42- Appeler à l’usage du préservatif ne suffit pas dans la lutte contre le SIDA Les ombres du risque consenti

Commentant les inquiétants résultats du « baromètre gay 2005» indiquant une incontestable recrudescence des prises de risques sexuels chez les gais et la progression du pourcentage des contaminations homosexuelles par le virus du sida, France Lert, directrice de recherches à lʼInserm, évoque à ce propos ( Libération du 20 juin) un «consentement au risque» chez certains homos. Certes. Mais quels sont aujourdʼhui les termes de ce consentement ?
Recevant depuis quinze ans dans le cadre dʼEspas (un réseau de soutien psychologique et psychiatrique) des personnes touchées par le VIH, je souhaiterais ici tenter dʼen éclairer certains aspects.
Si sous le vocable de «relâchement» se jouent des situations très hétérogènes, allant du passage à lʼacte irrépressible lors dʼune intense excitation à lʼaffirmation dʼun refus de se protéger, en passant par toutes les stratégies plus ou moins conscientes de sʼaccommoder avec le déni du danger (il est beau, il sent bon, il a lʼair gentil, je ne lʼai pas rencontré dans un back-room, etc.), il est en effet indispensable de tenter dʼen cerner les déterminants. Je partirai de lʼexemple de Tristan, venu récemment nous consulter quelques heures après avoir appris sa contamination par le virus du sida. Beau jeune homme de 23 ans, il est comme tant dʼautres «monté» à Paris à lʼâge de 18 ans, quittant famille
et petite ville de province pour vivre pleinement son destin homosexuel. Comme beaucoup, Tristan a connu lʼadolescence calamiteuse de celui quʼon rejette ou quʼon insulte. Comme certains, il se confronte à lʼimplacable excitation du milieu festif parisien: «Cʼétait comme un gigantesque supermarché où tout aurait été gratuit. Des garçons partout, musclés, bronzés, magnifiques, disponibles. Je suis tombé fou amoureux du premier qui mʼa donné un faux numéro de téléphone, et aussi du deuxième mais il vivait déjà avec quelquʼun… Après, les autres, jʼai oublié. Je suis entré dans le jeu, le jeu du désir dʼabord, le jeu de lʼexcitation ensuite, et puis dans celui de lʼobsession. Deux, trois, quatre tous les jours. Dans les bois, dans la vapeur, dans les bordels. Au début, je faisais attention, jamais sans capote. Et puis tout finit par sʼuser, soi-même, ses résolutions, surtout quand on sʼy met avec des joints, des poppers, et de lʼalcool…» Il sʼaccuse, se mortifie, sʼeffondre, puis se rassérène : il va enfin «arrêter ses conneries» et retourner «chez lui», auprès de sa mère qui est bien seule depuis son divorce et bien triste depuis la mort, à lʼâge de 18 mois, de sa petite Marion, un an avant la naissance de Tristan… Toute prise de risque comporte une dimension polysémique qui sʼenracine au plus profond dʼune histoire individuelle et dans la dimension collective dʼune communauté, rendant chacun de nous à la fois acteur et victime de ses effets.

Certes, pour ce «sujet de lʼinconscient» que nous sommes tous, le risque est le dérivé privilégié du fantasme, image ou scénario caché, sorte de vocabulaire interne, privé, qui donne du sens à ce qui apparemment nʼen a pas. Il se dessine ainsi, derrière lʼaspect solaire de Tristan, une image en négatif, une pietà, un fils gisant dans les bras maternels, une condensation de son histoire qui lui désigne un destin, dans ce corps à corps de la mère sacrifiée et de lʼenfant martyr.
Mais ce jeune homme nous indique avant tout une première évidence : se protéger commence par le désir de ne pas se contaminer. Cela suppose avoir pu constituer ce capital précieux et irremplaçable quʼest lʼenvie dʼêtre vivant et de le rester. Cela suppose avoir le temps de faire lʼapprentissage progressif de la relation affective et de la sexualité. Intervient ici tout ce qui concourt à la fabrication dʼune bonne estime de soi-même.
Si suicide et homosexualité se conjuguent avec une telle évidence (rappelons que, selon les recherches, sept à dix fois plus dʼadolescents homosexuels commettent des tentatives de suicide), cʼest au nom dʼune logique qui sʼenracine dans les limbes de la vie psychique : comment le désir homosexuel a-t-il été perçu, accepté, partagé depuis la plus tendre enfance ?
Pour la plupart, se pose un dilemme précoce : dissimuler ou être rejeté. Ce qui est dissimulé ne se résume pas à la seule fantasmatique sexuelle; cʼest tout un champ de sensations, dʼémotions, de désirs, qui parce quʼon ne peut les partager donc leur donner une validité ne pourront même plus être reconnus ; cʼest la capacité amoureuse qui risque ainsi de se trouver amputée.
Soumis à une attente interminable, leur désir nʼa aucune possibilité de se dire ou de sʼépanouir au contact dʼautrui. Il devient un élément encombrant, un corps mort, abject dont on aimerait bien se débarrasser. Cʼest ce que lʼon appelle communément lʼ«homophobie intériorisée».
Mais les prises de risque ne sauraient se réduire uniquement à un équivalent suicidaire lié à ce mécanisme, même si elles relèvent, comme lʼattestent des études de plus en plus nombreuses, dʼune même vulnérabilité.
Lʼenfant qui explore le monde en grimpant sur un tabouret, le parent qui lâche un jour le vélo pour le laisser pédaler seul, prennent un risque : ce risque est un défi, un risque de vie, le risque quʼencourt tout être humain à conquérir son autonomie. La prise de risque est grisante parce quʼelle nous fait nous sentir vivants, et nous éloigne de lʼinanimé et de la dépendance.
Mais, du besoin de risque indispensable à la conquête de soi et du monde, au goût du risque, voire à la passion du risque comme unique source de jouissance, la frontière est ténue, et beaucoup sʼy abîment. Entre lʼeuphorie du voyageur solitaire et le repli autistique et auto-destructeur de lʼadepte de la roulette russe, une marche a été ratée.
La prise de risque produit une intense excitation psychique, une pure montée dʼadrénaline que les adeptes du saut à lʼélastique connaissent bien. Cette ivresse de lʼexcitation conduit à augmenter la prise de risque dans un court-circuit infernal. Ça tourne en rond. Ce shoot à lʼexcitation devient une quête de jouissance qui abrase le désir, au sens où le désir fait surgir la présence (et donc lʼabsence) de lʼautre. Tel le joueur pathologique qui ne sʼest pas fait interdire lʼentrée du casino, le sujet est seul dans sa quête. Le processus devient addictif, dʼautant que de nombreux produits stimulants et dopants lʼaccompagnent bien souvent.
Le principal obstacle à la prévention est dans la démesure de lʼexcitation, et la quête dʼexcitation est autant du côté de la vie que de lʼautodestruction (se consumer entièrement dans une quête quasi mystique, dans une dissolution de soi pour atteindre lʼabsolu). Lʼexcitation est à son comble lorsquʼelle scelle les participants en un rituel païen, une folie partagée, un mirage sectaire : on connaît, à ce propos, lʼeuphorie des suicides collectifs. Les sectes fonctionnent du reste sur une communauté de déni : «Fais comme si tu ne savais pas!». Je connais la réalité, mais je me refuse avec vous à la reconnaître, je la sacrifie au profit de la jouissance de cette fusion groupale.

Les conduites à risque sont éminemment transgressives et rencontrent de plein fouet des jeunes comme Tristan qui ont déjà eu du fil à retordre pour fabriquer des liens sociaux: quand la santé, la jeunesse, la vie, sont des valeurs dominantes, et que la maladie et la mort sont équivalentes au mal absolu, lʼautosabotage peut fortifier un sujet dans sa dimension dʼindividu hors-la-loi, défiant les nouveaux impératifs de bien-être et dʼestime de soi, et leur cortège dʼhygiénisme moralisateur.
Il peut sʼagir alors pour lui de mettre sa vie en jeu pour affirmer son attachement à des valeurs qui ne sont pas reconnues par la société des «autres» dans laquelle il vit, société qui ne lui accorde pas la place à laquelle il aurait droit. Êtes-vous bad boy ou clean boy, gentil pédé conjoint et futur père de famille, ou cet ange noir, ce pervers sublime cher à Foucauld, Saint-Genet, comédien et martyr ? Eros et Thanatos, marginalité et inclusion, fidélité et consommation, protection et consomption, excitation ou raison, les gais jouent une valse-hésitation qui est lʼessence même de la vie.
Prendre des risques nʼest pas un simple défaut dʼobservance et lʼon ne saurait se contenter de campagnes de prévention se limitant à lʼusage incontournable du préservatif. Cʼest au coeur du fantasme et du contexte biographique, aux racines de la construction identitaire et de la lutte contre lʼhomophobie, au plus près de tous les déterminants de la vulnérabilité, que nous pourrons construire une prévention digne de ce nom.

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