Nous et eux (4/6) : du tribalisme en Amérique

Par mediapart.fr

La politique étatsunienne se déroule aujourd’hui sous le signe du tribalisme, et même du cyber-tribalisme du fait de la touitomanie simpliste et ultra-clivante de Donald Trump mais aussi de l’usage intensif des réseaux sociaux que font désormais tous les candidats. Pourtant l’emprise croissante du tribalisme sur la société a bien d’autres facettes.

La politique étatsunienne se déroule aujourd’hui sous le signe du tribalisme, et même du cyber-tribalisme du fait de la touitomanie simpliste et ultra-clivante de Donald Trump mais aussi de l’usage intensif des réseaux sociaux que font désormais tous les candidats (le grand innovateur en la matière ayant été Rahm Emmanuel, le chef de campagne de Barack Obama en 2007, devenu depuis maire de Chicago). Pourtant l’emprise croissante du tribalisme sur la société a bien d’autres facettes.
Dans un récent article paru dans Foreign Affairs sous le titre de « Tribal World » Amy Chua rappelle les mécomptes de la politique étrangère étatsunienne au Vietnam, en Afghanistan et en Irak et les attribue à l’ignorance et l’inculture historique des dirigeants politiques et militaires américains les conduisant à sous-estimer l’importance des facteurs tribaux (par exemple, en Afghanistan, leur traitement préférentiel de l’alliance du nord entre Ouzbeks et Tadjiks a contribué à développer l’influence des Talibans en territoire pachtoune.)

L’incapacité des dirigeants des USA à prendre en compte le poids politique des réflexes identitaires face à l’envahisseur impérialiste a pour cause l’enfermement de ses élites politico-militaires dans leurs certitudes. Et pourtant, comme l’indique Amy Chua sous le sous-titre de « La Tribu Trump » les Américains connaissent leurs propres versions du tribalisme, qui se reflètent dans des mouvements ethno-nationalistes, la perte de confiance dans les institutions et les processus électoraux la montée d’une démagogie haineuse et une révolte populaire à la fois contre « l’Establishment » et les minorités. Elle attribue l’exacerbation d’un tribalisme à la fois ethnique, religieux et politique à l’affaiblissement de la position dominante de la majorité blanche. Dès 2011, plus de la moitié des citoyens Américains blancs croyaient que « les Blancs ont remplacé les Noirs en tant que premières victimes de discrimination »…
Or, tout groupe se sentant menacés tend à se replier sur un comportement tribal : renfermement unanimiste et isolationniste de la communauté sur elle-même, focalisation sur l’opposition entre « eux » et « nous », mélange de victimisation et d’agressivité…
Au bout du compte, tout groupe porteur d’identité qu’elle soit ethnique au sens des catégorisations étatsuniennes (Blancs, Noirs, Latinos, Asiatiques), religieuses (Catholiques, Evangéliques créationnistes, autres Protestants, Juifs, Musulmans, Mormons…), de sexe et de genre (hommes, femmes, hétéro- et homosexuels), d’idéologie (anarchistes, socialistes, libéraux, conservateurs, fascistes…) se sentent tous attaqués, persécutés et discriminés. Il y a depuis des années une hystérisation hallucinante du débat public sur tous les sujets sociétaux, surtout alimentée par le Parti Républicain, ses lobbys et ses médias (Tea Party, NRA, Pro-Life, Fox News…) ce qui provoque en retour une hystérisation réactionnelle venue du Parti Démocrate, ses lobbys et ses médias (Tech californienne, groupes LGBT, CNN, NY Times…)

Selon Amy Chua, une autre raison à cette évolution vers une exacerbation du tribalisme est que les Etats-Unis n’ont jamais connu la domination de ce qu’elle appelle une minorité « dominant le marché » (‘market-dominant minority’) à l’exemple de la communauté commerçante chinoise au Sud-Vietnam (ou aujourd’hui en Malaisie), aux Sunnites de la région deTikrit en Irak à l’époque de Saddam Hussein, ou aux Alaouites en Syrie. Mais l’accroissement record des inégalités économiques et le déclin de la mobilité sociale et géographique ont changé la donne. La relative unité culturelle de la majorité blanche s’est dissoute et cette majorité démographique de plus en plus réduite s’est polarisée selon une coupure de classe qui se trouve aujourd’hui caricaturée en une opposition entre les « élites côtières » dominantes de la Nouvelle-Angleterre et de la Californie, d’une part, et les petits Blancs ruraux et suburbains dominés de l’hinterland.

Au-delà de leurs situations économiques respectives, l’opposition entre ces deux groupes est également culturelle : les électeurs de Trump rejettent massivement le cosmopolitisme, le sécularisme et le multiculturalisme auxquels adhèrent les élites. De plus, chacun des deux groupes est devenu quasi-totalement endogame, et une double ségrégation spatiale et sociale accroît encore la coupure entre ces deux mondes. Les élites blanches constituent maintenant une tribu minoritaire mais dominante détestée par les dominés blancs qui se sentent trahis par leurs frères et sœurs de race.
Avec une terminologie différente, le diagnostic d’Amy Chua recoupe sur bien des points celui de Joan C. Williams que je présentais dans un billet consacré aux ressorts du vote populaire à Droite.
Trump s’est ainsi fait élire comme le porte-voix du tribalisme des dominés blancs. L’insécurité économique et l’absence de perspectives de développement individuel et collectif au sein des groupes dominés sont le terreau sur lequel a poussé ce tribalisme-là.

D’autres formes nouvelles de tribalisme minoritaire ne sont pas évoquées par Amy Chua, par exemple le développement récent de quartiers résidentiels où se regroupent les Noirs de la classe moyenne supérieure, qui se constituent ainsi en une nouvelle tribu organisant son développement séparé sur un territoire défini par l’intersection des distinctions de classe et de race, dans une démarche d’auto-ségrégation où chacun et chacune vivent au milieu de « ceux qui sont comme nous » à la fois ethniquement et socio-culturellement.
Les quartiers fermés et bien gardés où se regroupent les retraités aisés pour y vivre en circuit fermé à l’abri des turbulences du monde extérieur constituent une autre forme de regroupement tribal nouveau style, celui des « panthères grises », comme on dit là-bas.
On pourrait aussi évoquer les quartiers où se regroupent les homosexuels à San Francisco ou à Miami à l’appui de l’idée que les tribus ethno-culturelles cherchent à se construire non seulement par une identité partagée mais aussi en devenant majoritaires voire exclusivement présents sur un territoire géographique donné (à l’exception des manifestations émergentes de cyber-tribalisme non territorialisé que j’évoquais dans le billet précédent.)

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