LE MEILLEUR DES MONDES -8-

Aldous Huxley

Notre Ford – ou notre Freud, comme, pour quelque raison impénétrable, il lui plaisait de s’appeler chaque fois qu’il parlait de questions psychologiques – Notre Freud avait été le premier
•Révéler les dangers épouvantables de la vie de famille. Le monde était plein de pères, et était par conséquent plein de misère ; plein de mères, et par conséquent de toutes espèces de perversions, depuis le sadisme jusqu’à la chasteté; plein de frères, de sœurs, d’oncles, de tantes – plein de folie et de suicide.
— Et pourtant, chez les sauvages de Samoa, dans certaines îles de la côte de la Nouvelle-Guinée…
Le soleil tropical enveloppait comme de miel tiède les corps nus d’enfants s’ébattant en commun parmi les fleurs d’hibiscus. Le foyer, c’était n’importe laquelle des vingt maisons au toit de palmes. Dans les Îles Trobriand, la conception était l’oeuvre des esprits ancestraux ; personne n’avait jamais entendu parler d’un père.
— Les extrêmes, dit l’Administrateur, se touchent, pour l’excellente raison qu’on les a amenés à se toucher.
— Le Docteur Wells prétend que trois mois de traitement de Succédané de Grossesse subis maintenant, cela fera une différence énorme à ma santé, pour les trois ou quatre années à venir.
— Eh bien, j’espère qu’il a raison, dit Lenina. Mais, Fanny, entendez-vous réellement dire que, pendant les trois mois à venir, vous êtes censée ne pas…?

— Oh ! non, ma petite. Rien qu’une semaine ou deux, pas davantage. Je passerai la soirée au Club, à jouer au Bridge Musical. Vous sortez, vous, je suppose ?
Lenina fit oui d’un signe de tête.
— Avec qui ?
— Henry Foster.
— Encore ? – Le visage de Fanny, plutôt rond et plein de bonté, prit une expression incongrue d’étonnement peiné et désapprobateur. – Vous voulez vraiment me dire que vous sortez encore toujours avec Henry Foster ?
Des mères et des pères, des frères et des sœurs. Mais il y avait aussi des maris, des épouses, des amants. Il y avait aussi la monogamie et les sentiments romanesques.
— Bien que, probablement, vous ne sachiez pas ce que c’est que tout cela, dit Mustapha Menier.
Ils hochèrent la tête en dénégation.
La famille, la monogamie, le romanesque. Partout le sentiment de l’exclusif, partout la concentration de l’intérêt sur un seul sujet, une étroite canalisation des impulsions et de l’énergie.
— Mais chacun appartient à tous les autres, dit-il en conclusion, citant le proverbe hypnopédique.
Les étudiants acquiescèrent d’un signe de tête, marquant vigoureusement leur accord sur une affirmation que plus de soixante-deux mille répétitions leur avaient fait accepter, non pas simplement comme vraie, mais comme axiomatique, évidente en soi, totalement indiscutable.

— Mais après tout, protestait Lenina, il n’y a guère qu’environ quatre mois que j’ai Henry.
— Que quatre mois ! Ça me plaît ! Et, de plus, continua Fanny, pointant vers elle un doigt accusateur, il n’y a eu personne, en dehors de Henry, pendant tout ce temps. N’est-ce pas ?
Lenina devint rouge écarlate ; mais ses yeux, le ton de sa voix, demeurèrent pleins de défi.
— Non, il n’y a eu personne d’autre, répondit-elle presque avec colère. Et je ne vois vraiment pas pourquoi il aurait dû y en avoir.
— Ah ! elle ne voit vraiment pas pourquoi il aurait dû y en avoir, répéta Fanny, comme si elle s’adressait à un auditeur invisible derrière l’épaule gauche de Lenina. Puis, changeant soudain de ton : – Mais sérieusement, dit-elle, je trouve véritablement que vous devriez faire attention. C’est si affreusement mal porté de se conduire comme ça avec un seul homme. À quarante ans, ou trente-cinq, ce ne serait pas si mal. Mais à votre âge, Lenina ! Non, vraiment, ça ne se fait pas. Et vous savez combien le D.I.C. est opposé à tout ce qui est intense ou qui traîne en longueur. Quatre mois avec Henry Foster, sans avoir un autre homme, mais il serait furieux s’il le savait…
— Représentez-vous de l’eau sous pression dans un tuyau.
– Ils se la représentèrent. – Je le perce une fois, dit l’Administrateur. Quel jet !
Il le perça vingt fois. Il y eut vingt petits jets d’eau mesquins.
• — Mon bébé ! Mon bébé ! »
• — Maman ! » La folie est contagieuse.
• — Mon amour, mon petit, mon seul petit, mon trésor, mon trésor… »
Mère, monogamie, romanesque. La fontaine gicle bien haut; le jet est impétueux et blanc d’écume. L’ardeur n’a qu’une seule issue. Mon amour, mon bébé. Rien d’étonnant à ce que ces pauvres prémodernes fussent fous, méchants et misérables. Leur monde ne leur permettait pas de prendre les choses légèrement, ne leur permettrait pas d’être sains d’esprit, vertueux, heureux. Avec leurs mères et leurs amants, avec leurs prohibitions pour le respect desquelles ils n’étaient pas conditionnés, avec leurs tentations et leurs remords solitaires, avec toutes leurs maladies et leur douleur qui les isolait sans fin, avec leurs incertitudes et leur pauvreté, ils étaient contraints de ressentir fortement les choses. Et, les ressentant fortement (et fortement, qui plus est, en solitude, dans l’isolement désespérément individuel), comment pouvaient-ils être stables ?
— Bien entendu, il n’est pas nécessaire de le lâcher. Prenez-en un autre de temps en temps, voilà tout. Il a d’autres femmes, lui, n’est-ce pas ? Lenina en convint.
— Cela va de soi. Vous pouvez compter sur Henry Foster pour agir toujours en parfait galant homme, pour être toujourscorrect. Et puis, il faut songer au Directeur. Vous savez comme il attache de l’importance…
Faisant un signe de tête affirmatif :
— Il m’a donné une tape sur le derrière cet après-midi, dit Lenina.
— Là, vous voyez bien ! – Fanny avait pris un ton de triomphe. – Cela vous montre bien quelles sont ses idées : le respect le plus strict des conventions.
— La stabilité, dit l’Administrateur, la stabilité. Pas de civilisation sans stabilité sociale. Pas de stabilité sociale sans stabilité individuelle.
Sa voix était une trompette. L’écoutant, ils se sentaient plus grands, plus réchauffés.
La machine tourne, tourne, et doit continuer à tourner, à jamais. C’est la mort si elle s’arrête. Ils étaient mille millions à gratter la croûte de la terre. Les rouages commencèrent à tourner. Au bout de cent cinquante ans ils étaient deux mille millions. Arrêt de tous les rouages. Au bout de cent cinquante semaines, ils ne sont plus, de nouveau, que mille millions ; mille milliers de milliers d’hommes et de femmes sont morts de faim.
Il faut que les rouages tournent régulièrement, mais ils ne peuvent tourner sans qu’on en ait soin. Il faut qu’il y ait des hommes pour les soigner, aussi constants que les rouages sur leurs axes, des hommes sains d’esprit, stables dans leur satisfaction.
Criant : « Mon bébé, – ma mère, – mon seul, mon unique amour » ; gémissant : « Mon péché, mon Dieu terrible » ; hurlant de douleur, marmot tant de fièvre, geignant sur la vieillesse et la pauvreté, comment peuvent-ils soigner les rouages ? Et s’ils ne peuvent pas soigner les rouages… Il serait difficile d’enterrer ou de brûler les cadavres de mille milliers de milliers d’hommes et de femmes.
— Et après tout, le ton de voix de Fanny s’était fait câlin, ce n’est pas comme s’il y avait quelque chose de douloureux ou de désagréable dans le fait d’avoir un ou deux hommes en dehors de Henry. Et, dans ces conditions, vous devriez vraiment être un peu plus accessible à tous…
— La stabilité, insista l’Administrateur, la stabilité. Le besoin fondamental et ultime. La stabilité. D’où : tout ceci…
D’un geste de la main il indiqua les jardins, l’énorme bâti-ment du Centre de Conditionnement, les enfants nus cachés dans les buissons ou courant sur les gazons.
Lenina hocha la tête :
— Je ne sais pas comment cela se fait, dit-elle, musant, mais voilà quelque temps que je ne me sens pas beaucoup de goût pour être… accessible à tous. Il y a des moments où l’on ne s’en sent pas… N’avez-vous pas éprouvé cela, vous aussi, Fanny ?
La suite de ce roman dans la prochaine édition de
Gay Globe Magazine