(Ce texte est reproduit dans Le Point avec lʼaimable autorisation de Madame Denise Bombardier, journaliste.)
Quel malaise, quelle confusion, quel déni recouvre donc lʼusage fréquent de lʼexagération, de lʼhyperbole et de lʼenflure dans le discours actuel? Cette semaine, un homme de mes connaissances a confié avoir connu «un drame». Il avait passé 20 minutes dans un ascenseur bloqué en compagnie dʼautres personnes. Jʼai entendu une actrice décrire son partenaire au cinéma: «Un génie», a-t-elle dit en baissant le ton comme sʼil sʼagissait là dʼEinstein lui-même.
Un universitaire aussi complaisant que douteux dans ses méthodes de recherche est arrivé, lui, à la conclusion que les cols bleus de Montréal sont atteints de «détresse psychologique» à force dʼêtre victimes de rumeurs de toute sorte, de regards désapprobateurs et de propos désobligeants murmurés dans leur dos. Lors de tribunes téléphoniques, des auditeurs ont parlé du «génocide» que nous avons fait subir aux autochtones alors que des confrères qualifiaient dʼ«homophobie» le fait de ne pas être totalement indifférent face aux homosexuels. Dʼautres personnes ont crié au «racisme» au sujet de lʼincident diplomatique qui a entouré lʼarrivée à nos frontières du secrétaire général de lʼOrganisation mondiale de la Francophonie, Abdou Diouf.
«Cʼest ajouter au malheur du monde que de mal nommer les choses», a écrit Albert Camus. Si on donne raison à lʼécrivain, notre époque est plus que malheureuse. Entre la langue de bois, la langue stérilisée et la langue caricaturale, la précision de la pensée et surtout la vérité ont du mal à émerger.
Le vocabulaire de lʼenflure si caractéristique de lʼexpression verbale des adolescents est pratiqué par tous. Un correspondant parlementaire qualifiait récemment le budget du gouvernement Charest. Il affirmait nʼavoir quʼun mot pour résumer lʼexercice : «pathétique». Mais quʼest-ce donc quʼun budget pathétique ? Un budget est juste, injuste, rigoureux, clair, mais pathétique ne veut rien dire. Un budget ne nous émeut pas, nʼest pas poignant ou bouleversant, à ce quʼon sache.
Quant à lʼhyperbole, son usage trop fréquent indique plutôt une incapacité à exprimer véritablement la pensée. Lorsque le plus petit succès dʼun chanteur pop devient un «triomphe», quʼune déclaration anodine dʼun politicien est transformée en «gaffe monumentale» et quʼune recette de cuisine de la talentueuse (et cʼest juste dans son cas) Josée di Stasio est qualifiée de «délirante», plus rien nʼest triomphant, une vraie gaffe monumentale mène au crime et le délire se réduit à un petit plaisir de la table.
Si trois jours de pluie consécutifs sont une «catastrophe», comment nommer un ouragan meurtrier ? Si on se dit «déprimé» à la suite de la défaite de son club de hockey, que dira-t-on lorsquʼun deuil sʼabattra sur nous ?
La caricature est devenue, avec lʼaide des médias, le mode de description des activités humaines et des émotions qui les inspirent. Comme si la nuance, lʼapproche modérée et le second degré du discours affadissaient la réalité.
Pour attirer lʼattention des autres et conserver leur intérêt, il semble bien que seuls les termes-chocs soient en usage. Il faut dire aussi que lʼabsence de recours au dictionnaire afin de connaître le sens exact des mots contribue à cet éloignement progressif des mots justes. En fait, lʼimportant nʼest pas dʼêtre précis ni même rigoureux mais plutôt de frapper lʼinterlocuteur afin de le faire réagir ou de le déséquilibrer.
Sʼéloigner du sens des mots, cʼest également se rapprocher de lʼinsignifiance, cʼest devenir insensé. En sursaturant le discours dʼépithètes et dʼadverbes, on contribue hélas à vider les mots de leur sens, une autre façon de mettre en échec la pensée. Quand on trouve tout «effrayant», où alors se trouve lʼeffroi ?
Lorsquʼun spectacle est «écoeurant», quʼest-ce donc qui tombe sur le coeur ? Si celui qui diverge dʼopinion avec nous est un «malade», comment distinguer un malade dʼun bien-portant ?
Cette dramatisation du vocabulaire ne masque-t-elle pas aussi une sorte dʼangoisse qui ne sʼavoue pas ? On ne peut pas toujours vivre dans ce climat dʼexacerbation verbale sans conséquences. Celui qui croit vivre un «drame» à cause dʼune panne dʼascenseur finit sans doute par se convaincre que là réside le drame, et il aura sûrement tendance à qualifier de tragédie la perte de son chat ou la maladie de son chien.
La vie dʼaujourdʼhui, telle que renvoyée par les images dont on nous bombarde, se nourrit de violence, dʼoutrance, de comportements marginaux, excentriques, abusifs et erratiques.
La vie routinière qui est le lot de la majorité semble bien terne dans cet environnement médiatisé. Sans doute que les mots servent alors dʼépices pour rehausser la fadeur quʼéprouvent plusieurs à vivre chichement. Mais le mauvais usage des mots banalise également les émotions vraies quand il ne les nie pas. Camus avait raison : lʼincapacité de nommer les choses avec justesse participe à la mélancolie moderne.