LE MEILLEUR DES MONDES – 6 –

Aldous Huxley

— La plus grande force moralisatrice et socialisatrice de tous les temps.
Les étudiants inscrivirent cela dans leurs calepins. Le savoir puisé directement à la source.
De nouveau, le Directeur toucha l’interrupteur.
•… si formidablement intelligents, disait la voix douce, insinuante, infatigable. Vraiment, je suis joliment content d’être un Bêta, parce que… »
Non pas tout à fait comme des gouttes d’eau, bien que l’eau, en vérité, soit capable de creuser à la longue des trous dans le granit le plus dur ; mais plutôt comme des gouttes de cire à cacheter liquide, des gouttes qui adhèrent, s’incrustent, s’incorporent à ce sur quoi elles tombent, jusqu’à ce qu’enfin le roc ne soit plus qu’une seule masse écarlate.
— Jusqu’à ce qu’enfin l’esprit de l’enfant, ce soit ces choses suggérées, et que la somme de ces choses suggérées, ce soit l’esprit de l’enfant. Et non pas seulement l’esprit de l’enfant. Mais également l’esprit de l’adulte – pour toute sa vie. L’esprit qui juge, et désire, et décide – constitué par ces choses suggérées. Mais toutes ces choses suggérées, ce sont celles que nous suggérons, nous! – Le Directeur en vint presque à crier, dans son triomphe. – Que suggère l’État. – Il tapa sur la table la plus proche.
— Il en résulte, par conséquent…
Un bruit le fit se retourner.
— Oh ! Ford, dit-il, d’un autre ton, voilà que j’ai réveillé les enfants!
Dehors, dans le jardin, c’était la récréation. Nus sous la douce chaleur du soleil de juin, six ou sept cents petits garçons et petites filles couraient sur les gazons en poussant des cris aigus, ou jouaient à des jeux de balle, ou étaient accroupis en silence par groupes de deux

ou trois parmi les buissons en fleur. Les roses étaient épanouies, deux rossignols faisaient leur soliloque dans les bosquets, un coucou émettait justement ses cris dissonants parmi les tilleuls. L’air était somnolent du murmure des abeilles et des hélicoptères.

Le Directeur et ses étudiants s’arrêtèrent quelque temps à observer une partie de Ballatelle Centrifuge. Vingt enfants étaient groupés en cercle autour d’une tour en acier chromé. Une balle lancée en l’air de façon à retomber sur la plate-forme au sommet de la tour dégringolait à l’intérieur, tombait sur un disque en rotation rapide, était projetée à travers l’une ou l’autre des nombreuses ouvertures percées dans l’enveloppe cylindrique, et devait être rattrapée.
— Bizarre, musa le Directeur, tandis qu’ils s’en éloignaient, bizarre de songer que, même au temps de Notre Ford, la plupart des jeux se jouaient sans plus d’accessoires qu’une ou deux balles, avec quelques bâtons et peut-être un bout de filet. Rendez-vous compte de la sottise qu’il y a à permettre aux gens de jouer à des jeux compliqués qui ne font absolument rien pour accroître la consommation. C’est de la folie. De nos jours, les Administrateurs ne donnent leur approbation à aucun jeu nouveau à moins qu’il ne puisse être démontré qu’il exige au moins autant d’accessoires que le plus compliqué des jeux existants. – Il s’interrompit. – Voilà un petit groupe charmant, dit-il, tendant le doigt.
Dans un creux herbeux entre deux hautes masses de bruyères méditerranéennes, deux enfants, un petit garçon d’environ sept ans et une petite fille qui pouvait avoir un an de plus, s’amusaient, fort gravement et avec toute l’attention concentrée de savants plongés dans un travail de découverte, à un jeu sexuel rudimentaire.
— Charmant, charmant ! répéta sentimentalement le D.I.C.

— Charmant, dirent poliment les jeunes gens pour marquer leur accord.
Mais leur sourire était un peu protecteur. Il y avait trop peu de temps qu’ils avaient mis au rancart les amusements enfantins de ce genre, pour qu’ils pussent les contempler maintenant sans une pointe de mépris. « Charmant ? » Mais ce n’était qu’un couple de mioches prenant leurs ébats ; rien de plus. Des mioches, tout bonnement.
— J’ai toujours l’impression…, continuait le Directeur, du même ton un peu sentimental, lorsqu’il fut interrompu par des hou-hou-hou vigoureux.
D’un buisson voisin sortit une infirmière, tenant par la main un petit garçon qui hurlait tout en marchant. Une petite fille lui trottait sur les talons avec un air inquiet.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le Directeur. L’infirmière haussa les épaules.
— Pas grand-chose, répondit-elle. C’est tout simplement ce petit garçon qui ne semble guère disposé à prendre part aux jeux érotiques ordinaires. Je l’avais déjà remarqué précédemment une fois ou deux. Et voilà qu’il recommence aujourd’hui. Il vient de se mettre à hurler…
— Je vous assure, interrompit la petite fille à l’air inquiet, que je n’avais pas l’intention de lui faire mal, en aucune manière. Je vous assure…
— Cela va de soi, ma mignonne, dit l’infirmière d’un ton rassurant. – De sorte que, reprit-elle, s’adressant de nouveau au Directeur, je l’emmène chez le Surveillant Adjoint de Psychologie. Simplement pour voir s’il n’y a pas quelque chose d’anormal.
— C’est très bien, dit le Directeur. Menez-le chez le Surveillant. – Toi, tu vas rester ici, petite, ajouta-t-il, comme l’infirmière s’éloignait avec le sujet, toujours hurlant, confié à ses soins. Comment t’appelles-tu ?
— Polly Trotsky.
— C’est un nom excellent, ma foi, dit le Directeur. Sauve-toi maintenant, et va voir si tu peux trouver un autre petit garçon pour jouer avec toi.
L’enfant s’enfuit en bondissant parmi les buissons, et fut bientôt hors de vue.
— Quelle petite créature exquise ! dit le Directeur, la suivant des yeux. Puis, se tournant vers ses étudiants : Ce que je vais vous exposer à présent, dit-il, pourra vous sembler incroyable. Mais aussi, quand on n’a pas l’habitude de l’histoire, la plupart des faits relatifs au passé semblent effectivement incroyables.
Il révéla l’ahurissante vérité. Pendant une très longue période avant l’époque de Notre Ford, et même au cours de quelques générations postérieures, les jeux érotiques entre enfants avaient été considérés comme anormaux (il y eut un éclat de rire) ; et non pas seulement comme anormaux, mais comme positivement immoraux (non !) ; et ils avaient, en conséquence, été rigoureusement réprimés.
Le visage de ses auditeurs prit un air d’incrédulité étonnée. Quoi, les pauvres petits gosses n’avaient pas le droit de s’amuser ? Ils ne parvenaient pas à le croire.
— Les adolescents mêmes, disait le D.I.C., les adolescents comme vous.
— Ce n’est pas possible !

— À part un peu d’auto-érotisme et d’homosexualité, pratiqués en cachette – absolument rien.
— Rien ?
— Dans la plupart des cas, jusqu’à ce qu’ils eussent plus de vingt ans.
— Vingt ans ? firent les étudiants en écho, en un chœur bruyant de scepticisme.
— Vingt ans, répéta le Directeur. Je vous ai dit que vous trouveriez cela incroyable.
— Mais qu’arrivait-il ? demandèrent-ils. Quels étaient les résultats?
— Les résultats étaient terribles.
Une voix profonde et sonore s’interposa dans le dialogue et les fit sursauter.
Ils se retournèrent. Sur le bord du petit groupe se tenait un étranger – un homme de taille moyenne, aux cheveux noirs, au nez crochu, aux lèvres rouges et charnues, aux yeux très sombres et perçants.
— Terribles, répéta-t-il.
Le D.I.C. s’était à ce moment assis sur l’un des bancs d’acier caoutchouté qui étaient commodément disséminés parmi les jardins ; mais, à la vue de l’étranger, il se remit debout d’un bond, et se précipita en avant, les mains tendues, souriant avec effusion de toutes ses dents.
— Monsieur l’Administrateur ! Quel plaisir inattendu ! Mes amis, à quoi pensez-vous donc ? Voici l’Administrateur, voici sa Forderie Mustapha Menier.
Dans les quatre mille pièces du Centre, les quatre mille pendules électriques sonnèrent simultanément quatre heures. Des voix désincarnées retentirent, sortant des pavillons des haut-parleurs.
•Repos pour l’équipe principale de jour ! Pour la deuxième équipe le jour, au travail ! Repos pour l’équipe principale de… »
Dans l’ascenseur, montant aux vestiaires, Henry Foster et le Directeur Adjoint de la Prédestination tournèrent le dos avec assez d’intention à Bernard Marx, du Bureau de Psychologie : ils se détournèrent de cette réputation désagréable.
Le ronflement et le fracas léger des machines agitait toujours l’air cramoisi du Dépôt des Embryons. Les équipes avaient beau aller et venir, un visage couleur de lupus faisait place à un autre ; majestueusement, à jamais, les transporteurs continuaient leur marche lente avec leur chargement d’hommes et de femmes à venir.
Lenina Crowne se dirigea d’un bon pas vers la porte.
Sa Forderie Mustapha Menier ! Les yeux des étudiants qui le saluèrent saillirent presque hors de leur tête. Mustapha Menier ! L’Administrateur Résident de l’Europe Occidentale ! L’un des Dix Administrateurs Mondiaux ! L’un des Dix… et il s’asseyait sur le banc avec le D.I.C., il fallait rester là, oui, rester et leur parler effectivement… Le savoir allait leur venir droit de la source. Droit de la bouche même de Ford !
Deux enfants à la peau brune comme des crevettes sortirent d’une touffe voisine de buissons, les contemplèrent un instant de leurs yeux écarquillés d’étonnement, puis retournèrent à leurs amusements parmi le feuillage.

La suite de ce roman
dans la prochaine édition de
Gay Globe Magazine