Par: Éric Favereau / Libération
Longtemps stigmatisé comme étant la première personne qui a transmis le virus, le Canadien Gaëtan Dugas ne serait en réalité qu’un chaînon de l’épidémie. À quoi cela tient, une légende ? Au fait que la lettre «O» s’écrit comme un zéro ? Pauvre Gaëtan Dugas ! Pour une toute bête erreur de lecture, ce steward canadien au visage d’ange, mort en mars 1984 à 31 ans, a été catalogué comme le patient zéro dans l’épidémie de sida qui allait ravager le monde. C’est-à-dire celui par qui le virus se serait diffusé. Bref, le point de départ de la plus grande catastrophe sanitaire de l’histoire de l’humanité, selon l’expression de l’Organisation mondiale de la santé.
En 1984, Gaëtan est un homme déjà bien malade, atteint du sarcome de Kaposi, une des infections qui marque le sida. Il accepte alors de participer à une étude épidémiologique, menée par le Center for Disease Control and Prevention (CDC) d’Atlanta, qui cherche à mesurer la vitesse de propagation du virus. Et que voit-il? En comparant les virus, les chercheurs notent que Gaëtan Dugas aurait contaminé, directement ou par personnes interposées, au moins 40 des 248 malades américains diagnostiqués avant avril 1982. On l’a retrouvé ainsi comme partenaire sexuel chez 9 des 19 premiers cas de Los Angeles, chez 22 des malades new-yorkais et chez 9 autres disséminés dans 8 villes : Miami, Chicago, etc. Bref, notre homme est super actif, et il ne s’en est jamais caché. Dans son dossier du CDC, on va le désigner sous le nom de «patient O». Le O voulant dire «Out of California» car, pour les épidémiologistes, il est leur premier dossier hors Californie.
Grossière méprise : voilà qu’en 1987 le journaliste Randy Shilts, dans son ouvrage emblématique And the Band Played On qui raconte les prémices de l’épidémie, va utiliser le premier le terme de «témoin zéro» pour qualifier Gaëtan Dugas. Trop tard en tout cas, la rumeur est lancée, et peut-être l’aurait-elle amusé ? Car l’homme est charmant, adorant tous les côtés de la vie.
Il est né dans une famille catholique de Québec, en 1953. Puis déménage à Toronto. Comme le raconte Philippe Besson dans le joli petit livre qu’il lui consacre, il est «blond, des yeux verts, une peau de fille, mais grand, viril et un lancement des hanches qui a tout d’un va-et-vient sensuel».
On dit qu’il avisait ses partenaires après le passage à l’acte, en leur lâchant : «J’ai le cancer homo, je vais en mourir. Toi peut-être aussi…» Dans les faits, rien ne permet de vérifier cette affirmation, car il a tenu très peu de propos publics.
Et Gaëtan est une invention de Randy Schilts.» «Le patient zéro, dans une épidémie, c’est la recherche folle d’un Adam et Ève, ironise le docteur Jean-Baptiste Brunet, qui fut le premier épidémiologiste en France à travailler sur cette nouvelle épidémie. Dès que l’on en trouve un, on va en dénicher rapidement un plus ancien.» Willy Rozenbaum poursuit : «Chacun a son patient zéro. Nous, à Paris, à l’hôpital Claude-Bernard, nous avons eu les premiers malades.
On voyait bien leurs parcours. Ils avaient tous beaucoup voyagé, en particulier aux États-Unis, ils avaient tous beaucoup de partenaires.» En somme, ce serait outre-Atlantique qu’ils auraient attrapé le virus plutôt qu’en couchant avec un steward de passage à Paris.