Homos en Haïti, une lutte sans merci

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«Tout récemment, j’ai reçu des menaces de mort, qui disaient qu’on allait brûler l’association et nous tuer. C’était une liste ciblée de noms d’homosexuels par des gens qui étaient bien renseignés.» Dans le bureau de son association Facsdis, situé à Port-au-Prince, Marjory Lafontant lâche une bombe, mais avec un ton étonnamment distancié. Celui d’une militante bien trop habituée à subir ce genre de maux. Lesbienne, pire, lesbienne qui s’assume et qui prend ouvertement la parole dans les médias haïtiens, Marjory est devenue une cible pour les homophobes.

La quarantaine, Marjory, aux longs cheveux ramassés en dreadlocks, connaît bien la stigmatisation liée aux minorités sexuelles. «Quand j’ai fait mon coming out, j’ai perdu presque tous mes amis. Je n’en ai plus aujourd’hui», explique-t-elle tristement. Elle subit des insultes quotidiennement dans la rue. Son fils – qu’elle a eu biologiquement avec un homme dont elle a perdu trace – a été battu pour être l’enfant d’une lesbienne. Depuis, il étudie aux Etats-Unis. Cela lui brise le cœur, mais elle préfère de loin le savoir en sécurité. Voilà le quotidien pour bon nombre d’homosexuels, dans ce petit pays des Caraïbes, traversé depuis plus de deux cents ans par une histoire mouvementée, et parfois tragique.

12 janvier 2010
S’il existe un événement qui fait consensus parmi la communauté LGBT, c’est le tremblement de terre de janvier 2010: tout a empiré après. Ce jour-là, non seulement 250’000 Haïtiens ont péri et le pays a été laissé exsangue et traumatisé, mais les masques sont également tombés. «Dans les camps de déplacés, on a vu qui dormait avec sa copine dans les tentes. Ça a donné des problèmes terribles», se souvient Marjory. Les agressions se sont multipliées. Les allégations voulant que les «homosexuels avaient déclenché la colère de Dieu et que le séisme était de leur faute» ont plongé les homosexuels dans des conditions encore plus précaires. «Alors que la situation était à l’urgence, certains ont refusé de donner à manger aux lesbiennes», détaille-t-elle. Marjory évoque même les «viols correctifs» dont ont été victimes certaines d’entre elles. «Les hommes voulaient leur rappeler qu’elles ont besoin d’un sexe masculin», analyse la militante. Horrifiée, elle décide de créer une association: ce sera Facsdis, qui contribue à l’égalité des droits et sensibilise à la cause homosexuelle, sur le plan social et médical. Depuis 5 ans, elle a fait des émules. De quelques membres fondateurs au départ, les voilà plus de 800 aujourd’hui.

Même son de cloche du côté de l’association Kouraj (courage en créole). Car du courage, il en faut pour être ouvertement homosexuel dans la société haïtienne. Fondée par Charlot Jeudy, elle est la première association de défense des droits LGBT dans le pays. L’expression, d’ailleurs, ne convient pas à Charlot. Il lui préfère de loin «la communauté M». Ce M, c’est la lettre qui désigne les Masisi pour les gays, Madivin pour les lesbiennes, Makomer pour les trans et Mix pour les bi. Il estime que ces termes, proprement haïtiens, sont plus adaptés pour s’adresser à un public national.

Tout comme Marjory, Charlot Jeudy estime que le tremblement de terre a été un catalyseur de l’homophobie. «Avec l’arrivée massive des Occidentaux, on a eu les évangélistes américains qui ont dit que l’homosexualité était un péché, que nous étions le diable.» Leur perception dans les yeux de la population empire. Farouchement attaché à son pays, c’est ici, directement sur le terrain, que Charlot a décidé d’agir. «Je ne suis pas en transit», assène-t-il, faisant référence à cette diaspora haïtienne, nombreuse à être partie aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe pour des questions politiques ou économiques. «Avec une première association Zamis-Zamis, on organisait une fête entre nous chaque année, et c’était le seul moment où l’on se sentait soi-même», explique Charlot. Une ambiance festive pour sortir des difficultés du quotidien. Avec les tensions dues aux conséquences du séisme, il relance donc l’association, mais cette fois, pour lutter contre toutes les formes de discriminations. «Je suis un homosexuel revendiqué depuis toujours, explique le jeune homme, au visage jovial.

Issu de Martissant, un quartier chaud de Port-au-Prince, Charlot est un personnage touchant qui s’emporte volontiers quand il évoque la cause et ses injustices. «Dans ce quartier où l’on manquait d’eau, où les gangs et la violence armée était quotidienne, je me suis toujours engagé dans le social pour essayer d’assainir le quartier ou obtenir de l’électricité», raconte-t-il. Sa famille n’a jamais posé de questions sur son orientation sexuelle, mais il se souvient d’une anecdote en terminale. «Je voulais devenir délégué de classe, j’ai postulé, je correspondais à tous les critères. Mais les autres élèves m’ont laissé entendre que j’étais trop efféminé pour assumer cette tâche et les représenter.» D’autres souvenirs, comme ce petit garçon qui refuse de s’asseoir à côté de lui à l’école ou les remarques blessantes de son meilleur ami quand il a appris son homosexualité, viennent émailler la bonne humeur du jeune homme. Marjory se souvient elle aussi de son enfance, où naturellement, et sans se l’expliquer encore, elle se sentait plus à l’aise en jeans et basket, sortant ainsi des cadres stricts du genre en Haïti.

Le silence des autorités
Le siège de l’association Facsdis est très discret. Volontairement. Une équipe de sécurité privée campe sur les lieux afin d’assurer la protection des membres. Dans ces murs, le vendredi, les femmes homosexuelles, bisexuelles ou transsexuelles peuvent venir bénéficier d’une écoute, de conseils, et surtout de l’expérience de l’association. «Etre une femme lesbienne dans la société haïtienne est très difficile. Souvent, elles sont obligées d’avoir un homme dans leur vie. Nous sommes un pays pauvre, et il faut assurer sa dînette», analyse-t-elle. D’où la nécessité de gagner en autonomie, grâce à des formations professionnelles, qui ont permis à plusieurs membres de devenir esthéticiennes, mécaniciennes ou de travailler dans la bureautique. «Elles peuvent ainsi subvenir à leurs besoins», se réjouit Marjory. Les membres de Kouraj reçoivent eux aussi très vite des menaces. Leur premier local est attaqué le 21 novembre 2013: trois hommes armés ont saccagé le bureau et bastonné ceux qui étaient présents. Ils sont de nouveaux attaqués en 2014. Désormais, le nouveau local est discret, et son adresse, divulguée avec parcimonie. «Les menaces? C’est tous les jours, sur Twitter, Facebook», ne s’étonne même plus Charlot.

Johnny, 26 ans, un ancien membre de Kouraj qui a aussi créé sa structure, l’Association Jeune Combattant contre Discrimination et Stigmatisation (AJCCDS) affirme avoir été battu et violé pour être homosexuel. L’attitude des policiers? L’indifférence. «Quand je suis allé porter plainte, les policiers m’ont rétorqué que je n’avais pas droit à la parole», explique-t-il. Johnny, dont l’association défend également les enfants des rues et les travailleurs du sexe, économiste de formation, déplore aussi être victime de stigmatisation dans le monde professionnel. «Depuis que j’ai fait mon coming out, personne n’a voulu m’embaucher». Triste constat d’une société qui fait la sourde oreille. L’attitude de la justice? Marjory se rappelle avec émotion une amie à elle, originaire du Cap Haïtien, au Nord du pays. Cette dernière a été battue, à mort, par son mari, au moment où il a découvert son orientation sexuelle… Quand Marjory s’est présentée partie civile pour demander justice, le juge a déclaré: «Mais vous êtes ce genre de personne qui défendez les homosexuels? Vous êtes une délinquante, une vagabonde, Madame!». Des propos qui ont indigné la militante, mais qui constituent son meilleur moteur pour continuer le combat. Certains la surnomment «la courageuse». A raison.

Mais enfin, pourquoi l’homosexualité déclenche-telle un tel déferlement de haine? «Parce qu’ici, en Haïti, être homosexuel est vu comme une perversion, et de plus, cela va à l’encontre des principes de la famille», analyse Charlot Jeudy. «Mais c’est aussi un société très hypocrite. D’après le rapport EMMUS (Enquête Mortalité, Morbidité, et Utilisation des Services, ndlr), seuls 18% des Haïtiens se marient»! Marjory évoque de son côté le nombre important de doubles-vies qui sont menées, par respect des conventions. Le sujet, dans la société civile comme en politique, reste un tabou. La preuve: lors du premier tour des présidentielles le 25 octobre dernier, aucun des 54 candidats n’a évoqué le sujet. Et Steven Benoit, le seul qui avait évoqué le mariage homosexuel, a grillé toutes ses maigres chances d’accéder au pouvoir en promouvant un projet trop moderne pour les mentalités du pays. Il a d’ailleurs dû nier lui-même être homosexuel et est même revenu sur ses positions. Il n’y a qu’à se rappeler les manifestations lancées au moment de la légalisation du mariage homosexuel en France, en 2013, pays frère et en même temps ennemi par une histoire commune déchirante, pour prendre la mesure des réactions de la population, qui s’était mise à défiler non pas contre le mariage gay, mais «contre l’homosexualité» elle-même.

Loi du silence
Stephenson, 28 ans, est un grand garçon, longiligne et affable. Membre fondateur de Kouraj, il est passé par des phases de découragement très dures. Il a même envisagé se suicider devant l’impasse. «Mais le jour où je pensais le faire, le tremblement de terre s’est produit. J’ai été sain et sauf, et je me suis dit: Dieu à l’œil sur moi, ce n’est pas mon heure.» Cela lui a donné la force d’engager la lutte «pour que d’autres jeunes n’aient pas à connaître ce que j’avais connu».

Le jeune homme, également hougan, c’est-à-dire, prêtre vaudou, reconnaît que les vaudouisants sont plus ouverts que les chrétiens, surtout les évangéliques. «Lors des cérémonies, l’on accepte tout le monde, indépendamment de son orientation sexuelle, de son attitude, de son habillement. On dit aussi que les loas (les esprits vaudous, ndla) sont à l’origine de cette orientation sexuelle», détaille-t-il. Mais sans aucun jugement. Une expérience qui va à l’encontre de celle de Charlot qui se souvient, personnellement, avoir cherché à lutter contre cette pulsion, cette attraction pour les hommes. «J’allais à l’église, je priais pour ne plus ressentir cela.» Puis, après de longues années, il s’est enfin accepté comme il est. Le vaudou permet cela bien plus qu’une quelconque forme de christianisme.

Mais les poches de liberté sont rares en Haïti. Le seul bar gay friendly de Port-au-Prince a changé de propriétaire, et la politique de la maison avec. Pour se rencontrer, il y a bien quelques hôtels, reconnaît Stephenson, où les couples gays peuvent se retrouver, mais ils sont glauques; sinon, «il faut se retrouver le soir venu, dans des ruelles», confirme Johnny. Tout sauf des conditions propices à du safe sexe, que ce soit en termes de santé sexuelle (la prévalence du sida chez les MSM est proche de 19%, contre 2,2% pour la population générale), ou de sécurité tout court. «Les gays n’ont pas de préservatifs, n’osent pas demander autour d’eux de peur du jugement», précise Johnny. Quant aux réseaux sociaux, s’ils ont pu changer la donne des rencontres dans les pays où Internet est la règle, ici en Haïti, «rares sont ceux qui ont accès à Badoo ou Facebook», déplore Stephenson. Même si Marjory se demande bien «où cette lutte va-t-elle mener», aujourd’hui, Johnny entend envoyer ses membres prendre des conseils d’associations LGBT à l’étranger, pour voir ce qui fonctionne dans d’autres pays. Charlot et Marjory sont décidés à se battre jusqu’à leur dernier souffle pour plus de justice. Le fils de Marjory souhaite aujourd’hui embrasser des études de droits pour défendre les minorités sexuelles. «Il me dit: je suis fier de toi, je t’accepte et je t’aime comme tu es», déclare-t-elle avec émotion. Le combat continue, la relève est assurée.

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