JUGEMENT TVA CONTRE LE CONSEIL DE PRESSE DU QUÉBEC

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Cour supérieure de Montréal

COUR SUPÉRIEURE
(Chambre civile)
No :500-17-104542-181
  
 
DATE :17 février 2023
______________________________________________________________________
 
SOUS LA PRÉSIDENCE DEL’HONORABLEBERNARD JOLIN, J.C.S.
______________________________________________________________________
 
 
JOURNAL DE MONTRÉAL, UNE DIVISION DE MÉDIAQMI INC.
 
et
 
GROUPE TVA INC.
Demanderesses
 
c.
 
CONSEIL DE PRESSE DU QUÉBEC
Défendeur
 
______________________________________________________________________
 
JUGEMENT(Sur demande dinjonction permanente et dommages)
______________________________________________________________________
TABLE DES MATIÈRES 

1. LE CONTEXTE……………………………………………….3

1.1 Les parties…………………………………………………3

1.1.1 MédiaQMI et TVA………………………………………..3

1.1.2 Le Conseil de presse du Québec…………………………….4

1.2 La désaffiliation des médias de MédiaQMI et de TVA………………..5

2. LES QUESTIONS EN LITIGE……………………………………8

3. QUESTION 1 : En traitant et en décidant des plaintes visant MédiaQMI et  TVA, le Conseil porte-t-il atteinte à leur droit de ne pas  s’associer et, le cas échéant, cette atteinte donne-t-elle droit  aux remèdes recherchés?              8

3.1 Principes juridiques applicables…………………………………9

3.2 Analyse…………………………………………………..11

3.2.1 Les objections………………………………………….11

3.2.2 La procédure de traitement des plaintes du Conseil……………..15

3.2.3 La liberté de non-association……………………………….17

4. QUESTION 2 : En rendant et en diffusant la Décision Sabbagh et la  Décision Larocque, le Conseil porte-t-il atteinte à la  réputation du Journal de Montréal engageant ainsi sa  responsabilité et, le cas échéant, cette atteinte donne-t-elle  ouverture aux remèdes recherchés?              22

4.1 Principes juridiques applicables………………………………..23

4.2 Analyse…………………………………………………..26

4.2.1 La liberté d’expression du Conseil…………………………..26

4.2.2 La Décision Sabbagh…………………………………….27

4.2.3 La Décision Larocque…………………………………….33

4.3 Les dommages…………………………………………….35

4.3.1 Principes juridiques applicables…………………………….35

4.3.2 Analyse……………………………………………….36

5. QUESTION 3 : À supposer que le Conseil ait porté atteinte aux droits  fondamentaux de MédiaQMI et TVA, cette atteinte est-elle  intentionnelle donnant ainsi ouverture à l’octroi de  dommages punitifs?              37

5.1 Principes juridiques applicables………………………………..37

5.2 Analyse…………………………………………………..38

CONCLUSION……………………………………………………..39

[1]                La présente affaire s’inscrit dans le bras de fer que se livrent les parties depuis plus de dix ans.

[2]                En juin 2010, en désaccord avec les décisions et les orientations du Conseil de presse du Québec (le Conseil), MédiaQMI inc. (MédiaQMI) claque la porte et démissionne du Conseil. Toutefois, le Conseil persiste à traiter les plaintes visant MédiaQMI et Groupe TVA inc. (TVA), elle-même retirée du Conseil depuis 2008, et à rendre des décisions à leur égard malgré leurs objections maintes fois formulées.

[3]                Estimant que le traitement de ces plaintes et les décisions qui en résultent atteignent à leur réputation et violent leur liberté de ne pas s’associer au Conseil, elles se tournent vers le Tribunal et sollicitent des ordonnances diverses (la Demande). Plus particulièrement, elles lui demandent d’enjoindre le Conseil de cesser de traiter toute plainte formulée à leur égard et de s’abstenir de rendre toute « décision » les visant, elles et leurs journalistes.

[4]                MédiaQMI demande également réparation pour les dommages résultant de deux décisions rendues par le Conseil à la suite de plaintes à l’égard du Journal de Montréal et de ses journalistes.

1.        LE CONTEXTE

1.1   Les parties

1.1.1       MédiaQMI et TVA

[5]                MédiaQMI est l’un des plus importants éditeurs de journaux du Québec. Elle publie des dizaines de journaux, magazines et autres périodiques, dont le Journal de Montréal, le Journal de Québec et le 24 Heures[1].

[6]                Pour sa part, TVA détient six (6) des dix (10) stations de télévision qui forment le Réseau TVA, soit celles de Montréal, Québec, Sherbrooke, Trois-Rivières, Rimouski-Matane-Sept-Îles et Saguenay–Lac-Saint-Jean[2]. Elle détient et exploite également la chaîne spécialisée LCN qui diffuse des nouvelles en continu et en direct.

[7]                MédiaQMI et TVA emploient des centaines de journalistes et font partie de la multiplateforme du divertissement et de l’information détenue par Québecor Média inc. (Québecor). Ensemble, elles rejoignent la quasi-totalité du lectorat et de l’auditoire francophone du Québec ainsi qu’une part importante de ceux des communautés francophones du reste du Canada.

1.1.2       Le Conseil de presse du Québec

[8]                Constitué en 1973, le Conseil est un organisme sans but lucratif dont la mission consiste à protéger la liberté de presse au Québec et à assurer au public son droit à l’information[3].

[9]                Suivant le Règlement général du Conseil de presse du Québec (le Règlement 1), le Conseil se compose de membres provenant des secteurs des médias d’information, des journalistes et du public. Cette composition tripartite se reflète également dans la gouvernance du Conseil alors que ces trois catégories de membres sont représentées à son Conseil d’administration (le C.A.), son bureau de direction et au sein de commissions ou comités formés par le C.A.

[10]           Selon sa secrétaire générale, Mme Caroline Locher (Locher)[4], le Conseil est financé par les entreprises de presse membres (43%), la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (la Fédération) (2.5%), le Gouvernement du Québec via le ministère de la Culture et des Communications (46% non récurrent), le fonds de placement (8%) et les projets spéciaux (0.5%)[5].

[11]           Puisqu’il s’agit d’un organisme privé, l’adhésion au Conseil est volontaire. Pour cette même raison, les membres peuvent démissionner en tout temps sur simple avis écrit au C.A.[6]

[12]           Par ailleurs, afin d’accomplir sa mission, le Conseil « agit comme tribunal d’honneur à l’égard de toute plainte jugée d’intérêt pour le Québec et assure un leadership en matière de déontologie à l’égard de tous les journalistes et de tous les médias d’information distribués ou diffusés au Québec, peu importe le support utilisé, qu’ils soient membres ou non du Conseil de presse »[7].

[13]           À cette fin, le Conseil a adopté le Règlement sur l’étude des plaintes du public du Conseil de presse (le Règlement 2)[8]. Ce règlement détermine les règles de procédure applicables au tribunal d’honneur lors de l’étude d’une plainte du public relativement à un manquement à la déontologie journalistique, à la liberté de presse ou au droit du public à l’information. Selon Locher, le traitement des plaintes, au nombre d’environ 250 par année, constitue le cœur des activités du Conseil.

[14]           Une plainte doit viser un journaliste ou un média d’information et porter sur un manquement potentiel au Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec (le Guide)[9].

[15]           Le Tribunal reviendra plus loin en détail sur le processus de traitement des plaintes.

[16]           Sans tenir compte de MédiaQMI et TVA, il appert que la vaste majorité des journalistes et des médias d’information du Québec est membre du Conseil.

1.2   La désaffiliation des médias de MédiaQMI et de TVA

[17]           En 2002, les médias de MédiaQMI et TVA adhèrent au Conseil et demeurent membres pendant de nombreuses années. Ils paient leur cotisation et leurs représentants siègent à ses différentes instances et participent aux travaux de son comité des plaintes.

[18]           Le 24 novembre 2008, TVA cosigne une lettre adressée au Conseil par laquelle les membres de l’Association québécoise des télédiffuseurs et radiodiffuseurs (AQTR) l’avisent qu’ils se retirent du Conseil[10]. Cette décision fait suite à l’adoption de l’Avis public CRTC 2008-95 qui approuve le Code d’indépendance journalistique.

[19]           L’Avis assujettit également les membres de l’AQTR à la juridiction du Conseil canadien des normes de la radiotélévision et à son Code d’indépendance journalistique. C’est pourquoi, ne souhaitant pas être soumis à deux organismes différents ayant leur propre mécanisme de traitement des plaintes, les membres de l’AQTR, dont TVA, décident de se retirer du Conseil.

[20]           Puis, le 29 juin 2010, MédiaQMI (anciennement Corporation Sun Média), qui détient notamment le Journal de Montréal et le Journal de Québec, avise le Conseil que ces journaux démissionnent et que leurs représentants cesseront de siéger à son C.A.[11]. Ils justifient leur décision notamment par une insatisfaction sans cesse croissante à l’égard du processus du traitement des plaintes. Plus particulièrement, ils en ont contre les décisions rendues par le Conseil qu’ils estiment faiblement motivées, arbitraires, dénuées de rigueur, fondées sur une appréciation biaisée des faits et sans vision pratique au point de restreindre la liberté de presse.

[21]           Par la même occasion, le Journal de Montréal et le Journal de Québec avisent le Conseil qu’ils ne reconnaîtront plus sa juridiction pour traiter de nouvelles plaintes les concernant et que, s’il persiste néanmoins, ils le tiendront responsable des dommages qui en résulteraient.

[22]           Au cours des années qui suivent, le Conseil tente de convaincre MédiaQMI et TVA de réintégrer ses rangs[12]. Sans succès.

[23]           Qu’à cela ne tienne. S’estimant en droit de s’exprimer sur l’objet des plaintes visant les médias non-membres, le Conseil continue à traiter celles visant les médias de MédiaQMI et de TVA et, systématiquement, celles-ci lui rappellent qu’il n’a pas juridiction pour le faire[13].

[24]           Dans une lettre transmise au Conseil le 30 mai 2016[14], dans le contexte d’une plainte formulée à son encontre, le Journal de Montréal réitère l’absence de juridiction du Conseil. Il se plaint également que, chaque fois qu’il rend une décision le concernant, le Conseil « a la mauvaise habitude de blâmer les journaux de Québecor pour leur manque de collaboration dans le cas de plainte » tout en dissimulant au public qu’ils ne reconnaissent pas sa juridiction.

[25]           Lors d’une réunion tenue le 10 juin 2016, les membres du C.A. discutent du grief des journaux de MédiaQMI quant au blâme que le Conseil lui attribue pour manque de collaboration au processus de traitement des plaintes[15]. Ils discutent également de l’insatisfaction profonde de Radio-Canada quant à ce processus à la suite d’une décision du Conseil relativement à une plainte portée contre elle et son journaliste, Alain Gravel.

[26]           Le C.A. décide alors de mandater Me William Atkinson (Me Atkinson) pour qu’il produise au Conseil un avis juridique concernant la légalité de la procédure de traitement des plaintes et de ses règlements eu égard aux principes de l’équité procédurale (l’Avis). Le 20 septembre 2016, Me Atkinson transmet l’Avis où, après s’être prononcé, il formule 17 recommandations[16] que le C.A. adopte lors de sa réunion du 23 septembre suivant[17].

[27]           Puis, au cours des réunions tenues les 25 novembre et 9 décembre 2016 et le 3 mars 2017[18], le C.A. examine les recommandations de Me Atkinson et les intègre dans la refonte des Règlements 1 et 2 qui entrent en vigueur le 5 septembre 2017. Qui plus est, lors de la rencontre du 9 décembre 2016, le C.A. adopte une résolution suivant laquelle, dorénavant, les décisions du Conseil concernant les médias de Québecor comporteront la mention suivante :

« Le Conseil déplore le refus de collaborer de XXXXX, qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte. »

[28]           Fort de ces nombreux changements, le Conseil tend la main de nouveau à MédiaQMI. Par lettre du 26 mars 2018[19], il l’informe des modifications apportées au processus de traitement des plaintes estimant qu’elles répondent adéquatement à ses doléances. MédiaQMI ne répond pas à cette lettre.

[29]           En marge de ce qui précède, les 2 mars et 20 avril 2018, le comité des plaintes du Conseil rend successivement deux décisions. La première fait suite à une plainte déposée par Mme Stéphanie Sabbagh (la Décision Sabbagh[20]) et la seconde à celle logée par M. Olivier Larocque (la Décision Larocque[21]). Dans les deux cas, il s’agissait de plaintes formulées à l’égard du Journal de Montréal. Dans le premier, le Conseil le blâme sévèrement pour atteinte à la vie privée et à la dignité de la plaignante et pour sensationnalisme. Dans le second, le Conseil le blâme, lui et son journaliste, pour manque de rigueur de raisonnement.

[30]           Alors même que le Conseil espérait le retour des médias de Québecor en son sein, le fossé qui les sépare est plus profond que jamais.

[31]           Pour MédiaQMI et TVA, les Décisions Sabbagh et Larocque sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase et illustrent parfaitement tous les griefs qu’elles formulent depuis nombre d’années à l’égard de la procédure de traitement des plaintes mise en place par le Conseil.

[32]           C’est pourquoi le 22 août 2018, elles introduisent leur Demande. Outre des dommages-intérêts qu’elles réclament au Conseil, elles sollicitent l’émission d’une ordonnance d’injonction permanente lui enjoignant de s’abstenir de traiter des plaintes les concernant, elles ou leurs journalistes, et de rendre toute décision à leur égard.

[33]           Le 11 septembre suivant, elles écrivent au Conseil[22]. Invoquant les conclusions recherchées par leur Demande, elles lui demandent de surseoir au traitement des plaintes en cours les concernant ainsi qu’à celui de toute plainte à venir jusqu’au prononcé du jugement.

[34]           Lors d’une réunion de son C.A. tenue le 21 septembre 2018, le Conseil décide de poursuivre le traitement des plaintes du public visant les médias de Québecor[23] et, le 3 octobre suivant, en avise Québecor[24].

2.        LES QUESTIONS EN LITIGE

[35]           La présente affaire soulève plusieurs questions qu’il est possible de regrouper comme suit :

1. En traitant et en décidant des plaintes visant MédiaQMI, TVA et leurs journalistes respectifs, le Conseil porte-t-il atteinte à leur droit de ne pas s’associer et, le cas échéant, cette atteinte donne-t-elle droit aux remèdes recherchés?

2. En rendant et en diffusant la Décision Sabbagh et la Décision Larocque, le Conseil a-t-il porté atteinte à la réputation du Journal de Montréal engageant ainsi sa responsabilité et, le cas échéant, cette atteinte donne-t-elle ouverture aux remèdes recherchés?

3. À supposer que le Conseil ait porté atteinte aux droits fondamentaux de MédiaQMI et TVA, cette atteinte est-elle intentionnelle donnant ainsi ouverture à l’octroi de dommages punitifs?

3.        QUESTION 1 : En traitant et en décidant des plaintes visant MédiaQMI et               TVA, le Conseil porte-t-il atteinte à leur droit de ne pas               s’associer et, le cas échéant, cette atteinte donne-t-elle droit               aux remèdes recherchés?

[36]           MédiaQMI et TVA avancent qu’en traitant les plaintes les visant pour ensuite en décider, le Conseil porte atteinte à leur liberté d’association protégée par l’art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne[25] (la Charte québécoise) qui comprend la liberté de ne pas s’associer. Le paragraphe [74] de leur Demande résume sommairement leur position :

« 74. Ainsi, s’ils désirent protéger leur réputation et éviter qu’elle ne soit ternie par un blâme exprimé dans une soi-disant « décision », qui – bien qu’elle soit sans aucune valeur légale – se coiffe de toutes les allures d’un acte officiel et autorisé, les médias de MédiaQMI et de Groupe TVA n’ont d’autre choix que de participer à un processus et de s’associer au Conseil de presse, un organisme à l’égard duquel ils ont pourtant, dans l’exercice de leur droit fondamental à la liberté d’association, choisi de se dissocier. »

[37]           En effet, plaident-elles, bien qu’elles aient choisi, comme elles en ont le droit, de ne pas adhérer au Conseil, sa procédure de traitement des plaintes est telle que leur choix les expose à voir leur réputation entachée par ses décisions sans qu’elles aient pu faire valoir leur point de vue. Prises au piège, elles se voient imposer un choix cornélien : la protection de leur réputation ou le libre exercice de leur droit d’association.

[38]           Pour sa part, le Conseil soutient que le droit à la liberté d’association de MédiaQMI et TVA n’est nullement compromis puisqu’aucune disposition législative ou réglementaire ne les contraint à adhérer au Conseil. Qui plus est, ajoute-t-il, il n’y aura violation du droit de ne pas s’associer que si l’adhésion forcée les contraint à s’associer à des idées et à des valeurs auxquelles elles ne souscrivent pas. Or, la procédure de traitement des plaintes du Conseil n’impose pas une telle contrainte.

[39]           De fait, le Conseil nous invite plutôt à aborder cette question sous l’angle de la liberté d’expression et de la responsabilité civile. En d’autres termes, l’ensemble de la procédure de traitement des plaintes et, plus particulièrement, les décisions qu’il rend, participe de son droit de s’exprimer librement comme toute personne dans la mesure où il s’abstient de le faire de manière fautive.

3.1   Principes juridiques applicables

[40]           L’art. 3 de la Charte québécoise prévoit que toute personne est titulaire des libertés fondamentales, telles que la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.

[41]           Depuis l’arrêt Lavigne de la Cour suprême[26], les tribunaux reconnaissent que la protection de la liberté d’association conférée par l’art. 3 de la Charte québécoise et par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés[27] (la Charte canadienne) s’étend également à sa composante négative, soit la liberté de ne pas s’associer.[28]

[42]           Dans l’arrêt Bernard[29], la Cour suprême résume comme suit le test relatif à la liberté de ne pas s’associer garanti par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne développé précédemment par elle dans les arrêts Lavigne et Advance Cutting :

[104]  Selon le premier critère (le « critère de la conformité idéologique »), que la majorité des juges de la Cour ont appliqué dans l’arrêt Advance Cutting, le demandeur doit démontrer qu’il a été forcé de s’associer et d’adhérer à une forme de conformité idéologique.

[105]  Le deuxième critère (le « critère de la liberté ») requiert une association forcée et une atteinte au droit à la liberté.  La question de savoir si un tel critère s’applique ou non dans le contexte d’une revendication fondée sur l’al. 2d) de la Charte n’a pas été tranchée de manière définitive.  Même si, dans Advance Cutting, la majorité des juges ont invoqué en obiter le critère de la liberté (voir les motifs du juge Bastarache, par. 33, et ceux du juge LeBel, par. 221), seul le juge Iacobucci l’a appliqué, l’adoptant à la place du critère de la conformité idéologique (par. 284-285).  Pour les motifs énoncés ci-après, il n’est pas nécessaire d’aborder la question de l’existence d’un tel critère.

[43]           Il appartient donc à celui qui invoque une telle violation de démontrer qu’il est contraint de s’associer et que cette association lui impose une forme de conformité idéologique ou menace un droit à la liberté protégé par la Charte québécoise ou la Charte canadienne[30].

[44]           Cela dit, il est possible que la violation ou la restriction à l’exercice d’un droit puisse être justifiée. Il en sera ainsi lorsqu’un ou plusieurs droits fondamentaux garantis par la Charte québécoise ou la Charte canadienne imposent des limites ou ont pour effet de réduire la portée d’un autre droit ou liberté protégé par elles.

[45]           Dans ces circonstances, le Tribunal doit se livrer à un exercice de pondération et de conciliation des droits qui entrent en conflit conformément à l’art. 9.1 de la Charte québécoise [31]. Dans l’arrêt Syndicat Northcrest, la Cour suprême décrit comme suit le cheminement à suivre pour conduire cet exercice :

155  Le tribunal qui se livre à l’exercice de conciliation doit se poser les deux questions suivantes : (1) Y a-t-il atteinte à l’objet du droit fondamental? (2) Si oui, cette atteinte est-elle licite, compte tenu des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général? Une réponse négative à cette deuxième question indique qu’il y a violation d’un droit fondamental.

156  À la première étape de l’analyse, il appartient à celui qui allègue l’atteinte de la démontrer.  Tel qu’expliqué plus haut, le requérant doit, pour ce faire, démontrer l’existence d’un précepte religieux, la croyance sincère au caractère obligatoire de la pratique découlant de ce précepte, de même que l’existence d’un conflit entre la pratique et la règle.  Je note qu’à cette étape on parle d’atteinte à l’objet du droit, plutôt que de violation du droit lui-même.  Par conséquent, même si le requérant démontre, à la première étape, une atteinte à l’objet du droit protégé, celle-ci ne constitue une violation du droit lui-même que si elle n’est pas conforme aux principes qui sous-tendent l’art. 9.1.  À mon avis, il appartient donc au défendeur, à la deuxième étape, de démontrer que l’atteinte est conforme à l’art. 9.1.  Il est logique d’imposer au requérant le fardeau de prouver l’atteinte, et à son adversaire celui d’établir sa conformité avec l’art. 9.1, puisque ces parties sont les mieux placées pour en faire la preuve.

157  En somme, les droits et libertés assujettis à l’art. 9.1 doivent s’exercer les uns par rapport aux autres dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général. Leur portée est donc définie en fonction de l’exercice de chacun d’eux dans les circonstances de chaque affaire, compte tenu de la conciliation des droits en cause.

3.2   Analyse

[46]           Avant de déterminer si la procédure de traitements des plaintes du Conseil viole la liberté de MédiaQMI et de TVA de ne pas s’associer, le Tribunal doit aborder trois questions préliminaires.

[47]           D’abord, dans le cadre de l’administration de sa preuve, le Conseil a produit l’Avis rendu par Me Atkinson[32]. MédiaQMI et TVA s’y sont opposées et le Tribunal a pris leur objection sous réserve.

[48]           De plus, le Conseil a fait entendre M. Claude Robillard (Robillard) en sa qualité d’expert en journalisme pour témoigner à l’appui de son rapport daté du 28 juin 2019[33] (le Rapport Robillard). MédiaQMI et TVA se sont opposées à la qualité d’expert de Robillard et à la production de son rapport. Là encore, le Tribunal a permis la preuve sous réserve de l’objection.

[49]           Il convient de décider de ces deux objections dès à présent.

[50]           Également, le Tribunal passera en revue la procédure de traitement des plaintes mise en place par le Conseil. L’exercice contribuera à répondre aux différentes questions que soulève la présente affaire.

3.2.1       Les objections

3.2.1.1            Principes juridiques applicables

[51]           L’expertise a pour but d’éclairer le Tribunal et de l’aider dans l’appréciation de la preuve en faisant appel à une personne compétente dans la discipline ou la matière concernée[34]. La doctrine et la jurisprudence précisent que le rôle de l’expert consiste à éclairer le Tribunal et à l’assister dans l’appréciation d’une preuve portant sur des questions techniques ou scientifiques[35].

[52]           Les critères élaborés par la Cour suprême en 1991 dans l’arrêt Mohan[36] quant à l’admissibilité de la preuve d’expert demeurent d’actualité. Cette preuve doit être pertinente, nécessaire, ne pas contrevenir à une règle d’exclusion et présentée par un expert qualifié.

[53]           La preuve d’expert sera pertinente dans la mesure où elle tend à établir un fait relatif à une question en litige[37].

[54]           De plus, l’expertise assistera le juge des faits pour autant qu’elle lui fournisse des renseignements qui, selon toute vraisemblance, dépassent son expérience ou sa connaissance. Si, à partir des faits établis par la preuve, le juge peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l’opinion de l’expert n’est pas nécessaire[38].

[55]           Par ailleurs, suivant les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt White Burgess[39], c’est sous le volet « qualification suffisante de l’expert » du cadre établi par l’arrêt Mohan qu’il convient d’examiner les préoccupations concernant l’indépendance et l’impartialité du témoin expert proposé.

[56]           Aussi, la mission de l’expert prime l’intérêt des parties[40]. Il a l’obligation envers le Tribunal d’être juste, objectif et impartial et le témoin qui ne peut ou ne veut s’acquitter de cette obligation n’est pas habile à exercer un rôle d’expert et son témoignage à ce titre devrait être exclu[41].

[57]           Il appartient à la partie qui s’oppose à l’admission du témoignage de démontrer un motif réaliste de le juger inadmissible au motif que l’expert ne peut ou ne veut s’acquitter de son obligation. Le cas échéant, il revient à la partie qui entend présenter le témoignage de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a été satisfait à ce critère d’admissibilité[42].

[58]           Ce critère est peu exigeant et il est relativement rare que le témoignage de l’expert proposé soit jugé inadmissible au motif qu’il ne satisfait pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité[43].

[59]           Dans l’arrêt Mohan, la Cour suprême rappelle également que l’existence d’un intérêt ou d’un rapport quelconque de l’expert avec la partie ne permet pas, à lui seul, de tirer la conclusion que l’expert n’entend pas s’acquitter de sa mission envers le Tribunal avec objectivité, impartialité et rigueur.

[60]           Ainsi, à titre d’exemple, on a considéré qu’une relation employeur-employé ne fait pas obstacle à la production d’un rapport d’expert, telle relation participant plus de la valeur probante du rapport que de sa recevabilité[44].

3.2.1.2            La lettre d’opinion de Me Atkinson

[61]           Le 20 septembre 2016, Me Atkinson transmet l’Avis au Conseil. Il porte sur des questions soulevées quant à la vérification de la recevabilité des plaintes, sur les mécanismes permettant aux mis-en-causes de faire valoir leur point de vue de manière adéquate ainsi que sur le rôle du secrétariat général auprès des comités des plaintes et de la commission d’appel.

[62]           MédiaQMI et TVA font valoir que l’Avis ne satisfait pas le critère de nécessité développé par l’arrêt Mohan[45], en ce qu’il se prononce sur des questions de droit interne, ce qui relève de la compétence exclusive du Tribunal.

[63]           Elles ont raison.

[64]           L’Avis décrit, notamment, la nature juridique du Conseil et de la structure liée au traitement des plaintes. Il analyse également la nature et la portée du Guide de même que les conséquences d’un manquement aux normes déontologiques qu’il élabore. Il traite aussi de l’application de l’équité procédurale aux procédures du Conseil et formule des recommandations.

[65]           Enfin, et surtout, l’Avis exprime une opinion préliminaire sur la compétence du Conseil pour se prononcer sur le respect de la déontologie journalistique d’un non‑membre.

[66]           Toutes les opinions et recommandations comprises dans l’Avis ne sont pas d’égale pertinence. Cependant, dans la mesure où elles le sont, elles n’assistent pas le Tribunal puisqu’elles ne lui fournissent pas des renseignements et une conclusion qui, en raison de la technicité des faits, dépassent ses connaissances et son expérience[46].

[67]           Toutefois, le Conseil fait valoir qu’il ne cherche pas à produire l’Avis pour prouver la véracité des déclarations qu’il comprend mais plutôt pour établir que ces déclarations lui ont été faites. Certes, cela est permis pour contourner l’obstacle que pose la prohibition de la preuve par ouï-dire, d’autant plus que Me Atkinson ne témoigne pas[47].

[68]           Cependant, le Tribunal est d’avis que le Conseil peut atteindre son objectif sans produire l’Avis. De fait, par le témoignage de Me Luc Tremblay[48], le Conseil a prouvé avoir sollicité l’opinion de Me Atkinson pour ensuite modifier les Règlements 1 et 2 suivant ses recommandations.

[69]           La production de l’Avis en preuve n’ajouterait rien. Inversement, même en acceptant que l’Avis ait une valeur probante, elle serait largement surpassée par son effet préjudiciable. En effet, Me Atkinson y opine sur certaines questions qui font l’objet du présent litige dont, particulièrement, la compétence du Conseil pour se prononcer sur le respect de la déontologie journalistique à l’égard des non-membres.

[70]           En conséquence, le Tribunal accueille l’objection de MédiaQMI et TVA quant à la production de l’Avis.

3.2.1.3            Le rapport et le témoignage de Robillard

[71]           Pour appuyer sa position, le Conseil produit le Rapport Robillard[49] qui expose son opinion sur les trois sujets suivants :

a)     La création et l’évolution du rôle du Conseil;

b)     L’analyse du rôle joué par le Conseil, comparativement à ce qui se passe ailleurs au Canada et dans le monde;

c)     L’analyse des conséquences possibles d’une limitation de l’intervention du Conseil aux situations portant uniquement sur ses membres.

[72]           MédiaQMI et TVA s’opposent à sa production et au témoignage de Robillard en qualité d’expert. Sommairement, elles font valoir que le premier ne satisfait pas aux exigences de pertinence et d’utilité alors que le second ne possède pas l’indépendance et l’impartialité requises par rapport aux enjeux soulevés par la présente affaire.

[73]           Pour les motifs qui suivent, le Tribunal rejette l’objection de MédiaQMI et TVA.

[74]           MédiaQMI et TVA allèguent que le Conseil porte atteinte à l’exercice de leur droit de ne pas s’associer. Pour sa part, celui-ci avance que le traitement des plaintes visant MédiaQMI et TVA participe de l’exercice de sa liberté d’expression. S’oppose ainsi l’exercice des droits protégés par la Charte québécoise.

[75]           Comme nous l’avons vu, ce conflit doit se résoudre par un exercice de pondération des droits conformément à l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Si MédiaQMI et TVA parviennent à démontrer l’atteinte à l’objet de leur droit fondamental, il appartiendra au Conseil de démontrer que cette atteinte est licite, compte tenu des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être en général.

[76]           Dans cette perspective, le Rapport Robillard et son témoignage sont pertinents. Ils permettent de mesurer la contribution du Conseil à la protection de la liberté de presse, au cœur de l’expérience démocratique d’une société libre[50], ainsi qu’au soutien du droit du public à l’information, pierre angulaire de la protection de la liberté de la presse[51].

[77]           C’est pourquoi la création du Conseil, son évolution et le rôle qu’il joue comparativement à d’autres organisations à la mission similaire au Canada et ailleurs dans le monde sont des sujets parmi d’autres qui permettront de déterminer l’étendue des droits revendiqués par les parties.

[78]           Le rapport Robillard analyse également les conséquences possibles d’une limitation de l’intervention du Conseil aux situations touchant ses seuls membres. Ainsi, il en résulterait un affaiblissement du système d’autorégulation des médias qu’incarne le Conseil pavant ainsi la voie à la mise en place d’une régulation étatique. De plus, une telle limitation favoriserait la judiciarisation de la déontologie journalistique.

[79]           Ces conséquences sont d’intérêt public et s’inscrivent dans l’exercice de pondération des droits que le Tribunal est susceptible d’être appelé à faire.

[80]           Par ailleurs, outre les raisons qui précèdent, MédiaQMI et TVA s’opposent également au témoignage de Robillard à titre d’expert au motif qu’il ne peut s’acquitter d’une telle mission, faute d’objectivité et d’impartialité.

[81]           Elles avancent que pendant plus de vingt ans, il a agi à titre de secrétaire-général de la Fédération et de directeur général par intérim d’octobre 2020 à janvier 2021. Ses fonctions l’ont donc amené à interagir avec le Conseil dont le C.A. se compose de plusieurs membres désignés par la Fédération.

[82]           De l’avis du Tribunal, ces faits sont insuffisants pour conclure que Robillard n’a pas l’indépendance et l’impartialité requises pour agir comme expert. La preuve n’établit pas que les fonctions de Robillard au sein de la Fédération et les liens qu’il a pu entretenir avec le Conseil font en sorte qu’il ne peut ou ne veut s’acquitter de sa principale obligation envers le Tribunal, en l’occurrence, lui apporter une aide juste, objective et impartiale[52].

[83]           En conséquence, le Tribunal rejette l’objection de MédiaQMI et TVA à la production du Rapport Robillard et au témoignage de Robillard à titre d’expert.

3.2.2       La procédure de traitement des plaintes du Conseil

[84]           Le Règlement 2[53], publié sur le site internet du Conseil[54], détaille le processus de traitement des plaintes. Toute personne peut déposer une plainte en remplissant le formulaire qui s’y trouve. Un comité de recevabilité, composé de trois membres, dispose de sa recevabilité[55].

[85]           Sommairement, la plainte doit viser un journaliste ou un média d’information et porter sur un manquement au Guide[56]. La plainte ne doit pas constituer simplement un commentaire ou une critique générale ni une plainte de diffamation. Elle ne doit pas non plus viser le contenu d’une publicité ou exprimer une divergence d’opinions avec l’auteur d’une publication ou d’une décision[57].

[86]           De plus, la plainte ne sera pas considérée si le plaignant n’a pas tenté, préalablement à son dépôt, de résoudre l’enjeu avec le média concerné[58]. Par ailleurs, l’étude d’une plainte sera suspendue si le Conseil est informé de l’existence d’un recours portant sur un objet identique à celui de la plainte ou d’une mise en demeure évoquant un tel recours potentiel[59].

[87]           Une fois recevable, la plainte est soumise à un processus de médiation[60]. Si celle‑ci échoue, elle est soumise à un comité des plaintes qui en décide du bien-fondé[61]. Préalablement à cette analyse, le Conseil procède à une vérification factuelle et offre aux parties l’occasion de présenter des observations écrites[62].

[88]           Sauf exception, le comité des plaintes rend ses décisions sans entendre les parties[63]. Ses décisions sont prises à la majorité de ses membres présents et sont motivées[64]. Un membre dissident peut présenter ses motifs par écrit[65].

[89]           Si le comité des plaintes conclut à un manquement au Guide, il peut :

  • Déclarer l’absolution;
  • Déclarer que le manquement est d’une importance mineure et ne mérite aucun blâme;
  • Blâmer le mis en cause; ou
  • Le blâmer sévèrement[66].

[90]           Le Conseil publie ses décisions sur son site internet et par voie de communiqué. Si la plainte est retenue et vise un média membre du Conseil, ce média doit publier la décision sur le support médiatique qu’il exploite[67].

[91]           Une décision du comité des plaintes peut faire l’objet d’un appel devant la Commission d’appel composée de trois membres permanents nommés parmi les anciens membres du C.A.[68]. Après avoir recueilli les représentations des parties[69], la Commission d’appel rend une décision à la majorité confirmant ou infirmant en tout ou en partie la décision du comité des plaintes[70].

3.2.3       La liberté de non-association

[92]           Invoquant qu’il en résulterait autrement une violation de leur liberté de ne pas s’associer, MédiaQMI et TVA demandent au Tribunal d’interdire au Conseil de se prononcer sur leurs produits journalistiques par le truchement de sa procédure de traitement des plaintes.

[93]           Pour les motifs qui suivent, le Tribunal conclut qu’elles ne sont pas contraintes d’adhérer au Conseil et que son processus de traitement des plaintes n’exerce pas non plus sur elles une coercition idéologique. Partant, il n’y a pas violation de leur liberté de ne pas s’associer.

[94]           D’abord, de la jurisprudence, il se dégage un dénominateur commun: cette violation a toujours été invoquée lorsqu’une loi ou un règlement contraint une personne, directement ou indirectement, à s’associer à une organisation[71].

[95]           En l’espèce, aucun texte législatif ou réglementaire ne contraint MédiaQMI et TVA à s’associer au Conseil. Organisme privé, le Conseil n’est pas habilité à forcer quiconque à y adhérer, voire à poser des gestes assimilables à une adhésion forcée. Ainsi, à ce titre, il ne peut imposer ses règlements, résolutions ou procédures à des tiers qui n’en sont pas membres, comme le soulignait la Cour dans l’affaire Association des propriétaires du Chemin Boyer inc. c. Auttote[72].

[17] L’Association ne possède aucun pouvoir de taxation sur les intimés. En effet, elle n’est pas une corporation municipale. De plus, les intimés n’étant pas membres de cette corporation, cette dernière ne peut lui imposer ses règlements ou ses résolutions. Les intimés ne peuvent bien sûr être contraints d’adhérer à L’Association. Aucune loi ne confère un tel pouvoir à L’Association et l’article 3 de la Charte des droits et libertés garantit la liberté d’association. Cette liberté comprend nécessairement le droit de ne pas adhérer à une association.

[96]           De fait, l’adhésion au Conseil est volontaire tel que le souligne l’énoncé de sa mission publié sur son site internet[73]. Le Règlement 1 prévoit que toute association ou tout groupe intéressé aux activités du Conseil et partageant ses objectifs peut demander d’en devenir membre[74]. Aussi, un membre peut démissionner du Conseil sur simple avis à son C.A.[75] Rappelons que c’est d’ailleurs le choix qu’exercent librement TVA et MédiaQMI respectivement en 2008[76] et en 2010[77].

[97]           Enfin, en 2019, dans un mémoire déposé en Commission parlementaire[78] puis dans une lettre ouverte publiée dans les principaux journaux francophones du Québec[79], le Conseil exprime clairement et publiquement son opposition à ce que les médias soient forcés, même indirectement, à y adhérer.

[98]           Ultimement, MédiaQMI et TVA reconnaissent qu’aucune loi ni règlement ne les contraint à joindre le Conseil ou à participer à son processus de traitement des plaintes.

[99]           Toutefois, elles proposent d’aborder la violation d’un autre angle. Selon elles, la structure même du processus, qui s’apparente à celui d’un ordre professionnel, est telle qu’elles n’ont d’autre choix que d’y participer pour protéger leur réputation. Dès lors, de manière insidieuse, plaident-elles, elles se voient imposer les valeurs et les opinions du Conseil[80].

[100]       Séduisant au premier coup d’œil, l’argument ne résiste pourtant pas à l’analyse.

[101]       D’abord, MédiaQMI et TVA avancent qu’en adoptant son processus de traitement des plaintes, le Conseil s’arroge une juridiction que le législateur ne lui a pas déléguée, soit celle d’élaborer des normes journalistiques applicables à l’ensemble des médias d’information et des journalistes et d’en assurer le respect[81]. Aussi, elles font valoir que le Conseil n’hésite pas à se présenter comme un ordre professionnel comme ce fût le cas alors qu’il contestait une demande d’accès à l’information dirigée contre lui[82].

[102]       Il est exact, comme nous l’avons vu, que le processus présente certaines similarités avec celui adopté par différents ordres professionnels. Ainsi, une fois franchie l’étape de sa recevabilité, la plainte est soumise à un comité qui analyse la « preuve », donne aux protagonistes la possibilité d’exprimer leur point de vue puis « décide » en appliquant le Guide. Cependant, comme le souligne la Cour d’appel, au-delà des similarités, il s’en distingue significativement :

[25]  Le Conseil de presse est un organisme tripartite fondé en 1973 dont le Conseil d’administration et les comités sont composés de journalistes, de membres désignés par les entreprises de presse et de représentants du public. Il s’agit d’un organisme privé, à but non lucratif, dont la mission consiste à protéger la liberté de la presse et à défendre le droit du public à une information de qualité. Il agit comme tribunal d’honneur de la presse québécoise et il n’impose aucune autre sanction qu’une sanction morale[6].

[26]  Cela ne signifie pas que le juge du procès sera nécessairement lié par les conclusions du Conseil de presse. En effet, la force probante de son opinion peut être affectée notamment par le fait que les intimés n’ont pas fait valoir leur point de vue. De plus, comme il ne s’agit pas d’une décision judiciaire ou quasi judiciaire, on ne peut lui reconnaître une présomption simple de vérité comme l’a fait la Cour d’appel dans l’affaire Ali c. Compagnie d’assurances Guardian du Canada[7]. Dans cette affaire, la Cour a décidé que, à l’occasion d’une poursuite civile d’un assuré contre son assureur pour obtenir une indemnité d’assurances à la suite de l’incendie d’un immeuble, un jugement retenant un verdict de culpabilité pour un incendie criminel de l’assuré constituait un fait juridique pertinent.[83]

(soulignements du Tribunal)

(Références omises)

[103]       De plus, le Tribunal ne peut souscrire à la prétention de MédiaQMI et TVA selon laquelle le Conseil s’affiche comme un ordre professionnel. À cet égard, elles réfèrent aux actes de procédure et décisions rendues en rapport avec une demande d’accès à l’information dirigée contre le Conseil[84].

[104]       Dans cette affaire, le Conseil contestait la juridiction de la Commission d’accès à l’information au motif qu’il ne répond pas aux critères de l’alinéa 3 de l’art. 1525 C.c.Q. qui définit l’exploitation d’une entreprise, tel qu’il a été énoncé à l’art. 1 de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé[85]. Pour appuyer sa position, il avançait, entre autres, « que sa mission était analogue à celle d’un syndic d’une corporation professionnelle et ses activités similaires à celles d’une corporation professionnelle »[86].

[105]       On ne peut conclure de cette analogie, proposée dans un contexte très particulier, que le Conseil s’affiche comme un ordre professionnel.

[106]       Aussi, en rejetant le moyen préliminaire proposé par le Conseil, la Commission souligne ce qui suit :

Au sujet du tribunal d’honneur constitué par l’entreprise pour trancher les plaintes, on peut identifier une certaine similarité avec un tribunal quasi-judiciaire, mais sans toutefois en reconnaître le même fonctionnement (règles de justice naturelle et débats contradictoires) ni les attributs juridiques. La preuve révèle que l’entreprise n’a pas de pouvoirs de nature judiciaire et réglementaire et n’exerce qu’une autorité morale.[87]

[107]       À son tour, en rejetant l’appel du Conseil, la Cour du Québec renchérit :

[13]  Le Conseil de presse ne possède donc aucun pouvoir judiciaire, réglementaire ou coercitif.  Il n’a pas non plus de pouvoir délégué par le législateur pour imposer un code de déontologie.  Les seules sanctions qu’il peut imposer sont d’ordre moral.  Il veut susciter une réflexion sur la déontologie journalistique.[88]

[108]       Enfin, dans son énoncé de mission[89] et son formulaire de plainte[90], le Conseil se décrit clairement comme un organisme indépendant des autorités gouvernementales et spécifie qu’il ne peut être assimilé à un tribunal civil puisque dépourvu de tout pouvoir judiciaire, réglementaire, législatif ou coercitif. Cette description apparaît également dans une note accompagnant les décisions publiées par le Conseil sur son site internet[91].

[109]       Également, MédiaQMI et TVA font grand cas du fait que, pendant de nombreuses années, le diffuseur d’information juridique CanLii publiait les décisions du Conseil leur attribuant ainsi un caractère judiciaire ou quasi-judiciaire. Effectivement, suivant le témoignage de Locher, le Conseil avait pris l’habitude de transmettre ses décisions à CanLii pour publication. En 2017, dans le contexte d’une réorganisation informatique, le Conseil a suspendu ses envois.

[110]       Le Conseil a alors amorcé une réflexion qui, en janvier 2019, a mené à sa décision de ne plus lui transmettre ses décisions. En effet, il estimait alors que leur diffusion aux côtés de celles rendues par les tribunaux pourrait induire le public en erreur sur leur nature et leur portée réelle[92].

[111]       Le Tribunal ne croit pas, comme le suggèrent MédiaQMI et TVA, qu’en diffusant ses décisions par la plateforme de CanLII, le Conseil s’est octroyé un rôle similaire à celui d’un syndic ou d’un comité de discipline d’un ordre professionnel. Comme nous l’avons vu, le Conseil a toujours cherché à s’afficher comme un organisme indépendant dépourvu des pouvoirs d’un ordre professionnel.

[112]       De plus, le caractère judiciaire ou quasi-judiciaire d’un organisme ne dépend pas du mode de diffusion de ses décisions mais bien plutôt de la nature des pouvoirs qu’il exerce. À l’évidence, rien ne qualifie le Conseil comme tel.

[113]       Le Tribunal est plutôt d’avis que la publication des décisions par CanLII visait à favoriser leur repérage et leur consultation. Au demeurant, rien dans la preuve ne permet de conclure que telle publication ait suscité la perception que le Conseil possède les attributs d’un ordre professionnel.

[114]       Par ailleurs, on ne peut non plus conclure, comme l’avancent MédiaQMI et TVA, qu’en traitant et en décidant des plaintes formulées à leur égard, le Conseil leur impose son Guide exerçant ainsi sur elles une coercition idéologique.

[115]       Nous l’avons vu, il n’y aura violation de la liberté de ne pas s’associer que lorsque l’adhésion forcée impose à une personne de souscrire à des idées ou des valeurs auxquelles elle ne souhaite pas adhérer.

[116]       Or, rien ne contraint quiconque, incluant MédiaQMI et TVA, à participer à l’une ou l’autre des étapes du processus de traitement des plaintes du Conseil. De plus, le Tribunal ne peut souscrire à la proposition selon laquelle une telle participation, sous forme d’observations ou autrement, emporte l’adhésion à des idées ou des valeurs auxquelles il ne souscrit pas volontairement.

[117]       Le fait que le Conseil traite les plaintes en s’appuyant sur son Guide n’y change rien. Il s’agit d’un texte qui se veut une réflexion et qui se défend bien de vouloir imposer des normes ou des standards à la profession[93]. Il n’y faut voir que ce qu’il est : un guide.

[118]       Qui plus est, il est difficile de soutenir que l’application du Guide dans le traitement des plaintes impose à MédiaQMI et TVA de s’associer à des valeurs et à des idées auxquelles elles ne souscrivent pas volontairement.

[119]       En effet, la déontologie journalistique n’est pas l’apanage du Conseil. La plupart, sinon tous les intervenants, journalistes ou entreprises de presse, souscrivent à des normes journalistiques formulées dans un code, un guide, voire une convention collective[94]. Certaines plus élaborées que d’autres, elles expriment toutes, à l’instar du Guide, des principes qui reposent sur l’indépendance, la recherche de la vérité, la rigueur et le respect des personnes[95].

[120]       C’est le cas, notamment, du Guide de déontologie des journalistes du Québec, adopté par la Fédération. Regroupant environ 250 journalistes, dont ceux de MédiaQMI, elle est la plus importante association du genre au pays[96]. Lors de son témoignage, son secrétaire-trésorier, Eric‑Pierre Champagne, souligne que la Fédération appuie la position du Conseil dans la présente affaire alors même que le Conseil applique son propre Guide au traitement des plaintes plutôt que celui de la Fédération sans que personne n’y voie de contrainte idéologique.

[121]       Aussi, la preuve est silencieuse quant aux valeurs et idées auxquelles MédiaQMI et TVA adhèrent. Dans ces circonstances, le Tribunal ne peut déterminer si elles se heurtent à celles véhiculées par le Guide et, partant, si le processus de traitement des plaintes exerce sur elle une coercition idéologique.

[122]       À cet égard, le Tribunal note qu’encore aujourd’hui, même après le retrait de MédiaQMI et TVA du Conseil, nombre de leurs journalistes continuent de participer au processus de traitement des plaintes sans évoquer les contraintes que disent subir ces dernières[97].

[123]       Somme toute, le Tribunal conclut qu’en traitant les plaintes visant MédiaQMI et TVA, le Conseil ne leur impose pas sa version subjective et son interprétation des règles applicables à la déontologie journalistique exerçant ainsi une coercition idéologique à leur égard[98].

[124]       En invoquant leur droit de ne pas s’associer, MédiaQMI et TVA demandent au Tribunal d’ordonner au Conseil de s’abstenir de traiter des plaintes les visant pour prévenir une hypothétique atteinte fautive à leur réputation. Or, toute atteinte n’est pas nécessairement fautive bien qu’elle puisse susciter une perception négative. Bien plus, on peut facilement imaginer qu’une décision qui leur soit favorable n’emporterait aucune telle conséquence.

[125]       C’est pourquoi, faire droit à la Demande et imposer au Conseil un bâillon préventif relèverait de l’arbitraire et violerait sa liberté d’expression.

[126]       Si tant est qu’elles estiment qu’une décision du Conseil porte atteinte fautivement à leur réputation, elles ont le loisir d’entreprendre les recours visant à établir sa responsabilité et obtenir réparation.

[127]       C’est précisément ce que fait MédiaQMI dans les affaires Sabbagh et Martineau.

4.        QUESTION 2 : En rendant et en diffusant la Décision Sabbagh et la  Décision Larocque, le Conseil porte-t-il atteinte à la               réputation du Journal de Montréal engageant ainsi sa               responsabilité et, le cas échéant, cette atteinte donne-t-elle               ouverture aux remèdes recherchés?

4.1   Principes juridiques applicables

[128]       Les articles 3 et 35 C.c.Q ainsi que l’art. 4 de la Charte confèrent à toute personne le droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

[129]       Le droit civil québécois ne prévoit pas de recours particulier pour sanctionner la diffamation. Le recours en diffamation s’inscrit dans le régime général de la responsabilité civile prévu à l’art. 1457 C.c.Q. Le demandeur aura droit à une indemnisation si une faute, un préjudice et un lien causal coexistent[99].

[130]       Pour obtenir gain de cause, le demandeur doit démontrer le caractère diffamatoire des propos en litige. Le concept de diffamation a fait l’objet de nombreuses définitions au fil des années. De façon générale, on reconnaît que la diffamation consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables[100].

[131]       La nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective. L’exercice consiste à se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers[101].

[132]       En outre, le demandeur devra également démontrer que l’auteur des propos diffamatoires a commis une faute civile. La faute en matière de diffamation peut résulter de deux types de conduites, l’une malveillante, l’autre simplement négligente comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Prud’homme :

[36]  À partir de la description de ces deux types de conduite, il est possible d’identifier trois situations susceptibles d’engager la responsabilité de l’auteur de paroles diffamantes.  La première survient lorsqu’une personne prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux.  De tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté, avec l’intention de nuire à autrui.  La seconde situation se produit lorsqu’une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses.  La personne raisonnable s’abstient généralement de donner des renseignements défavorables sur autrui si elle a des raisons de douter de leur véracité.  Enfin, le troisième cas, souvent oublié, est celui de la personne médisante qui tient, sans justes motifs, des propos défavorables, mais véridiques, à l’égard d’un tiers.  (Voir J. Pineau et M. Ouellette, Théorie de la responsabilité civile (2e éd. 1980), p. 63-64.)[102]

[133]       Ainsi, de manière générale, la faute correspond à une conduite qui s’écarte de la norme de comportement qu’adopte une personne raisonnable. Ce critère de la personne raisonnable suppose l’examen de la conduite de la perspective d’une personne avisée, diligente et attentive aux droits d’autrui[103].

[134]       Cela dit, trois commentaires s’imposent à l’égard du caractère prétendument fautif des propos en litige.

[135]       D’abord, dans l’appréciation de la faute, le Tribunal doit tenir compte du droit à la liberté d’expression de l’auteur des propos. À l’instar du droit à la sauvegarde de la réputation, la liberté d’expression jouit également de la protection conférée par la Charte. Aussi, les tribunaux ont énoncé à maintes reprises le rôle essentiel et inestimable qu’elle joue dans une société démocratique et ont exprimé leur préoccupation sans cesse croissante pour sa protection[104].

[136]       Dans l’arrêt Bou Malhab, la Cour suprême établit certains paramètres pour concilier, lorsqu’ils se heurtent, le droit à la réputation et la liberté d’expression :

[19]  Bien entendu, il n’existe pas d’instrument de mesure précis pour déterminer le point d’équilibre entre la protection de la réputation et la liberté d’expression. La conciliation de ces deux droits reposera sur le respect des principes qui servent de fondement à une société libre et démocratique. Le point d’intersection varie suivant l’évolution de la société. Ce qui était une limite acceptable à la liberté d’expression au 19e siècle peut ne plus l’être aujourd’hui. D’ailleurs, au cours des dernières décennies particulièrement, on observe une évolution du droit de la diffamation afin de protéger plus adéquatement la liberté d’expression à l’égard des questions touchant l’intérêt public. En common law par exemple, notre Cour a réévalué la défense du commentaire loyal (WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420, par. 49 et suiv.) et reconnu l’existence d’une défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public (Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640).

[137]       Ce qui nous amène aux deux commentaires suivants sur l’appréciation de la faute, à savoir l’intérêt public et la défense de commentaire loyal.

[138]       La notion d’intérêt public, bien que développée en common law, permet néanmoins d’alimenter la réflexion sur la détermination de la faute en droit civil[105]. Concept parfois difficile à cerner, l’intérêt public signifie principalement que la diffusion d’une information ne doit pas répondre à un simple objectif médiatique mais comporter une utilité sociale[106].

[139]       Dans l’arrêt TVA c. Marcotte, la Cour d’appel tente d’en cerner les contours :

[100]     Il s’agit de la définition généralement reprise en jurisprudence[27]. À ce sujet, l’auteure Vallières écrit :

L’intérêt public, c’est le « juste motif » qu’un journaliste prudent et avisé invoquera pour justifier la divulgation de renseignements défavorables sur le compte d’un individu. L’intérêt public représente en quelque sorte la légitimité de la diffamation : servir le droit du public à l’information.

[101]     Elle poursuit :

Cette notion abstraite est difficile à cerner et il n’existe pas, à notre connaissance, de définition de l’intérêt public appliquée à la presse dans la jurisprudence québécoise. Les tribunaux procèdent plutôt au cas par cas, se limitant à reconnaître telle ou telle matière comme étant d’intérêt public. Dans une société où la censure préalable n’existe pas et où la presse n’a pas à se plier à un modèle idéologique, celle-ci peut choisir ses propres sujets et décider de l’importance qu’elle entend leur accorder. Il faut donc comprendre que plus large sera la notion d’intérêt public, plus grande sera la liberté de la presse. [28]

[Soulignements ajoutés]

[140]       Également, les éléments relatifs à la défense de commentaire loyal, concept issu de la common law, deviennent pertinents lorsque les propos en litige portent sur des questions d’intérêt public. Ce moyen de défense comporte trois critères :

  1. L’existence d’un intérêt public en la matière au sujet de laquelle l’auteur s’exprime;
  2. L’intention honnête de servir une cause juste;
  3. Une conclusion raisonnablement soutenable à l’égard des faits reprochés[107].

[141]       En effet, dans l’arrêt Prud’homme, la Cour suprême souligne que bien que cette défense soit étrangère à l’économie du droit de la responsabilité civile, ses critères s’y retrouvent néanmoins :

[63] … Son importation en droit civil est non seulement injustifiée, mais aussi inutile.  Les règles du régime de la responsabilité civile prévoient en effet que le défendeur peut faire valoir toutes les circonstances qui tendent à nier l’existence d’une faute.  Dans la mesure où les critères de la défense de commentaire loyal et honnête sont autant de circonstances à prendre en considération dans l’appréciation de l’existence d’une faute, ils font déjà partie intégrante du droit civil québécois…[108]

(Soulignements ajoutés)

4.2   Analyse

4.2.1       La liberté d’expression du Conseil

[142]       Il se dégage de ce qui précède que le concept de diffamation exige de concilier le droit à la sauvegarde de la réputation avec celui de la liberté d’expression. On retient également que lorsqu’il s’agit de questions d’intérêt public, celui-ci prend une importance plus grande au détriment du premier.

[143]       C’est pourquoi, reconnaissant que les médias jouent un rôle unique et contribuent à l’existence et au maintien d’une société démocratique[109], les tribunaux ont, au fil des ans, raffermi la liberté de presse.

[144]       Pour sa part, à l’instar de toute personne physique ou morale, le Conseil jouit de la liberté d’expression protégée par les chartes. Comme le Conseil le souligne à juste titre, les décisions rendues au terme du processus de traitement des plaintes sont le fruit de l’exercice de sa liberté d’expression concernant des produits journalistiques selon des principes généralement reconnus de déontologie journalistique[110].

[145]       Aussi, puisque les décisions du Conseil s’expriment sur des sujets d’intérêt public, soit le traitement que font les médias des évènements qui surviennent dans toutes les sphères de la vie publique, elles touchent elles-mêmes l’intérêt public. Comme le souligne le cabinet du premier ministre du Québec, « la mission du CPQ est vitale au débat public québécois »[111].

[146]       MédiaQMI et TVA reconnaissent au Conseil le droit de s’exprimer librement dans la mesure où il n’atteint pas à leur réputation de manière fautive. Toutefois, elles lui reprochent de s’exprimer par le biais d’une décision rendue à la suite du traitement d’une plainte[112].

[147]       Or, nous l’avons vu, le Conseil ou son comité des plaintes n’est pas un tribunal et il ne s’affiche pas comme tel. Comme le souligne le professeur Trudel dans une chronique publiée dans Le Devoir[113].

« Lorsque le Conseil étudie une plainte à l’égard d’un média ou d’un journaliste, il a le même statut que toute autre personne qui enquête ou exprime une opinion au sujet d’une autre personne ou d’une entreprise ».

[148]       Bref, l’étendue de la protection conférée à la liberté d’expression n’est pas tributaire de la forme qu’elle prend[114]. Ainsi, que le Conseil s’exprime par le biais de décision n’altère en rien l’étendue de la protection de sa liberté d’expression.

[149]       Fort de ce qui précède, le Tribunal se penchera maintenant sur les Décisions Sabbagh et Larocque.

4.2.2       La Décision Sabbagh

4.2.2.1                         Le contexte

[150]       Au printemps 2007, d’importantes inondations frappent les résidents de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal. Dans son édition du 4 mai 2017, le Journal de Montréal publie un article signé par la journaliste Catherine Montambeault (Montambeault) intitulé « Prêts à tout pour sauver leur maison » relatant l’histoire de certains résidents victimes de ces inondations[115]. L’article attribue les propos suivants à Mme Mélanie Sabbagh (Sabbagh), résidente de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal et est elle-même touchée par les inondations : « Paul est le meilleur voisin du monde, a-t-elle claironné ».

[151]       Dans la même édition, le Journal de Montréal publie à la Une une photographie de Sabbagh, à laquelle on juxtapose un phylactère contenant le texte suivant : « Incroyable mais vrai, je suis présentement évacuée en pneumatique par mon super voisin Paul! 😉 LOL Stéphanie »[116].

[152]       Le 25 juin, Sabbagh dépose une plainte au Conseil contre Montambeault et le Journal de Montréal concernant l’article et la Une du Journal de Montréal[117]. Sommairement, elle leur reproche de lui attribuer des propos qu’elle n’a pas tenus et d’avoir publié sa photo sans son consentement. Elle leur reproche également la divulgation d’informations relatives à son lieu de résidence.

[153]       Le 28 juillet, le Conseil transmet à Montambeault et à M. Dany Doucet (Doucet), rédacteur en chef du Journal de Montréal, une lettre les informant du dépôt de la plainte et les invitant à lui faire part de leur réplique[118].

[154]       Le 1er août, Me Bernard Pageau répond à cette lettre. Déclarant agir pour le Journal de Montréal et Montambeault, il informe le Conseil que le Journal de Montréal n’est pas membre du Conseil et que, partant, celui-ci n’a aucune juridiction pour se prononcer sur la plainte et devrait donc s’abstenir d’en traiter de quelque manière que ce soit[119]. Il ajoute que, si le Conseil persiste à traiter la plainte, le Journal de Montréal le tiendra responsable de tout dommage résultant de ce traitement.

[155]       Le 17 août, la journaliste Montambeault écrit au Conseil pour lui livrer sa version des faits[120] qui se résume à ceci :

a)     les journalistes ne sont pas responsables de la Une du Journal;

b)     bien qu’elle soit l’auteure de l’article, les deux derniers paragraphes ont été ajoutés à son insu;

c)     elle n’a jamais rencontré Sabbagh et n’a donc pu la citer.

[156]       Le 11 septembre, Sabbagh informe le Conseil qu’elle est insatisfaite des réponses de la journaliste Montambeault et du Journal de Montréal[121]. Le Conseil défère donc la plainte à son Comité des plaintes[122].

[157]       Le 2 mars 2018, le Conseil se prononce sur la plainte de Sabbagh[123]. Le Conseil rejette son grief portant sur la divulgation d’informations relatives à son lieu de résidence. En effet, le Conseil constate que ces informations étaient déjà publiques puisque diffusées dans d’autres médias en relation avec le même évènement.

[158]       Le Conseil retient les autres griefs de Sabbagh :

[24]  Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Mme Stéphanie Sabbagh et blâme sévèrement le quotidien• Le Journal de Montréal pour les griefs d’atteinte au droit à la vie privée et à la dignité et de sensationnalisme. Le blâme sévère est adressé pour la gravité des fautes en regard de Ia présentation de l’information, en plus du fait que le média a changé substantiellement l’article à l’insu de la journaliste,

[159]       La Décision Sabbagh souligne également ce qui suit :

[2]  Le Journal de Montréal n’a pas souhaité répondre à la plainte.

[23]  Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse. Ce reproche ne s’applique pas ·à la journaliste Catherine Montambeault qui a répondu à la plainte.

[160]       Le 3 juillet suivant, Sabbagh fait appel de la décision et le Conseil en informe la journaliste Montambeault et le Journal de Montréal. Celle-ci répond alors au Conseil qu’elle n’entend pas présenter de réplique[124].

[161]       Finalement, le 3 juillet 2018, la commission d’appel du Conseil rejette l’appel de Sabbagh[125].

4.2.2.2                         Analyse

[162]       Selon MédiaQMI, la Décision Sabbagh blâmant sévèrement le Journal de Montréal est diffamatoire en ce qu’elle fait état de reproches sans fondement. Selon elle, ces reproches sont formulés aux termes d’un processus d’enquête nécessairement incomplet, bâclé et fondamentalement vicié mené par le Conseil.

[163]       Le Tribunal ne peut se ranger à cette proposition.

[164]       Le Conseil a suivi le processus d’enquête de la manière prévue au Règlement 2. À la réception de la plainte, il invite la journaliste Montambeault et le rédacteur en chef du Journal de Montréal à soumettre une réplique[126]. Alors que la première le fait[127], MédiaQMI répond qu’elle s’oppose au traitement de la plainte et ne formulera aucun commentaire[128].

[165]       Le résumé exécutif du dossier fait état des positions adoptées par Sabbagh et Montambeault et des démarches d’enquête effectuées par le secrétariat du Conseil et un de ses analystes, entre autres, pour obtenir des informations additionnelles de Sabbagh[129].

[166]       Rien n’indique que le processus d’enquête suivi par le Conseil diffère de celui habituellement suivi et avec lequel MédiaQMI est familière si ce n’est que le refus de participer d’une des parties, en l’occurrence MédiaQMI. Rien n’autorise le Conseil à la contraindre à collaborer. Elle a fait le choix de refuser et le Tribunal ne peut se convaincre qu’elle puisse qualifier le processus d’enquête d’incomplet, bâclé et fondamentalement vicié, entre autres, en raison de ce choix.

[167]       De manière plus spécifique, MédiaQMI fait valoir quatre reproches au Conseil[130] :

  1. La citation de Mme Sabbagh figurant au dernier paragraphe de l’Article que le Conseil qualifie de fausse, fut recueillie par le journaliste-photographe de l’Agence QMI.

[168]       À l’instruction, Maxime Deland (Deland), journaliste-photographe pour l’Agence QMI témoigne s’être rendu sur les lieux à la recherche d’images des inondations. Il aperçoit Sabbagh. Bien qu’il ne la connaisse pas, il la photographie sans qu’ils n’échangent un mot. C’est là, dit-il, qu’il entend Sabbagh s’exclamer « I have the best neighbor in the world » sans s’adresser à quelqu’un en particulier. Ce jour-là, Montambeault et Deland ne se voient pas et ne se parlent pas.

[169]       Le soir venu, le chef de pupitre, Mario Leclerc (Leclerc) contacte Deland. Il projette publier l’une de ses photos à la Une. C’est dans ce contexte que Deland l’informe des propos tenus par Sabbagh. Leclerc lui demande alors d’effectuer des démarches afin d’identifier Sabbagh. Muni des photos prises plus tôt, il rencontre des résidents du voisinage et finit par obtenir le nom et l’adresse de Sabbagh mais ne la contacte pas.

[170]       Compte tenu de ce qui précède, MédiaQMI avance que la preuve révèle clairement que Sabbagh a tenu les propos qu’on lui attribue. Si le Conseil avait enquêté avec un minimum de diligence, il aurait obtenu cette preuve qui nécessairement aurait entrainé le rejet de ce grief. Selon elle, en s’appuyant sur une enquête bâclée pour blâmer sévèrement le Journal de Montréal, le Conseil s’écarte nettement de la norme qu’adopterait une personne raisonnable en pareilles circonstances.

[171]       Le Tribunal n’est pas d’accord.

[172]       D’abord, le Conseil n’avait pas le bénéfice du témoignage de Deland en raison du refus du Journal de Montréal de participer au processus. Il est pour le moins paradoxal que celui-ci reproche au Conseil de ne pas avoir considéré un élément de preuve qu’il a refusé de lui divulguer. Sa décision de ne pas se livrer à cet exercice ne peut justifier que le Conseil soit privé de sa liberté d’expression[131].

[173]       Aussi, on ne peut conclure que le Conseil a commis une faute alors qu’il analyse les seuls faits disponibles. Une enquête plus approfondie n’aurait rien révélé de plus sans le concours de MédiaQMI.

[174]       En l’absence de collaboration de MédiaQMI, on ne peut donc reprocher au comité des plaintes de conclure à la fausseté de la citation. D’une part, c’est la version fermement maintenue par Sabbagh. D’autre part, Montambeault, l’auteure de l’article, nie avoir recueilli ces propos et mentionne qu’ils ont été ajoutés à son insu, ce qui n’est pas nié.

  1. La publication de la photo de Mme Sabbagh à la Une se justifie pleinement dans un contexte où les inondations du printemps 2017 étaient un évènement hautement important.

[175]       Personne ne conteste que c’est sans le consentement de Sabbagh que le Journal de Montréal publie sa photo à la Une.

[176]       Prenant appui sur le Guide[132], le Conseil est d’avis qu’il s’agit là d’un manquement déontologique qui mérite un blâme sévère. MédiaQMI n’est pas de cet avis. Elle soumet que l’intérêt public rattaché aux inondations est tel que la protection de la vie privée doit céder le pas au droit du public à l’information.

[177]       Il est exact que le droit du public à l’information, soutenu par la liberté d’expression, impose des limites au respect de la vie privée en certaines circonstances. Dans ces cas, comme nous l’avons vu, les tribunaux procèdent à un exercice de pondération des droits en cause conformément à l’art. 9.1 de la Charte québécoise.

[178]       Toutefois, le Conseil n’est pas un tribunal, instance avec laquelle il faut bien se garder de le confondre. Les tribunaux se penchent sur les questions de vie privée et de droit à l’image en appliquant la loi. Le Conseil, dont la mission consiste à défendre la liberté de presse et le droit du public à une information de qualité, aborde ces questions sous l’angle de la déontologie journalistique.

[179]       S’appuyant sur le Guide qui formule des normes de déontologie journalistique à l’égard du respect de la vie privée, il exprime son opinion suivant laquelle le Journal de Montréal y a manqué en n’obtenant pas l’autorisation de Sabbagh. On ne peut conclure qu’il s’écarte ainsi de la norme de comportement qu’adopterait une personne raisonnable dans les mêmes circonstances.

  1. Les prétentions de Mme Sabbagh voulant que sa vie privée ait été envahie sont grossièrement exagérées, voire fausses, dans la mesure où cette dernière a accordé à plus d’une reprise des entrevues à différents médias d’information au sujet des inondations du printemps 2017, lesquelles entrevues ont donné lieu à des articles au soutien desquels des photos similaires à celles figurant à la Une furent parfois publiées, dévoilant ainsi tout autant d’informations personnelles que l’Article de la Une.

[180]       Il convient de souligner que l’atteinte à la vie privée à laquelle conclut le Conseil ne résulte pas exclusivement de la publication de la photo de Sabbagh à la Une mais de l’ensemble des griefs retenus ce qui inclut l’attribution d’une fausse citation dans le phylactère publié à la Une et d’une fausse citation dans l’article.

[181]       Cela dit, il est vrai que Sabbagh a donné des entrevues à d’autres médias et que sa photo y a alors été diffusée[133]. C’est d’ailleurs ce que révèle l’enquête conduite par les analystes du Conseil[134]. Aussi, Sabbagh reconnaît avoir accordé une entrevue à un journaliste de CBC qui, dit-elle, s’est identifié clairement et l’a abordé respectueusement.

[182]       Le Conseil a d’ailleurs tenu compte de ces circonstances pour rejeter le grief de Sabbagh relativement à la divulgation d’informations personnelles.

[183]       Toutefois, nous ne sommes pas en présence d’une réclamation pour diffamation dirigée par Sabbagh contre le Journal de Montréal où MédiaQMI pourrait invoquer ces « circonstances atténuantes ». En l’espèce, le Conseil a analysé le comportement de MédiaQMI à la lumière du Guide et a exprimé l’opinion qu’il y avait eu manquement à la lumière des faits soumis : sa photo se retrouve à la Une sans son consentement et on la cite faussement dans l’article et le phylactère. Le Tribunal ne peut y déceler un comportement fautif de la part du Conseil.

  1. Le texte apparaissant dans le phylactère figurant à la Une n’est aucunement une citation de Mme Sabbagh mais un élément humoristique relevant de la caricature – une institution bien reconnue dans le milieu journalistique.

[184]       La preuve est silencieuse sur le fait que le phylactère constitue un élément humoristique reconnu dans le milieu journalistique[135].

[185]       Interrogé au préalable, Doucet mentionne que le texte figurant à la Une et coiffant la photo de Sabbagh n’est pas une citation, vu l’absence de guillemets :

« Oui, il y a un texte en phylactère, mais pour nous, c’est pas une citation, c’est un contexte, c’est un peu caricatural. »[136].

[186]       À sa face même, il est difficile de concevoir qu’un lecteur puisse faire autrement que d’attribuer le texte à Sabbagh. Le phylactère est accolé à sa photo prise dans un décor que Deland qualifie d’apocalyptique et mentionne « …je suis présentement évacué… ». Lu en conjonction avec l’article qui décrit des évènements dramatiques, le Tribunal ne peut se résoudre à n’y voir qu’un commentaire humoristique du Journal de Montréal.

[187]       Somme toute, le Tribunal conclut que MédiaQMI n’a pas démontré par une preuve prépondérante que la conduite du Conseil s’écarte de la norme de comportement qu’adopterait une personne raisonnable dans les mêmes circonstances.

4.2.3       La Décision Larocque

4.2.3.1                         Le contexte

[188]       Le 12 juillet 2017, le Journal de Montréal publie une chronique de Richard Martineau (Martineau) intitulé « Khadr, un enfant soldat, vraiment? »[137]. Le même jour, M. Olivier Larocque (Larocque) dépose une plainte essentiellement au motif que deux extraits de la chronique révèlent un manque de rigueur dans le raisonnement et s’appuient sur des préjugés[138].

[189]       La Décision Larocque reproduit les extraits en cause :

[5] « Chaque fois qu’on parle d’Omar Khadr, on dit toujours qu’il était un enfant-soldat. Je suis sûr que lorsque vous entendez parler d’enfants-soldats, vous pensez à des jeunes de huit ans qui ont été enlevés de leur famille pour être élevés et endoctrinés par des extrémistes dans le but de servir de chair à canon. [ … ] À 15 ans, on est en âge de se révolter contre ses parents. Omar Khadr, lui ne l’a pas fait. Oui, il était mineur. Mais à 15 ans, on a plus de jugement qu’à 8 ans. »

[7] « Son père parcourait le monde pour amasser de l’argent servant à financer des activités terroristes d’Al-Qaïda, et Omar fabriquait des bombes artisanales. Il pratiquait le terrorisme par choix et partageait (comme ses cinq frères et soeurs) les convictions extrémistes de ses parents. [ … ] Khadr n’a pas été endoctriné dans le sens traditionnel du terme. Il s’est juste joint de son plein gré à la « business » familiale. »[139]

[190]       Le 8 septembre 2007, informé de la plainte par le Conseil, Me Pageau écrit au nom du Journal de Montréal et de son journaliste Martineau. Il mentionne notamment que le Journal de Montréal n’est pas membre du Conseil et ne reconnaît pas sa juridiction[140].

[191]       Par décision rendue le 20 avril 2018, le Conseil fait droit à la plainte de Larocque et blâme le chroniqueur Martineau et le Journal de Montréal pour manque de rigueur de raisonnement[141]. Deux des six membres du comité des plaintes font valoir leur dissidence. Selon eux, puisque Martineau pratique le journalisme d’opinion, il peut légitimement mettre en doute la pertinence de la définition d’enfant soldat en présentant sa propre définition[142].

[192]       À l’instar de la Décision Sabbagh, la Décision Larocque mentionne ce qui suit :

[2]  Ces derniers n’ont pas souhaité répondre à la plainte.

[18]  Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte.

4.2.3.2                         Analyse

[193]       MédiaQMI fait valoir que la Décision Larocque nie le droit d’un chroniqueur d’exprimer son opinion parce que contraire à celle généralement véhiculée au point de conclure à un manque de rigueur de raisonnement. Il s’agit d’une décision non seulement arbitraire et contraire à la liberté d’opinion mais aussi contraire au bon sens et à la logique[143].

[194]       Ce faisant, plaide-t-elle, le Conseil démontre toute la subjectivité de son processus de « décision » et adopte une conduite s’écartant du comportement qu’adopterait une personne raisonnable dans les mêmes circonstances et contraire à la liberté d’opinion[144].

[195]       MédiaQMI n’allègue nullement que le processus d’enquête aurait été incomplet, bâclé et vicié et sa Demande ne reproche nullement au Conseil de rapporter des faits qu’il savait ou devait savoir faux faisant ainsi preuve de témérité, de négligence, d’impertinence ou d’incurie[145], comme elle le fait à l’égard de la Décision Sabbagh. De plus, rien dans la preuve ne démontre que la décision soit le fruit d’un exercice empreint de mauvaise foi ou animé d’une intention de nuire.

[196]       Au contraire de ce qu’énonce MédiaQMI, la Décision Larocque ne lui nie pas le droit d’exprimer son opinion. Le Conseil souligne d’ailleurs que le chroniqueur peut mettre en doute la définition d’enfant-soldat. S’appuyant sur le Guide, la majorité des membres du comité des plaintes s’en prend plutôt à l’amalgame que fait le chroniqueur pour mettre en doute cette définition.

[197]       Il est de l’essence de l’opinion qu’elle comporte une dimension subjective. Il en est ainsi de celle exprimée par Martineau comme de celle que comprend la décision. D’ailleurs, deux membres du comité expriment leur dissidence estimant que l’argumentaire du chroniqueur est cohérent.

[198]       Somme toute, l’enjeu se résume à une divergence d’opinions et MédiaQMI n’a pas démontré de manière prépondérante qu’en rendant et en diffusant la Décision Larocque, le Conseil s’écarte de la norme de comportement qu’adopterait la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances et commet une faute.

[199]       Conséquemment, le Tribunal se doit de rejeter la Demande.

4.3   Les dommages

[200]       Quoique ce ne soit pas nécessaire vu les conclusions auxquelles il en arrive, le Tribunal croit utile de décider des dommages compensatoires non pécuniaires totalisant 100 000 $ réclamés par MédiaQMI en relation avec les Décisions Sabbagh et Larocque.

4.3.1       Principes juridiques applicables

[201]       La quantification des dommages-intérêts compensatoires non pécuniaires dus à une personne à la suite d’une atteinte à la réputation s’avère un exercice délicat, complexe, éminemment contextuel et forcément discrétionnaire. La doctrine et la jurisprudence ont dégagé plusieurs facteurs qui guident le Tribunal dans cet exercice. Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore résument bien ces principaux facteurs :

611 – Facteurs d’évaluation – Comme l’a bien montré un auteur, l’analyse des facteurs influant sur l’évaluation des pertes non pécuniaires est complexe. Le premier est la gravité de l’acte. S’agit-il d’un simple commentaire discourtois ou impoli, ou au contraire d’une attaque en règle ? L’intention de l’auteur de la diffamation pour sa part, si elle n’a aucune importance sur le plan de l’établissement de la faute, peut en avoir une sur le plan de l’évaluation du préjudice. La jurisprudence est ainsi plus sévère lorsque l’auteur a réitéré ses propos pendant l’instance judiciaire, s’est servi de la diffamation pour tenter de ruiner le demandeur ou de bloquer ses aspirations politiques ou encore pour délibérément nuire à sa carrière. L’ampleur de la diffusion de la diffamation est également conséquente. Une publicité large doit logiquement motiver un octroi plus généreux que celle restreinte à un petit cercle, sauf si le cercle s’avère bien ciblé. De même, l’ampleur des dommages peut varier en fonction du milieu dans lequel la diffamation s’est produite. Sont aussi à considérer : la condition des parties, la portée qu’a eue l’acte sur la victime et sur son entourage, la répétition des propos diffamatoires par leurs auteurs, la récidive par leurs auteurs, la durée de l’atteinte, la permanence ou le caractère éphémère des effets. Des facteurs liés à la personne de la victime peuvent également entrainer une variation du montant octroyé à titre de dommages, notamment s’il s’agit d’une personne physique ou d’une personne morale, cette dernière devant recevoir une indemnité moindre, sa notoriété, la fonction qu’elle occupe, l’importance de l’intégrité professionnelle dans l’exercice de cette fonction et sa réputation préalable. Certaines décisions ont même invoqué la conduite de la victime pour justifier la réduction du quantum des dommages. À l’opposé, un auteur souligne que les tribunaux ont maintenant aussi tendance à prendre en considération l’identité des défendeurs. Finalement, des excuses ou une rétraction, même lorsque la situation n’est pas régie par la Loi sur la presse, peuvent constituer un élément mitigeant les dommages, alors que l’absence de telles excuses constitue un facteur aggravant. Comme le soulignait la Cour d’appel et comme le prévoit maintenant le Code civil, le fait de présenter des excuses ne constitue pas une admission de responsabilité.[146]

[202]       Les dommages moraux octroyés à des personnes morales sont évalués d’une façon différente que pour une personne physique et sont normalement plus modestes, souvent entre 10 000 $ et 25 000 $[147]. Cela dit, cette fourchette n’a pas pour effet de les limiter à 25 000 $. Chaque cas demeure un cas d’espèce[148].

4.3.2       Analyse

[203]       Pour les motifs qui suivent, si le Tribunal avait conclu à la faute du Conseil, il accorderait au Journal de Montréal un montant total de 5 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires.

[204]       D’abord, les propos contenus aux Décisions Sabbagh et Larocque se veulent plus une critique modérée de contenu journalistique. Ils ne dénigrent pas le journaliste ou le média. Aussi, la preuve ne révèle aucune intention malicieuse et la Demande n’allègue non plus aucune mauvaise foi ou intention de nuire de la part du Conseil.

[205]       Certes, le Conseil a été avisé par écrit à l’avance qu’il s’exposait au risque d’une réclamation en dommages s’il traitait les plaintes de Sabbagh et Larocque[149]. Cependant, ces lettres font partie d’une approche globale adoptée par MédiaQMI et TVA et qui consiste à aviser le Conseil systématiquement lors du dépôt de toutes les plaintes dirigées contre elles. Aux yeux du Tribunal, cette approche vise davantage à empêcher le Conseil de se prononcer sur une plainte que de prévenir un dommage.

[206]       Par ailleurs, le Tribunal prend en considération le fait que MédiaQMI et TVA ont choisi, comme elles en ont le droit, de ne pas participer au processus de traitement des plaintes. Elles privent ainsi le Conseil d’informations susceptibles d’influencer favorablement l’opinion du Conseil le moment venu de rendre une décision. C’est vraisemblablement ce qui aurait pu se produire dans le cas de la Décision Sabbagh. En demeurant en marge du processus, elle perd l’occasion de minimiser voire annihiler tout dommage.

[207]       Aussi, les Décisions Sabbagh et Larocque informent bien le lecteur que le Journal de Montréal n’est pas membre du Conseil et qu’il a refusé tout commentaire, bien qu’invité à le faire. Ces mentions révèlent bien au public la volonté de MédiaQMI de prendre ses distances avec l’ensemble du processus incluant la décision qui en résulte.

[208]       Enfin, le Tribunal retient la diffusion et les répercussions somme toute limitées des Décisions. La preuve ne révèle aucune conséquence mesurable sur les activités ou la popularité du Journal de Montréal. Lors de son interrogatoire au préalable, Doucet confirme n’avoir reçu ni lettre, ni courriel, ni appel du public relativement aux deux dossiers. À l’interne, les réactions se limitent à un courriel et quelques commentaires d’employés[150].

[209]       Cela dit, il est vrai que les Décisions Sabbagh et Larocque ont été publiées sur le site Internet et reprises par d’autres médias[151] et que ces publications sont encore disponibles sur Internet[152]. Toutefois, la preuve est silencieuse quant à la fréquence de consultation de ces documents.

[210]       En conséquence, le Tribunal évalue à 5 000 $ les dommages subis par MédiaQMI eut-il retenu la responsabilité du Conseil en regard des Décisions Sabbagh et Larocque.

5.        QUESTION 3 : À supposer que le Conseil ait porté atteinte aux droits               fondamentaux de MédiaQMI et TVA, cette atteinte est-elle               intentionnelle donnant ainsi ouverture à l’octroi de               dommages punitifs?

[211]       MédiaQMI et TVA réclament du Conseil des dommages-intérêts punitifs en vertu de l’alinéa 2 de l’art. 49 de la Charte québécoise. Compte tenu que le Tribunal conclut que le Conseil n’a pas violé leur liberté d’association, il ne peut faire droit à leur Demande. Toutefois, ici encore, le Tribunal estime approprié d’ajouter certains commentaires.

5.1   Principes juridiques applicables

[212]       En cas d’atteinte illicite et intentionnelle à un droit ou à une liberté reconnue par la Charte québécoise, le Tribunal peut condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs. Par l’octroi de ces dommages, on cherche à punir l’auteur de l’acte illicite pour le caractère intentionnel de sa conduite et à le dissuader, de même que les membres de la société en général, de la répéter en faisant de sa condamnation un exemple[153].

[213]       Il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l’art. 49 de la Charte québécoise lorsque l’auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toutes connaissances des conséquences immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera[154].

5.2   Analyse

[214]       MédiaQMI et TVA font valoir qu’en traitant les plaintes les visant, le Conseil ne pouvait ignorer les conséquences immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables que tel traitement aurait sur l’exercice de leurs droits fondamentaux. Elles invitent le Tribunal à conclure ainsi en s’appuyant sur le comportement du Conseil à deux égards.

[215]       D’abord, à chaque fois que le Conseil reçoit une plainte visant MédiaQMI et TVA, celles-ci lui rappellent systématiquement qu’elle ne lui reconnaît aucune juridiction pour les traiter et que s’il s’avise tout de même d’aller de l’avant, elles le tiennent responsables de tout dommage en résultant[155].

[216]       Or, plaident-elles, malgré ces avertissements, le Conseil continue à traiter les plaintes. De fait, de 2015 à 2017, le Conseil traite plusieurs dizaines de plaintes les visant[156].

[217]       Ensuite, MédiaQMI et TVA soumettent qu’à la suite de l’introduction de leur Demande, elles ont formellement demandé au Conseil de surseoir au traitement des plaintes jusqu’à ce que la Cour se prononce sur leur Demande[157] et qu’il a refusé d’obtempérer[158] révélant ainsi un peu plus le caractère intentionnel de l’atteinte.

[218]       Le Tribunal ne peut se rallier à ces deux propositions.

[219]       Suivant la preuve administrée, en traitant des plaintes visant MédiaQMI et TVA, le Conseil ne recherche que l’accomplissement de sa mission qui consiste à protéger la liberté de presse et à défendre le droit du public à une information de qualité. Le fait de persister après réception des mises en demeure n’a pas pour effet de faire apparaître chez lui un état d’esprit qui dénote une volonté de causer l’atteinte alléguée. Le refus d’obtempérer à une mise en demeure ne saurait, ipso facto, se traduire par une intention de nuire.

[220]       Qui plus est, on ne peut soutenir qu’en traitant les plaintes visant MédiaQMI et TVA, le Conseil agit en toute connaissance des conséquences immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables que cette conduite engendrera, à savoir, une atteinte à leur réputation.

[221]       En effet, la preuve révèle qu’une majorité significative des plaintes visant MédiaQMI et TVA traitée par le Conseil, même après l’introduction de la Demande[159], a été déclarée irrecevable ou rejetée.

[222]       Le Conseil s’est également interrogé sur la légalité de sa procédure de traitement des plaintes et, à cette fin, a mandaté Me Atkinson. À la réception de l’Avis, il a modifié sa procédure notamment pour satisfaire MédiaQMI et TVA.

[223]       Enfin, nous l’avons vu, le Conseil traite toutes les plaintes visant tous les journalistes et tous les médias d’information distribués ou diffusés au Québec qu’ils soient membres ou non du Conseil, incluant MédiaQMI et TVA. Cette approche globale et uniforme se concilie difficilement avec une volonté arrêtée de leur nuire spécifiquement à l’exclusion de tous les autres.

CONCLUSION

[224]       Rien ne contraint MédiaQMI et TVA à adhérer au Conseil. Son processus de traitement des plaintes ne viole pas leur droit à la liberté d’association protégé par l’art. 3 de la Charte et plus particulièrement leur droit de ne pas s’associer. Il n’a pas non plus pour effet d’exercer sur elles une coercition idéologique leur imposant l’adhésion à des valeurs et à des opinions auxquelles elles ne souhaitent pas souscrire.

[225]       De plus, comme toute personne physique et morale, le Conseil jouit de la liberté d’expression protégée par la Charte et les décisions rendues au terme de son processus de traitement des plaintes sont le fruit de l’exercice de cette liberté. En traitant les plaintes de Sabbagh et Larocque et en diffusant les décisions qui en ont résulté, le Conseil n’a pas commis de faute en ce qu’il ne s’est pas écarté du comportement qu’aurait adopté une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[226]       ACCUEILLE l’objection à la production de l’opinion juridique de Me William Atkinson datée du 20 septembre 2016;

[227]       REJETTE l’objection à la production du rapport préparé par M. Claude Robillard daté du 28 juin 2019 ainsi qu’à son témoignage à titre d’expert;

[228]       REJETTE l’action des demanderesses;

[229]       AVEC FRAIS DE JUSTICE, incluant les frais d’expert en faveur du défendeur.

 
 __________________________________BERNARD JOLIN, J.C.S.

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