Caroline Gréco
L’émotion autour de nous a été grande, j’ai reçu beaucoup de témoignages d’amitié, même de gens que je connaissais à peine. C’est important et réconfortant de se sentir entourée dans des moments pareils.
Mais beaucoup ignoraient l’homosexualité d’Antoine et m’ont demandé «comment» il avait attrapé cela. J’ai découvert avec stupéfaction qu’il y a le bon et le mauvais sida! Si la maladie est due à une transmission sanguine, c’est parce que ces salauds ont voulu gagner de l’argent sur le dos des malades. On s’insurge, on demande des peines de prison, on compatit avec la famille : «C’est terrible, le pauvre, il n’a pas eu de chance!»
Mais si la personne est décédée parce qu’elle se droguait ou était homosexuelle, là c’est autre chose! Lorsque parfois en réponse à la question, je disais l’homosexualité d’Antoine, je subissais un silence réprobateur: combien d’hommes et de femmes sont encore persuadés que l’homosexualité est une maladie, une perversion, un vice? Parfois, il me semblait lire la pensée de mon interlocuteur:
«Ah, bon, homosexuel? Tant pis pour lui, il n’a eu que ce qu’il méritait, il a payé!»
– Payé QUOI?
Le sida est une maladie qui se transmet par le sang et le sperme. A cause de cela, beaucoup l’ont considéré comme une maladie honteuse. Quel fantasme a pu engendrer une telle supposition! Tout ce qui n’est pas conforme à une certaine règle de vie dérange mais, puisque actuellement on connaît les modes de transmission de cette maladie, pourquoi a-t-on peur d’approcher les malades?
Robert, l’ami d’Antoine, me racontait qu’on le regardait d’une drôle de façon à son travail, lorsqu’il disait en partant, qu’il allait rendre visite à un ami malade du sida. Pourquoi cette peur, même en étant parfaitement informé? Pourquoi cette réprobation? Parce que c’est inéluctable? Parce que la mort des autres nous amène à envisager notre propre fin? Pourquoi va-t-on plus facilement vers un malade atteint d’une autre affection très grave et mortelle? Il y a même des médecins et des infirmières qui refusent de soigner les séropositifs. Un jour, à l’hôpital, un docteur, qui ne s’occupait pas des malades du sida, m’a vivement conseillée de faire un test, puisqu’Antoine habitait encore chez moi !!! Une fois, vers la fin de sa vie, Antoine m’a dit : « Tu vois, je paie!»
Ce jour là, je l’ai agressé avec véhémence: «Quoi, Antoine, tu n’as rien à payer! Ne dis pas de bêtises! Toutes les maladies graves sont des injustices de la vie mais surtout pas une punition! On a tendance à dire que le sida en est une. N’oublie pas que, de tout temps, lorsqu’il y avait une épidémie, on parlait de punition divine. Il s’agissait alors de la peste, du choléra, j’ai même entendu cela il y a quelques années, à propos du cancer! Il y a toute une éducation à faire au niveau de l’information et de l’acceptation du malade. Quand on est dans la tourmente, certaines attitudes ou remarques blessent profondément et laissent des traces indélébiles.» C’est à ce moment-là que j’ai vraiment compris pourquoi tu voulais ce silence autour de ta maladie, Julien. Ce n’est qu’en entendant les réactions stupides de certains, que j’ai vraiment saisi l’importance de ce vide que tu as voulu autour de toi. Un mois environ avant ton départ, nous avons eu une surprise: Bernadette est arrivée à l’improviste! Bernadette, la grande amie d’enfance, «la grande sœur», à peine un peu plus âgée que toi: Bernadette-le-cyclone, la joie de vivre personnifiée, avec son rire, sa gentillesse, prête à rendre service avec une parole drôle, Bernadette qui nous avait tellement surpris le jour où elle nous avait annoncé son intention de faire partie de la communauté de Mère Teresa!
La nouvelle était si incroyable que nous avions tout d’abord cru à une farce.
Quelques années plus tard, nous étions tous auprès d’elle, très émus, à Rome, lors de ses vœux. Ensuite, Bernadette est partie pour l’Afrique, puis l’Amérique. Le temps a passé, les lettres étaient rares mais le contact n’était pas rompu, et elle connaissait ta maladie. Elle ne pouvait pas choisir un meilleur moment pour venir nous voir. Un flot d’allégresse est entré chez nous à son arrivée, et tu as même recommencé à sourire.
Elle nous a beaucoup parlé de son travail à New-York dans une des maisons de Mère Teresa qui accueille des malades du sida. Certains jeunes viennent parfois de familles aisées, mais sont complètement abandonnés parce que malades!
Et puis, il y a tous les autres, très nombreux, qui savent où trouver un toit quand ils sentent que la fin est proche et qu’ils sont à la rue. Elle nous a raconté des histoires étonnantes d’entraide parmi les malades. Ces garçons et ces filles ont été abandonnés, mis à l’écart parce que porteurs de la plus abominable maladie de notre temps. Ils se sont endurcis pour survivre dans des conditions difficiles et précaires et sont parfois violents parce qu’habitués à la loi implacable de la rue. Ils cachent souvent, malgré les apparences, des cœurs très sensibles et généreux: comme ce garçon qui ne pouvait plus marcher et dont les jours étaient vraiment comptés. Une nuit, il a entendu quelqu’un qui appelait dans la pièce voisine. Il a réussi à se hisser dans un fauteuil roulant, s’est rendu au chevet de ce malade agonisant. Il est resté près de lui toute la nuit, jusqu’à sa mort. Quel courage pour ce garçon qui savait sa propre fin inéluctable!
Les récits de Bernadette, dans une des maisons de Mère Teresa où la vie est d’une grande simplicité et pauvreté mais où l’on perçoit beaucoup de joie dans le don de soi, t’ont certainement aidé à relativiser les choses, à accepter un peu mieux ton état. Tu as perdu ton agressivité et tes regards de nouveau plein de tendresse valaient tous les discours. Pendant les trois jours qu’a duré sa visite, elle a passé de longues heures à bavarder avec toi. Que vous êtes-vous racontés?
«Nous sommes allés au fond des choses, avec beaucoup d’honnêteté. Ton fils est super, il est vrai, je pense que maintenant il est prêt pour le grand départ. Il m’a raconté ses périodes d’angoisse et de révolte, ses rages de se sentir impuissant devant cette maladie et puis il m’a parlé de sa foi qui l’a aidé, petit à petit, à préparer son départ».
«Il prie beaucoup. Maintenant il est en paix avec lui-même, il accepte l’idée de sa mort. Il m’a demandé de veiller sur vous, même si je suis loin.» Bernadette nous a embrassés avec beaucoup d’émotion. Ses adieux avec toi ont été émouvants et pudiques: c’étaient des adieux définitifs, et vous en étiez très conscients.
À la fin de ta vie, le virus a attaqué ton cerveau. Il en a pris possession sournoisement. Tu as commencé par ne plus savoir te situer dans le temps. Là encore, c’était très subtil. Par moments, tu ne savais plus quelle heure il était ou si c’était le jour ou la nuit. J’ai été surprise, mais tu étais si fatigué, tu dormais si peu, que j’ai mis cela sur le compte de ta faiblesse et de ta fatigue. Un matin, je t’ai retrouvé assez inquiet: tu entendais très difficilement, que s’était-il passé? Tu étais presque sourd et tu avais beaucoup de fièvre. Ton regard désespéré parlait pour toi. Ce jour-là, j’ai communiqué avec toi par des petits mots griffonnés sur un bout de papier.
Notre ami docteur est venu te voir : il n’a pu que constater ton état. Il est reparti très soucieux et, bien sûr, cela n’a pas calmé mon angoisse. Il fallait absolument que je me maîtrise devant toi et je m’interdisais de venir te voir toutes les deux minutes, comme mon cœur me le dictait, pour ne pas t’affoler encore plus.
Quelle agonie, mon Dieu! N’est-ce pas assez? Cette surdité s’est prolongée quelques jours, puis tu as recommencé à entendre, par moments. Au bout de deux semaines, tout est rentré dans l’ordre : j’étais soulagée. Tu t’affaiblissais de jour en jour, et je me demandais si cette mauvaise farce de l’ouïe n’allait pas se répéter. Dans mes pensées, déjà très noires, j’avais imaginé encore d’autres catastrophes: après les oreilles, le virus pouvait s’attaquer aux yeux, je n’osais pas trop y penser… Inquiète, je croyais devenir folle de douleur et de désespoir.
Suite dans notre
prochaine édition…
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