«Dans l’esprit des gens, les intersexes n’existent pas»

Par Libération

A la veille de l’Existrans, la marche des personnes trans et intersexes, «Libération» relate les vies bafouées de quatre personnes intersexuées. Des violences médicales subies la plupart du temps dès leur petite enfance à leur invisibilité publique, en passant par leurs combats individuels et collectifs pour définir leur identité.

«La France expulse, mutile et précarise les personnes trans et intersexes.» Samedi, derrière le mot d’ordre de la 22e Existrans, les intersexes marcheront aux côtés des trans pour demander l’arrêt des interventions chirurgicales et des traitements hormonaux non consentis sur les enfants qui naissent avec des caractéristiques sexuelles (chromosomiques, gonadiques ou anatomiques) autres que celles correspondant aux normes du «masculin» et du «féminin». Cette revendication, dont Libération s’est fait l’écho en septembre, fait d’ailleurs l’objet d’une pétition signée à l’heure actuelle par 25 000 personnes. Car il y a urgence, comme en témoignent quatre personnes intersexes interrogées ces dernières semaines par Libération. Des violences médicales (subies la plupart du temps dès leur petite enfance) à leur invisibilité publique, elles racontent leurs combats individuels et collectifs pour le respect de leurs corps et de leur dignité.

Loé, la voix activiste : «C’est important de dire qu’on existe, comme au début du mouvement homo»
Cheveux ras, look queer et rock. A 34 ans, Loé, à l’origine du Collectif intersexes et Allié·e·s – OII France, est depuis deux ans l’une des voix qui portent du jeune mouvement intersexe français. «C’est important de dire qu’on existe pour être utiles à d’autres, défend à ce titre l’activiste. Comme au début du mouvement homo.» Ces derniers mois, pour se consacrer pleinement à la militance et à une thèse sur ces questions, iel (pronom neutre utilisé pour se désigner, plutôt que le genre féminin qu’on lui a assigné) a donc mis entre parenthèses sa carrière de prof-documentaliste. Et assume : «Au boulot, je n’avais pas la possibilité d’être out. Ça aurait très compliqué avec les collègues, les élèves… J’ai dû faire un choix, celui de la précarité, pour pouvoir exister en tant qu’intersexe.»
Ce mot d’ailleurs, Loé ne l’a rencontré que récemment, la trentaine passée, au contact de la communauté LGBT et quinze ans après avoir été mutilé·e. Iel – pansexuel·le et trans par ailleurs –raconte : «J’ai mis très longtemps à parler de ce qui m’était arrivé. Mes parents ne m’ont pas expliqué, on m’a dit que j’avais des malformations et des problèmes hormonaux dans ma pré-puberté. Je n’ai appris le nom du syndrome que l’on m’a « détecté » à l’adolescence que l’année dernière en demandant mon dossier médical.» Avant ça, le collège a été un enfer, comme pour une majorité d’ados intersexes qui ne rentrent pas dans les cases. «J’avais 14 ans mais je ne faisais pas ma puberté. C’est pour cela que je me faisais emmerder et que j’ai subi des agressions sexuelles, des violences verbales et physiques ainsi que des humiliations ou des vols», poursuit Loé. Brimé·e jusqu’au lycée, iel n’a pas pu, non plus, compter sur l’oreille attentive des adultes. Rare échappatoire, la littérature fantasy. Iel résume : «Si j’avais pu connaître des gens comme moi, ça aurait été très différent. L’isolement est la plus grande faiblesse des intersexes, y compris face aux violences médicales.»

Mathieu, en justice contre les mutilations : «Il n’y a aucune nécessité médicale à agir sur les enfants intersexes»
De la colère, beaucoup de colère. Voilà ce qui anime Mathieu Le Mentec, infirmier dans un hôpital pour enfants bordelais, à l’origine en 2016 d’une plainte contre X pour les mutilations qu’il a subies enfant. Né intersexe en 1979 dans une maternité de Clermont-Ferrand, ce quasi-quadra féru d’anthropologie a en effet eu sept interventions chirurgicales entre ses 3 et 8 ans pour que son apparence corporelle soit conforme au genre masculin que lui avaient assigné des médecins à la naissance. «Cette action en justice est une démarche évidemment personnelle, mais c’est aussi un acte militant car je le fais pour toutes les personnes intersexes pour qui ces actes illicites sont aujourd’hui prescrits, plaide au téléphone le militant. Il n’y a aucune nécessité médicale à agir sur les enfants intersexes dans la mesure où la chirurgie n’est qu’esthétique.­»
Subjugué par l’Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault, cet ancien diplômé de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) a en revanche mis des années avant de percer le «silence» entourant les vagues souvenirs qu’il a de son enfance ballottée entre services hospitaliers. Son adolescence à écouter Nirvana et Metallica et à se foutre du monde – «comme tous les jeunes de mon âge» – est marquée par des angoisses et «la solitude de ne pas être pleinement soi». Il raconte : «J’avais 25 ans quand j’ai entendu le mot « intersexe » pour la première fois. Ensuite, il m’a fallu dix ans pour que je prenne conscience de ma condition. La première difficulté des intersexes, c’est le tabou familial, l’absence de mots et le silence des médecins.» Soutenu par ses parents, il espère désormais obtenir réparation. Et l’apaisement.

Sophie, la quête d’identité : «Il faut d’abord apprendre à sortir de la négation de soi et se réapproprier son corps»
«Je n’avais pas les mots, pour quoi que ce soit.» Devant un café crème, Sophie (1), les cheveux coiffés au carré, tombant sur une veste en jean, décrit sa longue «quête» pour comprendre qui elle était. Comme bon nombre de personnes intersexes. Opérée peu après son premier anniversaire pour être conforme au genre féminin déclaré à sa naissance, puis réopérée à 19 ans, cette doctorante parisienne, la trentaine, a en effet longtemps vécu dans le «tabou». Et l’a intériorisé. «Je me suis beaucoup tue. Au lycée, par exemple, je ne supportais plus les filles qui parlaient de leurs règles, les schémas sur la reproduction en cours de SVT où on se demande où est-ce qu’on est, soulève patiemment la jeune femme. Je crois que mes parents auraient voulu qu’on en discute, mais je faisais un blocage. Je suis parvenu à leur en parler pour la première fois l’an passé, et ça a été un immense soulagement.»
L’année de ses 22 ans, après «des années d’errance à ne pas comprendre pourquoi on est dépressif», à poser des questions sans avoir les réponses des médecins qui la suivaient, Sophie est tombée sur un bout de son dossier médical. Elle précise : «C’est là que j’ai compris que j’étais née avec ce qu’ils appellent des « gonades masculinisantes », qu’ils avaient construit un vagin. Après cette découverte, j’ai lu toute la recherche scientifique sur le sujet, le moindre article, même le plus dégueulasse. Au mieux, j’avais le nom d’un syndrome, mais c’était encore difficile de penser ça comme une forme d’intersexuation.» Lors de son échange universitaire en Argentine, sa rencontre avec les milieux féministes lui entrouvre néanmoins «la possibilité d’être femme de plein de façons différentes». Jusqu’à s’accepter et faire son coming out il y a peu grâce à ses fréquentations associatives. Sophie ajoute, encore : «Il faut d’abord apprendre à se parler à soi, sortir de la négation de ce qu’on est, sortir du vocabulaire pathologisant, se réapproprier son corps, pouvoir dire « je suis intersexe ». Pour moi, il y a deux ans, c’était encore impossible.»

Nicolas, le corps apprivoisé : «J’ai mis longtemps à avoir des amis pour ne pas être perçu comme différent»
Nicolas (1), 31 ans, dit aujourd’hui se sentir «apaisé», avoir une image d’un lui «désirable» mais qu’il a fallu du temps pour «apprivoiser» son corps. Opéré à l’âge de 9 mois pour que son appareil génital soit «conforme» au genre masculin que les médecins lui ont assigné à la naissance, ce professionnel de santé égrène au téléphone la longue liste des violences qu’il a subies enfant (et leurs conséquences). «J’ai mis trente ans à me rendre compte que j’avais perdu en sensibilité génitale à cause des mutilations, affirme par exemple ce militant parisien. Je me souviens également de traitements hormonaux non consentis. Lors de consultations, ma mère et mon frère me tenaient fermement sur demande du médecin pendant qu’il me faisait des piqûres. Les médecins ont pu dire à mes parents que j’étais « un petit garçon sous-virilisé ». Cette histoire… Je l’ai entendue toute mon enfance.»
A l’école, pour éviter un possible rejet des autres, ses parents lui demandaient de cacher ses organes génitaux lors des sorties à la piscine ou, plus tard, dans les vestiaires après le sport. Nicolas se rappelle : «On pesait le pour et le contre avant chaque voyage scolaire. C’est pour cela que j’ai développé mille stratégies afin d’être un vrai caméléon. J’étais par ailleurs un enfant qualifié de secret, et j’ai mis longtemps à avoir des amis, pour ne pas être perçu comme différent, ce qui de fait me rendait différent et était une source de stigmatisation.» Désormais out auprès de ses proches – mais pas au boulot –, il déplore aussi l’«exotisation» ou le rejet dont il a pu être victime au moment d’annoncer son intersexuation aux mecs qu’il a pu rencontrer sur les applis gays de dating. «Dans l’esprit des gens, les intersexes n’existent pas, souligne-t-il. Les discriminations, elles tiennent donc au fait que notre corps ne correspond pas à ce qui est classiquement attendu pour une fille ou un garçon.»
(1) Ces prénoms ont été modifiés par souci d’anonymat.

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