Lorsqu’elle était rentrée chez elle la veille, encore tout heureuse des compliments de Claire Lanriel et de sa promesse d’augmenta- tion de salaire, Monica avait été accueillie par son grand-père avec une douche froide.
— Ricky vient de partir. Nancy est passée le prendre. — Après leur dispute ?! — Oui… et elle était encore plus amochée que lui. Grandiose, avait pensé Monica. Qui les séparera, la prochaine fois ? La police, les ambulanciers ou le corbillard ? Mais voyant l’air las de son grand-père, elle n’avait rien ajouté. Ils avaient pas- sé la soirée devant la télé, à avaler des séries américaines qui ennuyaient Monica à mourir.
Au matin, Monica sut en se réveillant que Ricky n’était pas revenu dormir à la maison. Elle avait le sommeil léger, elle l’aurait entendu rentrer. — Le café est prêt, dit son grand-père en la voyant arriver dans la cuisine. Tu as bien dormi ?
Monica marmonna une réponse vague, bâilla et se servit un grand bol de café. — J’ai fait des progrès dans mon travail. Ma boss parle d’une aug- mentation de salaire.
— C’est très bien. — Si je gagne plus d’argent, j’ai pensé que je pourrais peut-être prendre un appartement en ville. Ce serait plus commode, et je pourrais aller travailler en métro. Ici, c’est vraiment loin. Son grand-père tartinait de margarine des tranches de pain de mie grillées, toutes de la même façon, trois passages du couteau, droite-gauche-droite, avant de les poser soigneusement sur une assiette. Il portait une chemise jaune pâle bien repassée, au col im-
peccable, et une étroite cravate marron assortie à sa veste. Monica se demandait parfois où il trouvait des vêtements aussi démodés. Il posa la dernière tranche de pain de mie sur le bord de l’assiette. — Je vais prévenir tes parents et leur dire que Ricky a choisi de quitter le nid. Il faut qu’ils le sachent.
Mais ils s’en foutent ! Puis elle pensa, un peu coupable, que c’était exagéré. Disons qu’ils préféraient suivre ça d’assez loin. Et si cette histoire les forçait à rentrer de Norvège, que diraient-ils ? Tu t’es toujours bien entendue avec ton frère, Monica. Comment as-tu pu laisser les choses se dégrader à ce point depuis notre départ ? Non, vraiment, ce n’était pas une bonne idée. Comme elle serait tenue responsable, autant qu’elle essaie de régler le problème.
— La semaine prochaine, c’est la relâche, et j’ai demandé à Claire quelques jours de vacances. J’emmènerai Ricky skier au Mont- Tremblant. Ça lui changera les idées. Je lui parlerai. Son grand-père ne répondit rien, mais il lui sembla qu’il haussait légèrement les épaules. Agacée, Monica consulta son mobile et s’aperçut qu’elle était presque en retard. Elle finit son café à grandes gorgées qui lui brûlèrent la bouche puis se leva de table, retourna dans sa chambre, y prit ses affaires et partit.
Quarante minutes plus tard elle arriva dans son bureau — toujours aussi glacial —, ferma la porte et se prit la tête entre les mains. Lorsqu’elle fermait cette porte, ses problèmes personnels devaient rester derrière. Il ne fallait pas que les sottises de Ricky viennent troubler son travail. Elle se força à réfléchir à la demande de Claire, recommencer l’expérience aux mêmes conditions et vérifier le ren- dement du panneau solaire. La composition du solvant était un problème délicat, la température aussi, ainsi que la vitesse de sé- chage… en regardant ses résultats, Monica comprit peu à peu qu’elle
était tombée tout à fait par hasard sur des conditions quasi idéales. Elle aurait pu y passer dix ans et ne rien trouver. Au moins, songea- t-elle avec une satisfaction douce-amère, mon travail me sourit.
La fenêtre « Installation terminée » s’ouvrit sur l’écran de l’ordina- teur de May Fergusson et Eric Duguet poussa un soupir de sou- lagement. — Ça y est. Le nouveau gestionnaire des bons de commande est en place. Vous allez pouvoir à nouveau transmettre vos demandes d’achat à la Faculté.
— Merci, professeur Duguet. C’est très gentil à vous d’avoir pris le temps de me mettre à jour. Si j’avais dû attendre que leur techni- cien vienne tout m’installer… — Oh, avec un peu de chance, il serait venu la même année que le réparateur du chauffage ! Mais ne répétez pas que je vous ai aidée, il y a des gens pour qui je n’ai pas vraiment envie de le faire. Il lui fit un clin d’œil et elle esquissa un sourire en retour ; ils s’étaient parfaitement compris. Il sortit et May reprit son travail.
Elle travailla jusqu’à dix heures du soir ; puis elle rangea ses dos- siers, éteignit les lumières, traversa le bâtiment désert et descendit jusqu’au parking. Installée dans sa Range Rover — elle avait pris soin de faire démarrer le moteur quelques minutes auparavant et la voiture était bien chaude —, elle alluma une cigarette et reprit l’écoute du Vaisseau fantôme qu’elle avait entamée en venant à Richelieu, en fin de matinée.
May était un oiseau de nuit ; elle ne se couchait jamais avant trois ou quatre heures du matin et ne dormait profondément qu’après le lever du soleil. Ses patrons successifs à Richelieu l’avaient laissée tranquille ; les universités se piquent d’abriter des gens originaux et elle avait toujours fait convenablement son travail. Elle était aussi capable de suivre — à titre exceptionnel — des horaires normaux lorsqu’il le fallait. Elle tira sur sa cigarette. La retraite était proche. Encore quelques années et elle pourrait partager son temps à sa guise entre le sud de la France et sa maison à l’extrême ouest de l’île de Montréal, la vieille ferme familiale du XVIIIe avec des murs de pierre de plus d’un mètre d’épaisseur.
Mais un ennui menaçait de troubler la sérénité de ses dernières an- nées à Richelieu : Claire Lanriel, toujours prête à remplacer ce qui marchait par ce qui ne marchait pas, avait indiqué sans ambiguïté qu’elle n’acceptait pas les horaires inhabituels de May et qu’adve- nant sa nomination à la tête du département elle y mettrait bon ordre. L’été précédent, pendant les congés de Michel Berthier, elle avait même manigancé pour déplacer les réunions du personnel du vendredi après-midi au lundi matin à huit heures trente, jusqu’à ce que le directeur revienne et les repousse à dix heures trente. Claire Lanriel était une authentique nuisance. Et, pensa May, je suis trop vieille pour supporter les nuisances.
Dans la nuit de mardi à mercredi, une tempête de neige s’abattit sur la ville. Todd avait dormi chez Eric et le vacarme des dénei- geuses les réveilla à six heures du matin. — Il faut que je me lève, chuchota Eric à l’oreille de Todd. Dieu sait combien de temps ça va me prendre pour arriver à Richelieu, ce matin.
Il entra dans la salle de bains et eut un léger choc en voyant son re- flet à la lumière blafarde du néon. Il avait peu dormi, et ça se voyait.
Il approchait de la quarantaine, et ça se voyait aussi. Il haussa les 29 épaules. — Trop tard pour mourir jeune. Tant qu’à faire, vivons vieux, mur- mura-t-il.
Il passa sous la douche et la régla au plus chaud qu’il pouvait sup- porter. Cette nuit avec Todd serait sans doute une des dernières et il éprouvait un curieux sentiment de vide. Il n’avait jamais vraiment eu de relation stable auparavant : quelques liaisons brèves, par- fois intenses, mais rien de vraiment sérieux. Et Todd, en quelques semaines de rencontres clairsemées, avait pris dans sa vie une place étonnante et avait créé quelque chose de nouveau, un be- soin inconnu et attirant… Mais Todd avait dix ans de moins que lui. Quelle idée, pensa Eric, voilà que je raisonne comme un bourgeois hétéro ! Le rideau de la douche fut soudain tiré et Eric sursauta, mais ce n’était que Todd qui venait le rejoindre.
Deux heures et demie plus tard, Eric entrait, encore un peu songeur, dans la salle de réunion du département. Hubert Gatwick et Michel Berthier étaient déjà là, autour d’une cafetière fumante. Eric se servit une tasse et lança à la cantonade :
— Eh bien, nous sommes presque au complet ! — Presque, fit Gatwick d’un ton un peu sec. Claire Lanriel entra et leva légèrement les sourcils lorsqu’elle décou- vrit Michel. Elle posa un lourd dossier sur la table et s’assit. — Eh bien, maintenant que nous sommes vraiment au complet, dit Michel, nous pouvons commencer. — De grands progrès ont été accomplis dans la conception finale des ailes, déclara Claire. Mon équipe… — Je vous laisse les détails techniques, coupa Michel, je suis ici pour parler stratégie. Avons-nous fait suffisamment de progrès dans le dé- veloppement de notre aile d’hélicoptère pour déposer une demande de brevet ?
Décontenancée, Claire répondit : — C’est prématuré. — Les autorités de la Faculté sont dans tous leurs états, reprit Michel, car les professeurs du département de physique se sont fait griller sur le fil, à quelques semaines près, par un scientifique allemand qui a dé- posé avant eux une demande de brevet pour un système de stockage informatique basé sur le spin des électrons. De quoi multiplier par dix la capacité des mémoires d’ordinateur, et surtout de quoi générer des millions de dollars en royalties. La Faculté est devenue un peu para- noïaque et elle exige que la priorité la plus absolue soit consacrée à la protection de notre propriété intellectuelle. Cela concerne tous les projets susceptibles d’application commerciale, et le vôtre est un can- didat idéal ! Il nous faut donc organiser une réunion avec les avocats de Richelieu le plus rapidement possible. Pouvez-vous me rédiger un document établissant l’état des lieux du projet Wing 3000, qui servira de base à cette rencontre ?
La suite de ce roman dans la prochaine édition de
Gay Globe Magazine