Alain Bouchard: l’humaniste

Roger-Luc Chayer

Photo: Alain Bouchard

En octobre dernier, j’avais invité mon ex-éditeur Alain Bouchard à accorder une entrevue sur sa carrière et pour nous livrer son regard sur les communautés LGBTQ+ d’aujourd’hui et ce, quelques mois après sa retraite comme psychologue. Alain a gracieusement accepté et nous offre ses idées, en toute exclusivité

Quels souvenirs gardes-tu de toute la période d’avant la trithérapie, en 1995? Tes observations, tes émotions…

Ce fut une période de vie traumatisante. J’ai été chanceux de ne pas avoir été infecté par le VIH bien que j’aie toujours été très prudent. On n’avait pas non plus les connaissances qu’on a maintenant. J’ai perdu plusieurs amis proches et même un ex-amant pendant la première période du sida. Il régnait une atmosphère de méfiance entre les gars, chacun suspectant l’autre d’être un danger potentiel pour l’autre. 

Cette méfiance perdure encore jusqu’à un certain point, malgré la PREP. Ces attitudes ont certainement freiné la solidarité entre nous.


Toi qui est psychologue spécialisé au sein des communautés LGBT+, com-ment se portent psychologiquement les LGBT+ en 2022 par rapport au début de ta carrière? Est-ce que le profil des « troubles » a beaucoup changé? Est-ce que généralement la situation s’amé-liore?

J’ai commencé à pratiquer (à Montréal) au milieu des années 1970. On me consultait surtout pour des difficultés d’acceptation de soi. C’était probablement 80% de ma clientèle qui vivait secrètement son homosexualité dans le placard. Les gens éprouvaient de ce fait beaucoup de solitude, de manque de contacts, et humains et sensuels. Progressivement, avec la situation sociale de tolérance que le militantisme instaurait de plus en plus, les gens ont commencé à faire leur coming-out par eux-mêmes; je les épaulais dans cette démarche auprès de leurs proches et de leur famille. Les coming-out au travail étaient plutôt exceptionnels.

Je dirais que vers les années 2000, les gars commençaient à consulter pour des difficultés en lien avec leur homosexualité, mais pas directement avec leur acceptation personnelle. L’ouverture de la société permettait à de plus en plus de personnes de se prendre en charge, aidées en cela par les groupes d’aide communautaires qui complémentaient cette évolution sociale. Dans les dernières années de ma pratique (j’ai pris ma retraite en avril 2022), les clients gais que j’avais consultaient pour d’autres problématiques, sans lien direct avec leur homosexualité. Ma clientèle gaie s’est proportionnellement inversée (par rapport à celle hétéro) à partir des années 2010 environ.

Je n’avais presque plus de clients gais quand j’ai pris ma retraite. À mon avis, cela indique que l’attitude de la société qui devenait de plus en plus ouverte a permis à nombre de gais de s’épanouir davantage sans avoir recours à des services spécialisés ou à l’aide des groupes commu-nautaires.

Avec le magazine RG, tu as été très audacieux en consacrant beaucoup d’espace à de la nouvelle qui reflétait, en bien ou en mal, nos communautés. Qu’est-ce qui a été selon toi l’impact le plus positif du magazine? 

Je pense que les lecteurs aimaient beaucoup la diversité d’informations que nous présentions dans RG. Du très sérieux jusqu’au divertissement (chronique vidéo, par ex.). La sexualité était très présente, abordée d’une façon relaxe. L’impact de RG? Très modestement, je pense que RG a contribué à amener des gens à lire, à s’informer sur la réalité que les gais vivaient. Ils se reconnaissaient vraiment dans ce contenu varié. RG a probablement contribué à politiser les problématiques gaies en leur accordant une place qui n’avait jamais été occupée avant. En ce qui concernait certains groupes commu-nautaires qui se « laissaient aller », RG a permis un certain nettoyage dans les pratiques administratives de certains d’entre eux. Ça s’imposait.

Quel est ton plus grand regret, s’il en est un, toujours avec RG?

C’est de ne pas avoir eu un lectorat plus important, à cause des moyens financiers que je n’avais pas et qui auraient permis d’étendre l’influence de RG. J’aurais aimé publier sur du papier glacé, avec beaucoup plus de couleurs. Mais tout compte fait, le succès auprès des lecteurs était là, peu importe la qualité du papier et le manque de couleurs. En 2008, j’ai vendu RG car il était déficitaire depuis plusieurs mois et je n’avais pas les ressources financières pour absorber ces pertes.

Comment se portent les médias gais en 2022? Est-ce qu’ils font leur travail? Qu’est-ce qui serait à améliorer?

J’ai pensé que les quelques médias gais qui publient encore aujourd’hui ne passeraient pas à travers la pandémie. Je me suis inquiété (inutilement, je le vois aujourd’hui) que les communautés LGBTQ+ n’aient plus de « porte-parole » si jamais ces médias venaient à ne plus être en mesure de publier.

La nature et le rôle des médias gais d’aujourd’hui a beaucoup changé par rapport à l’époque de RG. Sur le plan législatif, nous n’avons pas aujourd’hui de revendications aussi marquantes qu’au début des années 1980 où tout était à construire, à revendiquer. RG s’est battu sur tous les fronts en matière d’égalité des droits (discrimination, mariage, etc.). Le contexte a changé du tout au tout maintenant, ce qui octroie d’autres fonctions aux médias gais maintenant. On traite aujourd’hui beaucoup de culture, d’arts et de loisirs, ce qui reflète, je pense, l’état de la situation des communautés LGBTQ+. Bien que les luttes contre les homophobies soient encore d’actualité, elles se sont atténuées. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus de problématiques en lien avec le vécu gai. 

La visibilité très grande des LGBTQ+ fait en sorte que l’acceptation sociale est de plus en plus affirmée et continue de s’améliorer, malgré certaines situations marginales qui se produisent quand même. Cette évolution marquée, on la constate dans les émissions de télé et les films qui incluent — presque systématiquement — des personnages LGBTQ+, en couple ou pas, et ce, depuis une dizaine d’années. 

On dit souvent que l’Internet tue les relations amoureuses et les couples en facilitant trop la consommation sexuelle rapide. Est-ce que l’amour existe encore chez les LGBT+?

Je pense que les LGBTQ+ n’échappent pas à l’appel de l’amour et n’y échapperont jamais. L’impression que laissent les technologies de rencontres (Internet et les applis) à l’effet qu’il n’y ait que le sexe qui soit mis de l’avant est, pour moi, un mirage. C’est la pointe de l’iceberg. Y a des gens qui, à un moment donné de leur vie, recherchent du sexe d’abord, et ils le trouvent grâce à cette technologie. Je ne vois pas personnellement de problèmes. Qui plus est, les adeptes de ces applis, sans chercher l’amour d’abord, le trouvent parfois rapidement sans l’avoir cherché.

LGBTQAI+ et toutes les autres lettres… Est-ce qu’il y a une limite à être trop inclusif ou c’est encore le meilleur outil pour nous faire respecter?

Je pense qu’à vouloir trop se définir, on risque l’exclusion. La profusion d’étiquettes qu’on a vu apparaître pour définir différentes facettes des réalités «sexuelles» a créé beaucoup plus de confusion que de clarté. Même chez les personnes qui tentent de se définir à travers ce dédale d’étiquettes. Se définir est une tentative de se faire respecter dans ses différences. Il y a beaucoup plus de similitudes entre les êtres humains que de différences qui, somme toute, demeurent superficielles, une fois que les gens acceptent ces différences. La question est toute là : l’acceptation. Mais est-il vraiment indispensable d’être accepté pour pouvoir vivre et s’épanouir? L’affirmation m’apparaît être la clé de survie. Se définir dans une étiquette est certes une affirmation, mais une mise de côté en même temps, au risque d’être exclu.

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