipulés par une thérapie, une sale thérap
ie.
Nous sommes dans un brouillard complet, ils ne veulent plus nous voir, nous n’y
comprenons rien. »
Ce drame nous concerne, les personnes qui nous sont proches sont au courant, mais
ce n’est pas la peine d’en parler avec tout le monde, expliquer, donner
des détails, subir
des regards de circonstance:
« Ah, je comprends, mes pauvres, mais comment cela se fait il
? »
Et lire dans leur regard
:
« Mais quels couillons vos fils ! Ils ne sont vraiment pas malins, ce sont des naïfs pour
se laisser manipuler ai
nsi etc. »
Autrefois, mes enfants étaient des fils intelligents et drôles, pleins d’humour, des
garçons sensibles et attentionnés. Nous étions heureux. Je n’ai pas envie qu’on les salisse
avec des remarques idiotes de personnes qui ne les ont pas connus av
ant, j’ai déjà assez de
peine ainsi. Donc, il nous arrive de jouer le jeu et de répondre qu’ils habitent tel endroit,
qu’ils font ceci ou cela, nous parlons aussi des petits
–
enfants quand il le faut et c’est encore
plus horrible, car là, nous sommes obligé
s d’inventer, puisque nous ne nous voyons plus
depuis deux ans et demi.
Après de telles rencontres nous sommes épuisés, malheureux, désespérés et la
souffrance, notre compagne depuis si longtemps, nous enveloppe et nous fait pleurer.
Tous les matins j’e
spère en un miracle. Tous les matins, lorsque le facteur passe,
pendant une minute (le temps de contrôler les lettres qui arrivent) je rêve de recevoir un
petit mot de vous, petits ou grands. Évidement, tous les jours mon attente est déçue
! Cela
ne me fai
t plus tellement mal, j’ai l’habitude et je dois me rendre à l’évidence
: mes fils et
mes belles filles sont désormais hors piste, hors jeu, hors sentiments, hors cerveau, hors
tout et les petits
–
enfants … cela dépend
! Ils sont certainement complètement
manipulés
aussi, donc «hors service» et s’il en reste, parmi ceux qui savent écrire ou téléphoner …
mais non, ne rêvons pas, les trois familles sont hors course. Et Cécile
?
Mon Dieu, quel calvaire !
Nous avançons dans un désert
: c‘est plat, c’est ari
de, c’est moche, c’est mortel. Par
moment un mirage nous fait voir un bateau, une grande voiture pleine de gosses qui
chantent, et qui vient vers nous, ou encore des enfants qui sortent d’une ferme… Notre
cœur alors bondit de joie, l’espoir, qui nous aba
ndonne souvent, est là. Nous sourions,
comme des enfants heureux, devant un cadeau qu’ils n’attendaient plus. Est
–
ce qu’ils
54
reviennent
? Pour de bon
? Hélas cela ne dure pas, nous savons bien qu’un mirage c’est du
vent. La tristesse revient au galop et nou
s enveloppe en ricanant
: «la belle farce»…
Nous essayons de reprendre notre marche, doucement. Avancer
? Nous sommes si
fatigués
! Pour aller où
? Dans quelle direction
? Pour quoi faire
?
Je me demande souvent, lorsque l’envie d’avoir un signe de vie
de votre part est trop
forte, de qui je préférerais avoir un contact en premier.
Enfants, je vous ai désiré et je vous ai aimé. Je vous aime tous les trois, pour moi il
n’y a jamais eu de préférence. L’intensité de mon sentiment n’a jamais changé, ce qui
changeait parfois c’était l’entente qui me rendait plus proche, par moments, de l’un ou
l’autre d’entre vous, mais cela n’avait rien à voir avec l’amour que je vous portais.
Mais il y a eu ce que j’appelle «un beau déraillement». Notre train avait pris de
puis
des années une bonne vitesse de croisière confortable, lorsque, imprévisible pour nous, il y
a eu une violente secousse, Le train s’est couché sur la voie ferrée et a glissé dans le ravin
en contrebas. Pétrifiés papa,
Manon
et moi nous n’avons rien pu
faire pour vous aider.
Nous vous avons entendus parler de souffrance, de votre souffrance, douleur que je
comprends parfaitement. Vous avez oublié d’abord la nôtre et celle des autres qui vous
entourent et vous aiment
: vos enfants d’abord et vos amis que
vous avez abandonnés en
route
!
Depuis trois ans et demi nous ne nous voyons plus, nous n’avons plus aucune
nouvelle, depuis trois ans j’essaie de « soulever des montagnes » pour arriver à
comprendre. J’ai beaucoup d’indices mais pas de véritable piste et
le manque de
communication entre vous et nous ne facilite pas les choses.
Le premier « signe » de ce déraillement, je ne l’ai même pas remarqué. Il y a
longtemps, lorsqu’on partageait encore beaucoup de choses,
Jean
nous avait dit qu’il allait
commence
r un stage de PNL parce qu’il ne se sentait pas sûr de lui devant les clients et il
voulait travailler ce point. Effectivement, quelques mois plus tard nous avons revu un fils
beaucoup mieux dans sa peau et plus décidé et nous l’avons félicité pour ce chan
gement.
(
Jean
t’en souviens
–
tu
?)
Six mois plus tard, lors d’une de nos fréquentes rencontres, revoilà
Jean
qui nous dit :
« À propos, j’ai changé de thérapeute, j’en ai trouvé un bien meilleur. »
Pourquoi, juste à ce moment là, ai
–
je été prise de p
anique
? Je n’ai fait aucun
commentaire mais j’ai eu du mal à me débarrasser de cette peur soudaine.
Le temps a passé. Pour moi la vie continuait normalement et c’est seulement bien
longtemps après votre grande scène que de petits détails me sont revenus e
n mémoire. Ils
étaient tellement minimes que j’ai eu de la peine à les reconnaître
! Par exemple
: pendant
l’hiver 2000, plusieurs fois,
Paul
m’a demandé de repousser notre rencontre du dimanche,
prétextant une journée de ski avec les enfants, des amis
de passage etc. Je le regrettais dans
mon cœur, mais je comprenais parfaitement ce contretemps.
55
Le comportement de
Manon
était parfois aussi étrange. Elle venait régulièrement
dormir chez nous tous les mois, lorsqu’elle descendait à Aix pour son école d’os
téopathe.
Parfois elle boudait, parlait à peine et nous n’en comprenions pas la raison, d’autres fois
elle était en pleine forme
: bizarre
!
Jean
nous a étonnés lorsqu’il nous a annoncé qu’il passerait Noël (1999) en famille
mais avec sa belle mère. C’é
tait la première fois qu’il ne venait pas à la maison pour les
Fêtes. Nous n’avons fait aucun commentaire, mais en connaissant les relations familiales
tendues, de ce côté là, nous nous sommes dit qu’il y avait sûrement autre chose. Comment
savoir
?
J’ai e
u de nouveau très peur lorsque vu
Sylvain
, en raccompagnant Cécile et Mélanie,
venues passer un week
–
end prolongé à la maison : j’ai été surprise par ses cheveux longs,
sa barbe mal taillée, et surtout son regard, indéfinissable. Un petit clignotant rouge s
’est
allumé dans mon cerveau. Prise par un début de panique j’essayais de me raisonner.
Certes, l’habit ne fait pas le moine, mais j’étais persuadée que quelque chose de malsain
m’échappait. Et pourtant, tout semblait calme et tranquille à la ferme, les f
illes riaient en
embrassant leurs parents et en essayant de raconter en même temps leur séjour chez nous.
Nous ne les avons plus revues.
Après il y a eu le clash.
Enfants, vous avez accusé papa de pédophilie. Vous savez sans doute, que
lorsqu’une pers
onne a des tendances pédophiles, elles les garde toute sa vie. Si papa était
dans ce cas, il aurait continué a vous embêter pendant toute votre jeunesse et il aurait
continué avec vos enfants sans aucun scrupule. Jusqu’ici, vous avez été incapables de
donn
er un témoignage précis, sur cette prétendue pédophilie. Vous avez toujours eu des
réponses très vagues. Vous l’avez aussi accusé d’attirer dans son lit tout jeune, garçon ou
fille qui venaient à la maison
! Et vous m’avez donné le rôle de maquerelle puisq
ue c’était
moi, paraît
–
il, qui gérais les rendez
–
vous
!!! Vous vous rendez compte de ce que vous avez
raconté? Quel délire sexuel vous aviez dans votre tête
! J’oubliais les maltraitances que soi
disant je vous ai fait subir
! Si vos accusations n’étaient
pas aussi odieuses et perverses j’en
aurais ri, mais c’était bien vous, mes enfants, qui racontiez cela
! Qu’est
–
ce qu’on vous
avait fait pour vous retourner ainsi le cerveau
? Il est criminel de jouer avec de telles
accusations!
Jean
et
Sylvain
m’ont d
it avoir tout oublié de leur jeunesse parce qu’ils avaient trop
souffert
! J’étais sidérée. On n’oublie pas facilement tout un pan de vie, ou alors il vous est
arrivé quelque chose de gravissime et vous êtes devenus amnésiques. J’aimerais, ô
combien, que v
ous réfléchissiez à tout cela, c’est important et très grave.
Je vous en prie, essayez de vous souvenir ! Non, vous en êtes incapables ! Mais alors,
comment pourrons
–
nous nous expliquer, nous parler, nous comprendre ?
56
L’année dernière,
Paul
nous a propo
sé une rencontre avec un médiateur. Nous avons
accepté. Hélas, le psy qu’il nous a proposé n’était pas un spécialiste des manipulations
mentales et cela s’est terminé par une colère de
Paul
. Maintenant tout contact est de
nouveau coupé. Pourtant nous so
mmes prêts à vous rencontrer, mais si vous restez sur
vos positions, persuadés d’avoir raison, ce sera la même chose de notre côté. Partez à la
pêche d’informations, faites une étude, demandez des témoignages aux personnes qui
nous connaissent et qui vous
ont côtoyés tout au long de votre jeunesse. Je crois que c’est
seulement comme cela qu’on pourra s’en sortir un jour.
Je n’arriverai jamais à décrire tout ce qui se passe dans ma tête, toute la détresse que
je ressens, l’angoisse, l’horreur que je vis jo
ur après jour depuis si longtemps maintenant,
et toute ma peine.
Je ne vis plus, je vis ma mort, si j’ose m’exprimer ainsi, avec des larmes, des sanglots,
des cris de désespoir. Rien n’a plus de sens
: mes fils ont détruit ma vie et celle de leur
père. Leu
rs femmes les ont certainement aidés, ils se sont tous perdus dans un labyrinthe
démoniaque. Le temps passe. Avec toutes ces journées qui s’en vont, je perds aussi l’espoir
de les retrouver un jour.
En attendant, je pourrais vous écrire, vous téléphoner.
J’y pense parfois, mais
comment entrer en communication avec votre esprit complètement tordu
? La rage et la
haine que vous avez eues envers nous le jour du drame nous ont fait peur. Nous avons
vraiment cru que vous vouliez nous battre à mort. Pendant les
jours qui ont suivi, chaque
coup de sonnette nous mettait en alerte. Pour nous donner du courage, en allant ouvrir la
porte, nous disions « ce n’est rien » mais le cœur battait la chamade et nous étions
horriblement tendus devant la personne qui venait nou
s voir.
Apparemment, vous vous êtes un peu calmé, c’est ce que nous avons constaté lors de
nos rarissimes rencontres ( dix minutes avec
Sylvain
, dix minutes avec
Paul
et trois fois,
un peu plus longtemps avec
Jean
, c’est peu, en presque trois ans
!),
mais rien ne nous
démontre que vos sentiments ont changé. Nous avons seulement pu constater que vous
êtes devenus maîtres dans les réponses qui ne signifient rien, dans les phrases creuses,
incompréhensibles pour nous. Ce n’est pas ainsi que nous pourrons
essayer de nous
retrouver vraiment et ce silence de votre part, ne nous apporte aucun message d’espoir.
Alors, que faire ?
Il suffit parfois d’un détail, d’un simple mot ou d’une petite phrase, pour que tout le
passé heureux me retombe dessus et c’est c
omme si un poids énorme venait m’écraser
brusquement.
Cet après midi, nous étions à la mairie pour le mariage de Sandrine. Le cadre était
somptueux, il s’agit d’une bastide marseillaise de belles proportions, entourée d’un joli
57
parc. Le soleil était aussi
de la fête et toute la noce en a profité pour faire un tour dans les
jardins et prendre des photos. La grand
–
mère du marié était là aussi et à un certain
moment
Pierre
m’a dit
:
« Regarde la mamie, tu sais quel âge elle a
? Quatre vingt cinq ans, tu te r
ends
compte
? On ne le dirait pas
! »
Brusquement à la place de la vieille dame, j’ai vu Nonna. Le même âge, la même
silhouette menue, le même sourire heureux, la même fierté de pouvoir être présente au
mariage d’un de ses petits fils. Mes souvenirs m’ont
transportée dans un petit village des
Alpes.
Sylvain
et Annie sortaient de la mairie, le bonheur se lisait sur leurs visages.
Sylvain
tenait Annie par la taille et avec l’autre bras levé, il montrait triomphalement le
livret de famille
: ce n’était pas un rê
ve, la jeune femme à côté de lui était devenue sa
femme
! A la gauche de
Sylvain
, il y avait Nonna. Toute petite, elle disparaissait presque à
côté de son géant de petit
–
fils. Tous les trois avaient le même sourire heureux
! En rentrant
à la maison j’ai ret
rouvé les photos
: mon souvenir est exact.
Aujourd’hui, j’ai très mal vécu ce mariage. Ma tristesse m’a serré encore plus fort que
d’habitude et j’ai eu du mal à retenir mon chagrin.
Sylvain
et Annie, votre bonheur a
continué à éclater dans la vie de tous l
es jours pendant longtemps
: il était là, devant nous,
à chacune de nos rencontres, dans votre voix au téléphone, dans vos récits. Votre
quotidien n’était pas facile, mais vous étiez ensemble et c’était le principal. Nous aimions
beaucoup venir vous rendre
visite. Nous nous retrouvions dans votre jeunesse. Nos
débuts non plus n’ont pas été faciles
: le service militaire de
Pierre
, la guerre en Algérie,
nos longues séparations, nos logements plus que simples et sans confort, mais peu nous
importait à partir
du moment où nous étions ensemble.
Votre amour aussi nous semblait solide et profond. Quel gâchis vous en avez fait
! Je
suis heureuse que Nonna ne soit plus là pour assister à votre déchéance. En la connaissant,
je sais qu’elle aurait tout fait pour ess
ayer de vous faire revenir à la raison, elle vous
adorait, mais je sais que cela n’aurait servi à rien
: d’autres personnes de la famille qui
vous aiment se sont cognées contre la barrière des histoires horribles que vous avez débité
sur nous et personne,
vraiment personne, n’a réussi à vous faire prendre conscience de la
monstruosité de vos accusations.
Nonna en serait morte de chagrin. Heureusement elle a pu vous apprécier encore
quelques années avant de nous quitter et se réjouir de connaître deux de vos
enfants.
Dans trois jours ce sera Noël
: notre troisième Noël sans vous. Nous allons fuir
Marseille. Notre maison contient trop de beaux souvenirs qui nous chassent loin de chez
nous. Depuis que vous avez perdu la tête, il nous est impossible de rester
dans cette
maison les jours de fête, où le moindre recoin me parle de vous, où les traces de notre
bonheur sont indélébiles et réveillent notre souffrance.
58
Jean
, tu nous as téléphoné le soir précédant notre départ. Tu m’as dit combien
Guillaume avait e
nvie de nous revoir et tu m’as demandé de nous rencontrer.
Jean
, tu n’es pas cohérent
: après avoir bien expliqué à tes enfants à quel point nous
étions d’affreux grands parents, un papy pédophile et une mamie
–
bourreau, tu nous
proposes une rencontre av
ec Guillaume
! Et pourquoi seulement avec lui? En avez vous
discuté ensemble ou bien est
–
ce une idée à toi
? Dans quel but
? Faut il te croire
? Que
disent ses grands frères
? Sont ils au moins au courant de ta démarche
?
Nous devions rentrer de nos vacan
ces seulement vers le 10 janvier, mais la grippe
nous a rattrapés en route et nous avons préféré rentrer vite.
Je sais que tu passes souvent tes vacances avec tes frères, j’ai donc appelé chez
Paul
.
Je voulais te prévenir de notre retour. Le téléphone
sonnait et j’étais très mal à l’aise
:
comment allais
–
je être accueillie
? C’était bien la première fois depuis trois ans que
j’appelais un de vous trois. J’avais envie de vous dire quelque chose de gentil et en même
temps j’étais prête à me défendre mécha
mment si on m’accueillait avec des insultes. C’est
Manon
qui a pris le téléphone, mais elle n’a pas reconnu ma voix
:
« Attendez, madame, je l’appelle. »
C’était drôle !
Nous n’avons pas pu nous rencontrer puisque tu rentrais chez toi ce jour là, m’as tu
dit. Peut
–
être n’avais tu plus aucune envie de nous revoir. Il paraît que vous devriez
revenir dans le sud pour les vacances de Pâques.
Je suis curieuse de savoir si je reverrai vraiment Guillaume vers Pâques, mais vu la
clarté de vos dires, et votre mauv
aise foi envers nous, j’attends encore un peu avant de me
réjouir. Il faut que je me protège, tu comprends
? Vous m’avez suffisamment malmenée et
je ne suis pas masochiste ! Après tout, est ce que Guillaume a vraiment exprimé le désir de
nous revoir
? Il a
vait cinq ans lors de notre dernière rencontre
: quels souvenirs a
–
t il de
nous
? Ajoutez à cela tout ce que vous avez inventé et dit sur notre compte … Bizarre !
Bizarre !
Bof ! Le principal est que Noël soit derrière nous une fois de plus et qu’au fond
,
malgré notre courte escapade, nous n’ayons pas senti passer les Fêtes. En ce qui concerne
notre éventuelle prochaine rencontre on verra bien. Nous vous attendons depuis si
longtemps !
Et voilà 2003 qui pointe son nez. Tout de suite après le premier jan
vier il y a
l’anniversaire de papa, puis l’anniversaire de notre mariage. Lorsque vous étiez petits,
décembre était un mois de fête pour vous, en attendant les vacances. Il y avait d’abord, vos
réunions secrètes, avec des chuchotements et des rires qui ava
ient une odeur de cadeaux.
Venaient ensuite des invitations chez vos petits amis, en attendant Noël.
59
Le 24 décembre l’arbre était décoré par tout le monde. Dans la nuit, mystérieusement
les cadeaux étaient déposés autour de l’arbre. Le lendemain matin on
se régalait de la joie
des grand et des petits.
Ensuite il y avait encore la St
–
Jean
, puis le Nouvel An, et nous arrivions au 5 janvier
qui nous réunissait tous au restaurant, pour l’anniversaire de notre mariage
: c’était notre
fête, car si au départ
nous n’étions que deux, la famille s’est agrandie petit à petit et nous
étions heureux de fêter cela ensemble au milieu des rires, des boutades et des histoires
drôles.
Vous avez grandi, vous n’habitez plus la région et avec les occupations des uns et des
autres, il n’y a que Noël qui a tenu bon pendant longtemps. Pas question pour vous de ne
pas partager surtout le petit déjeuner du 25 à la maison
! La joyeuse pagaille de ce matin
particulier, avec croissants et brioches de toutes sortes de fabrication mai
son puisque tout
le monde y mettait la main, les cris d’allégresse ensuite, en ouvrant les cadeaux, a duré
pendant plusieurs années. Après, si vous n’étiez plus toujours là pour les Fêtes, on se
rattrapait avec le téléphone
: vous étiez loin parfois, mais
nous étions proches. Et c’était
bien ça le principal.
Depuis trois ans la maison s’est endormie. Pas la moindre trace de sapin de Noël, de
crèche, de rires ou de musiques. Tout est silencieux, tranquille, apparemment calme,
mêmes les cadeaux ont disparu
!
Nous n’avons plus envie de fêter quoique ce soit. Quel
chaos dans nos têtes, dans nos cœurs
!
Tout cela est horriblement triste à vivre.
Jean
,
Paul
,
Sylvain
, cela fait presque trois ans que nous ne nous sommes plus vus,
trois années cauchemardesq
ues, épouvantables à vivre. Il nous reste le souvenir de vos
hurlements
:
« Vous devez payer, payer… »
Payer QUOI, mes enfants
? Tout l’amour dont nous vous avons entourés
? La
tendresse
? Notre disponibilité
? Notre entente
? Notre complicité
?
Je mar
chais dans un chemin ensoleillé, dans une nature éclatante et brusquement un
gouffre s’est ouvert, là, sous mes pieds. La terre a tremblé, j’ai cru faire un mauvais rêve.
Mon sentier est devenu brusquement instable, mes pieds glissaient et une force
incont
rôlable essayait de m’entraîner vers le fond. La peur me paralysait, je voulais hurler
mais aucun son ne sortait de ma bouche. Le ciel s’est obscurci, je n’entendais plus que ces
cris
:
« Payer ! Payer ! O
n le dira autour de nous
! »
J’ai senti ma raiso
n basculer, mon cerveau me quitter, je ne comprenais plus rien,
j’allais perdre connaissance, tomber dans le néant.
Finalement cela aurait été la meilleure solution pour moi
: m’en aller, ne plus me
poser de questions, ne plus penser, ne plus souffrir, mo
urir enfin !
60
« Avec le temps, ils vont se réveiller, » disaient nos amis.
« Patience, il s’agit d’une grosse crise. »
Crise ou démence profonde, vous avez tué tant de belles choses qui étaient dans mon
cœur pour laisser la place à l’incrédulité, à la dou
leur, à l’angoisse, aux larmes.
Vous avez tout cassé, tout démoli et maintenant ? Comment faire
? Nous mettons
beaucoup d’espoir dans vos enfants. Auront ils un jour envie de nous revoir, ne fut
–
ce que
pour avoir notre version des faits
? On dirait qu’ils
n’ont, eux non plus, aucun souvenir
!
Vous nous avez méchamment interdit de leur écrire, de leur téléphoner …
Et vos femmes
? Je ne souhaite vraiment plus les revoir
! Elles ont partagé notre vie
pendant des années, je pensais qu’entre nous tout était
clair et limpide
: avec ou sans vous,
elles étaient souvent chez nous et c’était un bonheur de les voir. Il paraît qu’elles sont
déchaînées contre nous. Comment ont elles pu nous salir autant
?
Vous vous êtes tous laissé embobiner comme des automates par
qui ? Par quel
moyen ? Quelle thérapie ? Comment cela a
–
t il pu se faire
?
Allez tous au diable
!
Ce soir, je ne sais plus. Mes fils
? Aucune envie de les revoir. Autrefois nos
retrouvailles étaient un bonheur et elles venaient en priorité devant tout,
en peu de mots,
j’aimais mes enfants, tout simplement.
Maintenant
? J’ai une grande blessure à la place du cœur et elle saigne
abondamment. J’essaie d’arrêter ce flot de sang mais rien n’y fait. Je souffre, mettez vous à
ma place !
Les revoir
? Pour qu’il
s puissent continuer à nous accuser de choses immondes
? Je
voudrais du soleil autour de moi, des sourires, du bonheur de nouveau enfin. Si mes fils et
leurs femmes ont saboté leur vie, c’est leur problème et malheureusement je ne peux rien
pour eux, mais
les petits
–
enfants
! Ils doivent porter un poids immense sur leurs épaules
car il est impossible qu’ils soient heureux avec de tels parents. Hélas, je ne peux pas leur
venir en aide !
Qu’est ce que je pourrais faire
? Quelle est la route à suivre
? Où retr
ouver un peu de
joie pour survivre
?
Au fur et à mesure que le temps passe, je découvre le malheur des autres et je suis
affolée par l’ampleur du mal. Nous avons une adresse internet et nous recevons des
témoignages qui ressemblent étrangement au nôtre
. Familles heureuses, enfants sans
problèmes particuliers jusqu’au jour où tout bascule et brusquement c’est la coupure
:
injures, cris, accusations où pédophilie et maltraitance vont de pair
: la porte claque et les
enfants disparaissent. Tout essai pour
rétablir le moindre rapport est voué à l’échec, toute
discussion inutile
: on se retrouve devant des individus qui ne parlent plus notre langue;
61
chaque mot pour eux, a une signification différente, plus aucun contact n’est donc
possible. Tous ont coupé les
fils, le courant ne passe plus, on reste dans le noir, abasourdis
par les ténèbres qui nous entourent, étouffés par toutes les questions qu’on voudrait poser
et qui restent sans réponse. Les familles sont sans ressources, atterrées par les accusations
mon
strueuses dont elles sont l’objet.
Nous ne pouvons que dire à ces familles combien nous comprenons et partageons
leur peine. Si cela est possible, il faudrait essayer de faire passer un message d’amour à ces
enfants perdus, pour qu’ils sachent que nous, p
arents, sommes restés les mêmes
: nous les
aimons et voudrions les aider à sortir de cette mauvaise passe. Mais comment faire pour
que nos mots atteignent leurs cerveaux et retrouvent leur vrai sens ? Comment les réveiller
en douceur et avec amour
en faisa
nt taire notre rancune ?
Nous avons tenté plusieurs fois depuis trois ans de nous manifester auprès de nos
petits
–
enfants, en envoyant des cartes (pathétiques et inutiles, nous ont méchamment
répondu les parents), des cadeaux aussi, pour leurs anniversaire
s (qui nous ont été
renvoyés ou jetés à la poubelle, nous a
–
t on fait savoir) et notre petite lueur d’espoir s’est
vite éteinte devant ces comportements stupides et méchants.
Aujourd’hui, je crie « pouce »! C’était un mot de passe très efficace, lorsque j
’étais
enfant. Petite, je me retrouvais souvent avec mes nombreux cousins et cousines lors des
vacances. Une de mes tantes avait une grande propriété. Nous nous amusions à faire des
concours de course à pie
d, de saut, de parties de cache
–
cache, à nous fair
e peur dans le
bois derrière la maison. Lorsqu’on en pouvait plus (de fatigue, de peur ou
de rire) on criait
«
pouce »! E
t le jeu s’arrêtait.
Qui va m’entendre ou me comprendre actuellement si je hurle « pouce! » Les
cerveaux sont bien barricadés et au del
à de quelques mots anodins, rien ne réussit à
arriver jusqu’à leur conscience.
Depuis trop longtemps je suis à la recherche du mot de passe et je suis de plus en
plus désespérée.
Anne mon amie, tu es venue me voir aujourd’hui pour me parler de ton fils a
îné.
Notre amitié est toute neuve et tu avais envie de me parler d’Henri que tu as perdu il y a
huit ans. Après toutes ces années, tu parles de lui avec des larmes dans les yeux
: Henri a
été tué par un motard qui n’a pas respecté un feu rouge
: c’était to
n fils aîné, il avait une
jeune femme et un enfant d’un an. Je peux aisément imaginer la douleur de toute la
famille. Le bébé aussi a dû sentir ce drame.
Tu m’as dit que ton petit fils vient souvent te voir. Le petit a neuf ans maintenant et
sa maman, bien
que remariée, lui parle de son papa.
« Il était très gentil », lui a
–
elle dit.
Tu lui as répété la même chose lorsqu’il t’a posé cette même question. L’enfant est
parti jouer, heureux.
62
Anne, je n’ai pas osé te dire que je t’envie. Notre amitié est trop
neuve et tu n’es pas
au courant de ce qui nous arrive
: tu aurais eu peut
–
être de la peine à comprendre.
Henri est mort. Malgré la douleur, malgré le désastre, malgré le vide qu’il laisse, tu
as retrouvé une certaine sérénité. Tu penses à lui et tes souve
nirs restent des moments
heureux.
C’est pour tout cela que je t’envie
: tu as pu retrouver le calme, la paix dans ton cœur.
Je l’ai senti à la manière dont tu me parlais de lui, malgré tes yeux embués.
Un jour, je te raconterai ma tragédie
: chez nous, il
y a beaucoup de «morts» qui ont
tué tous nos souvenirs heureux et j’ai perdu aussi mes petits enfants auxquels je ne peux
pas dire
:
« Papa était gentil ».
Un jour, Anne je t’expliquerai tout cela. Mais maintenant il faut que je m’arrête
: mes
yeux sont p
leins de larmes amères.
J’ai l’impression de marcher dans un pré. Je suis au milieu de la pelouse, j’essaie
d’avancer mais en fait je fais du surplace. Enfants, vous souvenez vous du hamster de
Sylvain
? Il avait une bien jolie cage avec une espèce de bul
le dans laquelle il grimpait
souvent. La pauvre bête se hissait dans ce cocon, qui se mettait à tourner, si bien que le
hamster, malgré ses efforts restait sur place
: on aurait dit qu’il courait le plus vite possible
… pour rien.
Je suis dans un pré et
je marche, je me sens hamster, mes jambes, mes pieds bougent
mais je n’avance pas. Par moment, je vois une petite fleur que je cueille avec joie, c’est un
petit signe qui m’indique que malgré tout j’arrive à faire un tout petit bout de chemin,
mais la fleu
r se fane très vite, avant même que j’aie eu le temps de lui donner à boire, et je
me retrouve au point de départ. Je fais ainsi du surplace depuis tellement de mois ! Je me
demande pourquoi je m’acharne ainsi.
Vous êtes tout le temps dans mes pensées, mes
grands et petits enfants. Vous êtes là
dès mon réveil, vous m’accompagnez pendant la journée et je m’endors avec vous
: c’est
simple, je vous aime et je voudrais tellement vous aider
! Dans ma tête des milliers d’idées
se bousculent, je les étudie longuem
ent une par une, mais très souvent je les jette, car elles
ne valent rien.
Depuis plusieurs jours je pense à un ami qui m’a parlé de l’hypnose ericksonienne.
Jean
en aurait fait. Voilà donc une nouvelle petite fleur, mon cerveau est en ébullition
: je
d
ois essayer de joindre
Jean
, mais comment entrer en contact avec une personne sous
hypnose
? Je cherche
: quid de cette hypnose
? Ses effets
? Comment la combattre
?
Comment s’en sortir lorsqu’on l’a subie ? Peut
–
on se réveiller tout seul ? Peut
–
on ne j
amais
se réveiller
? Que faire
?
Je cherche, je lis, je discute, je téléphone. C’est internet qui me donne les meilleurs
renseignements dont je transcris ici quelques lignes:
63
« Mal utilisée ou utilisée par une personne dont les objectifs ne sont pas sains,
l’hypnose reste une méthode qui renforce la sensibilité à la suggestion, donc à l’influence.
La suggestion est une des multiples facettes de la manipulation mentale.»
Selon Jean
–
Marie Abgrall, l’hypnose peut être nocive « entre les mains de
manipulateurs
sectaires ». Ces derniers « peuvent suggérer » au sujet soumis à la
suggestion hypnotique «une histoire qui s’imposera à lui avec un air criant de vérité aux
dépens de la réalité ».
Martin Orne, cité par Jean
–
Marie Abgrall également, dans son livre « La mé
canique
des sectes » (Ed. Payot 1996), parle d’une vérité qui serait construite, fruit des désirs du
thérapeute et de son patient.
Dans le cas
de Jean
? Quel genre d’hypnose a
–
t
–
il fait
? Et s’il l’a subie, ses autres
frères ont eu droit certainement a
ussi à cela
!
Ma fleur s’est fanée bien vite
: je la piétine …
Je suis sur une petite route de montagne, je conduis vite, je suis en retard, je rentre à
la maison, ce petit chalet que nous avons loué pour les vacances. Les hauts sommets, dont
certaines
cimes gardent le souvenir blanc de l’hiver désormais lointain m’entourent et je
me sens riche du spectacle qu’ils m’offrent. Il fait beau, j’ai acheté tout ce qu’il faut pour
notre randonnée de demain. Nous allons passer la nuit dans un refuge et toute la
famille
se réjouit de cette course en haute montagne. Nous sommes tous très excités, nous
espérons apercevoir des marmottes, des chamois, des aigles. Je chante, je suis bien. Là bas
sur ma droite j’aperçois le clocher. Il paraît solitaire, perdu dans la n
ature mais je sais
qu’après le tournant le village avec ses vieilles maisons aux toits pointus se dévoilera
brusquement. Tout est silencieux et la cloche est muette, pourtant il est midi ! Que se
passe
–
t il ?
J’arrive
! Il n’y a plus que le grand virage q
ui m’offre la vue sur le lac en contrebas,
où nous allons nous baigner lorsqu’il fait très chaud et … je me retrouve dans un tunnel
!
Où suis
–
je
? Que fait ce tunnel que je ne connais pas et où me conduit
–
il
? Mon Dieu, mais
je perds la raison, ce n’est
pas mon trajet habituel, il y a quelque chose d’horrible et de
maléfique qui m’arrive, je ne connais pas ce chemin, je suis dans le noir le plus complet, les
phares de ma voiture é
clairent
péniblement ma route. Je voudrais m’arrêter mais j’ai trop
peur, il
me faut sortir de ce boyau qui m’a engloutie, je veux rentrer à la maison, ils
doivent m’attendre, s’inquiéter
: comment faire
? Je ralentis, la fenêtre de la voiture est
ouverte, j’aimerais bien entendre un bruit, n’importe quel bruit, pour me rassurer,
pour
me dire qu’il y a un signe de vie dans ce silence, dans ce noir si dense. Rien. Je cherche
désespérément un tout petit rayon de lumière qui m’indiquerait que loin, très loin, tout là
bas, le tunnel se termine, je retrouverai la route ensoleillée que j
e viens de quitter, mon
cauchemar prendra fin. Une fois encore
: rien. Je crie, je hurle, j’appelle au secours, mon
cœur va éclater d’angoisse, je voudrais mourir, oui, je n’en peux plus, j’étouffe …
64
Quelqu’un m’appelle, me secoue gentiment, j’ouvre les
yeux
:
« Réveille
–
toi, ma chérie, pourquoi as tu crié si fort
? Cela n’est pas dans tes
habitudes, tu m’as fait si peur
! »
Cela fait presque trois ans que nous cherchons la fin du tunnel
! Est
–
ce qu’une sortie
existe vraiment
?
Depuis des heures, je su
is assise devant cet amas de cailloux qui était autrefois notre
maison, notre centre de vie, notre tanière, là où il faisait bon se retrouver, où on se sentait à
l’abri de tout, où nos amis et les amis de nos enfants venaient volontiers nous retrouver.
Mai
ntenant tout est détruit !
Je regarde ce champ morne et sans couleur en me demandant ce qu’on pourrait
prendre parmi tous ces débris pour essayer de refaire au moins une cabane, un abri, un
toit prêt à nous accueillir tous, si par hasard nous allions nous
retrouver un jour … tout a
été si soigneusement broyé
! Comment espérer
? Comment rebâtir
?
Parmi ces tas de pierres devant moi, il reste un semblant de barrière, un morceau de
bois qui, autrefois était la porte de notre maison. Tordue et de travers, la
plaque d’entrée
est restée, on y lit encore notre nom. Juste à côté, quelques feuilles de lierre ont poussé.
Elles montent doucement. Dans quelque temps elles atteindrons la plaque
: le dernier
signe de notre présence ici disparaîtra et ce sera bon ainsi
: notre famille n’existe déjà plus
!
Toujours et toujours nous revient cette question
:
Pour quelle raison peut
–
on transformer des personnes qui s’aimaient en automates
pleins de rancœur et de haine envers leurs parents ? A mon avis, seule une manipulation
de cerveau peut réussir un exploit pareil !
Comment et par quels moyens peut
–
on se faire manipuler ainsi et croire aveuglement
dans la bêtise et les croyances diaboliques de ce(s) lamentable(s) individu(s)? Combien de
familles sont actuellement démolies,
combien de drames, de larmes, d’incompréhension
?
Pourquoi ?
Vous êtes trois clones, mes enfants, trois automates qui disent les mêmes mots, les
mêmes phrases, qui ont les mêmes réactions. Vous nous accusez de la même façon, figés
dans un moule terrifian
t. C’est vous qui décidez ce que nous pensons, vous n’arrivez plus
à imaginer que nous avons aussi notre mot à dire et que nous pouvons avoir un autre
regard sur le drame que vous avez déclenché ! Où est votre personnalité ? Votre ego est
devenu immense, i
l vous étouffe. Dans les rarissimes contacts vous ne parlez que de vous,
de vous et encore de vous.
Que sont devenues vos femmes ? V
os enfants ?
Comment vous aider ?
Enfants, je n’ai plus rien à vous dire, si je continue à vous écrire je vais me répéter
et
cela va devenir lassant. A quoi bon vous raconter une énième fois ma douleur, celle de
votre père et de votre sœur
: votre cerveau est trop endormi pour comprendre quoique ce
65
soit et tant que cette manipulation que vous subissez continuera, cela ne sert
strictement à
rien d’essayer d’avoir un contact même minime, avec vous.
Nous avons attendu en vain le coup de fil promis par
Jean
pendant la semaine avant
Pâques et c’est mieux ainsi, car si, lors de nos rares rencontres nous ne sommes pas
capables de
discuter de bonne foi, cela ne vaut pas la peine de se revoir, cela fait trop mal.
Avec papa, j’avais pourtant essayé de préparer notre éventuelle entrevue, en discutant de
la façon de te parler
Jean
, pour qu’on puisse se comprendre enfin ! Tu as manife
stement
changé d’idée, tu n’es pas venu en Provence pendant ces vacances, peut être étais
–
tu
malade, ou quelqu’un de ta famille n’était pas bien, ou alors il y a eu une dispute avec tes
frères, tu as préféré aller ailleurs, qui sait
? Cela ne me regarde pa
s et ces détails ne
m’angoissent plus depuis longtemps. Quoiqu’il vous arrive, je ne peux rien pour vous, et
si un de vous devait disparaître un jour, je me demande si je le saurais. A quoi bon
? Vous
êtes déjà morts, non
?
Nous sommes donc dans l’attente
, insupportable par moments, longue, pleine de
points d’interrogation. Nous cherchons désespérément des réponses à toutes nos
questions et notre déprime est grande. Pourtant nous continuons à nous informer, à
chercher une solution pour essayer de vous aide
r à retrouver un cerveau libre de toute
contrainte, avec une mémoire débordante de tous les souvenirs vrais de votre enfance et
de votre adolescence, avec toutes ces belles choses que nous avons vécu pendant si
longtemps.
Nous rencontrons beaucoup de mond
e, nous partageons notre angoisse avec
d’autres parents qui se battent et sont en recherche parce qu’ils vivent le même drame que
nous. Cela nous donne du courage pour avancer, mais la route est tellement difficile
! Oui,
nous savons, vous êtes de bonne fo
i, sûrs de détenir la vérité puisqu’on vous l’a imprimée
dans vos têtes. C’est comme si on vous avait passé une couche de peinture bien noire sur
votre cerveau, ensuite on a imprimé des messages hideux et dégoûtants et vous ne voyez
plus que cela. Vous voi
là coupables et pas tout à fait coupables
! Vous vous êtes laissés
berner par de belles paroles, vous n’avez pas su vous défendre, vous avez perdu tout
esprit critique et vous êtes certains d’avoir raison. A qui la faute
?
Je n’arrive pas à admettre et à
comprendre votre naïveté. Lorsqu’on s’aimait encore,
j’admirais votre bon sens, vos prises de positions fermes et justes.
Maintenant, nous essayons de ne pas perdre espoir, ce qui n’est pas toujours évident.
Vous êtes tous dans notre cœur et nous vous aim
ons, c’est cela qui nous aide à vivre, mais
le temps passe inexorablement, sans ralentir et tous ces jours qui s’en vont se perdent à
jamais. Vos enfants grandissent, nous vieillissons, j’ai l’impression d’avoir entamé une
course
: arriverons nous à prendr
e encore du bon temps ensemble, avant de disparaître
?
Noël 2003
Je suis sur la terrasse en attendant que le repas de midi soit prêt. Je regarde la mer si
bleue aujourd’hui, calme comme un lac, resplendissante sous le ciel net, lisse, sans nuages.
66
Cela m
e fait penser à un ciel de sports d’hiver, lorsque le vent a balayé tous les nuages,
lorsque le froid est vif et le soleil qui ne réussi pas à chauffer l’atmosphère fait briller le
paysage comme s’il voulait se faire pardonner de ne pas pouvoir apporter u
n peu plus de
chaleur.
Hier soir nous avons fêté Noël, juste nous trois, Papa,
Manon
et moi. Nous avions
décidé que cette année vous ne réussiriez pas à nous faire fuir la maison à cette époque.
Nous sommes maintenant en mesure d’assumer ce vide immense qu
e vous avez laissé, la
maison est belle et agréable (la preuve, cette terrasse depuis laquelle je vous écris) et nous
y sommes si bien !
Nous avons dit à nos amis que nous étions invités cette année encore. Nous voulions
savourer ces jours de fêtes dans l
a tranquillité et la sérénité, si possible, et c’est bien ainsi.
Hier soir, avec
Manon
et papa nous avons fait un repas délicieux. Je n’avais aucune envie
de décorer la maison, c’est bon de le faire lorsqu’il y a des enfants. Nous avons seulement
soigné et
orné la table. Un bon repas, un bon vin, des cadeaux, les premiers depuis trois
ans ! Cela prouve que notre moral commence à bien réagir !
Manon
va partir à Lyon tout à l’heure et nous irons peut
–
être faire un tour : il fait si
beau et la Provence est mag
nifique !
Joyeux Noël à nous trois !
janvier 2004
Nous avons retrouvé le livre de Fenestrelles où nous avons fêté nos vingt ans de
mariage, hier soir, en rangeant des bouquins, avec l’invitation à la fête dessinée par Lionel,
le plan « pour aller se perd
re à Fenestrelle », le texte élaboré par nous, de la messe. Dans
les pages qui suivent il y a beaucoup de signatures, quelques photos… malheureusement
nous n’avions pas songé à l’appareil photos et les clichés que nous avons récupéré
montrent surtout les
méchouis, le mode d’emploi du méchoui, la machine infernale des
Chirié, le petit train, les enfants qui font des rondes bruyantes et s’amusent, quelques
personnes qui rient, parlent, mangent … mais nous sommes un peu déçus, car nous
voudrions revoir tou
t le monde. Il y a aussi vos signatures mes enfants, et celles des amis
qui sont heureux d’être là et l’écrivent, chacun à sa manière. C’est émouvant. Les dernières
phrases sont de
Paul
:
« Pour passer le Rhône il faut être deux », pour passer le cap de
s vingt ans il faut être
130, pour passer le cap des 40 ça ne sera plus la peine d’organiser une fête, elle sera dans la
rue, dans notre vie de tous les jours, j’en suis sûr ! Signé :
Paul
l’optimiste.
Paul
, si tu savais combien je t’ai aimé aujour
d’hui, en te retrouvant ! Pendant un
court instant j’ai tout oublié et tu étais là, avec ta bonne humeur, tes mots drôles, ta guitare
et c’était à nouveau la fête ! Tu étais là, entouré de tes frères et sœurs, tu leur expliquais …
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je me demande quoi ? O
u peut
–
être tu leur disais : « eh ! je me suis trompé, nous nous
sommes trompés, il s’est passé quelque chose qui nous a fait perdre la boule, venez, on va
organiser une fête de retrouvailles, on va se marrer comme avant, prenez vos flûtes et vos
guitares,
on va chanter comme autrefois, on rentre à la maison, suivez moi, venez vite,
venez tous »!
Me revoilà dans mon désert, il n’y a que de la terre brûlée, tout est sec, noir, vide. Je
tourne en rond avec toujours les mêmes questions dans ma tête : mais que
s’est
–
il passé au
juste ? Comment avez
–
vous pu ? Comment avez
–
vous fait ? Rien, à priori ne nous
empêchait de continuer notre vie sereine et heureuse, compliquée, parfois difficile, mais
belle et éclatante !
Vous nous avez envoyé une bombe atomique et vos
enfants sont très atteints par les
radiations. Comme nous, et quoiqu’il arrive ils porterons toujours les traces de ce mal que
vous nous avez fait et que, par ricochet, vous leur avez fait. Il y a trois ans et demi, tout a
été détruit en une heure : fami
lle, projets, joies. Tout ce que nous avions bâti ensemble
pendant des années a été réduit à néant.
Maintenant nous continuons à faire semblant de vivre mais nous ne sommes plus
qu’un tas de cendres qui attend le vent pour disparaître définitivement. Comm
ent
réagiront vos enfants le jour où ils découvriront la vérité ?
Malheur à vous ! J’espère ne plus être là, ne pas vivre cela. Après tout, ce sera votre
histoire, à vous de l’assumer.
Quel malheureux gâchis !
La plus belle aventure de ma vie a été ma re
ncontre avec votre père.
La pire, l’adoption d’
Isabelle
qui avec ses mensonges, sa perversité et sa perfidie a
participé à votre “retournement” de cerveau, mes enfants, et à la destruction de notre
famille.
Cela associé à une thérapie quelconque n’a fait que
semer le désespoir, la haine et
l’incompréhension entre nous.
Comment vous réveiller ? Comment vous retrouver ? C’est dur de vivre cette
tragédie et de ne pas pouvoir vous aider ! Est
–
ce qu’il y en aura UN parmi les petits
enfants qui aura la curiosité d’e
n savoir plus et de venir nous voir ? Cela reste mon seul
espoir mais faites vite mes petits car le temps passe, toutes ces journées perdues ne se
rattrapent plus et personnellement je n’ai pas envie de vivre longtemps encore !
LE PARDON
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Pardo
nner, vous
pardonner, qu’est
–
ce que cela veut dire ? Si je vous disais « mes
enfants, je vous pardonne» cela changera
–
t il quelque chose ? Pour moi, le mot «
pardon»
ne veut strictement rien dire.
Je vous aime et malgré tout le mal que vous nous faites je
vous aime et rien ne pourra
effacer cet amour. Je souffre, je suis terriblement triste, désespérée et souvent je rêve, sans
trop y croire, qu’un jour vous reviendrez tous les trois, on s’expliquera, on se comprendra
enfin comme autrefois.
Même si parfo
is j’ai envie de vous secouer (pour vous réveiller), de vous battre (pour
essayer de remettre à l’endroit vos malheureux cerveaux qui ne sont plus capables de
raisonner normalement), cela ne nous empêche pas, à votre père et à moi, de vous aimer.
Nous rêv
ons d’une vraie rencontre avec vous, d’un rendez
–
vous désiré, attendu, qui
sera l’occasion souhaitée par tous de pouvoir enfin bavarder, se raconter honnêtement,
avec l’esprit clair. Nous pourrons ainsi nous expliquer, nous en avons besoin, pour
comprend
re ces années de silence et de souffrance. Ce ne sera pas facile et il faudra peut
–
être plusieurs entrevues. L’envie de nous retrouver nous aidera à aplanir nos différents
sans nous énerver, à aller de l’avant.
C’est seulement après ce travail douloureux
mais indispensable, lorsqu’enfin nous
aurons compris votre cheminement infernal, que nous pourrons accepter de reprendre des
relations et une vie normale en espérant qu’elle redeviendra chaleureuse et pleine
d’amour comme autrefois.
Voilà ma vision du pard
on.
maman
FIN