Jean-Philippe Bernié
Roger-Luc et moi sommes confortablement installés autour d’un café à la Mie Matinale de Montréal, et l’entrevue commence.
JPB: Roger-Luc, explique-nous comment Gay Globe a commencé.
RLC: Au départ, J’ai créé un site web qui s’appelait Le National. La revue Le Point existait depuis 1998. À un moment donné j’ai contacté le propriétaire de l’époque, pour lui dire que sa revue était complètement de mauvaise qualité, il y avait des fautes d’orthographe partout, et il me dit « Ah, venez à mon bureau », j’y vais, c’était sur la rue Frontenac, et il me dit « Vous allez devenir rédacteur en chef, vous allez corriger les textes. » C’est comme ça que j’ai commencé, et ça a duré un an et demi. Il n’avait vraiment pas la bosse des affaires, ça lui coûtait dix fois ce que ça aurait dû lui coûter. Les ventes ne rentraient pas bien, il me dit « Oh, je vais fermer le magazine ». Je lui ai dit « Je te le rachète, combien tu en veux? ». Il m’en manquait un peu, je téléphone à mon père, je lui dis « Qu’est-ce qu’on fait, on négocie? », mon père me répond « Donne-lui ce qu’il veut, puis fous-le à la porte. » C’est ce que j’ai fait. C’était en 2002. J’ai relancé les ventes, j’ai converti en quatre couleurs. En 2010, j’ai changé le nom pour Gay Globe.
JPB: Qu’est-ce qui te motive à continuer ?
RLC: C’est exactement comme pour la musique. J’ai appris à parler autrement que par la parole. J’ai appris à parler avec un instrument de musique, et le journalisme me fait parler sans que je prononce un seul mot. J’écris. Si je n’écrivais pas, je serais brimé. En ce moment je ne peux pas jouer de cor, et je me sens brimé, parce
qu’en ce moment il a fait l’objet des suites d’un dégât d’eau.
JPB: Parlons de ta carrière musicale, tu as été chef d’orchestre, corniste au philharmonique de Nice et à l’orchestre de Cannes et dans plusieurs orchestres du Sud de la France (Toulouse), comment t’est venue la vocation de corniste?
RLC: Ah, c’est très très curieux, au secondaire 1 la professeure de musique, Mme Poitras, nous faisait choisir un instrument, et elle m’a dit essaie le cor, je jouais du trombone à l”époque, et j’ai remarqué alors que les gens m’admiraient quand je jouais du cor parce que c’était extrêmement rare de le voir, de l’entendre, et chaque fois que je jouais, les gens se retournaient pour regarder l’instrument, ce qui fait que je suis devenu une diva (Rires). C’est un instrument extrêmement complexe à maîtriser, ça a été une catastrophe pendant sept ans, et à un moment donné, ça se développe naturellement avec un bon professeur, et ça devient beau. Le son devient beau. Il n’y a pas un corniste qui ait le même son qu’un autre, et j’ai trouvé ça beau. Quand j’ai donné des cours à l’Ensemble à Vents du Collège Régina Assumpta, je me souviens, au premier cours que j’ai donné il y avait cinq cornistes, et je leur ai joué un passage pour leur montrer comment le vibrato français du cor pouvait être beau. Les cors américains ou britanniques, personne ne vibre, il n’y a que les Français et les Russes qui vibrent. Quand j’ai fini le passage, il y a une élève qui m’a dit « Oh, wow ». C’est pour ça que je joue du cor. Pour le « Wow ».
JPB: Comment as-tu intégré ta carrière de corniste et celle de journaliste ?
RLC: À Montréal, ça a toujours été le tiers-monde culturel au niveau musical. Ceux qui sont là c’est à peu près tous des bénévoles, ils ne veulent pas payer les gens. En France, c’est le contraire. Je remplaçais tout le monde sur la Côte d’Azur, de San Remo en Italie jusqu’à Toulouse. Et ils payaient cher. Mais ici à Montréal, ça ne marchait pas. Donc, je connaissais la revue RG, je trouvais qu’ils avaient de beaux textes, bien faits, donc je les ai contactés pour savoir s’ils voulaient que je fasse une chronique culturelle, ils m’ont dit oui, et tous les mois ça a été comme ça. Puis après c’est devenu chronique animale, enquêtes, je remplissais cinq, six, sept pages.
JPB: Au cours de toutes ces années, tu as abordé beaucoup de sujets, quels sont les sujets les plus délicats, sensibles, que tu as eu à traiter ?
RLC La question trans. C’est une communauté extrêmement agressive, qui a beaucoup de mal à s’assumer comme ils sont, et ils veulent forcer les gens à les assumer. Ils ne veulent pas passer par toutes les étapes par lesquelles on est passés, nous les gais, c’est-à-dire expliquer, montrer l’exemple, en parler. Eux, ce qu’ils veulent, c’est aller droit au but en étant assez violents. Je connais des auteurs de livres sur la question trans qui se font agresser au quotidien sur Facebook, et c’est une question extrêmement difficile, et c’est très délicat. Si tu dis pas exactement ce qu’ils veulent, ils te traitent comme un ennemi.
JPB: Y a-t-il des sujets tabou dans la revue ?
RLC: Oui. La pornographie. C’est une revue familiale et c’est le deal que j’avais avec René Angelil qui fait que je dois rester familial.
JPB: Y a-t-il des sujets en dehors de la pornographie qui sont trop délicats ou trop controversés pour être traités ?
RLC: Oui. La question musulmane est très complexe. Quand on veut en parler et qu’on veut critiquer de façon ouverte cette religion-là, on se reçoit des représailles assez importantes.
JPB: Quels sont les combats qu’il faut maintenant mener ?
RLC: Je pense que c’est contre nous-mêmes qu’il faut les mener, parce que la société maintenant c’est gagné, les lois nous protègent. Quand Duhaime a dit qu’on avait gagné les grands combats au Québec, et que les gais n’avaient plus à revendiquer comme avant, il s’est fait rentrer dedans comme il faut, mais il avait raison. Mais il y a des choses à l’intérieur de la communauté qu’il faut casser ou qu’il faut arrêter. Exemple: il y a 20 ans, se promener dans les parades gaies avec le cul en l’air et en chaps, ça pouvait faire avancer la cause. Mais on est rendus 20 ans plus tard, et ton cul, à 70 ans, tu peux-tu nous le cacher un peu ?
JPB: Mais il y a toujours des gens qui revendiquent.
RLC Ce sont des plaignards. Et pourquoi ce sont des plaignards? Parce qu’ils reçoivent des subventions. Tu remarqueras que tant qu’on paie un organisme pour crier, il va crier.
On exige des droits égaux ! Oui mais tu les as déjà ! On en veut plus ! Lesquels ? C’est des vieux démons qu’il faut régler.
JPB: Donc il y a une industrie de la complainte…
RLC: J’adore l‘expression. Pas de la complainte – c’est trop beau. Il y a une industrie du chialage (rires) subventionnée par nos poches et il faut arrêter ça. Il y a beaucoup d’organisations qui ne survivent que par la menace qu’elles font subir à certains politiciens.
Roger-Luc réfléchit, puis reprend :
RLC: En fait, je trouve que la communauté vieillit mal. Il fut un temps où nous dominions la mode, la culture. Ce n’est plus ça. On était le phare de plein de sujets à une époque et maintenant on a très mal vieilli.
JPB: C’est peut-être un signe de normalisation. On est beaucoup plus acceptés, et donc beaucoup plus ordinaires, et donc il y a moins besoin de s’exprimer d’une façon ou d’une autre.
RLC: Il y a ça, mais il y a aussi le fait que 30% des hommes homosexuels sont morts du SIDA. La communauté gaie a payé un très fort prix dans sa créativité, les designeurs de mode, les créateurs, les artistes. Ça tombait comme des mouches. Au magazine RG, ils sont à peu près tous morts, sauf moi et l’éditeur. On passait notre temps à l’hôpital et à aller dans des centres du VIH-SIDA pour les accompagner jusqu’à la fin. Jusqu’en 95, ça tombait. Et c’était beaucoup de jeunes. Donc ça a fait un vide. Moi, j’étais trop timide pour baiser, donc j’attrapais rien, et c’est ce qui m’a sauvé la vie à cette époque-là.
JPB: Pour conclure, quels sont les défis qui attendent la communauté gaie ?
RLC: Les gens pensent qu’on est sur le point de trouver un vaccin contre le VIH et qu’ensuite on pourra baiser sans préservatifs, mais en fait on s’en va vers deux catastrophes en santé. La première, c’est la gonorrhée multirésistante. Au Québec, elle est apparue et on n’est à peu près pas en mesure de la guérir. On a beau donner le maximum d’antibiotiques, ça ne marche pas. Donc il y a actuellement des gens qui meurent de septicémie gonorrhéique. Ça, c’est terrible. Et il y a une catastrophe qui est pire et qui va coûter très cher à la communauté bientôt, c’est que maintenant on connaît le lien direct entre le cancer de la gorge et le VPH, le virus du papillome. Le problème, c‘est que dans la communauté gaie, la fellation est extrêmement pratiquée. Donc beaucoup d’hommes sont porteurs du VPH, et avec les années il va y avoir des cancers de la gorge partout. Il n’y a pas de prévention, à part la vaccination par le Gardasyl, mais le problème, c’est qu’il faut vacciner les enfants très jeunes. Une fois que la contamination est faite, c’est trop tard. Ce qu’il faut faire, et je vais en parler dans la prochaine édition, c’est de le dire, de l’expliquer. Il faut revenir aux pratiques de sécurisexe.
Il y a aussi le problème de la PrEP. Beaucoup de gens se disent sous PrEP et en fait sont en fait sous trithérapie, indétectables. Il y a une énorme tricherie avec ça. Depuis que la PrEP est arrivée, le VIH augmente alors qu’il devrait baisser. C’est ça le drame.